CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MACIEJ SZPUNAR
présentées le 30 septembre 2021 (1) (i)
Affaire C‑389/20
CJ
contre
Tesorería General de la Seguridad Social (TGSS)
[demande de décision préjudicielle formée par le Juzgado de lo Contencioso-Administrativo nº 2 de Vigo (tribunal administratif au niveau provincial nº 2 de Vigo, Espagne)]
« Renvoi préjudiciel – Égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale – Directive 79/7/CEE – Article 4, paragraphe 1 – Prohibition de toute discrimination fondée sur le sexe – Employés de maison – Protection contre le risque de chômage – Exclusion – Désavantage particulier pour les travailleurs féminins – Objectifs légitimes de politique sociale – Proportionnalité »
I. Introduction
1. Ainsi que la Cour l’a déjà déclaré, « le droit de ne pas être discriminé en raison de son sexe constitue l’un des droits fondamentaux de la personne humaine, dont la Cour est tenue d’assurer le respect » (2).
2. Par le présent renvoi préjudiciel, le Juzgado de lo Contencioso-Administrativo nº 2 de Vigo (tribunal administratif au niveau provincial nº 2 de Vigo, Espagne) soumet à la Cour des questions ayant pour objet, notamment, l’interprétation de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7/CEE (3), dans le contexte d’une disposition nationale au titre de laquelle les prestations de chômage sont exclues des prestations octroyées par un régime légal de sécurité sociale à une catégorie de travailleurs dans son ensemble. En l’espèce, c’est l’activité des employés de maison, un groupe composé en très grande majorité de personnes de sexe féminin, qui est au cœur des questions de la juridiction de renvoi.
3. Existe-t-il ici une discrimination indirecte, interdite par la directive 79/7 ? C’est à cette question que je vais tâcher de répondre dans les présentes conclusions.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
1. La directive 79/7
4. Le deuxième considérant de la directive 79/7 énonce :
« [C]onsidérant qu’il convient de mettre en œuvre le principe de l’égalité de traitement en matière de sécurité sociale en premier lieu dans les régimes légaux qui assurent une protection contre les risques de maladie, d’invalidité, de vieillesse, d’accident du travail, de maladie professionnelle et de chômage, ainsi que dans les dispositions concernant l’aide sociale dans la mesure où elles sont destinées à compléter les régimes précités ou à y suppléer ; »
5. L’article 1er de cette directive prévoit :
« La présente directive vise la mise en œuvre progressive, dans le domaine de la sécurité sociale et autres éléments de protection sociale prévu à l’article 3, du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, ci-après dénommé “principe de l’égalité de traitement”. »
6. L’article 3, paragraphe 1, de ladite directive dispose :
« La présente directive s’applique :
a) aux régimes légaux qui assurent une protection contre les risques suivants :
[...]
– chômage ;
[...] »
7. L’article 4, paragraphe 1, de la même directive énonce :
« Le principe de l’égalité de traitement implique l’absence de toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement par référence, notamment, à l’état matrimonial ou familial, en particulier en ce qui concerne :
– le champ d’application des régimes et les conditions d’accès aux régimes,
– l’obligation de cotiser et le calcul des cotisations,
[...] »
2. La directive 2006/54/CE
8. L’article 1er de la directive 2006/54/CE (4), intitulé « Objet », prévoit :
« La présente directive vise à garantir la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail.
À cette fin, elle contient des dispositions destinées à mettre en œuvre le principe de l’égalité de traitement en ce qui concerne :
a) l’accès à l’emploi, y compris la promotion, et à la formation professionnelle ;
b) les conditions de travail, y compris les rémunérations ;
c) les régimes professionnels de sécurité sociale.
[...] »
9. L’article 2 de cette directive, intitulé « Définitions », dispose, à son paragraphe 1 :
« Aux fins de la présente directive, on entend par :
[...]
f) “régimes professionnels de sécurité sociale”: les régimes non régis par la directive [79/7] qui ont pour objet de fournir aux travailleurs, salariés ou indépendants, groupés dans le cadre d’une entreprise ou d’un groupement d’entreprises, d’une branche économique ou d’un secteur professionnel ou interprofessionnel, des prestations destinées à compléter les prestations des régimes légaux de sécurité sociale ou à s’y substituer, que l’affiliation à ces régimes soit obligatoire ou facultative. »
B. Le droit espagnol
1. La LGSS
10. L’article 251 de la Ley General de la Seguridad Social (loi générale sur la sécurité sociale), dans sa version consolidée approuvée par le Real Decreto Legislativo 8/2015 por el que se aprueba el texto refundido de la Ley General de la Seguridad Social (décret royal législatif 8/2015, portant approbation du texte révisé de la loi générale sur la sécurité sociale), du 30 octobre 2015 (5) (ci-après la « LGSS »), intitulé « Action protectrice », dispose :
« Les travailleurs relevant du système spécial applicable aux employés de maison ont droit aux prestations de sécurité sociale selon les modalités et les conditions établies au présent régime général de la sécurité sociale, avec les particularités suivantes :
[...]
d) La protection octroyée par le système spécial applicable aux employés de maison ne comprend pas la protection contre le chômage. »
11. L’article 264 de la LGSS, intitulé « Personnes protégées », prévoit, à son paragraphe 1 :
« Sont couverts par la protection contre le chômage, à la condition qu’ils prévoient de cotiser à ce titre :
a) les travailleurs salariés qui relèvent du régime général de la sécurité sociale ;
b) les travailleurs salariés relevant des régimes spéciaux de la sécurité sociale qui couvrent ce risque, avec les particularités fixées par voie réglementaire ;
[...] »
2. Le décret royal 625/1985
12. L’article 19 du Real Decreto 625/1985, por el que se desarrolla la Ley 31/1984, de 2 de agosto, de Protección por Desempleo (décret royal 625/1985, portant application de la loi 31/1984, du 2 août 1984, relative à la protection contre le chômage), du 2 avril 1985 (6), intitulé « Cotisation », prévoit, à son paragraphe 1 :
« Sont tenus de cotiser au titre du risque de chômage l’ensemble des entreprises et des travailleurs relevant du régime général et des régimes spéciaux de la sécurité sociale qui offrent une protection contre ce risque. L’assiette de la cotisation au titre du risque de chômage est la même que celle prévue pour les accidents du travail et les maladies professionnelles. »
III. Les faits à l’origine du litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
13. CJ est employée de maison et travaille pour un employeur, personne physique. Depuis le mois de janvier 2011, elle est affiliée au système spécial de la sécurité sociale applicable aux employés de maison (ci-après le « système spécial applicable aux employés de maison »).
