CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. JEAN RICHARD DE LA TOUR
présentées le 22 avril 2021 (1)
Affaire C‑30/20
RH
contre
AB Volvo,
Volvo Group Trucks Central Europe GmbH,
Volvo Lastvagnar AB,
Volvo Group España SA
[demande de décision préjudicielle formée par le Juzgado de lo Mercantil no 2 de Madrid (tribunal de commerce no 2 de Madrid, Espagne)]
« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile – Règlement (UE) no 1215/2012 – Compétences spéciales – Article 7, point 2 – Compétence en matière délictuelle ou quasi délictuelle – Lieu où le fait dommageable s’est produit – Lieu de la matérialisation du dommage – Demande en réparation du préjudice causé par une entente déclarée contraire à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen – Désignation directe de la juridiction compétente – Lieu de l’acquisition des biens – Lieu du siège social – Faculté pour les États membres d’instaurer une concentration des compétences »
I. Introduction
1. La demande de décision préjudicielle du Juzgado de lo Mercantil no 2 de Madrid (tribunal de commerce no 2 de Madrid, Espagne) porte sur l’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (2).
2. Cette demande a été présentée dans le cadre d’une action engagée par RH, établie à Cordoue (Espagne), en réparation du préjudice que lui aurait causé une infraction à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen, du 2 mai 1992 (3), contre quatre sociétés du groupe Volvo dont les sièges, pour trois d’entre elles, sont situés dans d’autres États membres que le Royaume d’Espagne.
3. La Cour est saisie afin qu’elle précise si l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 désigne directement la juridiction compétente, sans renvoyer aux règles internes des États membres.
4. Si la réponse à cette question paraît pouvoir être déduite de certaines décisions de la Cour et, plus spécialement, des plus récentes en matière délictuelle ou quasi délictuelle, il apparaît, notamment au regard des doutes exprimés par la juridiction de renvoi, qu’elle devrait être complétée sur trois autres points étroitement liés.
5. En effet, les objectifs de sécurité juridique et d’efficacité du contentieux complexe de la réparation des dommages causés par des pratiques anticoncurrentielles justifient que soient apportées des précisions utiles aux juridictions nationales quant à la désignation de la juridiction territorialement compétente et à la coexistence de plusieurs points de rattachement retenus dans les décisions de la Cour. La question de la liberté des États membres de concentrer le traitement de ce contentieux devant des juridictions spécialisées, soulevée par certains d’entre eux dans leurs observations écrites, devra également être examinée à cette occasion.
6. Je vais ainsi exposer les raisons qui me conduisent à considérer, pour l’essentiel :
– que l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 détermine tant la compétence internationale que la compétence interne de la juridiction saisie ;
– que, dans les circonstances de l’affaire au principal, la juridiction territorialement compétente est celle dans le ressort de laquelle se trouve le lieu de l’acquisition des biens en cause, et
– que les États membres ont la faculté, dans le cadre de leur organisation juridictionnelle, de choisir de concentrer le traitement des litiges en matière de pratiques anticoncurrentielles devant certaines juridictions spécialisées, sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité.
II. Le règlement no 1215/2012
7. Les considérants 15, 16 et 34 du règlement no 1215/2012 sont libellés comme suit :
« (15) Les règles de compétence devraient présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur. Cette compétence devrait toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. S’agissant des personnes morales, le domicile doit être défini de façon autonome de manière à accroître la transparence des règles communes et à éviter les conflits de compétence.
(16) Le for du domicile du défendeur devrait être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter la bonne administration de la justice. L’existence d’un lien étroit devrait garantir la sécurité juridique et éviter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir. Cet aspect est important, en particulier dans les litiges concernant les obligations non contractuelles résultant d’atteintes à la vie privée et aux droits de la personnalité, notamment la diffamation.
[...]
(34) Pour assurer la continuité nécessaire entre la convention [du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (4), telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention (5)], le règlement (CE) no 44/2001 [du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (6),] et le présent règlement, il convient de prévoir des dispositions transitoires. La même continuité doit être assurée en ce qui concerne l’interprétation par la Cour de justice de l’Union européenne de [cette] convention [...] et des règlements qui la remplacent. »
8. Au sein du chapitre I du règlement no 1215/2012, intitulé « Portée et définitions », l’article 1er, paragraphe 1, prévoit :
« Le présent règlement s’applique en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction [...] »
9. Le chapitre II de ce règlement, intitulé « Compétence », contient au sein de la section 1, relative aux « [d]ispositions générales », les articles 4 à 6.
10. L’article 4, paragraphe 1, dudit règlement dispose :
« Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »
11. Aux termes de l’article 5, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012 :
« Les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les juridictions d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du présent chapitre. »
12. La section 2 dudit chapitre, intitulée « Compétences spéciales », comprend les articles 7 à 9.
13. L’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, est libellé comme suit :
« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre :
[...]
2) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire. »
14. L’article 26 dudit règlement, qui figure au sein du chapitre II, section 7, intitulée « Prorogation de compétence », prévoit, à son paragraphe 1 :
« Outre les cas où sa compétence résulte d’autres dispositions du présent règlement, la juridiction d’un État membre devant laquelle le défendeur comparaît est compétente. Cette règle n’est pas applicable si la comparution a pour objet de contester la compétence ou s’il existe une autre juridiction exclusivement compétente en vertu de l’article 24. »
III. Les faits du litige au principal et la question préjudicielle
15. Ainsi qu’il ressort du dossier dont dispose la Cour, RH, établie à Cordoue, a acquis pour son activité de transport routier, entre l’année 2004 et l’année 2009, cinq camions auprès d’un concessionnaire de Volvo Group España SA. La propriété de l’un des camions a été transférée à RH en 2008, après avoir fait l’objet d’un contrat de crédit‑bail.
16. Le 19 juillet 2016, la Commission européenne a adopté la décision relative à une procédure d’application de l’article 101 [TFUE] et de l’article 53 de l’accord EEE (Affaire AT.39824 – Camions) [C(2016) 4673 final], dont un résumé a été publié au Journal officiel de l’Union européenne du 6 avril 2017 (7).
17. Par cette décision, la Commission a déclaré l’existence d’une entente entre quinze constructeurs de camions, dont AB Volvo, Volvo Lastvagnar AB et Volvo Group Trucks Central Europe GmbH entre le 17 janvier 1997 et le 18 janvier 2011, en ce qui concerne deux catégories de produits, à savoir les camions pesant entre 6 et 16 tonnes (utilitaires moyens) et les camions pesant plus de 16 tonnes (poids lourds), qu’il s’agisse de porteurs ou de tracteurs.
18. Aux termes de ladite décision (8), « [l]’infraction a consisté à conclure des arrangements collusoires sur la fixation des prix et l’augmentation des prix bruts des camions dans l’[Espace économique européen (EEE)]. Elle concernait également le calendrier et la répercussion des coûts afférents à l’introduction des technologies en matière d’émissions pour les utilitaires moyens et les poids lourds imposées par les normes Euro 3 à 6. Jusqu’en 2004, les discussions sur les prix, leur augmentation et l’introduction des nouvelles normes d’émissions avaient lieu directement aux sièges des destinataires. Au moins à partir d’août 2002, des discussions se sont tenues par l’intermédiaire de filiales allemandes, qui faisaient rapport à leur siège à des degrés divers. Les échanges avaient lieu tant au niveau multilatéral qu’au niveau bilatéral. Ces arrangements collusoires comprenaient des accords et/ou des pratiques concertées concernant, d’une part, la fixation des prix et l’augmentation des prix bruts afin d’aligner les prix bruts pratiqués dans l’EEE et, d’autre part, le calendrier et la répercussion des coûts afférents à l’introduction des technologies en matière d’émissions imposées par les normes Euro 3 à 6. L’infraction s’étendait à l’ensemble de l’EEE et a duré du 17 janvier 1997 au 18 janvier 2011. »
19. Par conséquent, la Commission a infligé des amendes à toutes les entités participantes, y compris à Volvo, Volvo Lastvagnar et Volvo Group Trucks Central Europe, à l’exception d’une entité ayant bénéficié d’une immunité (9).
