Language of document : ECLI:EU:T:2022:186

Affaire T350/17

(publication par extraits)

Singapore Airlines Ltd
et
Singapore Airlines Cargo Pte Ltd

contre

Commission européenne

 Arrêt du Tribunal (quatrième chambre élargie) du 30 mars 2022

« Concurrence – Ententes – Marché du fret aérien – Décision constatant une infraction à l’article 101 TFUE, à l’article 53 de l’accord EEE et à l’article 8 de l’accord entre la Communauté et la Suisse sur le transport aérien – Coordination d’éléments du prix des services de fret aérien (surtaxe carburant, surtaxe sécurité, paiement d’une commission sur les surtaxes) – Échange d’informations – Compétence territoriale de la Commission – Principe ne bis in idem – Contrainte étatique – Infraction unique et continue – Montant de l’amende – Valeur des ventes – Gravité de l’infraction – Compétence de pleine juridiction »

1.      Concurrence – Transports – Règles de concurrence – Transport aérien – Règlement no 411/2004 – Champ d’application – Liaisons Union-pays tiers et liaisons EEE sauf Union-pays tiers – Services de fret aérien entrants – Inclusion

[Art. 101 et 102 TFUE ; accord EEE, art. 53 et 54 et annexe XIII et protocole 21, tels que modifiés par la décision du Comité mixte de l’EEE no 40/2005 ; règlements du Conseil no 1/2003, art. 32, c), et no 411/2004, art. 1er et 3]

(voir points 78-89)

2.      Concurrence – Règles de l’Union – Champ d’application territorial – Compétence de la Commission – Admissibilité au regard du droit international public – Mise en œuvre ou effets qualifiés des pratiques abusives dans l’EEE – Voies alternatives – Critère de l’effet immédiat, substantiel et prévisible – Portée en présence d’un comportement ayant pour objet de restreindre la concurrence

(Art. 101 TFUE ; accord EEE, art. 53)

(voir points 90-92, 108, 110-119, 129-131, 135-143, 145-147, 156-162)

3.      Recours en annulation – Moyens – Incompétence de l’institution auteur de l’acte attaqué – Examen d’office par le juge de l’Union – Condition – Respect du principe du contradictoire

(Art. 263 TFUE)

(voir points 179, 180)

4.      Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Identification des infractions sanctionnées – Exigences résultant du principe de protection juridictionnelle effective – Clarté et précision du dispositif de la décision – Appréciation – Prééminence du libellé du dispositif sur les motifs

(Art. 101 TFUE ; accord EEE, art. 53 ; accord CE-Suisse sur le transport aérien, art. 8 et 11, § 2 ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 47)

(voir points 187, 188, 191-197)

5.      Concurrence – Règles de l’Union – Champ d’application matériel – Comportement imposé par des mesures étatiques – Exclusion – Portée – Contrainte étatique exercée par un pays tiers – Absence d’incidence – Admissibilité au regard du droit international public

(Art. 101 et 102 TFUE)

(voir points 235, 240-244)

6.      Concurrence – Règles de l’Union – Champ d’application matériel – Comportement imposé par des mesures étatiques – Exclusion – Conditions – Existence de contraintes étatiques propres à exclure tout comportement autonome des entreprises – Charge de la preuve incombant à l’entreprise s’en prévalant – Portée

(Art. 101 et 102 TFUE)

(voir points 235-238, 272, 283-285, 307)

7.      Ententes – Interdiction – Infractions – Accords et pratiques concertées constitutifs d’une infraction unique – Notion – Pratiques et agissements infractionnels s’inscrivant dans un plan d’ensemble visant un objectif unique – Appréciation – Critères – Identité d’objet et de sujets – Nécessité d’un lien de complémentarité entre les différents agissements en cause – Absence- Nécessité de délimiter le marché pertinent – Absence – Indices pertinents

(Art. 101 TFUE ; accord EEE, art. 53 ; accord CE-Suisse sur le transport aérien, art. 8)

(voir points 312-317, 323, 324, 329-331, 340,360, 376)

8.      Ententes – Atteinte à la concurrence – Critères d’appréciation – Teneur et objectif d’une entente ainsi que contexte économique et juridique de développement de celle-ci – Distinction entre infractions par objet et par effet – Intention des parties à un accord de restreindre la concurrence – Critère non nécessaire – Infraction par objet – Degré suffisant de nocivité – Critères d’appréciation

(Art. 101 TFUE)