14. Le 8 novembre 2019, CJ a adressé à la Tesorería General de la Seguridad Social (trésorerie générale de la sécurité sociale, ci-après la « TGSS ») une demande de cotiser au titre de la protection contre le risque de chômage afin d’acquérir le droit aux prestations. Cette demande était assortie du consentement écrit de son employeur à verser la cotisation demandée.
15. Par décision du 13 novembre 2019, la TGSS a rejeté cette demande au motif que, CJ étant affiliée au système spécial applicable aux employés de maison, la possibilité de cotiser à ce système en vue d’obtenir une protection contre le risque de chômage était expressément exclue par l’article 251, sous d), de la LGSS. Cette décision a été confirmée par la TGSS par sa décision du 19 décembre 2019, prise à la suite d’un recours hiérarchique introduit par CJ.
16. Le 5 juin 2020, CJ a formé un recours contre la seconde décision de la TGSS devant le Juzgado de lo Contencioso-Administrativo nº 2 de Vigo (tribunal administratif au niveau provincial no 2 de Vigo), en faisant valoir, en substance, que cette disposition nationale (ci-après la « disposition en cause au principal ») place les employés de maison dans une situation de détresse sociale lorsque leur emploi cesse pour des raisons qui ne leur sont pas imputables. Cette situation se traduirait par l’impossibilité d’accéder non seulement à la prestation de chômage, mais également aux autres aides sociales subordonnées à l’extinction du droit à cette prestation.
17. C’est dans ces conditions que le Juzgado de lo Contencioso-Administrativo nº 2 de Vigo (tribunal administratif au niveau provincial no 2 de Vigo) a, par décision du 29 juillet 2020, parvenue au greffe de la Cour le 14 août 2020, décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 4, paragraphe 1, de la [directive 79/7], disposition qui consacre l’égalité de traitement et s’oppose à toute discrimination directe ou indirecte fondée sur le sexe en ce qui concerne l’obligation de cotiser, ainsi que l’article 5, sous b) de la [directive 2006/54], disposition qui contient la même interdiction de discrimination directe ou indirecte fondée sur le sexe en ce qui concerne l’application des régimes sociaux et les conditions d’accès à ceux-ci, ainsi que l’obligation de cotiser et le calcul des cotisations, doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une disposition nationale telle que l’article 251, sous d), de la LGSS, prévoyant que [“]la protection octroyée par le système spécial applicable aux employés de maison ne comprend pas la protection contre le chômage” ?
2) Si la Cour devait répondre par l’affirmative à la première question, faut-il considérer que cette disposition législative constitue un exemple de discrimination interdite au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous e) et/ou k), de la directive 2006/54, dans la mesure où les destinataires de la disposition en cause, à savoir l’article 251, sous d), de la LGSS, sont presque exclusivement des femmes ? »
18. Des observations écrites ont été déposées par la TGSS, le gouvernement espagnol ainsi que par la Commission européenne. Des observations orales ont été présentées au nom de CJ, de la TGSS, du gouvernement espagnol ainsi que de la Commission lors de l’audience qui s’est tenue le 30 juin 2021.
IV. Analyse
A. Sur la recevabilité
19. Dans leurs observations écrites, la TGSS et le gouvernement espagnol mettent en cause la recevabilité de la demande de décision préjudicielle et des questions que celle-ci comporte.
20. Tout d’abord, la TGSS fait valoir que le litige au principal est artificiel en ce sens que CJ aurait saisi la juridiction de renvoi sur la base de motifs fallacieux. En effet, le litige porterait non pas sur un prétendu droit à cotiser, mais sur la reconnaissance du droit de sécurité sociale aux prestations de chômage.
21. Ensuite, la TGSS et le gouvernement espagnol soutiennent que cette reconnaissance relève de la compétence des juridictions sociales et que, en conséquence, la juridiction de renvoi, en tant que juridiction administrative, n’est pas compétente pour connaître de ce litige. Il n’existerait dès lors, selon ce gouvernement, aucun lien entre la solution de la présente demande de décision préjudicielle et celle du litige au principal.
22. La TGSS soutient également que, au cas où le litige au principal porterait effectivement sur la reconnaissance d’un droit à cotiser, l’interprétation de la directive 79/7 ne serait pas nécessaire pour permettre à la juridiction de renvoi de statuer sur cette demande. En effet, la question de la portée de l’action protectrice du système spécial applicable aux employés de maison serait distincte de celle du financement de ce système.
23. Enfin, sans soulever expressément d’exception d’irrecevabilité, le gouvernement espagnol affirme que la directive 79/7 n’est pas applicable au litige en cause au principal. En outre, il avance que les questions préjudicielles doivent être déclarées irrecevables dans la mesure où elles portent sur la directive 2006/54. Sans soulever formellement une fin de non-recevoir, la Commission relève, elle aussi, que cette dernière directive n’est pas applicable en l’espèce.
24. Je considère que, à l’exception de celui relatif à la directive 2006/54, ces arguments doivent être écartés.
25. En premier lieu, s’agissant de l’allégation selon laquelle le litige au principal serait artificiel et les questions préjudicielles hypothétiques, il y a lieu de rappeler que les questions préjudicielles sur le droit de l’Union bénéficient d’une présomption de pertinence (7).
26. La juridiction de renvoi indique que ce litige porte sur la reconnaissance, aux employés de maison, du droit de sécurité sociale aux prestations de chômage. En effet, par son recours, CJ conteste le rejet par la TGSS d’une demande de cotiser pour couvrir le risque de chômage non pas en tant qu’exercice d’un prétendu droit à cotiser, mais afin d’acquérir le droit aux prestations de chômage. Il ressort de la décision de renvoi que ce rejet est fondé sur une décision de politique législative qui consiste à refuser aux employés de maison la possibilité d’accéder aux prestations sociales de chômage (8). Ainsi, selon la juridiction de renvoi, dès lors que l’article 251, sous d), de la LGSS, qui met en œuvre cette décision, s’applique à un groupe de travailleurs relevant du système spécial applicable aux employés de maison composé presque exclusivement de femmes, cette disposition est, en ce qui concerne le champ d’application d’un régime légal de sécurité sociale, susceptible de constituer une discrimination indirecte fondée sur le sexe, interdite par la directive 79/7.
27. Dans la mesure où la décision de renvoi comporte d’amples précisions sur la pertinence des questions posées, la Cour ne saurait, à mon sens, rejeter la demande préjudicielle au motif qu’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal (9).