20. RH a assigné Volvo, Volvo Lastvagnar et Volvo Group Trucks Central Europe, ainsi que la filiale espagnole de ces sociétés mères, Volvo Group España (ci-après les « sociétés Volvo »).
21. Celles-ci ont contesté uniquement la compétence internationale (10) de la juridiction de renvoi. Elles ont invoqué l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 et la jurisprudence de la Cour dont il résulterait que le critère de compétence qui y est énoncé, à savoir le « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire », est une notion du droit de l’Union et qu’il s’agit du lieu de l’événement causal, en l’occurrence, le lieu où l’entente sur les camions a été conclue. Celui-ci ne pourrait être assimilé au lieu du domicile de la requérante et se situerait hors d’Espagne, dans d’autres États membres.
22. La juridiction de renvoi relève que, selon une jurisprudence constante de la Cour, la compétence internationale d’une juridiction espagnole pourrait être justifiée eu égard au lieu où le dommage s’est produit. Elle rappelle que ce lieu serait celui du lieu du siège social de la personne lésée, selon l’arrêt du 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide (11). Elle ajoute que, dans l’arrêt du 29 juillet 2019, Tibor-Trans (12), qui portait sur un recours dirigé en Hongrie contre un autre membre de la même entente et ayant un objet identique à celui formé par RH, la Cour a décidé que, « lorsque le marché affecté par le comportement anticoncurrentiel se trouve dans l’État membre sur le territoire duquel le dommage allégué est prétendument survenu, il y a lieu de considérer que le lieu de la matérialisation du dommage, aux fins de l’application de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, se trouve dans cet État membre » (13).
23. La juridiction de renvoi exprime des doutes sur la question de savoir si cette jurisprudence fait référence à la compétence internationale des juridictions de l’État membre dans lequel le dommage est survenu ou si elle établit aussi directement la compétence territoriale interne au sein de cet État membre.
24. Elle précise que, selon la jurisprudence constante du Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne) (14), la règle fixée à l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 ne régit pas la compétence territoriale interne. Dès lors, en l’absence de règle nationale spécifique pour déterminer la compétence territoriale d’une juridiction en matière d’actions en droit privé de la concurrence, les règles de compétence adéquates sont celles qui sont applicables en matière de concurrence déloyale, prévues à l’article 52, paragraphe 1, point 12, de la loi de procédure civile 1/2000. Par conséquent, le juge compétent est celui du lieu où le dommage s’est produit, à savoir celui de l’acquisition du véhicule ou de la souscription du contrat de crédit-bail.
25. La juridiction de renvoi estime que l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 pourrait être interprété dans le même sens que celui retenu par la Cour dans sa jurisprudence relative à la compétence juridictionnelle en matière contractuelle. Dans les arrêts du 3 mai 2007, Color Drack (15), et du 9 juillet 2009, Rehder (16), la Cour aurait décidé que l’article 5, point 1, sous b), du règlement no 44/2001 désigne directement le for compétent sans renvoyer aux règles internes des États membres. Si tel est le cas, le for compétent serait celui du siège social de la victime de l’entente.
26. Dans ces conditions, le Juzgado de lo Mercantil no 2 de Madrid (tribunal de commerce no 2 de Madrid) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« L’article 7, point 2, du règlement [no 1215/2012], en ce qu’il prévoit qu’une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre “en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire”, doit-il être interprété en ce qu’il établit uniquement la compétence internationale des juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le lieu en question, de sorte que, pour déterminer la juridiction nationale territorialement compétente au sein de cet État, il est renvoyé aux dispositions procédurales internes, ou doit-il être interprété en tant que règle mixte qui, par conséquent, détermine directement aussi bien la compétence internationale que la compétence territoriale nationale, sans qu’il soit nécessaire de renvoyer à la réglementation interne ? »
27. Des observations écrites ont été soumises à la Cour par les sociétés Volvo, par les gouvernements espagnol, français et néerlandais ainsi que par la Commission.
28. L’audience de plaidoiries, dont la tenue avait été initialement fixée au 17 décembre 2020, a été annulée en raison de la crise sanitaire et la question qui avait été posée pour réponse orale a été transformée en question pour réponse écrite et complétée par d’autres questions. Les sociétés Volvo ainsi que le gouvernement espagnol et la Commission ont répondu à ces questions dans les délais impartis.
IV. Analyse
A. Sur la recevabilité
29. Les sociétés Volvo ont conclu à l’irrecevabilité de la demande au motif que la réponse à la question posée par la juridiction de renvoi serait claire.
30. Selon une jurisprudence constante de la Cour, dans le cadre de la coopération entre celle-ci et les juridictions nationales instituée à l’article 267 TFUE, premièrement, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer. Deuxièmement, les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence, à moins qu’elles ne présentent pas de lien avec le litige au principal (17).
31. En l’occurrence, la juridiction de renvoi a exposé précisément les motifs du doute qu’elle nourrit quant à sa compétence territoriale, qui a justifié sa demande de décision préjudicielle. Ils sont tirés de l’absence de décision expresse de la Cour en matière délictuelle ou quasi délictuelle quant à la portée de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, et de la jurisprudence constante du Tribunal Supremo (Cour suprême), selon laquelle cette disposition n’exclurait pas l’application des règles de compétence internes.
32. Dans ces conditions, la question posée par la juridiction de renvoi est, selon moi, recevable.
B. Sur le fond
33. Par sa question, la juridiction de renvoi demande si l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’il détermine, en matière délictuelle ou quasi délictuelle, non seulement la compétence internationale des juridictions de l’État membre dans lequel se situe le critère de rattachement prévu par cette disposition, mais également la compétence territoriale des juridictions de cet État.
1. Observations liminaires
34. Au soutien de sa demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi a rappelé, à juste titre, que, dans un cadre factuel identique à celui de l’affaire au principal, à savoir le cartel des camions, la Cour s’est prononcée dans l’arrêt Tibor-Trans sur la question de la compétence de la juridiction saisie d’une action en réparation d’un préjudice causé par l’infraction au droit de la concurrence. De même, elle a relevé que la réponse de la Cour, dans cet arrêt, ne porte pas expressément sur le caractère « mixte » de la règle de compétence prévue à l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, à la différence des décisions rendues en matière contractuelle, à savoir les arrêts du 3 mai 2007, Color Drack (18), et du 9 juillet 2009, Rehder (19).
35. J’observe, d’une part, que cette question inédite n’est pas isolée (20). Il semblerait donc qu’une interprétation plus précise des dispositions du règlement no 1215/2012 soit attendue par les juridictions nationales. D’autre part, il convient, à mon sens, d’envisager de répondre à la juridiction de renvoi à la lumière des arrêts Verein für Konsumenteninformation et du 24 novembre 2020, Wikingerhof (21), qui ont été rendus après la saisine de la Cour.
36. C’est pourquoi mon analyse sera consacrée, d’abord, à la question posée relative à la portée de la règle de compétence prévue à l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012. Ensuite, j’exposerai des considérations visant à préciser les critères de détermination de la juridiction territorialement compétente. Enfin, j’examinerai la suggestion du gouvernement français et de la Commission relative à la faculté des États membres de choisir une organisation matérielle des juridictions concentrant le traitement de certains contentieux auprès de juridictions spécialisées.