(voir points 409-426)

9.      Recours en annulation – Décision constatant une infraction aux règles de concurrence – Annulation pour vice de motivation – Adoption d’une nouvelle décision tenant compte d’un constat non indiqué dans la décision initiale – Déclaration de non-responsabilité – Absence – Violation du principe ne bis in idem – Absence

(Art. 101 et 266, 1er al., TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 50 ; accord EEE, art. 53 ; accord CE-Suisse sur le transport aérien, art. 8 ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 7)

(voir points 522-548)

10.    Ententes – Interdiction – Infractions – Accords et pratiques concertées constitutifs d’une infraction unique – Imputation d’une responsabilité à une entreprise pour l’ensemble de l’infraction – Conditions – Pratiques et agissements infractionnels s’inscrivant dans un plan d’ensemble – Appréciation – Critères – Contribution à l’objectif unique de l’infraction – Connaissance ou prévisibilité du plan global de l’entente et de ses éléments principaux – Nécessité d’un rapport de concurrence entre toutes les entreprises participantes – Absence

(Art. 101 TFUE ; accord EEE, art. 53 ; accord CE-Suisse sur le transport aérien, art. 8)

(voir points 553-567, 572, 575, 577)

11.    Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Preuve de l’infraction et de sa durée à la charge de la Commission – Portée de la charge probatoire – Infraction unique et continue – Connaissance ou prévisibilité du plan global de l’entente et de ses éléments principaux – Faisceau d’indices

(Art. 101 TFUE ; accord EEE, art. 53 ; accord CE-Suisse sur le transport aérien, art. 8 ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 2 et 3)

(voir points 610, 613-617)

12.    Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Contrôle juridictionnel – Compétence de pleine juridiction du juge de l’Union – Portée – Limite – Respect du principe de non-discrimination – Prise en compte des lignes directrices pour le calcul des amendes

(Art. 261 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 31 ; communication de la Commission 2006/C 210/02)

(voir points 670-676)

13.    Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Fixation du montant de base – Détermination de la valeur des ventes – Prise en compte de la seule valeur des ventes réalisées en relation directe ou indirecte avec l’infraction dans le secteur géographique concerné – Ventes réalisées à l’intérieur du territoire de l’Espace économique européen – Entente dans le secteur des services de fret aérien – Prise en compte de la valeur des ventes de services de fret entrants – Admissibilité

(Art. 101 TFUE ; accord EEE, art. 53 ; accord CE-Suisse sur le transport aérien, art. 8 ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 2 ; communication de la Commission 2006/C 210/02, point 13)

(voir points 678-691)

Résumé

Les requérantes sont Singapore Airlines Ltd et sa filiale, Singapore Airlines Cargo Pte Ltd. Cette dernière est active sur le marché des services de fret aérien.

Elles comptent parmi les 19 destinataires de la décision C(2017) 1742 final de la Commission, du 17 mars 2017, relative à une procédure d’application de l’article 101 TFUE, de l’article 53 de l’accord EEE et de l’article 8 de l’accord entre la Communauté européenne et la Confédération suisse sur le transport aérien (affaire AT.39258 - Fret aérien) (ci-après la « décision attaquée »). Par cette décision, la Commission européenne a constaté l’existence d’une infraction unique et continue à ces dispositions, par laquelle les entreprises en cause avaient coordonné, au cours de périodes comprises entre 1999 et 2006, leur comportement en matière de tarification pour la fourniture de services de fret dans le monde entier. Elle a infligé aux requérantes une amende d’un montant fixé à 74 800 000 euros pour leur participation à cette infraction.

Le 7 décembre 2005, la Commission avait reçu, au titre de sa communication sur la clémence de 2002 (1), une demande d’immunité introduite par Lufthansa et deux de ses filiales. Cette demande faisait état de l’existence de contacts anticoncurrentiels entre plusieurs entreprises actives sur le marché du fret aérien (ci-après les « transporteurs »), portant sur plusieurs éléments constitutifs du prix des services fournis dans le cadre de ce marché, à savoir l’instauration de surtaxes « carburant » et « sécurité » ainsi que, en substance, le refus d’accorder aux transitaires une ristourne sur ces surtaxes. Les éléments recueillis par la Commission et ses investigations l’ont conduite à adresser, le 19 décembre 2007, une communication des griefs à 27 transporteurs, puis à adopter, le 9 novembre 2010, à l’encontre de 21 transporteurs, dont les requérantes, une première décision (2). Celle-ci a toutefois été annulée par le Tribunal, par arrêts du 16 décembre 2015 (3), dans la limite des conclusions en annulation respectives à cette fin, en raison de contradictions entachant la motivation de ladite décision.

