CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE
MME TAMARA ĆAPETA
présentées le 21 mars 2024 (1)
Affaires jointes C‑779/21 P et C‑799/21 P
Commission européenne
contre
Front populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro (Front Polisario),
Conseil de l’Union européenne (C‑779/21 P)
et
Conseil de l’Union européenne
contre
Front populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro (Front Polisario) (C‑799/21 P)
« Pourvois – Accord d’association UE-Maroc – Décision du Conseil autorisant l’extension du traitement tarifaire préférentiel à des produits originaires du Sahara occidental – Arrêt du 21 décembre 2016, Conseil/Front Polisario (C‑104/16 P, EU:C:2016:973) – “Consentement” du peuple du Sahara occidental – Principe de l’effet relatif des traités – Droit à l’autodétermination »
I. Introduction
1. Dans ses relations avec le reste du monde, l’Union européenne doit se conformer au droit international, en ce compris les principes de la charte des Nations unies (2).
2. Dans ce contexte, la Cour est saisie de trois séries d’affaires devant permettre de déterminer si les institutions de l’Union ont agi en conformité avec le droit international dans leurs relations avec le territoire du Sahara occidental.
3. Les présents pourvois soulèvent la question de savoir si l’Union européenne a respecté le droit à l’autodétermination et le principe de l’effet relatif des traités en modifiant l’accord d’association avec le Royaume du Maroc (3), en vue d’étendre des préférences tarifaires à des produits originaires du territoire du Sahara occidental (4).
4. Dans l’arrêt attaqué (5), le Tribunal a jugé que l’Union européenne ne s’était pas conformée à ces règles du droit international coutumier, telles qu’interprétées dans la jurisprudence antérieure de la Cour (6). En conséquence, le Tribunal a annulé la décision (UE) 2019/217 (7) approuvant les modifications apportées à l’accord d’association (8). Le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne contestent maintenant cet arrêt devant la Cour.
5. Les présents pourvois sont directement liés à une série de pourvois parallèles mettant en cause la validité de la décision du Conseil portant conclusion de l’accord de partenariat dans le domaine de la pêche durable entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc (9), qui couvre les eaux adjacentes du Sahara occidental (10), ainsi qu’à une demande de décision préjudicielle visant à déterminer l’étiquetage correct du pays d’origine de produits provenant du territoire du Sahara occidental (11). Je présente ce jour mes conclusions dans toutes ces affaires. Elles doivent être lues conjointement.
6. Comme le démontre l’aperçu historique que je donnerai aux points suivants des présentes conclusions, mais qui vaut également pour mes conclusions lues ce jour dans les deux autres séries d’affaires, près de 50 ans après le début du processus d’autodétermination du peuple du Sahara occidental, ce peuple n’a pas progressé dans la définition du statut futur de son territoire.
7. S’il s’agit là d’un échec patent du processus politique mené sous l’égide de l’ONU, cela ne signifie pas que la résolution de la question du Sahara occidental puisse être confiée aux juridictions de l’Union. Ces juridictions ne décideront pas de l’avenir du Sahara occidental.
II. Antécédents des litiges
A. Une brève histoire de la question du Sahara occidental
8. Le Sahara occidental était une colonie espagnole. Le processus de décolonisation de ce territoire a démarré dans les années 60, époque à laquelle l’Espagne lui a reconnu le statut de territoire non autonome. L’Assemblée générale des Nations unies a ensuite inscrit le Sahara occidental sur la liste des territoires non autonomes (12). Il y demeure à ce jour (13).
9. En 1960, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la résolution 1541 (XV) (14). Selon cette résolution, on peut dire qu’un territoire non autonome a atteint la pleine autonomie dans l’un des trois cas suivants : 1) quand il est devenu État indépendant et souverain ; 2) quand il s’est librement associé à un État indépendant, ou 3) quand il s’est intégré à un État indépendant (15).
10. En 1966, l’Assemblée générale des Nations unies a réaffirmé le droit du peuple du Sahara occidental à l’autodétermination et invité l’Espagne à permettre et à organiser l’exercice de ce droit (16), processus que l’Espagne a décidé de mettre en œuvre au moyen d’un référendum.
11. Le Front Polisario (17), un mouvement anticolonial créé en 1973 (18), a soutenu l’idée d’un référendum.
12. Le Royaume du Maroc s’est toutefois opposé à l’idée que la décolonisation devrait s’accomplir au moyen d’un référendum d’autodétermination. Cet État a considéré que, avant la colonisation du Sahara occidental par l’Espagne, (ce qui est aujourd’hui) le Royaume du Maroc exerçait sa souveraineté sur ce territoire. Le Royaume du Maroc a dès lors fait valoir le point de vue selon lequel, pendant le processus de décolonisation, le Sahara occidental devait être réintégré au territoire du Royaume du Maroc (19). Cette position reste la sienne à ce jour.
13. Les divergences de vues susmentionnées sur la question de savoir qui possédait un titre valable à l’égard du territoire du Sahara occidental ont conduit à l’avis consultatif de la Cour internationale de justice (ci‑après la « CIJ ») sur le Sahara occidental, demandé par l’Assemblée générale des Nations unies (20).
14. Dans cet avis consultatif, la CIJ a reconnu le droit du peuple du Sahara occidental à l’autodétermination (21). Elle a également déclaré que « les éléments et renseignements portés à sa connaissance n’établissent l’existence d’aucun lien de souveraineté territoriale entre le territoire du Sahara occidental d’une part, le Royaume du Maroc ou l’ensemble mauritanien, d’autre part. La Cour n’a donc pas constaté l’existence de liens juridiques de nature à modifier l’application de la résolution 1514 (XV) quant à la décolonisation du Sahara occidental et en particulier l’application du principe d’autodétermination grâce à l’expression libre et authentique de la volonté des populations du territoire » (22).
15. En 1975, interprétant l’avis de la CIJ non pas comme consacrant le droit du peuple du Sahara occidental à l’autodétermination, mais comme avalisant la souveraineté historique du Royaume du Maroc sur ce territoire (23), le roi Hassan II a invité les citoyens marocains à une « Marche verte », pendant laquelle environ 350 000 personnes ont pénétré sur le territoire du Sahara occidental afin de démontrer le droit souverain du Royaume du Maroc sur ce territoire. Le Conseil de sécurité des Nations unies a réagi en appelant le Royaume du Maroc à mettre fin immédiatement à cette marche (24).
16. À la même époque environ, l’Espagne, le Royaume du Maroc et la République islamique de Mauritanie ont signé la déclaration de principes au sujet du Sahara occidental (également connue sous le nom d’« accords de Madrid ») (25), par laquelle le territoire du Sahara occidental a été partagé entre ces deux derniers États. Peu après, en janvier 1976, l’armée marocaine est entrée sur le territoire du Sahara occidental.
17. Le 26 février 1976, l’Espagne a informé le Secrétaire général de l’ONU qu’elle avait mis fin à sa présence au Sahara occidental et renoncé à son statut de puissance administrante au titre de l’article 73 de la charte des Nations unies (26).
18. Le lendemain du départ de l’Espagne du Sahara occidental, le Front Polisario a annoncé l’instauration de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) (27). Le gouvernement de la RASD siège dans un camp de réfugiés sahraoui à Tindouf (Algérie).
19. La RASD est actuellement reconnue par 47 membres des Nations unies (28). Ni l’Union européenne ni aucun de ses États membres ne l’ont reconnue.
20. Après l’entrée du Royaume du Maroc sur le territoire du Sahara occidental, et jusqu’au mois de septembre 1991, lorsqu’un cessez-le-feu a été conclu, le Royaume du Maroc et le Front Polisario étaient engagés dans un conflit armé. Il en est résulté plus de 100 000 réfugiés du Sahara occidental, dont la plupart vivent aujourd’hui dans des camps de réfugiés en Algérie (29).
21. Le cessez-le-feu de 1991 a ouvert la voie à un renouveau du dialogue politique autour de la résolution de la question du Sahara occidental. Faute de solution, les hostilités ont toutefois repris en 2020.
22. Depuis les années 70, les Nations unies se sont efforcées de trouver une solution à la question de la décolonisation du Sahara occidental. À cette époque, l’Assemblée générale des Nations unies a lancé puis soutenu l’idée d’organiser un référendum par lequel le peuple du Sahara occidental pourrait exprimer ses souhaits quant à l’avenir de ce territoire. L’idée d’un référendum d’autodétermination a été relancée dans le cadre d’un plan de règlement qui a fait l’objet d’un accord de principe de la part du Front Polisario et du Royaume du Maroc, et qui a précédé le cessez-le-feu de 1991.
