Language of document : ECLI:EU:C:2018:371

ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)

31 mai 2018 (*)

« Renvoi préjudiciel – Contrôle des opérations de concentration d’entreprises – Règlement (CE) n° 139/2004 – Article 7, paragraphe 1 –Réalisation d’une concentration avant la notification à la Commission européenne et la déclaration de compatibilité avec le marché commun – Interdiction – Portée – Notion de “concentration” – Résiliation d’un accord de coopération avec un tiers par l’une des entreprises parties à la concentration »

Dans l’affaire C‑633/16,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Sø- og Handelsretten (tribunal des affaires maritimes et commerciales, Danemark), par décision du 25 novembre 2016, parvenue à la Cour le 7 décembre 2016, dans la procédure

Ernst & Young P/S

contre

Konkurrencerådet,

LA COUR (cinquième chambre),

composée de M. J. L. da Cruz Vilaça, président de chambre, M. A. Tizzano (rapporteur), vice‑président de la Cour, M. A. Borg Barthet, Mme M. Berger et M. F. Biltgen, juges,

avocat général : M. N. Wahl,

greffier : Mme C. Strömholm, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 15 novembre 2017,

considérant les observations présentées :

–        pour Ernst & Young P/S, par Mes G. Holtsø et J. Plum, advokater,

–        pour le gouvernement danois, par M. C. Thorning, en qualité d’agent, assisté de Me J. Pinborg, advokat,

–        pour la Commission européenne, par M. G. Conte et Mme T. Vecchi, en qualité d’agents, assistés de Me H. Peytz, advokat,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 18 janvier 2018,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’article 7, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises (« le règlement CE sur les concentrations ») (JO 2004, L 24, p. 1).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un recours en annulation formé par Ernst & Young P/S devant le Sø- og Handelsretten (tribunal des affaires maritimes et commerciales, Danemark) contre une décision du Konkurrencerådet (Conseil de la concurrence, Danemark) par laquelle celui-ci a constaté que, d’une part, Ernst & Young, Ernst & Young Europe LLP, Ernst & Young Godkendt Revisionsaktieselskab, Ernst & Young Global Limited et EYGS LLP (ci-après, ensemble, les « sociétés EY ») et, d’autre part, KPMG Statsautoriseret Revisionspartnerselskab, Komplementarselskabet af 1. januar 2009 Statsautoriseret Revisionsaktieselskab et KPMG Ejendomme Flintholm K/S (ci-après, ensemble, les « sociétés KPMG DK ») avaient violé l’interdiction de mettre en œuvre une opération de concentration avant son autorisation par le Conseil de la concurrence (ci-après l’« obligation de suspension »), conformément à l’article 12 c, paragraphe 5, de la konkurrencelov (loi danoise sur la concurrence).

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3        Les considérants 5, 6, 20 et 34 du règlement n° 139/2004 sont libellés comme suit :

« (5)      Il convient [...] de s’assurer que le processus de restructuration n’entraîne pas de préjudice durable pour la concurrence. Par conséquent, le droit communautaire doit comporter des dispositions applicables aux concentrations susceptibles d’entraver de manière significative une concurrence effective dans le marché commun ou une partie substantielle de celui-ci.

(6)      Un instrument juridique spécifique est donc nécessaire sous la forme d’un règlement qui permette un contrôle effectif de toutes les concentrations en fonction de leur effet sur la structure de concurrence dans la Communauté et qui soit le seul applicable à de telles concentrations. [...]

[...]

(20)      Il est utile de définir la notion de concentration de telle sorte qu’elle couvre les opérations entraînant un changement durable du contrôle des entreprises concernées et donc de la structure du marché. Il convient par conséquent d’inclure dans le champ d’application du présent règlement toutes les entreprises communes accomplissant de manière durable toutes les fonctions d’une entité économique autonome. Il convient en outre de traiter comme une concentration unique des opérations qui sont étroitement liées en ce qu’elles font l’objet d’un lien conditionnel ou prennent la forme d’une série de transactions sur titres effectuées dans un délai raisonnablement bref.

[...]