Dans son arrêt, le Tribunal rejette les conclusions en annulation de la décision attaquée, de même que les conclusions tendant à la réduction du montant de l’amende infligée aux requérantes. Ainsi, il valide l’analyse suivie par la Commission en vue d’établir l’existence d’une infraction unique et continue affectant plusieurs types de liaisons aériennes ainsi que la participation des requérantes à cette infraction, dans la mesure retenue dans le dispositif de la décision en cause. Il apporte néanmoins des précisions sur la portée du principe ne bis in idem dans les procédures visant à constater et, le cas échéant, sanctionner des infractions aux règles de concurrence.

Appréciation du Tribunal

En premier lieu, le Tribunal juge que c’est sans outrepasser les limites de sa propre compétence territoriale que la Commission a constaté l’existence d’une infraction unique et continue à l’article 101 TFUE, à l’article 53 de l’accord EEE, affectant les vols sur les liaisons aériennes dites « entrantes », entendues comme les liaisons au départ d’aéroports situés dans des pays tiers et à destination de ceux situés dans des États membres de l’Union ou des autres États parties à l’Espace économique européen qui ne sont pas membres de l’Union, dans les limites temporelles décrites dans la décision attaquée.

En deuxième lieu, le Tribunal écarte le moyen, relevé d’office, tiré d’un défaut de compétence de la Commission pour constater et sanctionner une violation de l’article 53 de l’accord EEE sur les liaisons entre la Suisse, d’une part, et la Norvège et l’Islande, d’autre part. En effet, ce moyen n’est pas fondé, dès lors qu’il ressort du dispositif de la décision attaquée que la Commission n’a constaté aucune violation de cette disposition sur lesdites liaisons.

En troisième lieu, le Tribunal examine les différents griefs des requérantes visant à contester, dans son principe même, l’existence d’une infraction unique et continue au vu des comportements retenus dans la décision attaquée.

À cet égard, le Tribunal retient notamment que, contrairement à ce qu’avancent les requérantes, l’analyse suivie par la Commission afin d’établir l’existence de l’infraction litigieuse, envisagée en tant qu’infraction unique et continue n’est entachée d’aucune erreur de droit ou d’appréciation. En effet, d’une part, le Tribunal observe que les facteurs retenus par la Commission aux fins de son analyse, tenant notamment à l’existence d’un objectif anti-concurrentiel unique et à l’identité des entreprises et des services en cause, étaient propres à permettre à la Commission de qualifier le comportement litigieux d’infraction unique. D’autre part, le Tribunal examine de manière approfondie les éléments retenus par la Commission à ce titre, ce qui l’amène à considérer, en conclusion, que les requérantes sont restées en défaut d’établir les erreurs d’appréciation qu’elles allèguent.

En ce qui concerne, en quatrième lieu, le constat de la participation des requérantes à l’infraction unique et continue, le Tribunal examine successivement différents moyens et griefs invoqués par ces dernières visant à contester tant le constat pris dans sa globalité que différents éléments de ce constat ayant trait à leur participation aux différentes composantes de l’infraction en cause, ainsi que la portée dudit constat, telle qu’elle ressort du dispositif de la décision attaquée.