23. Afin, notamment, de surveiller le cessez-le-feu et d’aider à l’organisation de ce référendum, le Conseil de sécurité des Nations unies a établi, en avril 1991 (30), la mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso), dont le mandat est prolongé chaque année et qui existe encore à ce jour (31). En dépit d’initiatives supplémentaires (32) et de la finalisation, par la Minurso, de la liste des personnes qui seraient habilitées à participer à un référendum, aucun référendum n’a été organisé jusqu’à présent.
24. Outre les Nations unies, l’Union africaine (et l’Organisation de l’Unité africaine, à laquelle elle a succédé) s’est également efforcée de trouver une solution à la question du Sahara occidental. Elle a soutenu le droit du peuple sahraoui à l’autodétermination. En 1984, la RASD est devenue membre de l’Organisation de l’Unité africaine, ce qui a entraîné le retrait du Royaume du Maroc de cette organisation, en signe de protestation. En janvier 2017, le Royaume du Maroc a déposé une demande d’adhésion et a été réintégré au sein de l’Union africaine (33).
25. En 2006, le Secrétaire général de l’ONU a considéré que les parties devraient parvenir à « un compromis entre la légalité internationale et la réalité politique », et que cela ne pouvait être envisagé que dans le cadre de négociations directes (34).
26. En 2007, le Front Polisario et le Royaume du Maroc ont chacun présenté un plan visant à résoudre la question du Sahara occidental. Le Front Polisario a maintenu sa position selon laquelle le droit à l’autodétermination requiert la tenue d’un référendum. Le Royaume du Maroc a proposé un plan accordant l’autonomie au Sahara occidental sous souveraineté marocaine (35).
27. La doctrine laisse entendre que, depuis l’année 2018, le soutien au plan d’autonomie présenté par le Royaume du Maroc en 2007 semble s’accroître (36). De même, le vocabulaire utilisé dans les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies paraît avoir évolué (37). Ainsi, à partir de l’année 2018, le libellé des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies sur le Sahara occidental souligne la nécessité de parvenir à une « solution politique réaliste, pragmatique, durable et mutuellement acceptable à la question du Sahara occidental, qui repose sur le compromis » (38).
28. Dans le même temps, de récentes résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies réaffirment que toute solution politique doit permettre « l’autodétermination du peuple du Sahara occidental dans le contexte d’arrangements conformes aux buts et principes énoncés dans la charte des Nations Unies » (39).
B. La pertinence des arrêts Conseil/Front Polisarioet Western Sahara Campaign UK
29. L’Union européenne et ses États membres ont établi avec le Royaume du Maroc un partenariat euro-méditerranéen sur la base d’un accord d’association conclu en 1996.
30. Dans le cadre de cet accord d’association, l’Union européenne et le Royaume du Maroc ont conclu un certain nombre d’accords, dont l’accord de libéralisation des échanges commerciaux de 2012 (40) et l’accord de partenariat dans le secteur de la pêche de 2006 (41).
31. Le Front Polisario a formé un recours en annulation de l’accord de libéralisation des échanges commerciaux de 2012, qui a donné lieu à l’arrêt Conseil/Front Polisario.
32. En première instance, le Tribunal a jugé que le Front Polisario avait qualité pour agir et a annulé la décision du Conseil approuvant la conclusion de l’accord de libéralisation des échanges commerciaux de 2012 au motif que le Conseil n’avait pas vérifié si les produits originaires du Sahara occidental qui étaient exportés vers l’Union européenne n’avaient pas été fabriqués au détriment de la population de ce territoire (42).
33. Sur pourvoi, la Cour, dans l’arrêt Conseil/Front Polisario, n’a examiné ni la recevabilité du recours formé par le Front Polisario, ni l’appréciation du Tribunal sur le fond. Au lieu de cela, interprétant les termes « territoire du Royaume du Maroc », qui désignaient le territoire auquel l’accord de libéralisation des échanges commerciaux de 2012 s’appliquait, la Cour a considéré que cet accord n’était pas applicable au territoire du Sahara occidental (43). Pour cette raison, le recours formé par le Front Polisario a été déclaré irrecevable (44).
34. Au point 106 de l’arrêt Conseil/Front Polisario, la Cour a jugé que « le peuple du Sahara occidental doit être regardé comme étant un “tiers” au sens du principe de l’effet relatif des traités ». En conséquence, le peuple du Sahara occidental doit manifester son « consentement » pour que l’accord de libéralisation des échanges commerciaux de 2012 s’applique au Sahara occidental, « sans qu’il soit nécessaire de déterminer si une telle mise en œuvre serait de nature à lui nuire ou au contraire à lui profiter ».
35. Dans l’arrêt Western Sahara Campaign UK, la Cour a suivi un raisonnement analogue. Elle a considéré que l’accord de partenariat dans le secteur de la pêche de 2006, faisant lui aussi partie intégrante de la structure créée par l’accord d’association avec le Maroc (45), ne couvrait pas le territoire du Sahara occidental ou les eaux adjacentes à ce territoire, puisque ce dernier ne relevait pas de la notion de « territoire du Maroc » (46). La Cour en a conclu qu’il serait contraire au droit à l’autodétermination et au principe de l’effet relatif des traités d’interpréter cet accord comme s’appliquant au Sahara occidental.
C. L’accord litigieux et la décision litigieuse
36. À la suite de l’arrêt Conseil/Front Polisario, « [l]e Conseil a autorisé la Commission [...] à ouvrir des négociations avec le Royaume du Maroc en vue d’établir, conformément à l’arrêt de la Cour de justice, une base légale pour l’octroi des préférences tarifaires prévues par l’accord d’association aux produits originaires du Sahara occidental » (47).
37. La décision litigieuse a donc expliqué les motifs justifiant la conclusion du nouvel accord de la manière suivante :
« (4) Depuis l’entrée en vigueur de l’accord d’association, des produits provenant du Sahara occidental et certifiés d’origine marocaine ont été importés dans l’Union en bénéficiant des préférences tarifaires prévues par les dispositions pertinentes dudit accord.
(5) Dans [l’arrêt Conseil/Front Polisario], la Cour de justice a cependant précisé que l’accord d’association ne couvrait que le territoire du Royaume du Maroc et pas le Sahara occidental, un territoire non autonome.
(6) Il importe de veiller à ce que les flux commerciaux qui se sont développés au fil des ans ne soient pas perturbés, tout en établissant des garanties appropriées pour la protection du droit international, y compris des droits de l’homme, et le développement durable des territoires concernés. Le Conseil a autorisé la Commission, le 29 mai 2017, à ouvrir des négociations avec le Royaume du Maroc en vue d’établir, conformément à l’arrêt de la Cour de justice, une base légale pour l’octroi des préférences tarifaires prévues par l’accord d’association aux produits originaires du Sahara occidental. Un accord entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc constitue le seul moyen d’assurer que l’importation de produits originaires du Sahara occidental bénéficie d’une origine préférentielle, étant donné que les autorités marocaines sont les seules capables d’assurer le respect des règles nécessaires pour l’octroi de telles préférences » (48).
38. L’accord concerné a été conclu le 25 octobre 2018, sous forme d’échange de lettres. Il insère dans l’accord d’association une déclaration commune qui étend le traitement tarifaire préférentiel à des produits originaires du territoire du Sahara occidental.
39. Cette déclaration commune prévoit ce qui suit :
« 1. Les produits originaires du Sahara occidental qui sont soumis au contrôle des autorités douanières du Royaume du Maroc bénéficient des mêmes préférences commerciales que celles accordées par l’Union européenne aux produits couverts par l’accord d’association.
2. Le protocole nº 4 s’applique mutatis mutandis aux fins de la définition du caractère originaire des produits visés au paragraphe 1, y compris pour ce qui concerne les preuves de l’origine.
3. Les autorités douanières des États membres de l’Union européenne et du Royaume du Maroc sont chargées d’assurer l’application du protocole nº 4 à ces produits » (49).
40. La lettre de l’Union européenne et la lettre du Royaume du Maroc faisant partie de l’accord litigieux indiquent expressément que l’« accord est conclu sans préjudice des positions respectives de l’Union européenne sur le statut du Sahara occidental et du Royaume du Maroc sur ladite région ».
41. Ces lettres réitèrent également que « [l]es deux parties réaffirment leur soutien au processus des Nations unies et appuient les efforts du secrétaire général pour parvenir à une solution politique définitive, conformément aux principes et objectifs de la Charte des Nations unies et sur la base des résolutions du Conseil de Sécurité ».
42. L’accord litigieux a été approuvé par l’Union européenne au moyen de la décision litigieuse.
43. En réaction au point 106 de l’arrêt Conseil/Front Polisario, les considérants 7 à 10 de la décision litigieuse fournissent l’explication suivante :
« (7) La Commission a évalué les répercussions potentielles d’un tel accord sur le développement durable, notamment en ce qui concerne les avantages et désavantages découlant des préférences tarifaires accordées aux produits du Sahara occidental pour les populations concernées et les effets sur l’exploitation des ressources naturelles des territoires concernés. Les effets des avantages tarifaires sur l’emploi, les droits de l’homme et l’exploitation des ressources naturelles sont très difficiles à mesurer car ils sont de nature indirecte. De même, il n’est pas aisé d’obtenir des informations objectives à cet égard.