37. Pour les besoins de l’examen de l’ensemble de ces points, je rappelle que, conformément à une jurisprudence constante de la Cour, dans la mesure où le règlement no 1215/2012 abroge et remplace le règlement no 44/2001, qui a lui-même remplacé la convention de Bruxelles, l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de ces derniers instruments juridiques vaut également pour le règlement no 1215/2012 lorsque ces dispositions peuvent être qualifiées d’« équivalentes » (22). Tel est le cas de l’article 5, point 3, de cette convention et du règlement no 44/2001, d’une part, et de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, d’autre part (23).
2. Sur la détermination de la compétence judiciaire tant internationale qu’interne
38. Je suis d’avis que le doute exprimé par la juridiction de renvoi quant à l’objet de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 peut être aisément dissipé depuis que l’arrêt Wikingerhof a été rendu. La Cour a retenu que « le juge compétent au titre de l’article 7, point 2, [de ce règlement], à savoir [...] celui du marché affecté par le comportement anticoncurrentiel allégué, est le plus apte à statuer » (24).
39. Par conséquent, j’estime, à l’instar de l’ensemble des parties et intéressés ayant déposé des observations écrites auprès de la Cour et des avocats généraux qui se sont exprimés incidemment sur cette question à l’occasion d’affaires précédentes (25), qu’il peut être expressément précisé que l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 a pour objet de régir la compétence des juridictions non seulement entre les États membres, mais également au niveau interne, les autres questions procédurales restant régies par le droit de l’État membre dans lequel siège la juridiction saisie (26).
40. Ainsi, il pourrait suffire de relever, d’une part, comme dans l’arrêt du 9 juillet 2009, Rehder (27), rendu en matière contractuelle, s’agissant des dispositions du règlement no 44/2001, que les considérations de même nature que celles sur lesquelles la Cour s’est fondée pour parvenir à l’interprétation formulée dans l’arrêt du 3 mai 2007, Color Drack (28), sont valables en ce qui concerne les règles de compétence spéciale équivalentes dans le règlement no 1215/2012 en raison de leur genèse, de leur finalité et de leur place dans le système établi par ce règlement. D’autre part, ces motifs ont conduit la Cour à interpréter les règles de compétence en matière d’obligations alimentaires dans le même sens.
41. Cependant, afin de favoriser la compréhension de l’articulation des dispositions du règlement no 1215/2012 dans leur ensemble, il me paraît opportun de détailler les éléments utiles à l’interprétation de l’article 7, point 2, de ce règlement en considération non seulement de son libellé, mais également du système qu’il établit et des objectifs qu’il poursuit (29).
42. Premièrement, s’agissant du libellé de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, des enseignements doivent être tirés de sa comparaison avec celui de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement. Dans cet article sont visées « les juridictions » de l’État membre sur le territoire duquel sont domiciliées les personnes attraites. Cette expression générale détermine la compétence des juridictions d’un État membre, prises dans leur ensemble (30). La désignation de la juridiction territorialement compétente est alors régie par des règles nationales.
43. En revanche, à l’article 7 du règlement no 1215/2012, à l’exception du point 6, l’expression « devant la juridiction du lieu » (31) ou « devant la juridiction » a été retenue par le législateur de l’Union dès lors qu’il s’agit d’une option ouverte au demandeur, en considération d’un lieu concret, par exception à la règle de compétence générale (32), selon l’objet de la demande. Ainsi, en matière délictuelle ou quasi délictuelle, à l’article 7, point 2, de ce règlement, le critère énoncé est celui « du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ». De même, en vertu de l’article 7, point 1, sous a), dudit règlement, le défendeur peut être attrait « devant la juridiction du lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande ».
44. Deuxièmement, le caractère dérogatoire du système institué par le règlement no 1215/2012, qui permet au demandeur de se prévaloir de l’une des règles de compétence spéciale prévues par ce règlement, doit être relevé (33) en ce qu’il est réservé à certaines matières ou destiné à protéger une partie faible.
45. Troisièmement, il convient de souligner que la formulation de ces règles de compétence spéciale est justifiée, ainsi qu’il est précisé au considérant 16 du règlement no 1215/2012, par l’objectif du législateur d’autoriser le choix d’un tribunal d’un État membre en fonction du lieu auquel le litige se rattache particulièrement et par souci de faciliter la bonne administration de la justice (34). Ces principes ont constamment guidé la Cour dans l’interprétation des règles de compétence spéciale en vue de reconnaître les points de rattachement adéquats afin d’unifier les règles de conflits de juridictions (35) et de désigner la juridiction la plus apte à statuer.
46. Cette analyse est corroborée par le rapport de M. P. Jenard relatif à la convention de Bruxelles (36) dont l’analyse est confirmée dans le rapport de M. P. Schlosser sur la convention relative à l’adhésion du Royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande‑Bretagne et d’Irlande du Nord à la convention de Bruxelles, ainsi qu’au protocole concernant son interprétation par la Cour de justice (37).
47. Dans ces conditions et ainsi qu’il pouvait déjà être déduit de la motivation de précédents arrêts de la Cour tant en matière contractuelle (38) qu’en matière d’obligations alimentaires (39), il ne fait pas de doute que l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 désigne directement le for compétent (40), au regard des objectifs poursuivis par celui-ci.
48. Une telle réponse, dès lors qu’elle impose à une juridiction d’un État membre saisie sur le fondement de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 de ne pas appliquer les règles internes de compétence territoriale, devrait, à mon sens, spécialement en raison de l’évolution de la jurisprudence de la Cour en matière de compétence en cas de violation du droit de la concurrence, être utilement complétée par des précisions sur le lieu de la matérialisation du dommage allégué (41) ainsi que sur la désignation concrète de la juridiction spécialement compétente.
3. Sur la détermination du lieu de la matérialisation du dommage allégué et la désignation de la juridiction compétente
49. Dans la motivation de la demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi s’est référée aux arrêts CDC Hydrogen Peroxide (42) et Tibor-Trans, relatifs à la détermination de la juridiction compétente pour statuer sur des actions en réparation de préjudices causés par des ententes sanctionnées par la Commission (43), sans opérer de distinction entre eux, alors que deux différentes localisations du dommage ont été retenues par la Cour et que les circonstances factuelles de l’affaire au principal imposaient un rapprochement avec le second arrêt.
50. Par conséquent, à mon sens, est ainsi offerte à la Cour l’occasion d’apporter toutes les clarifications utiles pour les juridictions nationales sur la portée de l’arrêt Tibor-Trans, à la lumière des arrêts Verein für Konsumenteninformation et Wikingerhof rendus par la Cour après la demande de décision préjudicielle. La Cour devrait également préciser si plusieurs critères de compétence sont susceptibles d’être retenus afin d’atteindre l’objectif qui en justifie l’existence, à savoir privilégier le lien de proximité avec le litige.
a) L’arrêt Tibor-Trans
51. Quand bien même l’arrêt Tibor-Trans a été rendu dans un contexte quasi identique à celui du litige au principal, son analyse mérite d’être détaillée à plusieurs égards.
52. Premièrement, comme dans l’affaire au principal, dans celle qui a donné lieu à l’arrêt Tibor-Trans, la juridiction de renvoi avait été saisie d’une action visant à obtenir réparation de dommages, qui consistaient en des surcoûts payés en raison des prix artificiellement élevés appliqués à des camions, causés par les mêmes pratiques anticoncurrentielles.
53. Si, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Tibor-Trans, la société requérante avait choisi de diriger son action contre un seul des participants de l’entente en cause auprès duquel elle ne s’était pas approvisionnée (44), en l’espèce, RH a assigné, parmi d’autres sociétés responsables de l’entente en cause, plusieurs d’entre elles établies hors d’Espagne auprès desquelles les camions, fabriqués par celles-ci, n’avaient pas été directement achetés. En outre, RH a assigné la filiale espagnole de ces sociétés (45) dont dépend le concessionnaire automobile espagnol auprès duquel RH s’est approvisionnée, ainsi qu’il peut en être déduit des pièces du dossier (46).
