Language of document : ECLI:EU:C:2023:929

ORDONNANCE DE LA COUR (huitième chambre)

28 novembre 2023 (*)

« Renvoi préjudiciel – Article 53, paragraphe 2, et article 94 du règlement de procédure de la Cour – Exigence de présentation du contexte réglementaire du litige au principal – Exigence d’indication des raisons justifiant la nécessité d’une réponse par la Cour ainsi que du lien entre les dispositions du droit de l’Union dont l’interprétation est demandée et la législation nationale applicable – Absence de précisions suffisantes – Irrecevabilité manifeste »

Dans l’affaire C‑373/23 [Svivov] (i),

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Rayonen sad Montana (tribunal d’arrondissement de Montana, Bulgarie), par décision du 6 juin 2023, parvenue à la Cour le 14 juin 2023, dans la procédure

L.T.L.

contre

Apelativen sad – Sofia,

LA COUR (huitième chambre),

composée de M. N. Piçarra, président de chambre, MM. M. Safjan (rapporteur) et N. Jääskinen, juges,

avocat général : Mme T. Ćapeta,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la décision prise, l’avocate générale entendue, de statuer par voie d’ordonnance motivée, conformément à l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour,

rend la présente

Ordonnance

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 2 à 6 TUE, des articles 18, 20, 67 et de l’article 82, paragraphe 2, sous b), TFUE, des articles 6, 20, 21, 47, 48, 53 et 54 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») ainsi que de la directive (UE) 2016/343 du Parlement européen et du Conseil, du 9 mars 2016, portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales (JO 2016, L 65, p. 1).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant L.T.L. à l’Apelativen sad – Sofia ( Cour d’appel de Sofia, Bulgarie) au sujet de la réparation du préjudice prétendument subi par L.T.L. du fait d’une décision de cette juridiction portant condamnation de L.T.L. à une peine privative de liberté au titre d’une infraction qui ne figurait pas dans l’acte d’accusation.

 Le cadre juridique

3        L’article 94 du règlement de procédure de la Cour dispose :

« Outre le texte des questions posées à la Cour à titre préjudiciel, la demande de décision préjudicielle contient :

a)      un exposé sommaire de l’objet du litige ainsi que des faits pertinents, tels qu’ils ont été constatés par la juridiction de renvoi ou, à tout le moins, un exposé des données factuelles sur lesquelles les questions sont fondées ;

b)      la teneur des dispositions nationales susceptibles de s’appliquer en l’espèce et, le cas échéant, la jurisprudence nationale pertinente ;

c)      l’exposé des raisons qui ont conduit la juridiction de renvoi à s’interroger sur l’interprétation ou la validité de certaines dispositions du droit de l’Union, ainsi que le lien qu’elle établit entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige au principal. »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

4        En 2015, une procédure pénale a été engagée contre L.T.L., sur la base d’un acte d’accusation émis par la Spetsializirana prokuratura (parquet spécialisé, Bulgarie), par lequel il a été accusé d’avoir commis, en 2010, un vol avec violences. En 2018, L.T.L. a été acquitté en première instance.

5        Le parquet spécialisé a interjeté appel de cette décision d’acquittement devant l’Apelativen spetsializiran nakazatelen sad (cour d’appel pénale spécialisée, Bulgarie), laquelle a condamné L.T.L. à une peine privative de liberté de quinze ans et six mois au titre d’une infraction qui n’était pas visée dans l’acte d’accusation émis par le parquet spécialisé.

6        L.T.L. a saisi le Rayonen sad Montana (tribunal d’arrondissement de Montana, Bulgarie), la juridiction de renvoi, d’une demande en réparation du préjudice immatériel et des effets préjudiciables qu’il aurait subis du fait, notamment, d’une violation du droit de l’Union par l’Apelativen spetsializiran nakazatelen sad (cour d’appel pénale spécialisée), auquel s’est entretemps substitué l’Apelativen sad – Sofia ( Cour d’appel de Sofia).

7        Devant la juridiction de renvoi, L.T.L. fait valoir qu’il a été illégalement condamné au titre d’une infraction qui ne figurait pas dans ledit acte d’accusation, de sorte qu’il aurait été privé de ses droits de la défense et de son droit à un procès équitable.

8        Afin de statuer sur la demande en réparation de L.T.L., la juridiction de renvoi estime qu’il est nécessaire d’interroger la Cour sur l’interprétation de la directive 2016/343, de certaines dispositions du traité UE et du traité FUE, de la Charte ainsi que de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »).

9        Selon la juridiction de renvoi, il importe de préciser si les normes du droit de l’Union qui régissent les droits, les libertés et les intérêts légitimes des citoyens de l’Union ainsi que l’interdiction de leur causer illicitement un préjudice s’appliquent en l’occurrence et, dans l’affirmative, de quelle manière.