(8) Néanmoins, il ressort de cette évaluation que, globalement, les avantages pour l’économie du Sahara occidental découlant de l’octroi des préférences tarifaires prévues par l’accord d’association aux produits originaires du Sahara occidental et notamment le puissant levier économique et donc de développement social qu’il constitue, dépassent les désavantages mentionnés dans le processus de consultations, dont l’utilisation extensive des ressources naturelles en particulier des réserves d’eau souterraines, pour laquelle des mesures ont été prises.
(9) Il a été estimé que l’extension des préférences tarifaires aux produits originaires du Sahara occidental aura un impact globalement positif pour les populations concernées. Il est probable que cet impact se poursuive et qu’il puisse même s’accroître dans le futur. L’évaluation indique qu’étendre le bénéfice des préférences tarifaires aux produits du Sahara occidental est de nature à promouvoir les conditions d’investissement et à en favoriser un essor rapide et significatif propice à l’emploi local. L’existence au Sahara occidental d’activités économiques et de productions qui auraient le plus grand intérêt à bénéficier des préférences tarifaires prévues par l’accord d’association montre que le non‑octroi de préférences tarifaires compromettrait de manière significative les exportations du Sahara occidental, notamment celles relatives aux produits de la pêche et aux produits agricoles. Il est estimé que l’octroi de préférences tarifaires devrait également avoir un impact positif sur le développement de l’économie du Sahara occidental, en stimulant les investissements.
(10) Vu les considérations sur le consentement dans l’arrêt de la Cour de justice, la Commission, en lien avec le Service européen d’action extérieure [SEAE], a pris toutes les mesures raisonnables et possibles dans le contexte actuel pour associer de manière appropriée les populations concernées afin de s’assurer de leur consentement à l’accord. De larges consultations ont été conduites et les acteurs socio‑économiques et politiques qui ont participé aux consultations se sont majoritairement prononcés en faveur de l’extension des préférences tarifaires de l’accord d’association au Sahara occidental. Ceux qui ont rejeté l’extension estimaient essentiellement qu’un tel accord entérinerait la position du Maroc sur le territoire du Sahara occidental. Or, rien dans les termes de cet accord ne permet de considérer qu’il reconnaîtrait la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. L’Union continuera d’ailleurs, par des efforts renforcés, à soutenir le processus de résolution pacifique du différend entamé et poursuivi sous l’égide des Nations unies ».
D. L’arrêt attaqué
44. Le 27 avril 2019, le Front Polisario a formé un recours en annulation de la décision litigieuse.
45. Le 29 septembre 2021, le Tribunal a rendu l’arrêt attaqué, par lequel il a annulé la décision litigieuse (50).
46. Sur la recevabilité, le Tribunal a rejeté les deux principaux motifs d’irrecevabilité soulevés par le Conseil, tirés de la capacité d’ester en justice du Front Polisario et de sa qualité pour agir contre la décision litigieuse (51).
47. Sur le fond, le Tribunal a rejeté le premier moyen d’annulation invoqué par le Front Polisario, pris de l’incompétence alléguée du Conseil pour adopter la décision litigieuse (52). À l’inverse, il a fait droit au troisième moyen d’annulation soulevé par le Front Polisario, tiré de l’obligation incombant au Conseil de se conformer aux exigences découlant de la jurisprudence relative au droit à l’autodétermination et au principe de l’effet relatif des traités (53). Le Tribunal n’a pas examiné les autres moyens d’annulation invoqués par le Front Polisario.
E. La procédure devant la Cour
48. Par des pourvois formés le 14 décembre 2021 et le 16 décembre 2021, la Commission et le Conseil demandent chacun à la Cour d’annuler l’arrêt attaqué dans son intégralité, de statuer elle-même sur les questions soulevées, de rejeter le recours introduit en première instance et de condamner le Front Polisario aux dépens. À titre subsidiaire, ces institutions demandent à la Cour de maintenir les effets de la décision litigieuse pendant une période de douze mois à compter de la date du prononcé de son arrêt.
49. Cette position est soutenue par la Confédération marocaine de l’agriculture et du développement rural ainsi que par les gouvernements belge, espagnol, français, hongrois, portugais et slovaque.
50. Une audience de plaidoiries s’est tenue les 23 et 24 octobre 2023, lors de laquelle la Commission, le Conseil, le Front Polisario, la Confédération marocaine de l’agriculture et du développement rural ainsi que les gouvernements belge, français, espagnol et hongrois ont été entendus en leurs observations orales.
III. Analyse
A. Sur l’interprétation du droit international
51. En comparaison avec le système juridique de l’Union ou les systèmes juridiques de ses États membres, le droit international est un système moins compact et, sur le plan de la détermination de l’uniformité du sens à donner aux règles de ce système, beaucoup plus décentralisé.
52. Même si le droit international comporte son propre système de sources de droit (54) et certaines règles d’interprétation généralement admises (55), il ne dispose pas d’un interprète ultime dont les interprétations lieraient tous les participants au système (56).
53. À cet égard, dans l’interprétation du contenu des règles du droit international coutumier qui font partie de l’ordre juridique de l’Union, les institutions de l’Union, y compris les juridictions de l’Union, ne sont pas limitées par les interprétations différentes de la même règle par d’autres sujets de droit international (57).
54. En dégageant le sens du droit international pour les besoins de l’ordre juridique de l’Union, la Cour doit néanmoins établir si un certain degré de consensus au sujet du sens d’une règle particulière a été atteint au niveau du droit international. C’est ce qui ressort, selon moi, de l’engagement de l’Union européenne à contribuer au strict respect et au développement du droit international, comme le prévoit l’article 3, paragraphe 5, TUE.
55. De la même manière que les institutions de l’Union ne sont pas liées par des interprétations du droit international données par d’autres sujets de cet ordre juridique, l’interprétation que la Cour attribue à une règle de droit international n’est contraignante qu’au sein du système juridique de l’Union. Lorsque la Cour dégage le sens d’une règle de droit international, il importe toutefois qu’elle garde à l’esprit le fait que son interprétation produit des effets au niveau du droit international et contribue à la création de la coutume et à l’élaboration du sens de celle‑ci (58).
56. L’interprétation du droit international au sein de l’ordre juridique de l’Union soulève également la question des relations entre les juridictions de l’Union et les institutions politiques de l’Union dès lors qu’il s’agit de déterminer quelles sont les obligations que le droit international impose à l’Union européenne.
57. Dans la conduite de la politique extérieure de l’Union européenne, les institutions politiques de l’Union disposent d’une large marge d’appréciation (59). La décision de conclure un accord international avec un autre État, en ce compris la décision d’étendre potentiellement l’application de cet accord à un territoire tiers, relève de cette marge d’appréciation. La Cour ne saurait remettre ce choix en cause.
58. Toutefois, lorsqu’une décision politique relative à la conclusion d’un accord avec un État ou un territoire tiers est adoptée, la Cour est non seulement habilitée à examiner si l’établissement de relations extérieures par l’Union européenne est conforme aux exigences constitutionnelles découlant des traités UE et FUE, mais est tenue de procéder à un tel examen (60).
59. Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Air Transport Association of America e.a., « [i]l y a lieu de rappeler que, ainsi qu’il ressort de l’article 3, paragraphe 5, TUE, l’Union contribue au strict respect et au développement du droit international. Par conséquent, lorsqu’elle adopte un acte, elle est tenue de respecter le droit international dans son ensemble, y compris le droit international coutumier qui lie les institutions de l’Union » (61).
60. Dans le cadre de la mission constitutionnelle qui lui incombe de veiller à l’État de droit dans l’Union européenne, la Cour est donc tenue d’examiner si, en concluant un accord international, les institutions de l’Union ont violé les droits que les règles du droit international coutumier confèrent aux sujets de cet ordre juridique.
61. Cette exigence impose à la Cour d’interpréter le contenu des règles pertinentes de droit coutumier. Lorsqu’il existe une opinio juris uniforme quant à l’existence d’une obligation juridique (telle que l’obligation de reconnaître le droit à l’autodétermination d’un territoire non autonome), mais pas quant à son contenu précis, la marge d’appréciation dont les institutions politiques de l’Union disposent en matière de relations extérieures nécessite que la Cour s’en remette à l’interprétation retenue par ces institutions.