54. Deuxièmement, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Tibor-Trans, la juridiction de renvoi doutait de l’application par analogie de l’arrêt CDC Hydrogen Peroxide, dans lequel la Cour avait identifié comme juridiction compétente celle du siège social de la société requérante, en raison de l’absence de lien contractuel direct entre les parties et de l’obligation de ne pas retenir une règle de compétence favorisant le forum actoris (47).
55. La Cour a dit pour droit que « l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que, dans le cadre d’une action en réparation d’un préjudice causé par une infraction au titre de l’article 101 TFUE, consistant notamment en des arrangements collusoires sur la fixation des prix et l’augmentation des prix bruts des camions, le “lieu où le fait dommageable s’est produit” vise, dans une situation telle que celle en cause au principal, le lieu du marché affecté par cette infraction, à savoir le lieu où les prix du marché ont été faussés, au sein duquel la victime prétend avoir subi ce préjudice, même si l’action est dirigée contre un participant à l’entente en cause avec lequel cette victime n’avait pas établi de relations contractuelles » (48).
56. S’agissant de la détermination du dommage, la Cour a relevé que « le dommage allégué dans l’affaire au principal résulte pour l’essentiel des surcoût[s] payés en raison des prix artificiellement élevés et, de ce fait, apparaît comme étant la conséquence immédiate de l’infraction au titre de l’article 101 TFUE et constitue donc un dommage direct permettant de fonder, en principe, la compétence des juridictions de l’État membre sur le territoire duquel il s’est matérialisé » (49).
57. S’agissant de la localisation du dommage directement subi, la Cour a décidé que, « lorsque le marché affecté par le comportement anticoncurrentiel se trouve dans l’État membre sur le territoire duquel le dommage allégué est prétendument survenu, il y a lieu de considérer que le lieu de la matérialisation du dommage, aux fins de l’application de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, se trouve dans cet État membre » (50).
58. À l’appui de cette décision, la Cour a cité le point 40 de l’arrêt flyLAL-Lithuanian Airlines. Par conséquent, je relève, d’une part, que, dans une affaire d’entente sur les prix de même nature et sanctionnée dans les mêmes conditions que celle qui servait de base à l’action en dommages et intérêts dans l’arrêt CDC Hydrogen Peroxide (51), la Cour a étendu la solution qu’elle avait retenue dans une affaire dans laquelle un abus de position dominante avait été constaté par un conseil de la concurrence national et un accord anticoncurrentiel était allégué (52). D’autre part, cette solution est fondée sur la concordance de deux éléments, à savoir le lieu du marché affecté et celui où le dommage allégué est prétendument survenu (53).
59. Plus généralement, dans l’arrêt Tibor-Trans, les nombreuses autres références à l’arrêt flyLAL-Lithuanian Airlines traduisent l’évolution de la jurisprudence de la Cour en vue d’harmoniser les points de rattachement au lieu du dommage directement subi, qu’il s’agisse de surcoûts supportés lors d’achats (54) ou de perte de ventes (55), et sans opérer de distinction selon que les comportements anticoncurrentiels ont fait l’objet d’un constat par une décision préalable d’une autorité ou non (56).
60. Ce courant jurisprudentiel en faveur de la référence au marché affecté par des pratiques anticoncurrentielles dont il est demandé réparation devant une juridiction a été très récemment confirmé dans l’arrêt Wikingerhof, d ans lequel la Cour a dit pour droit que relève de la matière délictuelle ou quasi délictuelle, au sens de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, une action visant à faire cesser certains agissements mis en œuvre dans le cadre de la relation contractuelle liant le demandeur au défendeur et fondée sur une allégation d’abus de position dominante commis par ce dernier, en violation du droit de la concurrence (57).
61. La Cour a considéré que, dans les circonstances de l’affaire en cause au principal, « le juge compétent au titre de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, à savoir [...] celui du marché affecté par le comportement anticoncurrentiel allégué, est le plus apte à statuer sur la question principale du bien-fondé de cette allégation, et cela notamment en termes de collecte et d’évaluation des éléments de preuve pertinents à cet égard » (58).
62. J e note, d’une part, que, dans l’arrêt Wikingerhof, la Cour a attaché une importance particulière à cette précision sur la localisation du fait dommageable qui s’est produit ou risque de se produire dès lors qu’elle était interrogée sur l’applicabilité de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 selon la qualification des prétentions du demandeur (59) et non sur la détermination d’un des critères de compétence tirés de cet article (60).
63. D’autre part, des enseignements me paraissent devoir être tirés des renvois, au point 37 de l’arrêt Wikingerhof, aux arrêts Tibor-Trans et Verein für Konsumenteninformation afin de justifier, par analogie, la décision de la Cour quant à la compétence juridictionnelle.
b) La justification du choix du lieu du marché affecté aux fins de localisation du dommage
64. Au point 34 de l’arrêt Tibor-Trans, auquel l’arrêt Wikingerhof renvoie (61), qui doit être lu en combinaison avec les points 33 et 35 de ce premier arrêt, la Cour a considéré que le choix du lieu où se situe le marché affecté au sein duquel la victime prétend avoir subi un préjudice résulte de la nécessité de rechercher la juridiction la mieux placée pour examiner les actions en dommages et intérêts en lien avec un acte restreignant la concurrence, de s’assurer de la prévisibilité d’une telle règle pour l’opérateur économique en cause et de satisfaire aux exigences de cohérence avec la loi applicable à de tels recours indemnitaires (62).
65. Au point 38 de l’arrêt Verein für Konsumenteninformation, auquel l’arrêt Wikingerhof renvoie également (63), la Cour a justifié l’interprétation qui l’a conduite à retenir comme lieu de la matérialisation du dommage celui où le véhicule en cause a été acquis (64) comme étant « également conforme aux objectifs de proximité et de bonne administration de la justice, visés par le considérant 16 du règlement no 1215/2012, dans la mesure où, pour déterminer le montant du préjudice subi, la juridiction nationale peut être amenée à évaluer les conditions du marché dans l’État membre sur le territoire duquel a été acheté ledit véhicule. Or, les juridictions de ce dernier État membre sont susceptibles d’avoir le plus facilement accès aux moyens de preuve nécessaires à la réalisation de ces évaluations » (65).
66. Dans ces trois arrêts, l’évolution de la justification du point de rattachement retenu par la Cour révèle, à mon sens, la prise en considération concrète de la dimension particulière du contentieux en matière de concurrence. En effet, en cas de comportements illicites affectant un marché économique, l’accès facilité aux moyens de preuves nécessaires à l’évaluation des conditions de ce marché et des conséquences de tels comportements contribue à une organisation utile du procès (66). Il s’agit donc d’un élément déterminant quant au choix de la juridiction la plus apte à garantir le respect des règles d’une concurrence saine qui passe par la sanction de toute atteinte à celle-ci et par la garantie de l’effectivité du droit à la protection de la victime.
67. Ainsi, la jurisprudence de la Cour, réitérée sur la base de telles considérations probatoires pragmatiques, doit être replacée dans un contexte dont l’importance a été soulignée encore très récemment (67). En effet, la construction jurisprudentielle de la Cour continue à contribuer à la mise en œuvre du droit de la concurrence et, spécialement, de la phase privée de l’application de l’article 101 TFUE (68), en ce qu’elle favorise le développement et la consolidation des actions en réparation engagées devant les juridictions nationales (69). À cet égard, il doit être souligné que la Cour a chargé ces juridictions de la sauvegarde de ce droit, qui renforce le caractère opérationnel des règles de concurrence de l’Union (70). De plus, la Cour a précisé que les actions en dommages et intérêts pour violation des règles de concurrence de l’Union, introduites devant les juridictions nationales, font partie intégrante du système de mise en œuvre de ces règles, qui vise à réprimer les comportements anticoncurrentiels des entreprises et à dissuader celles-ci de se livrer à de tels comportements (71).