10      Dans ces conditions, le Rayonen sad Montana (tribunal d’arrondissement de Montana) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      [...] Y a-t-il lieu – et si oui, comment – d’appliquer en l’occurrence les dispositions de la directive 2016/343, des articles 18, 20, 67 et de l’article 82, paragraphe 2, sous b), TFUE, des articles 2 à 6 TUE, des articles 5, 6, 13, 14, 17 et 18 de la CEDH ainsi que des articles 6, 20, 21, 47, 48, 53 et 54 de la Charte – dispositions qui régissent des droits du requérant, lesquels ont été violés lorsqu’il a été illicitement condamné au titre de chefs d’accusation non retenus [dans l’acte d’accusation] dans le cadre de l’affaire pénale [...] dont l’Apelativen spetsializiran nakazatelen sad (cour d’appel pénale spécialisée) était saisi ; la Cour est priée de préciser : s’il est possible de considérer que la personne concernée en l’occurrence a été condamnée au titre d’un chef d’accusation non retenu [dans l’acte d’accusation] et si la condamnation d’une personne au titre de chefs d’accusation non retenus [dans l’acte d’accusation] est illégale à tel point qu’elle équivaut à une omission de statuer commise par la juridiction ; et si une affaire est considérée comme pendante tant que la juridiction n’a pas statué sur le fond de l’affaire, à savoir sur le point de savoir si le mis en cause est coupable d’avoir commis les infractions pour lesquelles il a été inculpé et renvoyé devant un tribunal par l’acte d’accusation émis par la Spetsializirana prokuratura (parquet spécialisé) [...] ?

2)      La Cour est priée d’indiquer quelles sont les conséquences lorsqu’une juridiction d’un État membre a condamné un accusé au titre d’un chef d’accusation non retenu contre lui [dans l’acte d’accusation] : cela doit-il être considéré comme une violation des droits de l’homme en République de Bulgarie, une violation de l’État de droit et du respect des droits de l’homme en République de Bulgarie, une violation du droit de l’Union, une violation du droit à la liberté et à la sûreté ainsi qu’une violation du droit à un procès équitable ainsi que des droits de la défense [...] ?

3)      Plus précisément, y a-t-il lieu d’appliquer en l’occurrence l’article 6 de la Charte et l’article 5, paragraphe 4, de la CEDH qui exigent la libération immédiate de la personne illégalement détenue ? Comment convient-il d’interpréter et d’appliquer en l’occurrence l’interdiction de condamner une personne au titre d’un chef d’accusation non retenu contre elle [dans l’acte d’accusation], lue à la lumière de l’article 5, paragraphes 1, 4 et 5, de la CEDH et de l’article 6 de la Charte, [en combinaison avec] la directive [2016/343] ? »

 Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle

11      En vertu de l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure, lorsqu’une demande de décision préjudicielle est manifestement irrecevable, la Cour, l’avocat général entendu, peut à tout moment décider de statuer par voie d’ordonnance motivée, sans poursuivre la procédure.

12      Il y a lieu de faire application de cette disposition dans la présente affaire.

13      Selon une jurisprudence constante de la Cour, la procédure instituée à l’article 267 TFUE est un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui leur sont nécessaires pour la solution du litige qu’elles sont appelées à trancher (voir, en ce sens, arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 44 ainsi que jurisprudence citée).

14      Dès lors que la décision de renvoi sert de fondement à cette procédure, la juridiction nationale est tenue d’expliciter, dans la décision de renvoi elle-même, le cadre factuel et réglementaire du litige au principal et de fournir les explications nécessaires sur les raisons du choix des dispositions du droit de l’Union dont elle demande l’interprétation ainsi que sur le lien qu’elle établit entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige qui lui est soumis [voir, en ce sens, arrêt du 4 juin 2020, C.F. (Contrôle fiscal), C‑430/19, EU:C:2020:429, point 23 et jurisprudence citée].

15      À cet égard, il importe de souligner que les informations contenues dans les décisions de renvoi doivent permettre, d’une part, à la Cour d’apporter des réponses utiles aux questions posées par la juridiction nationale et, d’autre part, aux gouvernements des États membres ainsi qu’aux autres intéressés d’exercer le droit qui leur est conféré par l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne de présenter des observations. Il incombe à la Cour de veiller à ce que ce droit soit sauvegardé, compte tenu du fait que, en vertu de cette disposition, seules les décisions de renvoi sont notifiées aux intéressés (voir, en ce sens, arrêt du 2 septembre 2021, Irish Ferries, C‑570/19, EU:C:2021:664, point 134 et jurisprudence citée).