B. La portée des présents pourvois et la structure des présentes conclusions
62. En substance, la question soulevée devant la Cour dans le cadre des présents pourvois est la suivante : la décision litigieuse a-t-elle autorisé la conclusion d’un accord avec le Royaume du Maroc couvrant le territoire du Sahara occidental en violation du droit international coutumier et, plus précisément, du droit à l’autodétermination et du principe de l’effet relatif des traités, tels qu’interprétés par la Cour dans les arrêts Conseil/Front Polisario et Western Sahara Campaign UK (62) ?
63. En vue de répondre à cette question, il convient de garder à l’esprit que le point de savoir si l’Union européenne peut établir des relations avec le territoire du Sahara occidental ne relève pas des présents pourvois (63) ; cet élément, que le Tribunal a rejeté en première instance, n’a pas fait l’objet d’un pourvoi incident (64).
64. La question dont la Cour est saisie est donc limitée aux constatations formulées par le Tribunal dans le cadre de son analyse du troisième moyen soulevé par le Front Polisario. À cet égard, le Tribunal a jugé que la décision litigieuse était contraire au droit à l’autodétermination et au principe de l’effet relatif des traités tels qu’interprétés par la Cour dans l’arrêt Conseil/Front Polisario. D’autres aspects relatifs à ces normes ont été invoqués séparément dans la requête initiale, mais le Tribunal ne les a pas examinés, au motif que le recours était fondé sur le troisième moyen (65).
65. Les présents pourvois ne permettent donc pas à la Cour de fournir une interprétation quant à la manière dont le droit à l’autodétermination régit les relations entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc pour ce qui est du Sahara occidental, au-delà des aspects qui étaient en cause dans l’arrêt Conseil/Front Polisario.
66. Toutefois, dans la mesure où certaines questions soulevées par les présents pourvois sont étroitement liées à celles qui restent pendantes devant le Tribunal (66), je les examinerai brièvement elles aussi.
67. Mon analyse est structurée de la manière suivante. Je commencerai par expliquer pourquoi je considère que le Front Polisario a qualité pour former les présents pourvois (section C). J’en viendrai ensuite au fond en démontrant que le Tribunal a commis une erreur de droit en accueillant le troisième moyen soulevé par le Front Polisario (section D). À cet effet, j’interpréterai tout d’abord les arrêts Conseil/Front Polisario et Western Sahara Campaign UK afin d’identifier avec précision les éléments de ces arrêts qui sont pertinents aux fins des présents pourvois (sous-section D.1). J’expliquerai ensuite pour quelle raison le constat du Tribunal quant à l’absence de consentement sous l’angle de l’effet relatif des traités est erroné et pourquoi, en conséquence, le Tribunal a jugé à tort que la décision litigieuse était contraire au droit international tel qu’interprété dans l’arrêt Conseil/Front Polisario (sous-section D.2). Puis j’examinerai si l’accord litigieux conclu par le Conseil traite le territoire du Sahara occidental comme un territoire séparé et distinct, conformément à l’interprétation du contenu du droit à l’autodétermination retenue dans l’arrêt Conseil/Front Polisario en ce qui concerne ce territoire (sous‑section D.3). Enfin, j’évoquerai brièvement les obligations découlant du droit à l’autodétermination qui n’ont pas été abordées dans l’arrêt attaqué, mais qui lient néanmoins l’Union européenne dans le cadre des relations qu’elle établit avec le territoire du Sahara occidental (section E), avant d’exposer les conséquences de mes conclusions (partie IV).
C. Sur la recevabilité et la possibilité d’invoquer le droit international coutumier devant les juridictions de l’Union
1. Sur la q ualité pour agir
68. À mon sens, le droit du Front Polisario d’introduire un recours en annulation en l’espèce peut être déduit du statut juridique qui est celui du peuple du Sahara occidental en vertu de la partie du droit international public qui lie l’Union européenne. C’est ce peuple qui peut prétendre être directement et individuellement concerné par la décision litigieuse.
69. Le peuple du Sahara occidental est titulaire du droit à l’autodétermination, qui a été reconnu par la Cour comme un principe du droit international coutumier qui crée des obligations contraignantes pour l’Union européenne (67).
70. Ce droit, comme le Tribunal l’a expliqué en substance (68), existe même en l’absence de son exercice effectif et avant celui-ci. Sa finalité est notamment de permettre à ce peuple de choisir son avenir politique.
71. À cet égard, dans la mesure où le peuple du Sahara occidental est titulaire de droits dans l’ordre international, ce peuple est également doté de la personnalité juridique en droit international (tout au moins d’une forme dérivée de celle-ci) (69).
72. Dans l’arrêt Venezuela/Conseil (Affectation d’un État tiers) (70), la Cour a confirmé que les entités qui sont dotées de la personnalité juridique internationale ont qualité pour agir devant les juridictions de l’Union si elles sont directement et individuellement concernées par un acte des institutions de l’Union (71).
73. Cela m’amène aux conditions de l’affectation directe et de l’affectation individuelle, telles qu’elles découlent de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE.
74. En tant que groupe et, partant, en tant qu’entité ayant droit à l’autodétermination, le peuple du Sahara occidental est directement concerné par la décision litigieuse (72).
75. Premièrement, cette décision concerne un territoire à l’égard duquel le peuple du Sahara occidental possède le droit à l’autodétermination. Elle a donc nécessairement une incidence sur des droits dont ce peuple dispose vis-à-vis de ce territoire, y compris le droit de jouir de ses ressources naturelles. La décision litigieuse produit donc des effets sur le statut juridique du peuple du Sahara occidental.
76. Deuxièmement, l’obligation d’accorder un traitement préférentiel aux produits originaires du Sahara occidental lie l’Union européenne sans qu’il soit besoin d’un quelconque acte discrétionnaire supplémentaire s’ajoutant à la décision litigieuse. Cette dernière décision produit donc également des effets directs sur le statut juridique du peuple du Sahara occidental.
77. De plus, ce peuple est individuellement concerné par la décision litigieuse.
78. Il s’agit du seul peuple s’étant vu reconnaître le droit à l’autodétermination à l’égard du territoire du Sahara occidental. Partant, il est caractérisé à cet égard par rapport à toute autre personne (73).
79. Toutefois, à la différence du Venezuela, ou de tout autre État qui pourrait se voir reconnaître la qualité pour agir devant la Cour, le peuple du Sahara occidental ne compte aucun représentant élu ou reconnu de toute autre manière (74).
80. Sans représentant élu ou reconnu d’un commun accord, comment ce peuple peut-il défendre son droit collectif à l’autodétermination devant les juridictions de l’Union (75) ?
81. Le Front Polisario n’est pas reconnu comme « le » représentant du peuple du Sahara occidental par les Nations unies (76) ou l’Union européenne (77).
82. Le Front Polisario est un mouvement de libération autoproclamé (78) qui a été créé dans le but de lutter pour un type particulier de modèle de gouvernance futur du territoire du Sahara occidental : celui de l’indépendance de ce territoire vis‑à‑vis du Royaume du Maroc et de la création d’un État sahraoui souverain et autonome (79).
83. Il n’a toutefois jamais été élu par le peuple du Sahara occidental pour incarner ce rôle et il est impossible de déterminer avec certitude si le Front Polisario bénéficie du soutien de (la majorité de) ce peuple (80).
84. Comme je l’ai expliqué au point 9 des présentes conclusions, l’exercice du droit à l’autodétermination peut aboutir à trois issues possibles, la création d’un État indépendant n’étant que l’une de ces trois issues. Reconnaître au Front Polisario la qualité de seul représentant du peuple du Sahara occidental ne serait donc pas conforme à la position neutre de l’Union européenne quant au résultat du processus d’autodétermination (81).
85. Ce type de reconnaissance n’est pas non plus un choix laissé à l’appréciation de la Cour, dès lors que cela irait à l’encontre de la décision de politique étrangère de l’Union européenne et des États membres de ne pas reconnaître de statut particulier au Front Polisario (82).
86. Toutefois, même s’il n’est pas un représentant exclusif, il est indéniable que le Front Polisario est un interlocuteur dans le processus d’autodétermination du territoire du Sahara occidental mené sous l’égide des Nations unies et qu’il est perçu dans ce processus comme exprimant les intérêts et les souhaits d’une partie (au moins) du peuple du Sahara occidental.
87. En outre, cette entité détient 20 % du territoire du Sahara occidental et exerce dès lors un contrôle effectif sur ce territoire et les populations qui y vivent (83). Le Front Polisario a donc un intérêt à défendre l’intégrité territoriale du Sahara occidental, telle qu’elle est garantie par le droit à l’autodétermination du peuple de ce territoire (84).
88. Il s’ensuit à mon sens que, dans la mesure où le Front Polisario saisit le juge de l’Union afin de faire en sorte que les relations de l’Union avec le territoire du Sahara occidental n’interfèrent pas avec les droits accordés au peuple du Sahara occidental par le droit international coutumier, le Front Polisario doit être reconnu comme possédant au moins un statut de représentant partiel de ce peuple (85).