68. Enfin, l’action complémentaire des autorités de concurrence des États membres et des juridictions nationales a été consacrée par le règlement (CE) no 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité (72). De surcroît, aux fins de régir les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union, la directive 2014/104 a défini de nouvelles règles de procédure et de fond, qui devaient être transposées dans tous les États membres au plus tard le 27 décembre 2016 (73).
69. Cependant, si ces normes visent à permettre aux entreprises lésées d’être indemnisées intégralement en prévoyant notamment des règles de preuve destinées à surmonter les importantes difficultés que présentent les conditions de mise en œuvre de la responsabilité dans le contentieux de la réparation des préjudices en droit de la concurrence, elles ne prévoient pas pour autant de dispositions particulières en matière de compétence.
70. Par conséquent, si, en principe, la détermination, par la Cour dans l’arrêt Tibor-Trans, du lieu de la matérialisation du dommage comme étant celui du lieu du marché affecté par l’infraction, à savoir le lieu où les prix du marché ont été faussés, au sein duquel la victime prétend avoir subi un préjudice (74), est adaptée au contexte que je viens de rappeler pour déterminer quelle est la juridiction internationalement compétente (75), il me semble que cette localisation n’est pas assez précise pour désigner la juridiction territorialement compétente au sein de l’État membre concerné (76). Or, de mon point de vue, au regard d’autres arrêts de la Cour, ceci constitue une source d’insécurité juridique lors du choix de l’option de compétence prévue à l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 dont dispose le demandeur (77).
71. Il me paraît, dès lors, opportun que la réponse de la Cour aux interrogations de la juridiction de renvoi, qui devrait, en raison des circonstances de l’affaire au principal, s’inscrire dans le droit fil de l’arrêt Tibor-Trans, soit complétée sur ce point afin que les juridictions nationales puissent disposer d’une réponse dépassant le strict cadre de l’affaire qui a justifié la demande de décision préjudicielle. Le nombre de procédures susceptibles d’être engagées du fait de l’importance de l’entente en cause doit également être pris en considération.
c) La localisation précise du dommage allégué au sein du marché affecté aux fins de désignation de la juridiction compétente
72. Dans l’arrêt flyLAL-Lithuanian Airlines, qui constitue le socle de l’arrêt Tibor-Trans, la Cour a jugé que, « dans le cadre d’une action en réparation d’un préjudice causé par des comportements anticoncurrentiels, le “lieu où le fait dommageable s’est produit” vise, dans une situation telle que celle en cause au principal, notamment le lieu de la matérialisation d’un manque à gagner consistant en une perte de ventes, c’est-à-dire le lieu du marché affecté par lesdits comportements au sein duquel la victime prétend avoir subi ces pertes » (78).
73. La localisation précise du dommage allégué pouvait aisément être déduite de cette interprétation. En effet, le litige résultait des comportements anticoncurrentiels d’un opérateur économique dans le marché sur lequel la victime de ceux-ci, une compagnie aérienne, développait l’essentiel de ses activités, à savoir des vols organisés au départ et à destination de Vilnius (Lituanie), capitale de l’État membre dans lequel cette compagnie était établie. La Cour a constaté qu’il s’agissait du « marché essentiellement affecté » (79).
74. En outre, au point 40 de l’arrêt flyLAL-Lithuanian Airlines, la Cour a relevé que cette solution est fondée sur la concordance de deux éléments que sont le lieu du marché affecté par des pratiques qui ont faussé la concurrence et celui de la survenance du dommage allégué causé par ces pratiques. En ce sens, sont garanties la limitation de la compétence au préjudice subi sur le territoire d’un seul État membre ainsi que l’existence d’un lien entre l’atteinte à l’intérêt général et celle des intérêts de l’entreprise ou, plus généralement, des intérêts privés.
75. Cependant, dès lors que le marché affecté était celui sur lequel la victime développait l’essentiel de ses activités de vente de voyages aériens et qu’elle avait subi un manque à gagner (80), cette condition de concordance était nécessairement remplie (81). Celle-ci devait conduire, concrètement, à désigner la juridiction territorialement compétente comme étant celle du lieu où est établie l’entreprise victime des pratiques anticoncurrentielles (82), en raison de la nature du dommage allégué.
76. Dans l’arrêt Tibor-Trans, un raisonnement semblable à celui retenu dans l’arrêt flyLAL-Lithuanian Airlines a été adopté. L’existence d’un lien entre le marché affecté par l’infraction et celui où la victime alléguait avoir subi un surcoût a pu être constatée par la Cour du fait que, comme dans l’affaire au principal, le marché affecté par l’entente sur le prix des camions est celui de l’État membre dans lequel l’entreprise victime de celle-ci a acheté des véhicules, par l’intermédiaire d’un concessionnaire, établi dans le même État qui est également celui où elle exerce ses activités de transport (83).
77. Ainsi, dans l’arrêt Tibor-Trans, la Cour a retenu comme lieu de la matérialisation du dommage le « lieu où les prix du marché ont été faussés, au sein duquel la victime prétend avoir subi [un] préjudice » (84), et non celui du lieu où le surcoût a été payé (85) qui aurait pu être tiré d’une adaptation directe du point 43 de l’arrêt flyLAL-Lithuanian Airlinest (86), sans toutefois préciser qu’il s’agit du lieu de la matérialisation du dommage (87).
78. Or, force est de constater, d’une part, que la juridiction territorialement compétente dans l’État membre ainsi désigné n’est pas clairement identifiable, à la différence de ce que la Cour a décidé dans l’arrêt CDC Hydrogen Peroxide, dans un cas similaire d’infraction sanctionnée par la Commission, à savoir retenir comme point de rattachement le lieu du siège social de la personne lésée.
79. D’autre part, afin de dépasser le cadre factuel dans lequel la Cour est interrogée, il doit être tenu compte de la variété des circonstances dans lesquelles des dommages peuvent être subis en cas d’entente sur les prix, qui constitue une différence majeure avec les cas d’atteinte au développement d’une activité économique. En effet, spécialement dans le secteur de la vente de véhicules et du transport, le lieu du marché affecté par les pratiques anticoncurrentielles entraînant des surcoûts n’est pas nécessairement concordant avec le lieu d’achat des biens en cause ou celui de l’exercice des activités de l’acheteur final, à la différence de la situation de l’acheteur direct.
80. Pour ces motifs, et eu égard au principe selon lequel la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit » doit être interprétée de manière stricte (88), les critères d’identification de la juridiction que le demandeur peut saisir devraient être dégagés.
81. À cette fin, à l’instar des sociétés Volvo, du gouvernement espagnol et de la Commission, j’invite la Cour à opérer un rapprochement avec l’arrêt Verein für Konsumenteninformation aux motifs que cet arrêt a été rendu dans une affaire qui a plusieurs points communs avec l’affaire au principal, ainsi que celle qui a donné lieu à l’arrêt Tibor-Trans, et qu’il se situe dans son prolongement (89). En effet, l’action en cause avait pour objet la réparation du préjudice causé par l’acquisition, auprès d’un tiers, de véhicules à un prix supérieur à leur valeur réelle (90) en raison d’un comportement illégal de leurs constructeurs (91).