(34)      Pour assurer un contrôle efficace, il y a lieu d’obliger les entreprises à notifier préalablement leurs concentrations qui ont une dimension communautaire après la conclusion de l’accord, l’annonce de l’offre publique d’achat ou d’échange ou l’acquisition d’une participation de contrôle. [...] La réalisation des concentrations devrait être suspendue jusqu’à l’adoption d’une décision finale. Le cas échéant, une dérogation à cette suspension pourrait toutefois être accordée, à la demande des entreprises concernées. [...] »

4        L’article 3 de ce règlement, intitulé « Définition de la concentration », prévoit, à ses paragraphes 1 et 2 :

« 1.      Une concentration est réputée réalisée lorsqu’un changement durable du contrôle résulte :

a)      de la fusion de deux ou de plusieurs entreprises ou parties de telles entreprises, ou

b)      de l’acquisition, par une ou plusieurs personnes détenant déjà le contrôle d’une entreprise au moins ou par une ou plusieurs entreprises, du contrôle direct ou indirect de l’ensemble ou de parties d’une ou de plusieurs autres entreprises, que ce soit par prise de participations au capital ou achat d’éléments d’actifs, contrat ou tout autre moyen.

2.      Le contrôle découle des droits, contrats ou autres moyens qui confèrent, seuls ou conjointement et compte tenu des circonstances de fait ou de droit, la possibilité d’exercer une influence déterminante sur l’activité d’une entreprise, et notamment :

a)      des droits de propriété ou de jouissance sur tout ou partie des biens d’une entreprise ;

b)      des droits ou des contrats qui confèrent une influence déterminante sur la composition, les délibérations ou les décisions des organes d’une entreprise. »

5        L’article 4 dudit règlement, intitulé « Notification préalable des concentrations et renvoi en prénotification à la demande des parties notifiantes », dispose, à son paragraphe 1, premier alinéa :

« Les concentrations de dimension communautaire visées par le présent règlement doivent être notifiées à la Commission avant leur réalisation et après la conclusion de l’accord, la publication de l’offre publique d’achat ou d’échange ou l’acquisition d’une participation de contrôle. »

6        L’article 7 du même règlement, intitulé « Suspension de la concentration », prévoit, à ses paragraphes 1 à 3 :

« 1.      Une concentration de dimension communautaire telle que définie à l’article 1er ou qui doit être examinée par la Commission en vertu de l’article 4, paragraphe 5, ne peut être réalisée ni avant d’être notifiée ni avant d’avoir été déclarée compatible avec le marché commun par une décision prise en vertu de l’article 6, paragraphe 1, point b), ou de l’article 8, paragraphes 1 ou 2, ou sur la base de la présomption établie à l’article 10, paragraphe 6.

2.      Le paragraphe 1 ne fait pas obstacle à la réalisation d’une offre publique d’achat ou d’échange ou d’opérations par lesquelles le contrôle au sens de l’article 3 est acquis par l’intermédiaire de plusieurs vendeurs au moyen d’une série de transactions sur titres, y compris sur ceux qui sont convertibles en d’autres titres admis à être négociés sur un marché tel qu’une bourse de valeurs pour autant :

a)      que la concentration soit notifiée sans délai à la Commission conformément à l’article 4, et

b)      que l’acquéreur n’exerce pas les droits de vote attachés aux participations concernées ou ne les exerce qu’en vue de sauvegarder la pleine valeur de son investissement et sur la base d’une dérogation octroyée par la Commission conformément au paragraphe 3.

3.      La Commission peut, sur demande, octroyer une dérogation aux obligations prévues aux paragraphes 1 ou 2. La demande d’octroi d’une dérogation doit être motivée. Lorsqu’elle se prononce sur la demande, la Commission doit prendre en compte notamment les effets que la suspension peut produire sur une ou plusieurs entreprises concernées par la concentration ou sur une tierce partie, et la menace que la concentration peut présenter pour la concurrence. Cette dérogation peut être assortie de conditions et de charges destinées à assurer des conditions de concurrence effective. Elle peut être demandée et accordée à tout moment, que ce soit avant la notification ou après la transaction. »

7        L’article 21 du règlement n° 139/2004, intitulé « Application du règlement et compétence », énonce, à son paragraphe 1 :