89. S’il en était autrement, le peuple du Sahara occidental, qui, en l’état actuel des choses, n’est ni entièrement identifiable ni représenté par une entité unique ou reconnue, serait privé de toute possibilité de faire valoir, devant les juridictions de l’Union, les droits qu’il tire collectivement des règles du droit international public qui font également partie du droit de l’Union (86).
90. Ce type de solution serait incompatible avec l’État de droit, valeur consacrée à l’article 2 TUE (87) et qui est l’un des piliers constitutionnels de l’Union européenne (88).
91. Je propose donc à la Cour de confirmer l’appréciation du Tribunal selon laquelle le recours en première instance est recevable, quoique sur la base de motifs différents.
2. Sur la possibilité d’invoquer le droit international coutumier devant les juridictions de l’Union
92. Dans leurs pourvois, le Conseil et la Commission, s’appuyant sur l’arrêt Air Transport Association of America e.a., font également valoir que le Front Polisario ne saurait invoquer le droit international coutumier devant les juridictions de l’Union pour contester la validité de la décision litigieuse.
93. Je ne partage pas ce point de vue. À mon sens, la Cour peut exercer son contrôle juridictionnel à l’égard de la partie du droit international qui lie l’Union européenne afin d’apprécier la compatibilité de la décision litigieuse portant conclusion de l’accord international en cause. Le peuple du Sahara occidental est directement et individuellement concerné par cette décision, qui est susceptible de porter atteinte aux droits qu’il tire des principes du droit international coutumier.
94. En examinant la présente affaire, la Cour ne se transforme pas, contrairement à ce qui est soutenu, en juridiction internationale. Bien au contraire, il est du devoir de la Cour, du point de vue constitutionnel, de veiller à ce que, dans l’application des traités, les institutions de l’Union respectent le droit. En vertu de l’article 3, paragraphe 5, TUE, ce droit inclut le droit international coutumier et les principes inscrits dans la charte des Nations unies. En outre, aucune autre juridiction ne peut connaître de ce litige.
95. Dans la mesure où les principes du droit international coutumier trouvant à s’appliquer sont suffisamment clairs pour permettre à la Cour d’examiner si le Conseil pouvait conclure l’accord international en cause en adoptant la décision litigieuse, le Front Polisario peut invoquer ces règles du droit international devant la Cour.
D. Le Tribunal a considéré à tort comme fondé le troisième moyen soulevé par le Front Polisario
1. Interprétation de l’arrêt Conseil/Front Polisario
96. Pour rappel, les présents pourvois concernent uniquement la question de savoir si la décision litigieuse est contraire à l’interprétation de la Cour relative au droit à l’autodétermination et au principe de l’effet relatif des traités, tels qu’interprétés par la Cour dans l’arrêt Conseil/Front Polisario. Il s’avère donc nécessaire d’examiner précisément ce que la Cour a entendu établir dans cet arrêt.
97. La Cour a suivi le raisonnement suivant pour conclure que l’accord en cause ne s’appliquait pas au territoire du Sahara occidental.
98. La Cour a reconnu que le territoire du Sahara occidental constitu e un territoire non autonome au sens de l’article 73 de la charte des Nations unies (89). Elle a ensuite fait observer qu’un territoire non autonome bénéficie du droit à l’autodétermination, qui est « un droit opposable erga omnes ainsi qu’un des principes essentiels du droit international » (90). La Cour a dès lors considéré que le droit à l’autodétermination fait partie des règles de droit international applicables dans les relations entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc, que les juridictions de l’Union doivent prendre en compte (91).
99. En vertu de la charte des Nations unies , un territoire non autonome possède un « statut séparé et distinct » (92). La Cour en a conclu que les termes « territoire du Royaume du Maroc » ne pouvaient être interprétés de sorte que le Sahara occidental soit inclus dans le champ d’application territorial de l’accord d’association (93).
100. La Cour a également considéré qu’un accord international peut lier un État à l’égard d’un autre territoire, mais qu’une telle intention doit ressortir de cet accord ou être établie par ailleurs (94). Elle a néanmoins déclaré que l’on ne saurait conclure, contrairement à ce qu’a jugé le Tribunal, que l’accord d’association peut être interprété comme prévoyant tacitement son application au territoire du Sahara occidental (95).
101. La Cour s’est ensuite penchée sur le principe de l’effet relatif des traités . Elle a déclaré que ce principe constitue un principe général de droit international et qu’il est codifié à l’article 34 de la convention de Vienne (96). Conformément à ce principe, les traités internationaux ne doivent ni nuire ni profiter à des sujets tiers sans leur consentement (97).
102. Enfin, la Cour a jugé, au point 106 de l’arrêt Conseil/Front Polisario, qui fait l’objet de la discussion en l’espèce, que « le peuple du Sahara occidental doit être regardé comme étant un “tiers” au sens du principe de l’effet relatif des traités ». En conséquence, le peuple du Sahara occidental doit manifester son « consentement » pour que l’accord de libéralisation des échanges commerciaux de 2012 s’applique au territoire du Sahara occidental, et ce, « sans qu’il soit nécessaire de déterminer si une telle mise en œuvre serait de nature à lui nuire ou au contraire à lui profiter » (98).
103. Dans la mesure où il n’a pas été prouvé que le peuple du Sahara occidental ait manifesté son consentement à être visé par l’accord d’association, la Cour a jugé qu’il serait contraire au droit à l’autodétermination et au principe de l’effet relatif des traités d’interpréter cet accord de sorte qu’il s’applique au territoire du Sahara occidental (99).
104. Quelles règles peut-on dégager de ces constatations de la Cour ?
105. En ce qui concerne le droit à l’autodétermination, la Cour a clarifié deux questions. Elle a considéré, d’une part, que le droit à l’autodétermination est une règle coutumière du droit international qui s’applique erga omnes et qui lie donc l’Union européenne. La Cour a déclaré, d’autre part, que le droit à l’autodétermination exige que le Sahara occidental soit traité comme un territoire séparé du Royaume du Maroc.
106. La Cour n’a pas débattu du contenu du droit à l’autodétermination (100). Elle a toutefois indiqué que le peuple du Sahara occidental, qui bénéficie d’un droit à l’autodétermination à l’égard du territoire non autonome du Sahara occidental, doit manifester son « consentement » à un accord qui vise à s’appliquer à ce territoire.
107. La Cour est-elle parvenue à cette conclusion sur le fondement du droit à l’autodétermination ? Je ne le crois pas. Elle a déduit l’exigence du consentement des règles régissant l’effet relatif des traités, en se référant en particulier à l’article 34 de la convention de Vienne.
108. L’Union européenne n’est pas partie à la convention de Vienne, et les dispositions de cette dernière ne peuvent pas la lier. La Cour a néanmoins interprété l’article 34 de cette convention comme l’expression d’une règle coutumière du droit international (101) qui lie bel et bien l’Union dans ses actions (102).
109. L’article 34 de la convention de Vienne dispose qu’un traité ne crée ni obligations ni droits pour un État tiers sans son consentement. Bien que cette disposition se réfère au consentement des « États », la Cour a considéré que cette même règle s’appliquait à l’égard des territoires non autonomes (103).
110. S’il est possible de soutenir que cette appréciation constitue l’interprétation que la Cour donne du principe de l’effet relatif des traités, il ne saurait, en soi, être exclu, du point de vue du droit international, que l’article 34 de la convention de Vienne puisse également s’appliquer à un territoire non autonome en tant que « tiers » (104).
111. Cela ne résout toutefois pas la question de savoir comment, le cas échéant, un territoire non autonome tel que le Sahara occidental pourrait manifester son consentement à être lié par un accord international.
112. Dans l’arrêt Conseil/Front Polisario, la Cour n’a pas eu à débattre de cette question. Elle s’est contentée d’expliquer que, en réalité, le peuple du Sahara occidental n’a pas manifesté son consentement à être lié par un accord international entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc. Ce constat a permis à la Cour de conclure que l’accord d’association ne s’étendait pas au territoire du Sahara occidental : non seulement les parties ne l’ont pas expressément prévu, mais le tiers (en l’occurrence le peuple du Sahara occidental) n’a pas consenti à cette extension.
113. Dans cet arrêt, il n’était donc pas nécessaire d’examiner comment un accord conclu avec le Royaume du Maroc pouvait juridiquement s’appliquer au territoire du Sahara occidental, pour la simple raison que la Cour a considéré qu’il ne s’appliquait pas du tout au Sahara occidental. C’est donc à bon droit que le Tribunal a jugé que, « dans [les arrêts Front Polisario/Conseil et Western Sahara Campaign UK], les juridictions de l’Union ne se sont pas prononcées sur des litiges relatifs à des accords entre l’Union et le Royaume du Maroc comprenant une stipulation explicite incluant le Sahara occidental dans le champ d’application territorial de cet accord », ce qui est le cas en l’espèce.