28. En deuxième lieu, l’allégation selon laquelle la juridiction de renvoi ne serait pas compétente, en vertu des règles du droit national, pour connaître de ce litige, en ce qu’il porte sur la reconnaissance du droit de sécurité sociale aux prestations de chômage et relève, partant, de la compétence des juridictions sociales, ne peut suffire à entraîner l’irrecevabilité de la demande de décision préjudicielle, dans la mesure où il n’appartient pas à la Cour de remettre en cause l’appréciation, par la juridiction de renvoi, des règles nationales d’organisation et de procédures judiciaires (10). En effet, elle doit s’en tenir à la décision de renvoi émanant d’une juridiction d’un État membre, tant qu’elle n’a pas été rapportée dans le cadre des voies de recours prévues éventuellement par le droit national (11). À cet égard, je rappelle que, en ce qui concerne l’interprétation des dispositions du droit national, la Cour est en principe tenue de se fonder sur les qualifications résultant de la décision de renvoi, étant donné que, selon une jurisprudence constante, la Cour n’est pas compétente pour interpréter le droit interne d’un État membre (12).
29. En troisième et dernier lieu, s’agissant de l’argument selon lequel les questions préjudicielles ne seraient pas recevables, fondé sur la supposée non-applicabilité des directives 79/7 et 2006/54 au litige au principal, il y a lieu de constater que, dans la mesure où ce litige porte, ainsi que l’indique la juridiction de renvoi, sur l’existence d’une prétendue discrimination indirecte fondée sur le sexe, la directive 79/7 est applicable au litige au principal. En effet, cette discrimination concerne le champ d’application du régime légal espagnol de sécurité sociale qui assure une protection contre, notamment, le risque de chômage.
30. En revanche, la directive 2006/54 n’est pas applicable en l’espèce. En effet, il ressort de l’article 1er de cette directive que celle-ci vise à garantir la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail, et contient des dispositions destinées à mettre en œuvre ce principe en ce qui concerne, notamment, les conditions de travail, y compris les rémunérations. On ne saurait inclure dans les notions de « conditions de travail » et « rémunérations » les régimes ou les prestations de sécurité sociale, comme la prestation de chômage, réglés directement par la loi à l’exclusion de tout élément de concertation au sein de l’entreprise ou de la branche professionnelle intéressée et obligatoirement applicables à des catégories générales de travailleurs (13). En outre, il découle de la lecture combinée de l’article 1er, deuxième alinéa, sous c), et de l’article 2, paragraphe 1, sous f), de ladite directive que celle-ci s’applique non pas aux régimes légaux, mais aux régimes professionnels de sécurité sociale.
31. À la lumière de ces observations, j’estime que la seconde question préjudicielle doit être rejetée comme étant irrecevable. Je propose néanmoins à la Cour de considérer que la présente demande de décision préjudicielle est recevable.
B. Sur le fond
1. La reformulation de la première question préjudicielle
32. Pour les raisons exposées au point 30 des présentes conclusions, je propose à la Cour de ne répondre qu’à la première question préjudicielle, tout en la reformulant.
33. La Cour est en effet essentiellement interrogée sur la question de savoir si l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une disposition nationale qui exclut des prestations octroyées par un régime légal de sécurité sociale aux employés de maison les prestations de chômage, lorsqu’il est constaté que ces employés sont presque exclusivement des femmes.
34. En vue de proposer une réponse utile à cette question, j’examinerai, en premier lieu, si la disposition en cause au principal relève du champ d’application de la directive 79/7 (section 2). Dans la mesure où il apparaît que les prestations de chômage relèvent de cette directive, j’examinerai, en second lieu, si l’exclusion de ces prestations de celles octroyées par le système spécial applicable aux employés de maison prévue à l’article 251, sous d), de la LGSS constitue, ainsi que le suggère la juridiction de renvoi, une discrimination indirecte fondée sur le sexe, prohibée par cette directive (section 3).
2. La disposition en cause au principal relève-t-elle du champ d’application de la directive 79/7 ?
35. Compte tenu des développements formulés dans le cadre de l’analyse de la recevabilité de la demande préjudicielle, je serai bref en ce qui concerne cette question.
36. En premier lieu, je relève que, par son recours, CJ conteste le rejet par la TGSS de sa demande de cotiser pour couvrir le risque de chômage afin d’acquérir le droit aux prestations de chômage. En second lieu, je tiens à souligner que ces prestations relèvent du champ d’application matériel de la directive 79/7 dans la mesure où elles s’inscrivent dans le cadre d’un régime légal de protection contre l’un des risques énumérés à l’article 3, paragraphe 1, sous a), de cette directive (14).
37. Partant, je considère que la disposition en cause au principal relève du champ d’application matériel de la directive 79/7.
3. L’exclusion des prestations de chômage des prestations octroyées par le système spécial de la sécurité sociale applicable aux employés de maison prévue par la disposition en cause au principal constitue-t-elle une discrimination indirecte fondée sur le sexe au sens de la directive 79/7 ?
38. La juridiction de renvoi éprouve des doutes quant à la compatibilité de l’article 251, sous d), de la LGSS avec le droit de l’Union. En effet, le groupe de travailleurs relevant du système spécial applicable aux employés de maison serait constitué presque exclusivement de personnes de sexe féminin. Dès lors, cette disposition serait constitutive d’une discrimination indirecte fondée sur le sexe en ce qu’elle refuserait aux femmes relevant de ce groupe la possibilité d’accéder à la prestation sociale de chômage, en les empêchant de cotiser pour couvrir ce risque.
39. Les parties au principal et les intéressés sont partagés sur le point de savoir s’il existe une telle discrimination indirecte à l’égard des employés de maison. Le gouvernement espagnol soutient que la différence de traitement qui consiste à exclure du système spécial applicable aux employés de maison la protection contre le risque de chômage n’est pas constitutive d’une discrimination indirecte fondée sur le sexe. La TGSS ne nie pas l’existence d’une telle discrimination, mais la considère justifiée et soutient que la disposition nationale en cause au principal est proportionnée (15). Quant à la Commission, elle fait valoir que cette disposition est manifestement constitutive d’une discrimination indirecte et éprouve des doutes tant sur certaines raisons de la justification que sur la proportionnalité.
40. En vue de déterminer si la disposition en cause au principal constitue une discrimination indirecte fondée sur le sexe au sens de la directive 79/7, j’aborderai, tout d’abord, la question de savoir si cette disposition instaure une inégalité de traitement en fait fondée sur le sexe. J’examinerai, ensuite, si une telle inégalité peut être objectivement justifiée au regard des dispositions de la directive 79/7 et, enfin, le cas échéant, si celle-ci est proportionnée.
a) La disposition en cause au principal instaure-t-elle une inégalité de traitement fondée sur le sexe ?
