CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. JEAN RICHARD DE LA TOUR
présentées le 23 mars 2023 (1)
Affaire C‑832/21
Beverage City & Lifestyle GmbH,
MJ,
Beverage City Polska sp. z o.o.,
FE
contre
Advance Magazine Publishers Inc.
[demande de décision préjudicielle formée par l’Oberlandesgericht Düsseldorf (tribunal régional supérieur de Düsseldorf, Allemagne)]
« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile et commerciale – Règlement (UE) no 1215/2012 – Compétences spéciales – Article 8, point 1 – Pluralité de défendeurs – Marque de l’Union européenne – Règlement (UE) 2017/1001 – Articles 122 et 125 – Compétence internationale en matière de contrefaçon et de validité – Action en contrefaçon d’une marque de l’Union européenne dirigée contre plusieurs défendeurs domiciliés dans différents États membres – Compétence de la juridiction du domicile du dirigeant d’une société défenderesse – Compétence de la juridiction saisie à l’égard des codéfendeurs domiciliés en dehors de l’État membre du for – Demandes liées par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps – Notion de “rapport si étroit” – Relation entre le fournisseur et son client »
I. Introduction
1. La demande de décision préjudicielle de l’Oberlandesgericht Düsseldorf (tribunal régional supérieur de Düsseldorf, Allemagne) porte sur l’interprétation de l’article 8, point 1, du règlement (UE) no 1215/2012 (2), qui doit être lu en combinaison avec l’article 122 du règlement (UE) 2017/1001 (3).
2. Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant le titulaire d’une marque de l’Union européenne, établi aux États-Unis, à un distributeur et à son fournisseur de produits, domiciliés, respectivement, en Allemagne et en Pologne, au sujet de la prétendue contrefaçon par ceux-ci de cette marque.
3. Dans le contexte particulier de cette action soumise à des critères de compétence judiciaire propres, la Cour est invitée à compléter sa jurisprudence relative aux conditions d’application de la règle spéciale prévue à l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012, permettant d’attraire plusieurs défendeurs, domiciliés dans différents États membres, devant la juridiction du domicile de l’un d’eux seulement, alors que les demandes formées devant la juridiction de renvoi sont dirigées contre différentes sociétés et leurs gérants, mis en cause non seulement en qualité de représentant légal de celles-ci, mais aussi à titre personnel.
4. Je vais exposer les raisons pour lesquelles je suis d’avis que le titulaire d’une marque de l’Union européenne, qui estime être victime d’actes de contrefaçon, peut saisir un seul juge qui sera compétent pour statuer sur l’ensemble des demandes relatives aux actes commis par différents contrefacteurs portant sur les mêmes produits, spécialement dans le cadre d’un contrat exclusif d’approvisionnement, sous réserve que, lors de l’introduction de la demande, soit justifié le rôle du défendeur d’ancrage dans la chaîne contrefactuelle.
II. Le droit de l’Union
A. Le règlement no 1215/2012
5. L’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012 prévoit :
« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut aussi être attraite :
1) s’il y a plusieurs défendeurs, devant la juridiction du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément. »
B. Le RMUE
6. L’article 1er du RMUE, intitulé « Marque de l’Union européenne », dispose, à son paragraphe 2 :
« La marque de l’Union européenne a un caractère unitaire. Elle produit les mêmes effets dans l’ensemble de l’Union : elle ne peut être enregistrée, transférée, faire l’objet d’une renonciation, d’une décision de déchéance des droits du titulaire ou de nullité, et son usage ne peut être interdit, que pour l’ensemble de l’Union. Ce principe s’applique sauf disposition contraire du présent règlement. »
7. L’article 17 du RMUE, intitulé « Application complémentaire du droit national en matière de contrefaçon », énonce :
« 1. Les effets de la marque de l’Union européenne sont exclusivement déterminés par les dispositions du présent règlement. Par ailleurs, les atteintes à une marque de l’Union européenne sont régies par le droit national concernant les atteintes à une marque nationale conformément aux dispositions du chapitre X [notamment aux articles 129 et 130].
2. Le présent règlement n’exclut pas que des actions portant sur une marque de l’Union européenne soient intentées sur la base du droit des États membres concernant notamment la responsabilité civile et la concurrence déloyale.
3. Les règles de procédure applicables sont déterminées conformément aux dispositions du chapitre X. »
8. Le chapitre X du RMUE, intitulé « Compétence et procédure concernant les actions en justice relatives aux marques de l’Union européenne », comprend les articles 122 à 135. Aux termes de l’article 125, intitulé « Compétence internationale » :
« 1. Sous réserve des dispositions du présent règlement ainsi que des dispositions du règlement [no 1215/2012] applicables en vertu de l’article 122, les procédures résultant des actions et demandes visées à l’article 124 [notamment les actions en contrefaçon] sont portées devant les tribunaux de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur a son domicile ou, si celui-ci n’est pas domicilié dans l’un des États membres, de l’État membre sur le territoire duquel il a un établissement.
[...]