Dans ce cadre, le Tribunal examine, en particulier, un grief tiré d’une violation du principe ne bis in idem, qui interdit notamment qu’une entreprise soit condamnée ou poursuivie une nouvelle fois du fait d’un comportement anticoncurrentiel dont elle a été déclarée non responsable par une décision antérieure qui n’est plus susceptible de recours. À cet égard, il observe d’emblée, à l’instar des requérantes, que le dispositif de la décision attaquée retient explicitement la participation de ces dernières à l’infraction litigieuse au titre de leurs comportements en lien avec les liaisons aériennes entre États membres de l’Union ainsi qu’entre ceux-ci et la Suisse. Ce même constat, pourtant envisagé dans la communication des griefs de 2007, ne figurait pas dans le dispositif de la première décision, adoptée le 9 novembre 2010. Le Tribunal considère néanmoins qu’un tel silence n’équivaut pas à une déclaration de non-responsabilité sur ce point. Selon le Tribunal, en juger autrement serait inconciliable avec différentes dispositions et, plus encore, avec l’économie générale du régime relatif à l’application des règles de concurrence de l’Union. Ainsi, premièrement, dans l’exercice de ses prérogatives en matière de concurrence (4), la Commission n’est soumise à aucune obligation de se prononcer sur l’existence ou non d’une infractions aux règles pertinentes de concurrence, ni de constater et sanctionner tout comportement anticoncurrentiel, ni même, dans le cadre d’une procédure d’enquête ayant donné lieu à une communication des griefs, de se prononcer, dans la décision finale, sur chaque grief visé dans cette communication. Deuxièmement, du point de vue de l’économie générale du règlement no 1/2003 (5), le Tribunal relève que l’article 10 de ce règlement prévoit une base juridique spécifique pour l’adoption d’une décision « négative » sur le fond, qui vise précisément à procéder au constat de l’inapplication de l’article 101 TFUE à un comportement donné. En outre, le Tribunal rappelle que, selon la jurisprudence (6), l’adoption, par une autorité de concurrence nationale, d’une décision de non-lieu à intervenir, au titre de l’article 5, second alinéa, du règlement no 1/2003, n’emporte pas de déclaration de non-responsabilité susceptible de s’opposer à un constat ultérieur d’infraction.

Or, en l’occurrence, étant donné que la décision initiale n’a pas été adoptée sur le fondement de l’article 10 dudit règlement, rien ne justifie de la considérer comme valant déclaration de non-responsabilité, quand bien même elle équivaudrait, dans les circonstances du cas d’espèce, à une décision de non-lieu à intervenir.

Dans ces conditions, le Tribunal juge qu’aucune violation du principe ne bis in idem ne saurait être reprochée à la Commission.

En dernier lieu, après avoir rejeté les conclusions en annulation dans leur intégralité, le Tribunal rejette également les conclusions tendant à la réduction du montant de l’amende infligée aux requérantes conjointement et solidairement, par la Commission. À cet égard, jugeant opportun de s’en tenir à la méthode de calcul suivie par la Commission dans la décision attaquée, le Tribunal écarte les griefs exposés par les requérantes au sujet de son application en l’espèce.


1      Communication sur l’immunité d’amendes et la réduction de leur montant dans les affaires portant sur des ententes (JO 2002, C 45, p. 3).


2      Décision C(2010) 7694 final de la Commission, du 9 novembre 2010, relative à une procédure d’application de l’article 101 TFUE, de l’article 53 de l’accord EEE et de l’article 8 de l’accord entre la Communauté européenne et la Confédération suisse sur le transport aérien (affaire COMP/39258 - Fret aérien) (ci-après la « décision initiale »).


3      Arrêts du 16 décembre 2015, Air Canada/Commission (T‑9/11, non publié, EU:T:2015:994), Koninklijke Luchtvaart Maatschappij/Commission (T‑28/11, non publié, EU:T:2015:995), Japan Airlines/Commission (T‑36/11, non publié, EU:T:2015:992), Cathay Pacific Airways/Commission (T‑38/11, non publié, EU:T:2015:985), Cargolux Airlines/Commission (T‑39/11, non publié, EU:T:2015:991), Latam Airlines Group et Lan Cargo/Commission (T‑40/11, non publié, EU:T:2015:986), Singapore Airlines et Singapore Airlines Cargo Pte/Commission (T‑43/11, non publié, EU:T:2015:989), Deutsche Lufthansa e.a./Commission (T‑46/11, non publié, EU:T:2015:987), British Airways/Commission (T‑48/11, non publié, EU:T:2015:988), SAS Cargo Group e.a./Commission (T‑56/11, non publié, EU:T:2015:990), Air France KLM/Commission (T‑62/11, non publié, EU:T:2015:996), Air France/Commission (T‑63/11, non publié, EU:T:2015:993), et Martinair Holland/Commission (T‑67/11, non publié, EU:T:2015:984).


4      Le Tribunal se réfère, en l’occurrence, à l’article 105, paragraphe 1, TFUE, l’article 55, paragraphe 1, de l’accord EEE et à l’accord CE-Suisse sur le transport aérien, ainsi qu’au règlement no 1/2003 et aux dispositions d’exécution de l’article 53 de l’accord EEE et de l’article 8 de l’accord CE-Suisse sur le transport aérien.


5      Règlement (CE) no 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1).


6      Voir, notamment, arrêt du 3 mai 2011, Tele2 Polska (C‑375/09, EU:C:2011:270, points 22 à 28).