41. Je rappelle, d’emblée, que la Cour a jugé à maintes reprises que, dans l’exercice de leur compétence pour aménager leurs systèmes de sécurité sociale et pour déterminer, en l’absence d’une harmonisation au niveau de l’Union, les conditions d’octroi des prestations en matière de sécurité sociale, les États membres doivent respecter le droit de l’Union (16).
42. Conformément à l’article 1er de la directive 79/7, celle-ci vise la mise en œuvre progressive, dans le domaine de la sécurité sociale et des autres éléments de protection sociale prévu à l’article 3, du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale (17). L’article 4, paragraphe 1, de cette directive précise que « [l]e principe d’égalité de traitement implique l’absence de toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement [...], en particulier en ce qui concerne [...] le champ d’application des régimes et les conditions d’accès aux régimes ».
43. Il s’ensuit que l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7, qui met en œuvre le principe de non-discrimination fondée sur le sexe en matière de sécurité sociale, doit être respecté par les États membres lorsqu’ils exercent leur compétence en matière de sécurité sociale et, en particulier, de prestations de chômage.
1) Sur l’argument du gouvernement espagnol relatif à l’absence de comparabilité des situations
44. Je rappelle d’emblée que, selon une jurisprudence constante de la Cour, une discrimination consiste dans l’application de règles différentes à des situations comparables ou dans l’application de la même règle à des situations différentes (18). À cet égard, il convient de préciser que, aux fins des objectifs du droit social de l’Union, la notion de « discrimination indirecte » est avant tout liée au traitement différent de situations comparables (19).
45. Le gouvernement espagnol estime, en se fondant sur l’arrêt MB (Changement de sexe et pension de retraite) (20), que la situation des employés de maison n’est pas comparable à celle des autres travailleurs du régime général et, en conséquence, qu’il n’existe aucune discrimination indirecte fondée sur le sexe.
46. Cet argument ne me convainc pas. Non seulement il y a lieu de constater que les deux situations concernées sont comparables du point de vue des droits aux prestations de chômage, mais le gouvernement espagnol, en faisant référence à cet arrêt, semble confondre les notions de « discrimination directe » et de « discrimination indirecte » (21).
47. Je tiens à rappeler qu’il ressort de la décision de renvoi que la disposition en cause au principal constituerait non pas une discrimination directe, mais une discrimination indirecte fondée sur le sexe, au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7. Contrairement à l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt MB (Changement de sexe et pension de retraite) (22), il ressort de la présente décision de renvoi que la disposition en cause au principal est formulée de façon neutre. En effet, cette disposition s’applique indistinctement aux employés de maison de l’un ou de l’autre sexe et, dès lors, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur le sexe qui pourrait être mise en cause par l’absence de comparabilité de la situation des employés de maison avec celle d’autres travailleurs (23).
48. Par conséquent, il y a lieu d’écarter l’argument du gouvernement espagnol.
2) Sur l’existence d’un désavantage particulier pour les personnes d’un sexe par rapport à des personnes de l’autre sexe
49. Le gouvernement espagnol soutient que la différence de traitement instaurée par la clause d’exclusion n’entraîne pas un préjudice pour les employés concernés (24).
50. Toutefois, il convient de rappeler, ainsi qu’une partie de la doctrine l’a considéré, que l’existence d’un préjudice n’est pas une condition d’existence de la discrimination indirecte. Ainsi, même si un préjudice peut souvent être l’indice d’une discrimination, la notion de « discrimination » n’implique pas, comme telle, l’existence de celui-ci (25). Il s’agit donc de savoir si une mesure nationale donnée est susceptible d’avoir un « effet préjudiciable ou disparate » sur des personnes appartenant à un groupe par rapport à l’effet qu’elle a sur les personnes appartenant à un autre groupe (26).
51. Cela étant précisé, je pense que le gouvernement espagnol a voulu dire que la disposition en cause au principal n’instaure pas un désavantage particulier pour les employés de maison.
52. Je ne suis pas d’accord avec cet argument. J’estime au contraire que la disposition en cause au principal instaure un désavantage particulier pour les employés de maison, comme je vais le faire valoir dans les considérations qui suivent.
53. En premier lieu, je relève que la directive 79/7 ne définit pas la notion de « discrimination indirecte » (27). Toutefois, il ressort de la jurisprudence de la Cour que cette notion doit, dans le contexte de cette directive, être comprise de la même manière que dans le contexte de la directive 2006/54. Cette dernière définit, à son article 2, paragraphe 1, sous b), la notion de « discrimination indirecte fondée sur le sexe » comme « la situation dans laquelle une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre désavantagerait particulièrement des personnes d’un sexe par rapport à des personnes de l’autre sexe » (28). Selon la Cour, l’existence d’un tel désavantage particulier pourrait être établie, notamment, s’il était prouvé qu’une réglementation telle que celle en cause au principal affecte négativement une proportion significativement plus importante des personnes d’un sexe par rapport à des personnes de l’autre sexe (29).
54. À cet égard, je rappelle que la question de savoir si l’utilisation d’un critère formellement neutre constitue une discrimination indirecte dépend des circonstances factuelles de l’espèce (30). Partant, il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier, compte tenu de ces circonstances, si la disposition en cause au principal peut être qualifiée de « mesure indirectement discriminatoire » au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7.
55. Dans ce contexte, les données statistiques jouent un rôle fondamental dans la constatation de l’existence d’un désavantage en fait des personnes d’un sexe par rapport aux personnes de l’autre sexe. Toutefois, il revient au juge national d’apprécier la fiabilité de ces données et si elles peuvent être prises en compte (31). Si celui-ci considère qu’un pourcentage plus élevé de femmes que d’hommes est concerné par la clause d’exclusion prévue par la disposition en cause au principal, cette dernière constituerait une inégalité de traitement contraire à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7.
56. En second lieu, en l’espèce, il ne semble ressortir ni de la décision de renvoi ni des informations présentées lors de l’audience que les données statistiques fassent défaut. Si la disposition nationale en cause au principal n’établit pas de distinction entre les personnes des deux sexes, les statistiques fournies par la juridiction de renvoi indiquent cependant que, au sein du groupe des employés de maison, les femmes sont désavantagées dans une proportion écrasante. Cette juridiction indique que ces données n’ont nullement été contestées par la TGSS et que la disposition en cause au principal désavantage les employés de maison (32).