114. Considérée sous cet angle, l’exigence du consentement, telle qu’énoncée au point 106 de l’arrêt Conseil/Front Polisario, ne doit pas être comprise comme une indication relative à la question de savoir si, ou de quelle manière, un accord entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc pourrait englober le territoire du Sahara occidental. Cette considération doit plutôt être comprise uniquement comme l’un des arguments expliquant pour quelles raisons le territoire du Sahara occidental ne pouvait entrer dans le champ d’application de l’accord en cause dans cette affaire.
115. C’est dans cette optique que j’examinerai si le Tribunal a correctement interprété l’exigence du consentement telle qu’elle découle de l’arrêt Conseil/Front Polisario.
2. L’effet relatif des traités et l’exigence du consentement
a) Les constatations du Tribunal
116. Il est constant en l’espèce que l’Union européenne et le Royaume du Maroc avaient pour intention de conclure un accord bilatéral qui s’appliquerait au territoire du Sahara occidental (105).
117. Le Tribunal a entamé son analyse sur le fond du troisième moyen soulevé par le Front Polisario en examinant si le Conseil s’était conformé à l’exigence du consentement, comme le requiert le point 106 de l’arrêt Conseil/Front Polisario.
118. Il a expliqué que, dans l’arrêt Conseil/Front Polisario, la Cour n’a pas indiqué le mode selon lequel ce consentement pouvait s’exprimer (106). Le Tribunal s’est donc penché sur la convention de Vienne afin de déterminer les modes selon lesquels le consentement peut être manifesté.
119. S’agissant des États, la convention de Vienne traite cette question aux articles 35 et 36. En vertu de ces dispositions, le consentement à l’application d’un traité qui impose des obligations à un État tiers requiert une acceptation expresse par écrit. À l’inverse, le consentement est implicite si le traité se limite à conférer des droits à l’État tiers.
120. Le Tribunal a déduit de ces dispositions de la convention de Vienne que, dès lors que l’accord litigieux ne conférait pas de droits, mais imposait des obligations au peuple du Sahara occidental (107), le consentement aurait dû être manifesté expressément (108).
121. Le Tribunal a ensuite examiné si le consentement exprès du peuple du Sahara occidental avait été recueilli, et a jugé que les consultations menées par la Commission et le SEAE ne pouvaient pas être considérées comme ayant permis de recueillir le consentement de ce peuple (109).
122. Je peux souscrire à cette constatation du Tribunal.
123. Il existe une différence entre la notion de « population » d’un territoire non autonome et la notion de « peuple » de ce territoire, dans la mesure où cette dernière implique une unité politique, assortie d’un droit à l’autodétermination, alors que cette première notion vise les habitants d’un territoire (110).
124. La Commission et le SEAE ont mené des consultations avec les « populations concernées », qui, comme le Tribunal l’a fait observer à juste titre, incluent « pour l’essentiel les populations qui se trouvent actuellement sur le territoire du Sahara occidental, indépendamment de leur appartenance ou non au peuple de ce territoire » (111). Ces consultations ne sauraient donc équivaloir à l’obtention du consentement du « peuple » du territoire non autonome du Sahara occidental.
125. Les parties et les intervenants aux présents pourvois ont longuement argumenté sur la question de savoir si les articles 35 et 36 de la convention de Vienne sont ne serait-ce qu’applicables à un territoire non autonome et contraignants à l’égard de l’Union européenne. Il existe des raisons de penser que ces dispositions ne codifient pas des règles du droit international coutumier (112), tout au moins lorsque le principe de l’effet relatif des traités est interprété comme s’appliquant aux territoires non autonomes. Si tel est bien l’état actuel du droit international, ces dispositions de la convention de Vienne ne peuvent pas lier l’Union européenne.
126. À mon sens, toutefois, la question de savoir si les articles 35 et 36 de la convention de Vienne prescrivent effectivement le mode selon lequel le consentement doit s’exprimer dans le cas d’un territoire non autonome est dénuée de pertinence.
127. Comme je l’expliquerai aux points suivants des présentes conclusions, j’estime que le peuple du Sahara occidental, en tant que « tiers » au sens de l’article 34 de la convention de Vienne, n’est pas en mesure, au vu de l’organisation qui est aujourd’hui la sienne, d’exprimer seul le consentement nécessaire. Cela ne signifie pas, toutefois, que ce consentement ne puisse pas être donné en son nom.
b) Le peuple du Sahara occidental n’est pas en mesure d’exprimer son « consentement » à être lié par l’accord litigieux
128. Si la façon dont un État exprime son consentement à être lié par un accord international est claire, la manière dont un territoire non autonome peut manifester un tel consentement est loin de l’être (113).
129. Lorsqu’un État est un tiers auquel deux autres États souhaitent étendre l’application de leur accord, cet État tiers est réputé capable, en droit international, de conclure cet accord international lui-même. C’est précisément pour cette raison qu’il doit exprimer son consentement s’il n’a pas conclu ledit accord lui-même, mais accepte d’être lié par un accord conclu par d’autres États.
130. La situation d’un « peuple », en tant que gardien du droit à l’autodétermination d’un territoire non autonome, est différente. Ce peuple ne peut pas conclure un accord international avant d’avoir exercé son droit à l’autodétermination, c’est-à-dire avant d’avoir acquis une certaine capacité à s’administrer lui-même.
131. Dans le cas particulier du peuple du Sahara occidental, il n’existe pas de représentant choisi ou accepté qui pourrait exprimer un consentement au nom de ce peuple. Même si le Front Polisario participe aux négociations politiques sur la résolution de la question du Sahara occidental, ce rôle n’est pas le même que celui d’un représentant élu ou reconnu du peuple sahraoui exprimant les aspirations collectives de celui-ci. Ce dernier rôle ne peut être attribué qu’au moyen de l’exercice du droit à l’autodétermination par le peuple sahraoui, que la communauté internationale reste incapable d’organiser (114).
132. Le peuple sahraoui ne peut exprimer sa position sans un représentant élu ou collectivement reconnu. Même si l’on identifiait clairement les individus qui appartiennent au peuple sahraoui, il serait impossible d’obtenir le consentement collectif de ce peuple au moyen de consultations avec chaque membre individuel de ce groupe.
133. Dès que le peuple sahraoui aura exercé son droit à l’autodétermination, il acquerra la capacité à exprimer son consentement à un accord international contraignant sur son territoire, voire à conclure un tel accord lui-même.
134. Avant cela, le peuple sahraoui ne pourra pas exprimer son consentement à être lié par un accord international.
135. Ainsi que le Conseil et la Commission l’ont expliqué, la notion même de « peuple ne s’administrant pas lui-même » implique que le peuple qui n’a pas encore exercé son droit à l’autodétermination ne dispose pas de moyen ou de structure pour exprimer ses souhaits ou ses décisions.
136. Cela signifie soit que quelqu’un d’autre est habilité à exprimer le consentement de ce peuple à être lié par un accord international en son nom, soit qu’un tel consentement ne peut pas être exprimé du tout.
c) Le Royaume du Maroc peut-il consentir à l’accord litigieux au nom du peuple du Sahara occidental ?
137. Si, comme je l’ai indiqué, le peuple du Sahara occidental ne peut pas exprimer son « consentement », au sens que la Cour attribue à cette notion dans l’arrêt Conseil/Front Polisario, soit au moyen de consultations de la population vivant sur le territoire du Sahara occidental, soit par l’intermédiaire du Front Polisario, qui peut approuver la conclusion d’un accord international avec le territoire du Sahara occidental au nom de ce peuple ?
138. Le cadre de référence approprié permettant de répondre à cette question est le droit de la décolonisation.
139. Ce cadre figure principalement au chapitre XI de la charte des Nations unies, intitulé « Déclaration relative aux territoires non autonomes », en particulier à l’article 73 (115).
140. C’est dans ce cadre que la Cour a interprété le sens du droit à l’autodétermination dans l’arrêt Conseil/Front Polisario (116).
141. Le chapitre XI de la charte des Nations unies est une expression de l’engagement de la communauté internationale envers le droit à l’autodétermination dans le processus de décolonisation (117).
142. L’article 73 de la charte des Nations unies énonce les règles qui régissent la situation des territoires non autonomes avant que ces derniers ne puissent exercer leur droit à l’autodétermination.
143. Cette disposition signifie tout d’abord que les territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes sont administrés par un État différent de celui dont ces populations ont la nationalité. Ladite disposition qualifie ces États de « Membres des Nations Unies qui ont ou qui assument la responsabilité d’administrer » des territoires non autonomes. Je désignerai ces États par l’expression « puissances administrantes ».