« Le présent règlement est seul applicable aux concentrations telles que définies à l’article 3, et les règlements du Conseil (CE) n° 1/2003 [du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101] et [102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1)], (CEE) n° 1017/68 [...], (CEE) n° 4056/86 [...] et (CEE) n° 3975/87 [...] ne sont pas applicables, sauf aux entreprises communes qui n’ont pas de dimension communautaire et qui ont pour objet ou pour effet la coordination du comportement concurrentiel d’entreprises qui restent indépendantes. »

 Le droit danois

8        L’article 12 c de la loi danoise sur la concurrence dispose :

« 1.      L’autorité danoise de la concurrence et des consommateurs décide si une concentration peut être autorisée ou interdite.

[...]

5.      Une concentration visée par la présente loi ne peut être réalisée avant d’être notifiée ou d’être autorisée par l’autorité danoise de la concurrence et des consommateurs en application du paragraphe 1.

[...]

6.      L’autorité danoise de la concurrence et des consommateurs peut octroyer une dérogation aux dispositions du paragraphe 5 et peut l’assortir de conditions et de charges destinées à assurer des conditions de concurrence effective. »

9        Il ressort de l’exposé des motifs de l’article 12 c de la loi danoise sur la concurrence que les règles danoises relatives au contrôle des concentrations sont fondées sur les dispositions du règlement n° 139/2004 et doivent être interprétées conformément à celles-ci, en ce qui concerne la définition et la portée tant de la notion de « concentration » que de l’obligation de suspension.

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

10      Le 18 novembre 2013, les sociétés KPMG DK ont conclu un accord de concentration avec les sociétés EY (ci-après l’« accord de concentration »).

11      À l’époque des faits, les sociétés KPMG DK et EY étaient des cabinets d’audit fournissant des services de commissariat aux comptes ou de révision d’entreprise et d’expertise comptable au Danemark.

12      À la date de la conclusion de l’accord de concentration, les sociétés KPMG DK étaient membres d’un réseau international de cabinets d’audit indépendants dénommé KPMG International Cooperative (ci-après « KPMG International »). Les sociétés KPMG DK n’étant pas structurellement intégrées au réseau KPMG International, un accord de coopération avait été conclu le 15 février 2010 entre les sociétés KPMG DK et KPMG International (ci-après l’« accord de coopération »). En vertu de cet accord, les sociétés KPMG DK disposaient du droit exclusif de faire partie de KPMG International au Danemark et de faire usage des marques de KPMG International pour leurs actions commerciales dans cet État membre.

13      L’accord de coopération contenait également des clauses relatives à la répartition des clients, à l’obligation de fournir des prestations de services aux clients d’autres États et à une compensation annuelle pour pouvoir faire partie du réseau. En outre, il prévoyait que les cabinets d’audit participants ne pouvaient pas conclure entre eux des contrats commerciaux tels que des partenariats ou des coentreprises. Cet accord instituait également une coopération volontaire et intégrée entre les cabinets d’audit participants, travaillant sur la base de normes et de procédures communes et qui, à l’égard des clients, se présentaient comme étant un réseau global, même si chacun d’eux était une entreprise autonome et indépendante du point de vue du droit de la concurrence.

14      Suivant les termes de l’accord de concentration, dès la signature de celui-ci, les sociétés KPMG DK devaient annoncer que, en vue d’une concentration avec les sociétés EY, elles se retiraient de KPMG International à compter, au plus tard, du 30 septembre 2014. En vertu de l’accord de coopération, la dénonciation de celui-ci par l’une des parties devait avoir lieu avec un préavis d’au moins six mois avant la clôture de l’exercice fiscal de KPMG International.

15      Il est constant entre les parties au principal que la concentration en question n’était pas de dimension communautaire, au sens du règlement n° 139/2004, qu’elle devait faire l’objet d’une notification aux autorités compétentes danoises et que sa réalisation était soumise à l’autorisation préalable de ces autorités.

16      Après avoir signé l’accord de concentration le 18 novembre 2013, les sociétés KPMG DK ont, le même jour, dénoncé l’accord de coopération à compter du 30 septembre 2014. La dénonciation de l’accord de coopération n’était pas en elle-même soumise à l’approbation des autorités de la concurrence.