57. Pour apprécier ces données, je rappelle qu’il ressort d’une jurisprudence constante de la Cour, d’une part, qu’il appartient au juge national de prendre en considération l’ensemble des travailleurs soumis à la réglementation nationale dans laquelle la différence de traitement trouve sa source, en l’occurrence l’article 251, sous d), de la LGSS, et, d’autre part, que la meilleure méthode de comparaison consiste à comparer les proportions respectives des travailleurs qui sont et qui ne sont pas affectés par la prétendue différence de traitement au sein de la main-d’œuvre féminine relevant du champ d’application de cette réglementation et les mêmes proportions au sein de la main-d’œuvre masculine en relevant (33).
58. Si l’on applique cette méthode dans la présente affaire, d’une part, il convient de prendre en compte non seulement les affiliés au régime spécial de la sécurité sociale applicable aux employés de maison, mais également l’ensemble des travailleurs soumis au régime général de la sécurité sociale espagnol, y compris ceux relevant des systèmes spéciaux, au sein duquel ces affiliés sont intégrés, dans la mesure où la réglementation en cause au principal contribue à définir le champ d’application personnel des prestations applicables à tous les affiliés du régime général, à savoir les prestations de chômage (34).
59. À cet égard, il ressort de l’article 264, paragraphe 1, de la LGSS que tous les travailleurs salariés soumis au régime général de la sécurité sociale ont en principe droit aux prestations de chômage. En effet, en réponse à une question posée par la Cour lors de l’audience, la TGSS a expliqué que, à la date du 31 mai 2021, en Espagne, 15 872 720 travailleurs salariés relevaient de ce régime général. Au sein de ce groupe, la proportion d’hommes et de femmes était plus ou moins similaire, à savoir, respectivement, 51,04 % et 48,96 % (35), et 14 259 814 travailleurs cotisaient au titre de chômage tandis que 1 612 906 n’y cotisaient pas.
60. D’autre part, la TGSS a précisé lors de l’audience que, en ce qui concerne le système spécial applicable aux employés de maison, dont relevaient, à la même date, 384 175 travailleurs salariés, la proportion d’hommes et de femmes diffère grandement. Plus précisément, la juridiction de renvoi indique que les femmes représentent presque 100 % des travailleurs qui relèvent de ce système. À cet égard, la TGSS a également indiqué lors de l’audience, concernant les données relatives à cette même date, que le groupe des employés de maison était représenté par 17 171 hommes et 366 991 femmes. Il résulte de ces données que, à la date concernée, ce groupe était composé à 95,53 % de femmes.
61. Les statistiques présentées devant la juridiction de renvoi et confirmées par la TGSS lors de l’audience mettent en évidence que la clause d’exclusion en cause au principal affecte négativement une proportion significativement plus importante des employés de maison de sexe féminin que de sexe masculin.
62. Je suis donc d’avis que si la juridiction de renvoi, sur la base des données statistiques que je viens d’examiner et, le cas échéant, d’autres éléments pertinents, parvenait à la conclusion que la disposition en cause au principal désavantage particulièrement les employés de maison de sexe féminin, il y aurait lieu de considérer que cette disposition est contraire à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7, à moins qu’elle ne soit justifiée par des facteurs objectifs et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe (36).
63. Par conséquent, il convient maintenant d’analyser la question de savoir si l’inégalité de traitement instaurée par la disposition en cause au principal au détriment des employés de maison de sexe féminin peut être objectivement justifiée au regard de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7 (37).
b) L’inégalité de traitement instaurée par la disposition en cause au principal peut-elle être objectivement justifiée au regard des dispositions de la directive 79/7 ?
64. Dans leurs observations écrites, la TGSS et le gouvernement espagnol font valoir, notamment, que la différence de traitement à l’égard des employés de maison est justifiée par des objectifs tirés des caractéristiques spécifiques de cette catégorie d’employés et du statut de leurs employeurs, ainsi que par des objectifs de protection des travailleurs, de sauvegarde du niveau d’emploi dans ce secteur et de lutte contre le travail illégal et la fraude.
65. Se pose donc la question de savoir si ces motifs sont objectifs et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe. Selon la Cour, tel est le cas en particulier si les moyens choisis répondent à un but légitime de politique sociale, sont aptes à atteindre l’objectif poursuivi par la réglementation en cause et sont nécessaires à cet effet (38). En outre, de tels moyens ne sauraient être considérés comme étant propres à garantir l’objectif invoqué que s’ils répondent véritablement au souci de l’atteindre et s’ils sont mis en œuvre de manière cohérente et systématique (39).
1) Sur le contrôle de la légitimité du but de politique sociale auquel répond la clause d’exclusion prévue par la disposition en cause au principal
66. En premier lieu, je rappelle que les objectifs de politique sociale sont généralement considérés par la Cour comme des objectifs d’intérêt général légitimes. La protection contre le risque de chômage fait partie intégrante de la politique sociale relevant de la compétence des États membres.
67. Notamment, dans le contexte de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, la Cour a déjà jugé que la promotion de l’embauche constitue incontestablement un objectif légitime de politique sociale (40). En particulier, s’agissant de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7, la Cour a accepté comme motif objectif de justification, eu égard à l’accès à un régime légal d’assurance chômage, la lutte contre l’augmentation des emplois illégaux et des manœuvres de contournement (41).
68. Dans ce contexte, la Cour a parfois admis que les États membres disposent « d’une marge d’appréciation raisonnable » en ce qui concerne la nature des mesures de protection sociale et les modalités concrètes de leur réalisation (42), tandis qu’elle a, dans ses décisions plus récentes, indiqué que ceux-ci disposent « d’une large marge d’appréciation » (43). En particulier, dans le cadre des discriminations indirectes fondées sur le sexe, au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7, la Cour a jugé que, en choisissant les mesures susceptibles de réaliser les objectifs de leur politique sociale et d’emploi, les États membres disposent d’une large marge d’appréciation (44).
69. Il y a lieu de relever que cette jurisprudence de la Cour a fait l’objet de critiques de la part de la doctrine, qui lui reproche ce changement d’approche (45). Cela étant précisé, je souligne que, indépendamment du fait que l’accent est mis sur le caractère « raisonnable » ou « large » de la marge d’appréciation des États membres dans le choix des mesures susceptibles de réaliser les objectifs de leur politique sociale, la Cour a néanmoins jugé que cette marge d’appréciation ne saurait avoir pour effet de vider de sa substance la mise en œuvre d’un principe fondamental du droit de l’Union tel que celui de l’égalité de traitement (46).