144. Avant que le peuple d’un territoire non autonome n’exerce son droit à l’autodétermination, ce qui est l’objectif ultime de l’article 73 de la charte des Nations unies, c’est la puissance administrante qui conclut les accords internationaux concernant ces territoires.
145. Il s’ensuit que c’est la puissance administrante qui est également habilitée à exprimer le « consentement » à l’application d’un accord conclu entre deux autres États au territoire que cette puissance administre.
146. Le Sahara occidental est, à cet égard, un cas unique. La liste des Nations unies de tous les territoires non autonomes restants indique la puissance administrante de chaque territoire, sauf dans le cas du Sahara occidental (118).
147. L’article 73 de la charte des Nations unies définit les puissances administrantes comme étant les « Membres des Nations Unies qui ont ou qui assument la responsabilité d’administrer des territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles‑mêmes » (119).
148. L’utilisation des termes « ont [...] la responsabilité » semble se référer aux États qui contrôlaient un territoire non autonome au moment de l’entrée en vigueur de la charte des Nations unies.
149. Dans le cas du Sahara occidental, l’État colonial qui exerçait cette responsabilité était le Royaume d’Espagne. Toutefois, l’Espagne a unilatéralement renoncé à cette responsabilité (120).
150. L’article 73 de la charte des Nations unies se réfère également aux États qui « assument la responsabilité » à l’égard d’un territoire non autonome.
151. Dans son pourvoi dans la présente affaire, le Conseil a fait valoir que l’article 73 de la charte des Nations unies s’applique au Royaume du Maroc en tant que puissance administrante, dans la mesure où cet État a assumé la responsabilité d’administrer le territoire du Sahara occidental. Tant le Conseil que la Commission ont confirmé cette position lors de l’audience. Selon les explications de ces institutions, la qualification du Royaume du Maroc en tant que puissance administrante ayant « assumé » cette responsabilité découle du fait que le Royaume du Maroc exerce un contrôle effectif sur la majorité du territoire du Sahara occidental.
152. Si le Royaume du Maroc peut être qualifié juridiquement de puissance administrante du Sahara occidental, il serait habilité en droit international à conclure un accord international au nom du territoire du Sahara occidental qui lierait ce territoire. Il serait également habilité à consentir à l’application d’un accord conclu entre des États tiers au territoire du Sahara occidental, pour autant que cet accord remplisse les conditions découlant de l’article 73 de la charte des Nations unies (voir points 180 à 190 des présentes conclusions).
153. Une partie de la doctrine réfute cette possibilité au motif que le statut de puissance administrante est un statut juridique octroyé par les Nations unies, qui, en l’absence d’une telle reconnaissance, ne peut pas être assumé unilatéralement (121).
154. Toutefois, l’article 73 de la charte des Nations unies ne lie pas le statut de puissance administrante à un quelconque type de procédure ou de reconnaissance formelle. Son libellé donne plutôt à penser qu’il se rapporte à une certaine catégorie de situations factuelles.
155. En droit international, un État qui contrôle de facto un territoire peut faire l’objet de trois qualifications juridiques, à savoir puissance souveraine, puissance administrante ou puissance occupante (122).
156. En ce qui concerne le Sahara occidental, les institutions politiques de l’Union ne considèrent pas le Royaume du Maroc comme une puissance occupante (123) ou souveraine (124), mais plutôt comme la puissance administrante. Cela signifie qu’elles acceptent la souveraineté du peuple sahraoui sur le territoire du Sahara occidental, bien que le Royaume du Maroc contrôle actuellement ce territoire.
157. Cette position n’est pas en contradiction avec la neutralité assumée par l’Union européenne vis-à-vis de l’issue du processus relatif au Sahara occidental mené sous l’égide de l’ONU, dans la mesure où la qualification en tant que puissance administrante ne fait pas obstacle à toute issue possible de l’exercice du droit à l’autodétermination (125).
158. Cette interprétation ne semble pas non plus aller à l’encontre de l’objectif du droit à l’autodétermination consacré à l’article 73 de la charte des Nations unies, pour autant qu’elle n’empêche pas le peuple d’un territoire non autonome d’exercer ce droit à l’avenir.
159. Il n’est dès lors pas contraire au droit international de considérer le Royaume du Maroc comme la puissance administrante du Sahara occidental et comme étant habilité, par voie de conséquence, à « consentir », au nom du peuple du Sahara occidental, en tant que « tiers » au sens de l’interprétation retenue par la Cour de l’effet relatif des traités, à un accord affectant le territoire du Sahara occidental.
160. Quel est l’effet de cette conclusion sur l’interprétation par la Cour de la notion de « puissance administrante » ?
161. Dans la conduite des relations extérieures de l’Union européenne, les institutions politiques de l’Union disposent d’une large marge d’appréciation (126).
162. Ce constat s’étend à l’interprétation des normes applicables dans une situation, telle que celle en cause en l’espèce, où il n’existe pas de position claire en droit international quant à la question de savoir si un État peut être considéré comme ayant assumé la responsabilité d’administrer un territoire non autonome, au sens de l’article 73 de la charte des Nations unies, au moyen d’un contrôle effectif de ce territoire.
163. En l’absence de règles claires en droit de l’Union ou en droit international susceptibles de faire obstacle à une telle position, la décision des institutions politiques de l’Union de considérer le Royaume du Maroc comme étant la puissance administrante (« de facto »), au sens de l’article 73 de la charte des Nations unies, ne peut être contestée devant la Cour (127).
164. Dans cette mesure, la Cour doit accepter la position du Conseil et de la Commission comme une interprétation possible du droit international.
165. Il est vrai que le Royaume du Maroc n’a pas accepté lui-même le statut de puissance administrante du territoire du Sahara occidental (128). Il affirme exercer sa souveraineté sur ce territoire (129).
166. Cela n’empêche toutefois pas l’Union européenne de considérer unilatéralement le Royaume du Maroc comme étant la puissance administrante (« de facto ») du territoire du Sahara occidental dans ses relations économiques avec ledit territoire.
167. La Commission a expliqué lors de l’audience que l’Union européenne agirait simplement de la sorte en recourant à des clauses « de non‑incidence », dont l’utilisation est une modalité admise (et pratique) pour nouer des relations avec des États ou territoires tiers (130).
168. Le fait que l’Union européenne et le Royaume du Maroc sont convenus de leur désaccord quant au statut du Royaume du Maroc à l’égard du territoire du Sahara occidental en concluant l’accord litigieux pourrait néanmoins, comme j’y reviendrai dans la section E des présentes conclusions, imposer aux institutions de l’Union des exigences supplémentaires à respecter pour se conformer aux obligations découlant du droit international.
169. Les développements qui précèdent mènent à la conclusion que, en adoptant la décision litigieuse, le Conseil n’a pas enfreint le principe de l’effet relatif des traités, tel qu’interprété dans l’arrêt Conseil/Front Polisario. Cette institution a recueilli le consentement du peuple du Sahara occidental comme tiers à l’accord litigieux par l’intermédiaire du Royaume du Maroc agissant en tant que puissance administrante de ce territoire.
3. Le traitement du Maroc et du Sahara occidental comme des territoires séparés
170. La seule obligation que la Cour a considérée comme contraignante à l’égard de l’Union européenne sur le fondement du droit à l’autodétermination dans l’arrêt Conseil/Front Polisario était de traiter le territoire du Sahara occidental comme étant séparé du territoire du Royaume du Maroc (131).
171. Le fait de considérer le Royaume du Maroc comme une puissance administrante au sens de l’article 73 de la charte des Nations unies ne méconnaît pas cette obligation. Bien au contraire, l’attribution unilatérale au Royaume du Maroc du statut de puissance administrante, assorti de toutes les obligations connexes découlant de ce statut, prive cet État de toute souveraineté sur le territoire du Sahara occidental (132).
172. En d’autres termes, le Royaume du Maroc a conclu séparément avec l’Union européenne un accord international relatif à son propre territoire, puis a consenti à son application au territoire séparé du Sahara occidental, qu’il administre actuellement.
173. Comme je l’explique dans mes conclusions dans l’affaire Confédération paysanne (Melons et tomates du Sahara occidental), qui sont également lues ce jour, le traitement séparé du territoire du Sahara occidental de celui du Royaume du Maroc exige que les déclarations en douane et l’étiquetage du pays d’origine des produits provenant du territoire du Sahara occidental indiquent ce territoire comme étant le lieu d’origine de ces produits, à l’exclusion de toute indication d’une origine au Royaume du Maroc (133). Cette exigence concerne notamment les produits originaires du Sahara occidental qui bénéficient d’un traitement préférentiel, sur le fondement de l’accord litigieux, lors de leur importation sur le territoire douanier de l’Union européenne.