17      La conclusion de l’accord de concentration a été rendue publique le 19 novembre 2013.

18      Le 20 novembre 2013, KPMG International a rendu publique son intention de maintenir une présence sur le marché danois et, à ces fins, elle a, le 21 novembre 2013, créé une nouvelle activité d’audit et de contrôle des comptes au Danemark, alors même que l’accord de coopération était toujours en vigueur.

19      Plusieurs clients des sociétés KPMG DK ont décidé de changer de commissaires aux comptes ou de commissaires réviseurs, décidant de recourir soit à KPMG International, soit à d’autres opérateurs.

20      Les sociétés KPMG DK et EY ont mis en œuvre la procédure de prénotification dès que l’accord de concentration a été rendu public et les premiers contacts avec les autorités danoises ont été pris dès le 21 novembre 2013.

21      L’opération a été notifiée, le 13 décembre 2013, à la Konkurrence‑ og Forbrugerstyrelsen (autorité de la concurrence et des consommateurs, Danemark) et la concentration a été autorisée par décision du Conseil de la concurrence du 28 mai 2014, sous réserve de quelques engagements à prendre par les parties. Après cette autorisation, les sociétés KPMG DK et KPMG International se sont entendues pour mettre fin à l’accord de coopération à partir du 30 juin 2014.

22      Par décision du 17 décembre 2014 (ci-après la « décision attaquée »), le Conseil de la concurrence a constaté que les sociétés KPMG DK, en dénonçant l’accord de coopération, le 18 novembre 2013, conformément à l’accord de concentration, à savoir avant que le Conseil de la concurrence n’ait autorisé la concentration, avait méconnu l’interdiction, prévue par la loi danoise sur la concurrence, de mise en œuvre d’une concentration avant cette autorisation.

23      Le Conseil de la concurrence fonde la décision attaquée sur une appréciation d’ensemble des circonstances de fait, selon laquelle la dénonciation de l’accord de coopération est, notamment, propre à la concentration, irréversible et susceptible de produire des effets sur le marché au cours de la période comprise entre cette dénonciation elle-même et l’autorisation de la concentration. En particulier, le Conseil de la concurrence a considéré qu’il n’était pas nécessaire d’établir que ladite dénonciation était à l’origine des effets qui se sont produits sur le marché, le fait qu’elle soit susceptible de les produire étant suffisant.

24      Ernst & Young a, le 1er juin 2015, saisi le Sø- og Handelsretten (tribunal des affaires maritimes et commerciales) d’un recours en annulation dirigé contre la décision attaquée, contestant, notamment, l’interprétation faite par le Conseil de la concurrence de la portée de l’interdiction de mise en œuvre d’une concentration avant l’autorisation de cette concentration par le Conseil de la concurrence, ainsi que les fondements de la décision attaquée et l’incidence que la dénonciation de l’accord de coopération aurait eu sur le marché.

25      Ernst & Young a, par ailleurs, souligné que la solution du litige au principal aura des incidences sur la question d’une possible sanction pénale, étant donné que l’autorité danoise de la concurrence et des consommateurs a, le 11 juin 2015, saisi le Statsanklageren for Særlig Økonomisk og International Kriminalitet (procureur de l’État contre la grande criminalité économique et internationale, Danemark) aux fins d’une appréciation des agissements des sociétés EY sur le plan pénal.

26      Les règles danoises sur le contrôle des concentrations étant fondées sur le règlement n° 139/2004 et le Conseil de la concurrence se référant, dans la décision attaquée, pour l’essentiel à la pratique décisionnelle de la Commission et à la jurisprudence du juge de l’Union, la juridiction de renvoi a considéré que l’interprétation de l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004 soulevait des interrogations.