70. Dans ce contexte, je rappelle que, pour qu’une différence de traitement ne soit pas constitutive d’une discrimination indirecte, elle doit se justifier par des facteurs objectifs et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe (47). Certes, comme je l’ai déjà indiqué (48), la Cour considère que tel est en particulier le cas si les moyens choisis répondent à un but légitime de la politique sociale de l’État membre dont la législation est en cause, sont aptes à atteindre l’objectif poursuivi par celle-ci et sont nécessaires à cet effet (49). Ainsi, d’une part, c’est à l’État membre de prouver que la réglementation en cause répond à un objectif légitime et que ce dernier est étranger à toute discrimination fondée sur le sexe, et, d’autre part, c’est à la juridiction de renvoi de déterminer si, et dans quelle mesure, la disposition législative concernée est justifiée par un tel facteur objectif, la Cour étant compétente pour donner des indications, tirées du dossier de l’affaire au principal ainsi que des observations écrites et orales qui lui ont été soumises, de nature à permettre à la juridiction nationale de statuer (50).
71. S’agissant de l’identification des objectifs poursuivis par le système spécial applicable aux employés de maison, on ne saurait contester que les motifs avancés par le gouvernement espagnol et la TGSS relatifs à la promotion de l’embauche et à la sauvegarde des niveaux d’emploi, ainsi qu’à la protection de travailleurs, à la lutte contre le travail illégal et à la fraude sociale, constituent des objectifs légitimes de politique sociale. Toutefois, il convient de rappeler que, dans le cadre d’une discrimination indirecte, la justification objective ne saurait consister uniquement à énumérer une série d’objectifs de politique sociale qui semblent, à première vue, légitimes : ces objectifs doivent être étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe (51). À cet égard, la Cour a déclaré à maintes reprises que de simples affirmations générales ne suffisent pas pour faire apparaître que l’objectif d’une règle nationale est étranger à toute discrimination fondée sur le sexe (52). Partant, il convient encore de vérifier le caractère objectivement étranger à toute discrimination fondée sur le sexe des motifs de politique sociale allégués par le gouvernement espagnol et la TGSS.
2) Sur la vérification du caractère objectivement étranger à toute discrimination fondée sur le sexe des motifs invoqués
72. En ce qui concerne l’objectif de justification tiré des caractéristiques de la branche d’activité des employés de maison et de la sauvegarde du niveau d’emploi, dans ses observations écrites, le gouvernement espagnol soutient, d’une part, que la branche d’activité des employés de maison est traditionnellement sensible à la charge que pourraient entraîner les obligations administratives et les coûts de l’emploi de la sécurité sociale pour les employeurs (chefs de famille) et les employés et, d’autre part, qu’il s’agit d’un secteur ayant historiquement un taux d’emploi élevé. Cela justifierait l’exclusion de la couverture d’un risque tel que celui du chômage, qui aurait une moindre incidence pour ce groupe de travailleurs.
73. La TGSS a invoqué comme justification possible de la limitation de l’action protectrice de la sécurité sociale à l’égard des employés de maison le statut différent de leurs employeurs, qui seraient non pas des entrepreneurs exploitant une unité de production classique, mais des chefs de famille du foyer (53). En outre, la TGSS souligne, dans ses observations écrites, que, dans la mesure où l’activité de ces employés exige peu de qualifications et est donc généralement rémunérée au salaire minimum, il pourrait être « plus commode » pour ces travailleurs d’accéder à la protection contre le risque de chômage que de continuer à fournir leurs services, ou d’alterner périodes de travail effectif et repos en touchant l’assurance chômage, avec un effet d’incitation à la fraude.
74. S’agissant de l’objectif de justification tiré de la lutte contre le travail illégal et la fraude, le gouvernement espagnol soutient, dans ses observations écrites, que l’exclusion du système spécial applicable aux employés de maison de la protection contre le risque de chômage est justifiée par l’objectif légitime d’éviter des charges et des coûts sociaux qui aggraveraient le problème du travail illégal et, donc, la vulnérabilité de ces employés. En outre, les spécificités de la relation de travail des employés de maison engendreraient des difficultés supplémentaires lors de la vérification de certaines conditions essentielles pour l’accès à la prestation de chômage, telles que le caractère involontaire de la cessation du travail ou la difficulté de procéder à des contrôles et à des inspections pour vérifier l’existence des situations d’incompatibilité ou de fraude, en raison de l’inviolabilité du domicile des employeurs, lieu de travail de ces employés.
75. Dans ce contexte, le gouvernement espagnol et la TGSS indiquent que l’éventuelle inclusion de la protection contre le risque de chômage dans ce système spécial emporterait nécessairement une augmentation des cotisations, ce qui pourrait impliquer une augmentation du travail illégal, sans affiliation ni versement de cotisations de sécurité sociale, avec pour effet une moindre protection des employés relevant dudit système.
76. Ainsi que je l’ai indiqué au point 67 des présentes conclusions, ces objectifs de politique sociale, que j’examinerai conjointement, sont, en principe, des objectifs légitimes (54). J’avoue cependant nourrir des doutes quant au caractère non discriminatoire de ces objectifs, et ce pour les raisons suivantes.
77. En premier lieu, il suffit de relever que les systèmes de sécurité sociale sont souvent fondés sur un modèle de famille dans lequel la personne de sexe masculin, auquel est attribué d’office la qualité de chef de famille, est considérée comme celle exerçant un travail et supportant toutes les charges liées à son ménage (55). Pour cette raison, il convient d’examiner, lors de l’examen de « la justification objective », si certains objectifs de politique sociale invoqués pour justifier la différence de traitement des personnes de sexe féminin sont ancrés dans des rôles stéréotypés ou des stéréotypes de genre pouvant se trouver à l’origine de discriminations indirectes ou systémiques (56). Ce modèle, dans lequel perdurent des stéréotypes au regard du rôle des hommes et des femmes dans la société (57), ne correspond plus à la réalité de la société en Europe. En effet, les femmes intègrent aujourd’hui le marché du travail à tous les niveaux, la position des mères et des pères tend à être comparable en ce qui concerne la parentalité et l’éducation des enfants (58), ou il y a de nouvelles formes de structures familiales, notamment les familles monoparentales, qui ne répondent plus au modèle classique de famille.