82. La Cour a décidé que le préjudice subi par l’acquéreur final, qui n’est ni indirect ni purement patrimonial, se matérialise lors de l’acquisition du véhicule en cause auprès d’un tiers (92). Ce critère constitue le seul point de rattachement pertinent, en raison de l’existence d’un lien avec un bien matériel qui justifie de ne pas rechercher d’autres circonstances particulières comme dans les affaires dans lesquelles des investissements financiers avaient entraîné une diminution des avoirs des personnes concernées (93).
83. Ainsi, premièrement, il apparaît clairement désormais que, en cas de dommage matériel qui résulte de la perte de valeur d’un bien (94), qui n’est donc pas un préjudice purement patrimonial, le lieu de la matérialisation du dommage est celui de l’acquisition de ce bien (95).
84. En outre, le fait dont découle le préjudice matériel est que le paiement effectué pour l’acquisition du bien en cause a pour contrepartie, avec la révélation du comportement illégal du fabricant de celui-ci, un bien ayant une valeur moindre (96).
85. Deuxièmement, les circonstances de l’affaire au principal justifient de s’interroger sur la signification du terme « acquisition » dès lors que RH avait conclu des contrats de crédit-bail dans le cadre desquels elle est devenue propriétaire des camions.
86. Le fait que la demande en réparation soit fondée sur le droit de la concurrence justifie, à mon sens, une approche économique (97) de la notion d’« acquisition » dès lors qu’elle se traduit par la comptabilisation à l’actif du bilan du bien faisant l’objet d’un contrat de crédit-bail.
87. En ce sens, je partage l’avis exprimé par l’avocat général Campos Sánchez-Bordona selon lequel « [l]e point de départ correct réside [...] dans l’acte par lequel le bien est devenu partie intégrante du patrimoine de la personne concernée et a causé la perte. Le lieu de [la] matérialisation du dommage est celui où une telle transaction a été conclue » (98).
88. Le lieu de la transaction pourrait être ainsi entendu largement comme étant celui où l’accord sur le bien et sur le prix est intervenu (99) et non celui du paiement du prix (100) ou de la mise à disposition du bien qui peuvent intervenir en d’autres lieux à un stade ultérieur à cet accord (101).
89. L’exigence de prévisibilité (102) à l’égard du défendeur me paraît respectée dès lors que, de son point de vue, est retenu le lieu de commercialisation du bien et, en l’occurrence, par un concessionnaire des véhicules ou tout autre intermédiaire chargé de la vente de ceux-ci, indépendamment de tout transfert de propriété au sens juridique.
90. L’exigence d’une bonne administration de la justice l’est tout autant en raison de l’intérêt majeur que peut présenter le fait que la juridiction soit compétente pour examiner également les éventuelles demandes de l’intermédiaire chargé de la transaction sur le même fondement ou la question de l’éventuelle répercussion des surcoûts par celui-ci sur l’acheteur en aval qui constitue un moyen de défense récurrent (103).
91. Les objectifs du règlement no 1215/2012, tels que précisés par la Cour dans les arrêts les plus récents quant aux exigences probatoires dans les litiges en cause qui doivent être satisfaites dans les meilleures conditions (104), me paraissent également être atteints par la désignation du lieu de la matérialisation du dommage au lieu de la transaction, sans autres circonstances particulières en cas d’absence de transfert de propriété.
92. En effet, à la différence des litiges dans lesquels le dommage purement patrimonial allégué justifie que plusieurs éléments concrets viennent pallier l’absence de lien avec un bien matériel, le rattachement au lieu de la transaction suffit, en principe, pour désigner la juridiction objectivement la mieux placée pour analyser les éléments constitutifs de la responsabilité du défendeur (105).
93. En conséquence, identifier le juge compétent comme étant celui du lieu de l’acquisition des camions dont les prix ont été artificiellement élevés répond aux besoins probatoires du litige dès lors que la victime allègue avoir subi un préjudice lié à un surcoût des camions en un lieu au sein du marché affecté, qui est celui de son activité, pour les mêmes motifs que ceux retenus dans l’arrêt Verein für Konsumenteninformation (106). En l’occurrence, tel est le cas de RH.
94. Dès lors, à l’issue de cette première partie de mon analyse portant sur la désignation de la juridiction compétente au sein du marché affecté par des pratiques anticoncurrentielles, je propose à la Cour de considérer que la juridiction compétente pour connaître d’une action aux fins de réparation des préjudices causés du fait de surcoûts payés par la personne lésée par une entente sur les prix est, en principe, celle du lieu de l’acquisition des biens en cause.
95. Pour autant, ainsi que je l’ai déjà esquissé (107), il y a lieu, à mon sens, de réserver la situation dans laquelle le lieu de survenance du dommage allégué n’est pas concordant avec le lieu de l’activité de la victime des pratiques qui ont faussé les prix (108), par exemple, en cas d’achat de véhicules dans plusieurs États membres ou dans de multiples points d’approvisionnement au sein du même État membre ou encore en cas d’acquisition auprès d’un vendeur établi hors du marché affecté (109).
96. Si, au lieu de chacune des transactions au sein du ou des marché(s) affecté(s), les conditions d’analyse de celui-ci (ceux-ci) sont identiques, il en va différemment de l’évaluation du préjudice subi par le demandeur, victime directe du dommage (110). Par hypothèse, l’analyse pourrait être plus difficile si la juridiction compétente n’était pas celle dans le ressort de laquelle est exercée l’activité économique de la personne lésée. Or, ainsi que la Cour l’a déjà souligné, en cas d’entente illicite constatée de manière contraignante, cette évaluation constitue l’essentiel de l’office du juge saisi d’une demande de réparation du dommage qui en découle (111).
97. Dans ces conditions, je suis d’avis que la question de savoir s’il peut encore être opportun de recourir au rattachement au lieu du siège social de l’entreprise lésée, retenu par la Cour dans des circonstances particulières (112), mérite d’être approfondie.
d) La localisation du dommage au lieu du siège socialde la personne lésée
98. Certaines circonstances justifient, à mon sens, au regard de l’objectif de proximité, fixé dans le règlement no 1215/2012 (113), que le point de rattachement au lieu du siège social de la victime de pratiques anticoncurrentielles puisse être encore pertinent afin de garantir l’efficacité du traitement de ces actions en réparation complexes par nature (114) et par leur objet en cas d’atteintes géographiquement très dispersées (115).
99. En effet, en pratique, je ne vois pas comment serait conforme à cet objectif de proximité, qui apparaît très concrètement désormais dans la jurisprudence de la Cour (116), le choix d’un point de rattachement qui contraindrait une entreprise qui aurait acheté plusieurs camions dans différents États membres de saisir la juridiction dans le ressort de laquelle se situerait chaque lieu d’acquisition et que, de surcroît, l’entreprise lésée n’y exercerait pas d’activité (117). En outre, les règles de connexité, prévues à l’article 30 du règlement no 1215/2012, n’offrent pas de solutions satisfaisantes en raison de la condition fixée au paragraphe 2, dès lors que l’on considère que le juge ne peut connaître que du dommage réalisé dans son ressort (118).
100. Dans ces conditions, la décision de la Cour prise dans l’arrêt CDC Hydrogen Peroxide mérite une attention renouvelée. L’affaire qui a donné lieu à cet arrêt avait pour objet des demandes en réparation de l’ensemble des dommages causé par une entente sur le prix du peroxyde d’hydrogène dans plusieurs États membres à des dates et à des endroits différents (119), constatée par la Commission (120), à des entreprises actives dans le secteur du traitement de la cellulose et du papier et qui avaient acheté entre l’année 1994 et l’année 2006 des quantités considérables de peroxyde d’hydrogène dans différents États membres de l’Union ou de l’EEE. En outre, pour certaines d’entre elles, le peroxyde d’hydrogène avait été livré dans des usines situées dans plusieurs États membres (121).