27      Dans ces conditions, le Sø- og Handelsretten (tribunal des affaires maritimes et commerciales) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Selon quels critères convient-il d’apprécier si des agissements ou des mesures prises par une entreprise relèvent de l’interdiction posée à l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004 (l’interdiction de [mise en œuvre avant autorisation]), et une mesure de réalisation, au sens de cette disposition, suppose-t-elle que cette mesure, en tout ou en partie, en fait ou en droit, constitue un élément de la prise de contrôle ou de la fusion des activités qui continuent d’être poursuivies par les entreprises participantes et qui – sous réserve que les seuils soient atteints – déclenche l’obligation de notification ?

2)      Dans les circonstances exposées [dans la décision de renvoi], la dénonciation d’un accord de coopération, tel que celui dont il est question en l’espèce, constitue-t-elle une mesure de réalisation tombant sous le coup de l’interdiction posée à l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004 et selon quels critères faut-il alors l’apprécier ?

3)      Importe-t-il, pour répondre à la deuxième question, que la dénonciation ait effectivement produit des effets significatifs du point de vue du droit de la concurrence sur le marché ?

4)      S’il est répondu par l’affirmative à la troisième question, il est demandé de préciser selon quels critères et en fonction de quels degrés de probabilité il convient, [dans l’affaire au principal], d’apprécier si la dénonciation a produit de tels effets sur le marché, notamment l’incidence que peut avoir le fait que de tels effets puissent être imputés à d’autres causes. »

 Sur la compétence de la Cour

28      La Commission a émis des doutes sur la compétence de la Cour à statuer sur la présente demande préjudicielle, étant donné que le droit de l’Union n’est pas applicable dans le litige au principal et que la loi applicable ne se réfère pas au droit de l’Union, seuls les travaux préparatoires de cette loi précisant que celle-ci doit être interprétée à la lumière du règlement n° 139/2004 ainsi que de la jurisprudence du Tribunal de l’Union européenne et de la Cour.

29      À cet égard, il convient de rappeler que, conformément à l’article 267 TFUE, la Cour est compétente pour statuer, à titre préjudiciel, sur l’interprétation des traités ainsi que des actes pris par les institutions de l’Union européenne. Dans le cadre de la coopération entre la Cour et les juridictions nationales, instituée par cet article, il appartient au seul juge national d’apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées par les juridictions nationales portent sur l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (arrêt du 14 mars 2013, Allianz Hungária Biztosító e.a., C‑32/11, EU:C:2013:160, point 19 ainsi que jurisprudence citée).

30      En application de cette jurisprudence, la Cour s’est à maintes reprises déclarée compétente pour statuer sur les demandes préjudicielles portant sur des dispositions du droit de l’Union dans des situations dans lesquelles les faits au principal se situaient en dehors du champ d’application directe du droit de l’Union, mais dans lesquelles lesdites dispositions avaient été rendues applicables par la législation nationale, laquelle se conformait, pour les solutions apportées à des situations purement internes, à celles retenues par le droit de l’Union. En effet, dans de tels cas, il existe un intérêt certain de l’Union à ce que, pour éviter des divergences d’interprétation futures, les dispositions ou les notions reprises du droit de l’Union reçoivent une interprétation uniforme, quelles que soient les conditions dans lesquelles elles sont appelées à s’appliquer (arrêt du 14 mars 2013, Allianz Hungária Biztosító e.a., C‑32/11, EU:C:2013:160, point 20 ainsi que jurisprudence citée).

31      S’agissant de la présente demande de décision préjudicielle, il y a lieu de relever que, contrairement à la loi italienne sur la concurrence en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 11 décembre 2007, ETI e.a. (C‑280/06, EU:C:2007:775, points 23 et 24), la loi danoise sur la concurrence n’opère pas un renvoi direct aux dispositions de droit de l’Union dont l’interprétation est sollicitée.

32      De même, contrairement aux dispositions de la loi hongroise sur la concurrence en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 14 mars 2013, Allianz Hungária Biztosító e.a. (C‑32/11, EU:C:2013:160, point 21), la loi danoise sur la concurrence ne reproduit pas de manière fidèle les dispositions correspondantes du règlement n° 139/2004.