16      Ces exigences cumulatives concernant le contenu d’une décision de renvoi figurent de manière explicite à l’article 94 du règlement de procédure, dont la juridiction de renvoi est censée, dans le cadre de la coopération instaurée à l’article 267 TFUE, avoir connaissance et qu’elle est tenue de respecter scrupuleusement (ordonnance du 3 juillet 2014, Talasca, C‑19/14, EU:C:2014:2049, point 21, et arrêt du 9 septembre 2021, Toplofikatsia Sofia e.a., C‑208/20 et C‑256/20, EU:C:2021:719, point 20 ainsi que jurisprudence citée). Elles sont, en outre, rappelées aux points 13, 15 et 16 des recommandations de la Cour de justice de l’Union européenne à l’attention des juridictions nationales, relatives à l’introduction de procédures préjudicielles (JO 2019, C 380, p. 1).

17      En l’occurrence, la décision de renvoi ne répond manifestement pas aux exigences posées à l’article 94, sous b) et c), du règlement de procédure.

18      En effet, la décision de renvoi ne comporte pas une description suffisamment précise du cadre juridique national dans lequel s’inscrit le litige dont la juridiction de renvoi est saisie. Cette décision ne comporte pas non plus l’exposé des raisons qui ont conduit la juridiction de renvoi à s’interroger sur l’interprétation des articles 2 à 6 TUE, des articles 18, 20, 67 et de l’article 82, paragraphe 2, sous b), TFUE, des articles 6, 20, 21, 47, 48, 53 et 54 de la Charte ainsi que de la directive 2016/343, cette juridiction se limitant à synthétiser les arguments du requérant au principal, et n’expose pas davantage le lien qui existerait entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige au principal. Dans ces conditions, la Cour ne peut pas apprécier dans quelle mesure une réponse aux questions posées est nécessaire pour permettre à la juridiction de renvoi de rendre sa décision.

19      S’agissant, d’une part, de la directive 2016/343, la juridiction de renvoi n’expose pas les motifs pour lesquels cette directive serait pertinente au regard de la situation de L.T.L. En particulier, elle n’identifie aucune disposition de ladite directive qui aurait été violée en raison de la condamnation pénale de L.T.L en cause au principal.

20      Pour ce qui est, d’autre part, des autres dispositions du droit de l’Union invoquées par la juridiction de renvoi, la simple affirmation de leur violation ne saurait, à elle seule, suffire pour établir un lien entre ces dispositions et la condamnation pénale de L.T.L. en cause au principal. En particulier, la juridiction de renvoi ne fournit aucune indication quant au fait que la procédure pénale ayant abouti à cette condamnation aurait relevé du droit de l’Union et serait, ainsi, soumise au respect des principes et des droits fondamentaux consacrés par lesdites dispositions.

21      En ce qui concerne, plus précisément, les dispositions de la Charte invoquées dans la décision de renvoi, il importe de rappeler que le champ d’application de la Charte, pour ce qui est de l’action des États membres, est défini à son article 51, paragraphe 1, aux termes duquel les dispositions de la Charte s’adressent aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, cette disposition reflétant la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle les droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union, mais pas en dehors de celles-ci [voir, en ce sens, arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême), C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, point 78 et jurisprudence citée]. En l’occurrence, l’insuffisance d’informations concernant la pertinence, dans l’affaire au principal, des dispositions de la directive 2016/343 ne permet pas à la Cour de déterminer si une législation nationale telle que celle en cause au principal devrait être examinée au regard des dispositions de la Charte.

22      Par ailleurs, en ce qui concerne en particulier la troisième question, la juridiction de renvoi ne fournit aucune explication quant aux raisons pour lesquelles une réponse de la Cour à cette question portant sur le droit de l’Union lui serait nécessaire pour se prononcer sur la demande en réparation dont elle est saisie.

23      Cependant, la juridiction de renvoi conserve la faculté de soumettre une nouvelle demande de décision préjudicielle en fournissant à la Cour l’ensemble des éléments permettant à celle-ci de statuer (voir, en ce sens, arrêt du 11 septembre 2019, Călin, C‑676/17, EU:C:2019:700, point 41 et jurisprudence citée).

24      Eu égard à l’ensemble des motifs qui précèdent, il y a lieu de constater que la présente demande de décision préjudicielle est manifestement irrecevable.

 Sur les dépens

25      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) ordonne :

La demande de décision préjudicielle introduite par le Rayonen sad Montana (tribunal d’arrondissement de Montana, Bulgarie), par décision du 6 juin 2023, est manifestement irrecevable.

Signatures


*      Langue de procédure : le bulgare.


i      Le nom de la présente affaire est un nom fictif. Il ne correspond au nom réel d’aucune partie à la procédure.