101. Dans ces circonstances, caractérisées par la multiplicité des lieux d’achat sur divers marchés affectés par l’entente en cause, la Cour a jugé que la juridiction du lieu où l’entreprise requérante a son siège social est compétente pour connaître, au titre de l’ensemble du dommage causé à celle-ci du fait des surcoûts qu’elle a payés pour s’approvisionner en produits faisant l’objet de l’entente concernée, d’une action introduite à l’encontre soit d’un quelconque auteur de cette entente, soit d’une pluralité de ceux-ci (122). Au point 52 de cet arrêt, la Cour avait considéré que le lieu où le dommage se manifeste concrètement, s’agissant d’un dommage consistant en ces surcoûts, se trouvera, « en principe », au siège social de celle-ci.
102. Par conséquent, premièrement, l’interprétation retenue dans l’arrêt CDC Hydrogen Peroxide me paraît pouvoir être conciliée avec celle des arrêts rendus postérieurement en cas de concordance entre le lieu du marché affecté par la distorsion de concurrence et la survenance du dommage matérialisé par un surcoût ou une perte de ventes, à savoir tant l’arrêt flyLAL-Lithuanian Airlines que l’arrêt Tibor-Trans, dès lors que, dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, les véhicules avaient été acquis dans un seul État membre, celui sur le territoire duquel la victime développait son activité (123). Autrement dit, si l’impératif de proximité justifie de privilégier le forum actoris, je ne vois pas quelle serait la difficulté (124).
103. Deuxièmement, s’agissant du lieu du siège social ou du principal établissement, tel que défini à l’article 63, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012, ce lieu doit présenter un lien étroit avec celui du dommage (125). Plus précisément, l’activité développée en ce lieu, en rapport avec le litige, devrait être à l’origine de la transaction sur la base de laquelle la demande d’indemnisation du préjudice est fondée. Je suis également d’avis que le lieu où l’activité de l’entreprise est affectée ou le lieu à partir duquel s’organise l’activité est déterminant.
104. Troisièmement, l’étendue des lieux de survenance des dommages, qui caractérise les activités anticoncurrentielles au sein du marché intérieur (126), ainsi que le développement des transactions conclues par Internet (127) militent en faveur du choix de localiser la matérialisation du dommage au siège social. À cet égard, il me paraît concevable de tendre à une certaine cohérence avec la jurisprudence de la Cour qui tient compte de l’ampleur des atteintes aux droits réalisées dans le contexte d’Internet (128). La Cour a précisé que cette faculté pour la personne qui s’estime lésée de saisir les juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts d’une action au titre de l’intégralité du dommage allégué se justifie dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice et non aux fins de protéger spécifiquement le demandeur (129).
105. Quatrièmement, en matière de pratiques concurrentielles, le risque de voir prospérer des procédures abusives, supposées être plus facilement engagées au lieu du siège social (ou du domicile) de la personne lésée, qui justifie en partie le choix de privilégier le lieu du domicile du défendeur (130), ne me paraît pas dirimant. En effet, il doit être tenu compte du fait que, dans la majorité des cas, l’action en réparation est fondée sur le constat préalable d’une infraction au droit de la concurrence (131).
106. Par ailleurs, les suggestions de la doctrine en faveur de la possibilité de saisir la juridiction du lieu du siège social du demandeur me paraissent devoir être prises en considération dès lors qu’elles s’appuient sur le constat de la multiplicité des marchés affectés (132) ou sur le risque de saisine de la juridiction d’un État membre affecté par un cartel international dans lequel aucune des parties au litige n’est établie (133) ou encore sur la relativisation de l’objectif de dégager un critère de rattachement identique, à savoir celui du marché affecté, pour les conflits de lois et la compétence (134).
107. D’une manière plus générale, je trouve également très intéressante la suggestion de définir comme fil conducteur de la détermination de la compétence des juridictions celui de faciliter la réparation satisfaisante des actes illicites ou des atteintes à des principes fondamentaux (135). En effet, elle traduit l’idée que le renforcement de l’exercice effectif des droits dans ces domaines particuliers contribue à la mise en œuvre des politiques générales de prévention.
108. Il résulte de l’ensemble de ces considérations que deux critères de localisation du dommage pour déterminer la compétence juridictionnelle me paraissent pouvoir coexister, s’agissant des actions en réparation des pratiques anticoncurrentielles, en raison de l’objectif de proximité à satisfaire et, plus précisément, de celui de faciliter l’accès aux moyens de preuve. Une telle solution permet d’assurer une cohérence avec les objectifs de la directive 2014/104 qui comprend de nombreuses dispositions en matière de preuve, en raison des difficultés à collecter des données comptables et financières sur les entreprises ainsi que sur le marché en cause (136), et de contribuer à la résolution plus efficace de litiges dont la complexité ressort des documents élaborés par la Commission, conçus comme des aides pratiques destinées aux juridictions nationales (137).
109. Dans ces conditions, une telle interprétation des règles de compétence me paraît contribuer à la garantie d’une protection juridictionnelle effective du droit de la concurrence de l’Union (138).
110. À l’issue de mon analyse globale portant sur la détermination du lieu de la matérialisation du dommage allégué et sur la désignation de la juridiction compétente sur le territoire de l’État membre dans lequel il est situé, je propose à la Cour de considérer que l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que, dans le cadre d’une action en réparation du préjudice causé par une infraction au titre de l’article 101 TFUE consistant notamment en des arrangements collusoires sur la fixation et l’augmentation des prix de biens, le lieu de la matérialisation du dommage se situe dans l’État membre du marché affecté par cette infraction au sein duquel des surcoûts ont été subis. La juridiction territorialement compétente est, en principe, celle dans le ressort de laquelle se trouve le lieu de l’acquisition de ces biens, par l’entreprise exerçant son activité dans le même État membre, laquelle doit être déterminée en fonction de critères économiques. À défaut de concordance entre le lieu de la matérialisation du dommage et celui de l’activité de la personne lésée, l’action peut être introduite devant la juridiction dans le ressort de laquelle la personne lésée est établie.
111. Je vais maintenant expliquer les raisons qui me conduisent à proposer à la Cour de préciser que l’identification concrète de la juridiction, désignée en application de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, est régie par les règles internes d’organisation des juridictions que les États membres peuvent définir en vue d’une éventuelle spécialisation de celles-ci.
4. Sur la concentration des compétences
112. Dans leurs observations écrites soumises à la Cour, le gouvernement français et la Commission soulignent, en substance, que, si l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 détermine la compétence internationale et territoriale des juridictions compétentes pour connaître des litiges transfrontaliers en matière délictuelle ou quasi délictuelle, il incombe, toutefois, aux seuls États membres, dans le cadre de leur organisation juridictionnelle, de définir le ressort des juridictions compétentes et, notamment, de celles spécialisées en matière d’actions en dommages et intérêts pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence. Dans sa réponse à la question écrite de la Cour sur ce point, le gouvernement espagnol soutient cette analyse.
113. Je suis également de cet avis en raison du système institué par le règlement no 1215/2012 et de la spécificité des actions en matière de réparation des dommages causés par des pratiques anticoncurrentielles (139).
a) Analyse systémique
114. Sur certains aspects, il me paraît pouvoir être adopté un raisonnement par analogie avec celui retenu par la Cour dans l’arrêt Sanders et Huber (140) ainsi que, dans une moindre mesure, dans l’arrêt du 9 janvier 2015, RG (141).
115. Dans l’arrêt Sanders et Huber, la Cour était saisie de questions portant sur une concentration des compétences juridictionnelles en matière d’obligations alimentaires transfrontalières en faveur d’une juridiction de première instance établie au siège de la juridiction d’appel (142).