33      Cependant, d’une part, il résulte des éléments du dossier soumis à la Cour que les travaux préparatoires de la loi danoise sur la concurrence montrent que l’intention du législateur danois était d’harmoniser le droit national de la concurrence en matière de contrôle des concentrations avec celui de l’Union, étant donné que les dispositions nationales reposent, en substance, sur le règlement n° 139/2004. En effet, l’article 12 c, paragraphe 5, de la loi danoise sur la concurrence introduit une interdiction de réalisation de toute opération de concentration avant que celle-ci ne soit notifiée ou autorisée par les autorités compétentes, interdiction en substance identique à celle prévue à l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004.

34      D’autre part, la juridiction de renvoi, dans son appréciation des particularités de l’affaire pendante devant elle et, notamment, des travaux préparatoires de la loi nationale applicable dont l’interprétation lui appartient, a considéré que le droit danois devait être interprété à la lumière, notamment, de la jurisprudence de la Cour.

35      Dans ces conditions, la Cour est compétente pour répondre aux questions posées par la juridiction de renvoi.

 Sur les première à troisième questions

36      Par ses première à troisième questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004 doit être interprété en ce sens qu’une concentration n’est réalisée que par une opération qui, en tout ou en partie, en fait ou en droit, contribue au changement de contrôle de l’entreprise cible. En particulier, elle cherche à savoir si la dénonciation d’un accord de coopération, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, peut être considérée comme entraînant la réalisation d’une concentration et si, à cet égard, est pertinente la question de savoir si une telle dénonciation a produit des effets sur le marché.

37      Afin de répondre à ces questions, il convient de rappeler que l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004 se limite à prévoir qu’une concentration ne peut être réalisée ni avant d’être notifiée ni avant d’avoir été déclarée compatible avec le marché commun.

38      Ainsi, cette disposition ne fournit aucune indication à l’égard des conditions en présence desquelles une concentration est réputée être réalisée et, en particulier, elle ne précise pas si la réalisation d’une concentration peut avoir lieu à l’issue d’une opération qui ne contribue pas au changement de contrôle de l’entreprise cible.

39      Dès lors, il convient de constater que le libellé dudit article 7 ne permet pas, à lui seul, de préciser la portée de l’interdiction qu’il édicte.

40      Or, lorsque l’interprétation littérale d’une disposition de droit de l’Union ne permet pas d’en apprécier la portée exacte, il y a lieu d’interpréter la réglementation en cause en se fondant tant sur sa finalité que sur son économie générale (arrêt du 7 septembre 2017, Austria Asphalt, C‑248/16, EU:C:2017:643, point 20 et jurisprudence citée).

41      S’agissant des objectifs poursuivis par le règlement n° 139/2004, il ressort notamment du considérant 5 de celui-ci que ce règlement vise à s’assurer que les restructurations des entreprises n’entraînent pas de préjudice durable pour la concurrence. Par conséquent, le droit de l’Union doit comporter des dispositions applicables aux concentrations susceptibles d’entraver de manière significative une concurrence effective dans le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. À ces fins, selon le considérant 6 dudit règlement, celui-ci doit permettre un contrôle effectif de toutes les concentrations en fonction de leur effet sur la structure de la concurrence dans l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 7 septembre 2017, Austria Asphalt, C‑248/16, EU:C:2017:643, point 21).

42      C’est précisément pour assurer l’efficacité de ce contrôle que, ainsi qu’il ressort du considérant 34 du règlement n° 139/2004, les entreprises sont obligées de notifier préalablement leurs concentrations et que la réalisation de celles-ci doit être suspendue jusqu’à l’adoption d’une décision finale.

43      Or, il y a lieu de relever que, à ces fins, l’article 7, paragraphe 1, dudit règlement, interdisant la réalisation d’une concentration, limite cette interdiction aux seules concentrations, telles que définies à l’article 3 du même règlement, et exclut par là-même que soit interdite toute opération ne pouvant être considérée comme contribuant à la réalisation d’une concentration.

44      Il s’ensuit que, afin de définir la portée de l’article 7 du règlement n° 139/2004, il convient de prendre en considération la définition de la notion de concentration figurant audit article 3.