78. En second lieu, ainsi que l’a soutenu la doctrine, une conception de l’égalité entre les personnes des deux sexes qui consolide le modèle traditionnel de la spécialisation des rôles masculins et féminins a pour effet, d’une part, d’ignorer la ségrégation professionnelle et la situation défavorable des personnes de sexe féminin sur le marché de travail, « en autorisant le maintien des inégalités entre les travailleurs typiques et atypiques dans les systèmes de sécurité sociale » (59). D’autre part, « les personnes qui n’adoptent pas le modèle traditionnel d’activité professionnelle, et notamment les travailleurs “atypiques”, sont alors conçues comme économiquement dépendantes d’un travailleur “typique” » (60). Une telle conception de l’égalité légitime le maintien et le développement de formes multiples de « familialisation des droits » (61).
79. Dans ce contexte, pouvons‑nous admettre que les objectifs examinés sont étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe ?
80. Je pense que non.
81. Premièrement, les motifs fondés sur les caractéristiques des employés de maison (travailleurs peu qualifiés et rétribués au salaire minimum) ou sur celles de leurs employeurs (chef de famille) semblent basés plutôt sur des stéréotypes de genre et, partant, difficilement étrangers à une discrimination érigée sur le sexe (62). La TGSS affirme que, si les employés de maison étaient protégés contre le risque de chômage, il serait « plus commode » pour ces travailleurs d’« alterner périodes de travail effectif et repos en touchant l’assurance chômage, avec un effet d’incitation à la fraude ». Si cet effet était avéré eu égard à ces caractéristiques, alors, en toute logique, tous les travailleurs peu qualifiés et rémunérés au salaire minimum du marché de travail relevant des autres secteurs devraient également être exclus de la prestation de chômage. Or tel n’est pas le cas (63). Par conséquent, il n’existe pas, à mon avis, de rapport entre les motifs de justification invoqués par la TGSS et l’exclusion des employés de maison des prestations de chômage par la disposition en cause au principal.
82. Deuxièmement, le gouvernement espagnol justifie cette exclusion par l’objectif de sauvegarde du niveau d’emploi de la catégorie d’activité des employés de maison, en faisant référence, d’une part, à l’incidence moindre qu’aurait le chômage sur ce groupe de travailleurs, constitué en majorité de personnes de sexe féminin, et, d’autre part, au fait que, selon lui, l’éventuelle inclusion de la protection contre le chômage dans le système spécial applicable aux employés de maison emporterait nécessairement une augmentation des cotisations, et, donc, l’augmentation du travail illégal. Or cette exclusion conduit, à mon sens, à renforcer la conception sociale traditionnelle des rôles en permettant, en outre, non seulement d’exploiter la position structurellement plus faible des personnes qui intègrent le secteur des employés de maison, mais également de sous‑estimer la valeur du travail des employés de ce secteur (64), qui devrait, au contraire, être reconnu et valorisé par la société.
83. Au vu de ces considérations, j’estime que les objectifs invoqués par le gouvernement espagnol et la TGSS, relatifs à la sauvegarde du niveau d’emploi dans le secteur des employés de maison et aux caractéristiques de ce secteur ou à la lutte contre le travail illégal, ne sauraient être étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe et, partant, ne sauraient justifier une discrimination au détriment de personnes de sexe féminin.
84. Pour le cas où la Cour considérerait néanmoins que la clause d’exclusion prévue par la disposition en cause au principal répond à des objectifs légitimes et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe, je vais examiner la question de savoir si cette clause est apte à atteindre l’objectif poursuivi par la disposition en cause au principal et est nécessaire à cet effet (65).
c) La disposition en cause au principal est-elle proportionnée ?
1) Sur l’aptitude et la nécessité
85. Ainsi que l’a indiqué la Cour, il n’apparaît pas déraisonnable pour les autorités nationales d’un État membre d’estimer qu’une mesure concrète puisse être appropriée et nécessaire pour atteindre les objectifs allégués à des fins de protection sociale des travailleurs (66). Néanmoins, une mesure telle que celle en cause au principal, qui exclut une certaine catégorie de travailleurs, en l’espèce les employés de maison, des prestations du chômage, peut-elle être considérée comme appropriée et nécessaire ?
86. Je rappelle qu’il ressort de la jurisprudence constante de la Cour que de simples affirmations générales concernant l’aptitude d’une mesure déterminée à sauvegarder l’emploi et à lutter contre le travail illégal ne sauraient suffire à démontrer que l’objectif de la disposition en cause au principal est étranger à toute discrimination fondée sur le sexe ni à fournir des éléments permettant raisonnablement d’estimer que les moyens choisis étaient aptes à la réalisation de cet objectif (67).
87. Se pose donc la question de savoir si la clause d’exclusion en cause au principal peut être considérée comme étant une mesure propre à garantir ces objectifs de politique sociale (68). Pour cela, cette clause doit répondre véritablement au souci d’atteindre cet objectif et doit être mise en œuvre de manière cohérente et systématique (69).
88. D’une part, j’ai des doutes en ce qui concerne la capacité de la clause concernée à poursuivre les objectifs légitimes invoqués, et ce pour les raisons exposées aux points 77 à 82 des présentes conclusions.
89. D’autre part, s’agissant de l’exigence relative à la mise en œuvre cohérente et systématique de cette clause, j’estime que la juridiction de renvoi pourrait vérifier les aspects suivants.
90. En premier lieu, il convient de noter qu’il ressort des observations orales de CJ que la seule catégorie de travailleurs exclue de la protection contre le risque de chômage serait celle des employés de maison.
91. À cet égard, la TGSS a indiqué lors de l’audience que sont également exclues de la protection contre le risque de chômage des personnes relevant d’autres catégories d’activités, au sein desquelles la proportion des personnes de l’un et l’autre sexe est similaire, telles que les participants aux programmes de formations et les parlementaires. Elle a également souligné que les personnes relevant de certains groupes ne cotisant pas au titre du chômage, telles que les gérants et/ou les administrateurs de sociétés commerciales, professionnelles ou assimilées ainsi que les ministres du culte, sont, en majorité, des hommes. Pour des raisons évidentes, les exemples donnés ne sont pas pertinents (70).
92. En deuxième lieu, il ressort des observations du gouvernement espagnol que le système spécial applicable aux employés de maison couvre les risques professionnels relatifs aux accidents du travail et aux maladies professionnelles. Dès lors, il convient de vérifier si le risque de fraude ou la difficulté de procéder à des contrôles sont effectivement plus importants au regard des prestations de chômage, exclues pour les employés de maison, qu’au regard des autres prestations reconnues à ces employés (71).