116. La Cour a ainsi interprété l’article 3, sous b), du règlement (CE) no 4/2009 du Conseil, du 18 décembre 2008, relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions et la coopération en matière d’obligations alimentaires (143), en vertu duquel la juridiction compétente pour statuer sur des litiges transfrontaliers portant sur les obligations alimentaires est celle du « lieu où le créancier a sa résidence habituelle ».
117. Il s’agit de l’une des dispositions relatives aux règles de compétence qui ont remplacé celles du règlement no 44/2001, lequel s’inscrit dans le prolongement de la convention de Bruxelles (144). La Cour a dit pour droit que « [c]ette disposition, qui détermine tant la compétence internationale que la compétence territoriale, vise à unifier les règles de conflit de juridictions (voir, en ce sens, arrêt Color Drack, C‑386/05, EU:C:2007:262, point 30) » (145).
118. Dans l’arrêt Sanders et Huber, la Cour a constaté que, si les règles de conflit de juridictions ont été harmonisées au moyen d’une détermination des critères communs de rattachement, l’identification concrète de la juridiction compétente demeure de la compétence des États membres, sous réserve que cette législation nationale ne remette pas en cause les objectifs du règlement no 4/2009 ou ne prive pas ce dernier de son effet utile (146).
119. La Cour a précisé que la mise en œuvre des objectifs de proximité et de bonne administration de la justice n’implique pas que les États membres doivent instituer des juridictions compétentes en chaque lieu (147) et qu’il importe que la juridiction compétente soit celle qui assure un lien de rattachement particulièrement étroit avec le lieu où le créancier d’aliments a sa résidence habituelle, visé à l’article 3, sous b), du règlement no 4/2009 (148).
120. À cet égard, la Cour a considéré de manière positive la concentration des compétences, dès lors que, en matière d’obligations alimentaires, un tel choix d’organisation peut contribuer à développer une expertise particulière qui répond à une partie des objectifs poursuivis par le règlement no 4/2009 et à une bonne organisation de la justice (149).
121. Par conséquent, pour les mêmes motifs, il suffit, à mon sens, s’agissant de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, de considérer que la juridiction saisie se reconnaisse compétente, à ce titre, à raison du point de rattachement pertinent situé dans son ressort (150), c’est-à-dire dans la partie du territoire national sur l’étendue de laquelle elle exerce ses attributions (151). Il s’agit également de ne pas faire du critère géographique un point de rattachement, entendu strictement, qui privilégie la proximité au détriment de la bonne administration de la justice (152).
122. Cependant, dans l’arrêt Sanders et Huber, la Cour a retenu que, en cas de concentration des compétences, un examen concret de la situation existant dans l’État membre concerné s’impose afin de s’assurer que la législation nationale ne prive pas de son effet utile le règlement applicable au litige (153).
123. Cette réserve a été à nouveau exprimée dans l’arrêt du 9 janvier 2015, RG (154), relatif à l’attribution à une juridiction spécialisée de la compétence pour examiner les questions du retour ou de la garde de l’enfant, alors même qu’une cour ou un tribunal était déjà saisi(e) d’une procédure au fond relative à la responsabilité parentale à l’égard de l’enfant (155), à l’occasion de l’examen de dispositions relatives à la détermination de la juridiction nationale compétente qui relève du choix des États membres. Il est intéressant de noter que, dans ce cas, l’objectif de célérité des procédures, tiré du règlement no 2201/2003, a été retenu par la Cour (156).
124. Or, en matière de violation des droits de la concurrence, le cadre législatif dans lequel la concentration des compétences est instituée dans un État membre (157) est très différent. Il y a lieu, à mon sens, de relever l’absence de limites en matière délictuelle ou quasi délictuelle telles que celles résultant de l’objet spécifique notamment du règlement no 4/2009 (158) et, s’agissant de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Sanders et Huber, les particularités de la législation nationale en cause au regard des objectifs de ce règlement (159).
125. En ce sens, je partage les avis exprimés précédemment par d’autres avocats généraux sur l’autonomie des États membres en matière de concentration des compétences territoriales résultant ou non de la répartition des compétences matérielles, limitée par l’absence d’atteinte à l’effet utile du règlement no 1215/2012 et par le principe d’équivalence (160).
126. En outre, dès lors que l’objet des actions en cause prend une part importante dans l’analyse de la Cour (161), il convient de souligner les éléments qui caractérisent plus particulièrement le contentieux relatif à la réparation de pratiques anticoncurrentielles.
b) La spécificité des actions en réparation de pratiques anticoncurrentielles
127. Premièrement, il y a lieu de rappeler l’absence de réglementation des conditions procédurales de mise en œuvre des actions en matière du droit de la concurrence qui justifie de considérer que les États membres, dans le cadre de leur organisation juridictionnelle, déterminent quelle est la juridiction compétente ratione materiae et quelle est l’étendue de son ressort, sous réserve du respect des principes d’équivalence (162) et d’effectivité (163).
128. Deuxièmement, je considère, à l’instar de la Commission, qu’il doit être tenu compte de l’entrée en vigueur et de la transposition de la directive 2014/104 (164) ainsi que de la complexité technique des règles applicables aux actions en dommages et intérêts pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence (165).
129. Pour ces motifs, il me paraît indispensable que, pour répondre à la juridiction de renvoi, la Cour s’inspire de la rédaction des arrêts du 16 mai 2013, Melzer (166), ou CDC Hydrogen Peroxide, relatifs à la compétence en matière délictuelle ou quasi délictuelle, dans lesquels est utilisée l’expression « la juridiction dans le ressort de laquelle ».
130. Au vu de l’ensemble de ces considérations relatives à la concentration des compétences des juridictions, je propose à la Cour d’interpréter l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 en ce sens que, s’il détermine la compétence territoriale sur le plan tant international qu’interne des juridictions compétentes pour connaître des litiges transfrontaliers en matière délictuelle ou quasi délictuelle, les États membres ont la faculté de choisir de concentrer le traitement de ces litiges devant certaines juridictions, dans le cadre de leur organisation juridictionnelle, sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité. En particulier, dans le domaine du droit de la concurrence, les États membres doivent veiller à ce que les règles qu’ils établissent ou qu’ils appliquent ne portent pas atteinte à l’application effective des articles 101 et 102 TFUE.
V. Conclusion
131. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par le Juzgado de lo Mercantil no 2 de Madrid (tribunal de commerce no 2 de Madrid, Espagne) de la manière suivante :
L’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens :
– qu’il désigne la juridiction compétente de l’État membre dans le ressort de laquelle, notamment, le dommage direct s’est matérialisé ;
– que, dans le cadre d’une action en réparation du préjudice causé par une infraction au titre de l’article 101 TFUE consistant notamment en des arrangements collusoires sur la fixation et l’augmentation des prix de biens, le lieu de la matérialisation du dommage se situe dans l’État membre du marché affecté par cette infraction au sein duquel des surcoûts ont été subis. La juridiction territorialement compétente est, en principe, celle dans le ressort de laquelle se trouve le lieu de l’acquisition de ces biens, par l’entreprise exerçant son activité dans le même État membre, laquelle doit être déterminée en fonction de critères économiques. À défaut de concordance entre le lieu de la matérialisation du dommage et celui de l’activité de la personne lésée, l’action peut être introduite devant la juridiction dans le ressort de laquelle la personne lésée est établie, et
– que les États membres ont la faculté de choisir de concentrer le traitement des litiges devant certaines juridictions, dans le cadre de leur organisation juridictionnelle, sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité. En particulier, dans le domaine du droit de la concurrence, les États membres doivent veiller à ce que les règles qu’ils établissent ou qu’ils appliquent ne portent pas atteinte à l’application effective des articles 101 et 102 TFUE.