45      Or, aux termes de cette disposition, une concentration est réputée réalisée lorsqu’un changement durable du contrôle résulte de la fusion de deux ou de plusieurs entreprises ou parties de telles entreprises, ou de l’acquisition, par une ou plusieurs personnes détenant déjà le contrôle d’une entreprise au moins ou par une ou plusieurs entreprises, du contrôle direct ou indirect de l’ensemble ou de parties d’une ou de plusieurs autres entreprises, étant entendu que le contrôle découle de la possibilité, conférée par des droits, des contrats ou d’autres moyens, d’exercer une influence déterminante sur l’activité d’une entreprise.

46      Il s’ensuit que la réalisation d’une concentration, au sens dudit article 7 a lieu dès que les parties à une concentration mettent en œuvre des opérations contribuant à changer durablement le contrôle sur l’entreprise cible.

47      Répond ainsi à l’exigence d’assurer un contrôle efficace des concentrations la circonstance que toute réalisation partielle d’une concentration relève du champ d’application de ce même article. En effet, s’il était interdit aux parties à une concentration de réaliser une concentration au moyen d’une seule opération, mais il leur était loisible de parvenir au même résultat par des opérations partielles successives, cela réduirait l’effet utile de l’interdiction édictée à l’article 7 du règlement n° 139/2004 et mettrait ainsi en danger le caractère préalable du contrôle prévu par ce règlement ainsi que la poursuite des objectifs de celui-ci.

48      C’est dans cette même optique que le considérant 20 dudit règlement prévoit qu’il convient de traiter comme une concentration unique des opérations étroitement liées en ce qu’elles font l’objet d’un lien conditionnel ou prennent la forme d’une série de transactions sur titres effectuées dans un délai raisonnablement bref.

49      Toutefois, dès lors que de telles opérations, bien qu’accomplies dans le cadre d’une concentration, ne sont pas nécessaires pour parvenir à un changement du contrôle d’une entreprise concernée par cette concentration, elles ne relèvent pas de l’article 7 du règlement n° 139/2004. En effet, ces opérations, même si elles peuvent être accessoires ou préparatoires à la concentration, ne présentent pas de lien fonctionnel direct avec la réalisation de celle-ci, de telle sorte que leur mise en œuvre n’est en principe pas susceptible de porter atteinte à l’efficacité du contrôle des concentrations.

50      La circonstance que de telles opérations puissent produire des effets sur le marché n’est pas en elle-même suffisante pour justifier une interprétation différente dudit article 7. En effet, d’une part, l’appréciation des effets d’une opération sur le marché relève du fond de l’examen de la concentration. Or, l’obligation de suspension prévue à l’article 7 du règlement n° 139/2004 s’applique indépendamment de la question de savoir si la concentration est ou non compatible avec le marché commun, sa raison d’être étant précisément celle d’assurer un contrôle efficace de la part de la Commission de toutes les opérations de concentration.

51      D’autre part, il ne saurait être exclu qu’une opération ne produisant aucun effet sur le marché puisse néanmoins contribuer au changement de contrôle de l’entreprise cible et que, partant, elle réalise, au moins partiellement, la concentration.

52      Il s’ensuit que, au regard des objectifs poursuivis par le règlement n° 139/2004, l’article 7, paragraphe 1, de celui-ci doit être interprété comme interdisant la mise en œuvre par les parties à la concentration de toute opération contribuant au changement durable de contrôle sur l’une des entreprises concernées par cette concentration.

53      Une telle interprétation de cet article 7 s’inscrit également dans l’économie générale du règlement n° 139/2004.

54      S’il est vrai que, selon le considérant 6 de ce règlement, le contrôle préventif des opérations de concentration instauré par celui-ci porte sur les opérations de concentration ayant un effet sur la structure de concurrence dans l’Union, il n’en découle aucunement que tout comportement des entreprises ne produisant pas de tels effets échappe au contrôle de la Commission ou des autorités nationales compétentes en matière de concurrence (arrêt du 7 septembre 2017, Austria Asphalt, C‑248/16, EU:C:2017:643, point 30).

55      En effet, ledit règlement, tout comme, en particulier, le règlement n° 1/2003 fait partie d’un ensemble législatif visant à mettre en œuvre les articles 101 et 102 TFUE ainsi qu’à établir un système de contrôle garantissant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché intérieur de l’Union (arrêt du 7 septembre 2017, Austria Asphalt, C‑248/16, EU:C:2017:643, point 31).