174. Il s’ensuit que, en adoptant la décision litigieuse, le Conseil n’a pas méconnu l’exigence selon laquelle le territoire du Royaume du Maroc et celui du Sahara occidental doivent être traités comme deux territoires distincts, exigence qui, en vertu de l’interprétation retenue par la Cour dans l’arrêt Conseil/Front Polisario, découle du droit à l’autodétermination.
4. Conclusion intermédiaire
175. La décision litigieuse ne viole ni le principe de l’effet relatif des traités ni l’ aspect du droit à l’autodétermination qui était en cause dans l’arrêt Conseil/Front Polisario.
176. Je propose dès lors que la Cour annule l’arrêt attaqué en ce qu’il fait droit au troisième moyen du Front Polisario.
E. Autres obligations liant l’Union européenne sur le fondement du droit à l’autodétermination du peuple sahraoui
177. Constater que le droit à l’autodétermination n’a pas été violé en ce qui concerne l’aspect de ce droit que la Cour a eu l’occasion d’interpréter dans l’arrêt Conseil/Front Polisario ne permet pas nécessairement de considérer que les institutions de l’Union ont respecté toutes les obligations découlant du droit à l’autodétermination en concluant l’accord litigieux avec le Royaume du Maroc.
178. La Cour n’a pas encore eu l’occasion d’expliquer quelles sont les autres obligations qui incombent à l’Union européenne en vertu du droit à l’autodétermination du peuple sahraoui. Dans la mesure, cependant, où le Tribunal ne s’est pas prononcé sur cette question, elle ne relève pas des présents pourvois, de sorte que la Cour ne peut pas la clarifier de manière autonome dans la présente affaire.
179. Cela étant dit, j’estime nécessaire de mentionner brièvement deux questions découlant du droit à l’autodétermination qui sont pertinentes dans un scénario dans lequel le Royaume du Maroc est considéré par les institutions de l’Union comme la puissance administrante (« de facto ») du territoire du Sahara occidental.
180. Premièrement, l’article 73 de la charte des Nations unies impose aux puissances administrantes une obligation fréquemment qualifiée de « mission sacrée ». Cette disposition énonce le principe de la « primauté des intérêts des habitants [d’un territoire non autonome] » et prévoit que les puissances administrantes « acceptent comme une mission sacrée l’obligation de favoriser dans toute la mesure possible leur prospérité, dans le cadre du système de paix et de sécurité internationales établi par la présente Charte ».
181. Avant que le peuple sahraoui n’exerce son droit à l’autodétermination, le Royaume du Maroc, en tant que puissance administrante (« de facto ») du territoire concerné, doit agir exclusivement au profit des « habitants du territoire » du Sahara occidental. Le consentement exprimé par le Royaume du Maroc au nom du peuple sahraoui sous l’angle de l’effet relatif des traités doit également respecter cette obligation.
182. L’article 73 de la charte des Nations unies impose en principe l’obligation d’accepter cette « mission sacrée » à la puissance administrante. Il va de soi, néanmoins, que la Cour n’est pas compétente pour s’ériger en juge du respect, par un État étranger, du droit international public, en ce compris les principes de la charte des Nations unies.
183. En dépit de cela, le droit à l’autodétermination prévu à l’article 73 de la charte des Nations unies pourrait également imposer des obligations aux États (ou organisations internationales) qui nouent des relations avec une puissance administrante à l’égard du territoire non autonome qu’elle administre.
184. Dans le contexte de la présente affaire, le Conseil et la Commission ont considéré que l’obligation d’accepter ladite « mission sacrée » s’adressait également à l’Union européenne dans ses relations avec la puissance administrante (« de facto ») du territoire non autonome du Sahara occidental. Même si l’Union européenne n’est pas partie à la charte des Nations unies, elle est liée par celle-ci dans ses engagements extérieurs en vertu de l’article 21 TUE.
185. Il y a donc lieu de considérer que les institutions de l’Union ne peuvent conclure des accords relatifs au Sahara occidental avec le Royaume du Maroc en tant que puissance administrante de ce territoire que si ces accords profitent aux « habitants de ce territoire ».
186. Cette obligation revêt à mon sens une importance accrue en raison du fait que le Royaume du Maroc se considère non pas comme la puissance administrante du territoire du Sahara occidental, mais comme l’État souverain sur ce territoire. Le Royaume du Maroc ne s’estime donc pas lié par l’obligation d’accepter la « mission sacrée » normalement assumée par les puissances administrantes en vertu de l’article 73 de la charte des Nations unies. Les institutions de l’Union doivent donc s’assurer que les accords conclus profitent aux « habitants du territoire » du Sahara occidental, comme l’exige l’article 73 de la charte des Nations unies.
187. Cette conclusion suscite nécessairement des interrogations qui n’ont pas été débattues devant le Tribunal : que faut-il entendre par « habitants du territoire » à l’article 73 de la charte des Nations unies ? Les consultations menées par la Commission et le SEAE répondent‑elles à l’exigence selon laquelle il incombe aux institutions de l’Union de vérifier que l’accord litigieux profite aux « habitants du territoire » ?
188. Deuxièmement, il reste à déterminer quelles obligations les institutions de l’Union doivent respecter pour se conformer au droit du peuple sahraoui à la jouissance des ressources naturelles du territoire non autonome du Sahara occidental.
189. L’on peut se demander si le droit à la jouissance des ressources naturelles est un droit autonome qui émane du principe de la souveraineté étatique ou s’il constitue un élément du droit à l’autodétermination (134). Dans chaque cas, toutefois, ce droit semble faire partie du droit international coutumier (135) et, par conséquent, lie l’Union européenne.
190. S’agissant de l’exploitation des ressources naturelles des territoires non autonomes, il apparaît qu’un certain consensus existe autour de la lettre de Hans Corell de 2002 (136), selon lequel les puissances administrantes peuvent exploiter des ressources naturelles si celles-ci sont exploitées au bénéfice des peuples des territoires non autonomes ou en consultation avec leurs représentants (137).
191. L’accord litigieux n’autorise pas en lui-même l’utilisation des ressources naturelles du territoire du Sahara occidental. Il affecte néanmoins indirectement ce droit. Quelles obligations lient les institutions de l’Union dans ce contexte ?
192. Les institutions de l’Union pouvaient-elles considérer que leur obligation de ne pas enfreindre le droit du peuple sahraoui à la jouissance de ses ressources naturelles était respectée du fait de l’issue des consultations avec la population locale, dont il ressort que la majorité des personnes ayant participé à ces consultations a jugé bénéfique l’extension du traitement tarifaire préférentiel à des produits originaires du territoire du Sahara occidental ?
193. Même si le Tribunal a débattu de l’adéquation des consultations dans son arrêt, c’était aux fins de déterminer si elles pouvaient être assimilées à l’expression, par le peuple du Sahara occidental, de son « consentement » à l’accord litigieux, sous l’angle de l’effet relatif des traités (138). Répondre à cette même question dans le contexte du droit à la jouissance des ressources naturelles nécessite une appréciation nouvelle et différente.
194. Les questions soulevées dans la présente section n’ont pas été débattues dans la procédure devant le Tribunal. Cette juridiction, à tort selon moi, a considéré que les institutions de l’Union n’ont pas satisfait à l’exigence du consentement découlant de l’arrêt Conseil/Front Polisario. Ces questions semblent toutefois relever des autres moyens invoqués par le Front Polisario dans son recours en annulation. C’est pourquoi il me paraît nécessaire de renvoyer l’affaire devant le Tribunal.
IV. Conséquences
195. En application de l’article 61 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, la Cour peut, lorsque le litige est en état d’être jugé, statuer elle‑même définitivement sur celui-ci.
196. Cette condition n’est pas remplie en l’espèce.
197. Si je conclus que le troisième moyen invoqué par le Front Polisario en première instance doit être rejeté comme non fondé pour les raisons qui précèdent, j’estime cependant que, s’agissant des autres moyens non encore examinés par le Tribunal, le litige n’est pas en état d’être jugé par la Cour.
198. Je suis donc d’avis que l’affaire doit être renvoyée devant le Tribunal pour qu’il statue (139).
V. Conclusion
199. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour :
– de rejeter partiellement les pourvois comme non fondés et de déclarer le recours introduit par le Front populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro (Front Polisario) recevable ;
– d’accueillir partiellement les pourvois, d’annuler l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 29 septembre 2021, Front Polisario/Conseil (T‑279/19, EU:T:2021:639) en ce qu’il fait droit au troisième moyen invoqué par le Front Polisario, et de rejeter ce moyen ;
– de renvoyer l’affaire devant le Tribunal de l’Union européenne pour qu’il statue sur les moyens sur lesquels il ne s’est pas prononcé, et
– de réserver les dépens.