93. En troisième lieu, je partage l’avis de la Commission selon lequel il convient d’examiner la sévérité de la mesure choisie pour lutter contre le travail illégal et la fraude. En effet, j’observe que l’exclusion absolue d’une catégorie de travailleurs, telle que les employés de maison, de la protection contre le risque de chômage, en tant que mesure de « protection sociale », ne semble pas bénéficier à ces travailleurs. J’ai donc du mal à envisager comment une clause d’exclusion, telle que celle en cause au principal, qui prétend lutter contre le travail illégal, mais qui semble aggraver la situation de détresse sociale de cette catégorie de travailleurs, pourrait être considérée comme cohérente. Il en irait autrement d’une mesure de lutte contre le travail illégal destinée à contrôler l’obtention frauduleuse des prestations de chômage, qui serait cohérente avec l’objectif de protection sociale des employés de maison et ne pénaliserait pas les employés de maison (72).
94. En quatrième lieu, s’agissant, en particulier, du lien qu’a établi la TGSS entre l’augmentation des cotisations et le travail illégal (73), il ressort de ses observations écrites que la création du système spécial applicable aux employés de maison et intégré dans le régime général en 2012 (74) avait, au contraire, conduit à une augmentation notable des affiliations de ces travailleurs (75), mettant ainsi en lumière le travail illégal antérieur (76). Dès lors, on ne saurait constater l’existence d’un lien de causalité entre l’augmentation des cotisations et le travail illégal.
95. En cinquième lieu, se pose la question de savoir si le fait que le lieu de travail est le domicile de l’employeur justifie le choix de la mesure d’exclusion en cause. Il serait donc pertinent de vérifier quelle est l’importance de l’influence du lieu de travail sur un tel choix. En effet, comment le fait que la prestation du service a lieu au domicile de l’employeur peut-il conduire à exclure les prestations de chômage des prestations octroyées aux employés de maison, mais ne conduit pas à exclure d’autres prestations sociales dont bénéficient ces employés, telle que celle relative aux accidents de travail ou à la maladie ?
96. Dans cette ligne, s’agissant de l’aspect systématique, la juridiction de renvoi pourrait également vérifier si, eu égard aux prestations de chômage, le lieu de travail a la même influence sur la situation d’autres travailleurs dont le lieu de travail est également le domicile de l’employeur (jardiniers, chauffeurs particuliers, etc.) ou leur propre domicile (travailleurs indépendants) que sur la situation des employés de maison (77). À cet égard, se pose également la question de savoir quelles sont les exigences relatives à l’inspection d’un domicile et d’une entreprise (78).
97. Enfin, en sixième et dernier lieu, il pourrait être pertinent de savoir s’il existe d’autres prestations sociales reconnues aux employés de maison qui pourraient compenser l’absence de protection contre le risque de chômage (79). Sur ce point, CJ a fait valoir lors de l’audience, en réponse à une question posée par la Cour, que non seulement il n’existe pas d’autre prestation qui pourrait compenser l’absence de protection contre ce risque, mais, en outre, que l’exclusion de cette protection conduit à priver les employés de maison du bénéfice d’autres prestations, telle celle pour incapacité permanente (80).
98. À cet égard, le gouvernement espagnol et la TGSS font valoir qu’une allocation exceptionnelle pour absence d’activité a récemment été instaurée (81) au bénéfice des affiliés au système spécial applicable aux employés de maison qui, en raison de la crise sanitaire provoquée par la pandémie de Covid-19, auraient vu leur activité réduite ou terminée. Toutefois, il y a lieu de noter que cette allocation exceptionnelle est temporaire. Dans ses observations écrites, la TGSS indique elle‑même que ladite allocation « demeurerait en vigueur pendant un mois (à compter de la date d’ouverture du droit), durée qui pourrait être prorogée par périodes d’un mois par adoption d’un décret‑loi royal ».
99. Compte tenu des considérations qui précèdent, je suis d’avis que la disposition en cause au principal n’apparaît pas comme étant propre à garantir les objectifs de lutte contre le travail illégal et la fraude ainsi que de sauvegarde de l’emploi, dans la mesure où cette disposition ne semble ni répondre véritablement au souci d’atteindre ces objectifs ni être mise en œuvre de manière cohérente et systématique (82).
100. Par conséquent, j’estime que la clause d’exclusion prévue par la disposition en cause au principal, en interdisant de manière absolue l’accès à la prestation de chômage à tous les employés de maison, va au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs poursuivis.
2) Conclusion intermédiaire
101. Je suis d’avis que la disposition en cause au principal comporte une discrimination indirecte au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7, dès lors qu’elle n’est pas justifiée par des facteurs objectifs et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe.
4. Remarques supplémentaires
102. Pour finir mon analyse, je souhaite relever les deux éléments suivants.
103. D’une part, il ressort des observations écrites de la Commission ainsi que des observations orales de CJ que le décret royal 1620/2011, du 14 novembre 2011, dispose, à sa deuxième disposition additionnelle, que le ministère du Travail constituera un groupe d’experts pour élaborer, avant le 31 décembre 2012, un rapport concernant, notamment, « [l]a viabilité de l’établissement d’un système de protection contre le chômage adapté aux particularités de l’activité du service domestique qui garantisse les principes de contribution, de solidarité et de durabilité financière ». Tant la Commission que CJ ont souligné que, à ce jour, cette disposition ne semble pas avoir été appliquée.
104. D’autre part, l’article 14 de la convention nº 189 de l’Organisation internationale du travail sur les travailleuses et travailleurs domestiques, approuvée le 16 juin 2011, stipule que « [t]out Membre doit prendre des mesures appropriées, conformément à la législation nationale et en tenant dûment compte des caractéristiques spécifiques du travail domestique, afin d’assurer que les travailleurs domestiques jouissent, en matière de sécurité sociale [...], de conditions qui ne soient pas moins favorables que celles de l’ensemble des travailleurs ». La Commission relève que si le Royaume d’Espagne n’a pas encore ratifié cette convention, il est toutefois membre de l’Organisation internationale du travail (83).
V. Conclusion
105. À la lumière des considérations qui précèdent, je propose à la Cour d’apporter la réponse suivante aux questions déférées par le Juzgado de lo Contencioso-Administrativo n° 2 de Vigo (tribunal administratif au niveau provincial nº 2 de Vigo, Espagne) :
L’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une disposition nationale qui exclut des prestations octroyées par un régime légal de sécurité sociale aux employés de maison les prestations de chômage lorsqu’il est constaté que ces employés sont presque exclusivement des femmes.
i La note en bas de page 12 du présent texte a fait l’objet d’une modification d’ordre typographique, postérieurement à sa première mise en ligne.