56      Ainsi qu’il résulte de l’article 21, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004, ce dernier est seul applicable aux concentrations telles que définies à l’article 3 de ce règlement, pour lesquelles le règlement n° 1/2003 ne trouve, en principe, pas à s’appliquer (arrêt du 7 septembre 2017, Austria Asphalt, C‑248/16, EU:C:2017:643, point 32).

57      En revanche, ce dernier règlement demeure applicable aux comportements des entreprises qui, sans constituer une opération de concentration, au sens du règlement n° 139/2004, sont néanmoins susceptibles d’aboutir à une coordination entre elles contraire à l’article 101 TFUE et qui, pour ce motif, sont soumis au contrôle de la Commission ou des autorités de concurrence nationales (arrêt du 7 septembre 2017, Austria Asphalt, C‑248/16, EU:C:2017:643, point 33).

58      Par conséquent, étendre le champ d’application de l’article 7 du règlement n° 139/2004 à des opérations ne contribuant pas à la réalisation d’une concentration non seulement reviendrait, comme le relève en substance M. l’avocat général au point 68 de ses conclusions, à étendre le champ d’application de ce règlement en violation de l’article 1er de celui-ci, mais également à réduire, de manière correspondante, le champ d’application du règlement n° 1/2003, lequel ne serait alors plus applicable à de telles opérations, alors même que celles-ci peuvent donner lieu à une coordination entre entreprises, au sens de l’article 101 TFUE.

59      Eu égard à ce qui précède, il convient de conclure que l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004 doit être interprété en ce sens qu’une concentration n’est réalisée que par une opération qui, en tout ou en partie, en fait ou en droit, contribue au changement de contrôle de l’entreprise cible.

60      S’agissant de la question de savoir si la dénonciation d’un accord de coopération, dans des conditions telles que celles entourant l’affaire au principal, peut être considérée comme entraînant la réalisation d’une concentration, il y a lieu de relever que, selon les circonstances décrites dans la demande de décision préjudicielle et qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier, même si cette dénonciation fait l’objet d’un lien conditionnel avec la concentration en question et est susceptible d’avoir un caractère accessoire et préparatoire de celle-ci, il n’en demeure pas moins que, en dépit des effets qu’elle est susceptible d’avoir produits sur le marché, elle ne contribue pas, en tant que telle, au changement de contrôle durable de l’entreprise cible.

61      En effet, outre la circonstance qu’il s’agit d’une opération concernant une seule des parties à la concentration et un tiers, à savoir KPMG International, par cette dénonciation, les sociétés EY n’ont pas acquis la possibilité d’exercer une influence quelconque sur les sociétés KPMG DK, lesquelles, ainsi qu’il ressort des points 12 et 13 du présent arrêt, étaient, du point de vue du droit de la concurrence, indépendantes tant avant qu’après ladite résiliation.

62      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux première à troisième questions que l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004 doit être interprété en ce sens qu’une concentration n’est réalisée que par une opération qui, en tout ou en partie, en fait ou en droit, contribue au changement de contrôle de l’entreprise cible. La dénonciation d’un accord de coopération, dans des circonstances telles que celles au principal, qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier, ne peut pas être considérée comme entraînant la réalisation d’une concentration, et ce indépendamment de la question de savoir si cette dénonciation a produit des effets sur le marché.

 Sur la quatrième question

63      Compte tenu de la réponse apportée aux première à troisième questions, il n’y a pas lieu de répondre à la quatrième question.

 Sur les dépens

64      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) dit pour droit :

L’article 7, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises (« le règlement CE sur les concentrations »), doit être interprété en ce sens qu’une concentration n’est réalisée que par une opération qui, en tout ou en partie, en fait ou en droit, contribue au changement de contrôle de l’entreprise cible. La dénonciation d’un accord de coopération, dans des circonstances telles que celles au principal, qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier, ne peut pas être considérée comme entraînant la réalisation d’une concentration, et ce indépendamment de la question de savoir si cette dénonciation a produit des effets sur le marché.

Signatures


*      Langue de procédure : le danois.