5. Les procédures résultant des actions et demandes visées à l’article 124, à l’exception des actions en déclaration de non‑contrefaçon d’une marque de l’Union européenne, peuvent également être portées devant les tribunaux de l’État membre sur le territoire duquel le fait de contrefaçon a été commis ou menace d’être commis ou sur le territoire duquel un fait visé à l’article 11, paragraphe 2, a été commis. »
III. Les faits du litige au principal et la question préjudicielle
9. Advance Magazine Publishers Inc. est titulaire de plusieurs marques de l’Union européenne contenant l’élément verbal « Vogue », pour lesquelles elle fait valoir qu’il s’agit de marques renommées.
10. Beverage City Polska sp. z o.o. est une société de droit polonais, ayant son siège à Cracovie (Pologne), dont le gérant, FE, est domicilié dans la même ville. Elle produit une boisson énergisante sous la dénomination « Diamant Vogue » et en assure également la promotion ainsi que la distribution.
11. Beverage City & Lifestyle GmbH est une société de droit allemand dont le siège est situé à Schorfheide, dans le Land de Brandebourg (Allemagne). Son gérant, MJ, est domicilié dans le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie (Allemagne). Cette société était liée à Beverage City Polska par un contrat de distribution exclusive pour l’Allemagne et elle lui achetait la boisson énergisante ainsi étiquetée en Pologne. Les deux sociétés ne sont pas liées par une appartenance au même groupe malgré la similitude de leurs noms.
12. S’estimant victime de faits de contrefaçon de ses marques, la requérante a engagé (4) contre ces sociétés et leurs gérants devant le tribunal des marques de l’Union européenne compétent pour le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, le Landgericht Düsseldorf (tribunal régional de Düsseldorf), une action en cessation sur l’ensemble du territoire de l’Union ainsi qu’en fourniture d’informations, reddition de comptes et constatation de l’obligation d’indemnisation. Par la suite, ces demandes annexes ont été limitées aux agissements en Allemagne.
13. Beverage City Polska et son gérant, FE, contestent (5), en appel devant l’Oberlandesgericht Düsseldorf (tribunal régional supérieur de Düsseldorf), la décision du Landgericht Düsseldorf (tribunal régional de Düsseldorf), qui, avant de faire droit aux demandes de la requérante, a fondé sa compétence internationale à leur égard sur l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012, en se référant aux principes établis dans l’arrêt du 27 septembre 2017, Nintendo (6).
14. Ils soutiennent devant la juridiction de renvoi qu’ils ont agi et livré les marchandises à leurs clients exclusivement en Pologne. L’arrêt Nintendo ne serait pas transposable à leur situation au motif qu’il n’existerait pas de lien pertinent entre eux et Beverage City & Lifestyle ainsi que son gérant.
15. La juridiction de renvoi souligne, d’une part, que la compétence internationale du Landgericht Düsseldorf (tribunal régional de Düsseldorf) est fondée, en vertu de l’article 125, paragraphe 1, du RMUE, sur le lieu du domicile du gérant de la société allemande, qu’elle qualifie de défendeur d’ancrage (7).
16. D’autre part, s’agissant des codéfendeurs domiciliés en Pologne, la solution de l’arrêt Nintendo reposerait sur le fait que, dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, les défendeurs étaient liés par une appartenance au même groupe de sociétés, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. En effet, seule une relation de livraison existe entre Beverage City & Lifestyle et Beverage City Polska. Les gérants de ces sociétés étant mis en cause seulement en tant que représentants respectifs de ces personnes morales, il n’y a donc pas de relation entre le défendeur d’ancrage et les défendeurs domiciliés en Pologne. La question se pose donc de savoir si un lien matériel sous la forme d’une chaîne d’approvisionnement est suffisant.
17. La juridiction de renvoi estime, en outre, qu’il conviendrait de tenir compte du fait que le litige porte sur les mêmes marques et produits de contrefaçon, de sorte qu’il existe un risque de solutions inconciliables en cas de divergence d’appréciation de la distribution comme un acte de contrefaçon si différentes juridictions sont saisies. Elle est aussi d’avis qu’un tel risque pourrait être constaté si les mêmes produits, commercialisés au sein de l’Union, étaient acquis auprès d’un tiers. Cette juridiction souligne, également, que les conditions d’application de l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012 ne doivent pas vider de sa substance la règle de compétence énoncée à l’article 125 du RMUE.
18. Dans ces conditions, l’Oberlandesgericht Düsseldorf (tribunal régional supérieur de Düsseldorf) a décidé de surseoir à statuer et de poser la question préjudicielle suivante :
« Les demandes sont-elles liées entre elles par un “rapport si étroit” qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions inconciliables, au sens de l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012, lorsque, dans le cadre d’une action en contrefaçon d’une marque de l’Union européenne, le lien est constitué par le fait que la défenderesse établie dans un État membre (en l’occurrence, la Pologne) a fourni les produits portant atteinte à une marque de l’Union européenne à une société établie dans un autre État membre (en l’occurrence, l’Allemagne), dont le représentant légal, également poursuivi en tant que contrefacteur, est le défendeur d’ancrage, dans le cas où les parties ne sont liées que par une simple relation entre un client et son fournisseur et qu’il n’existe pas, en droit ou en fait, de lien allant au-delà ? »
19. La requérante, Beverage City Polska et FE, les gouvernements polonais et portugais ainsi que la Commission européenne ont déposé des observations écrites. Lors de l’audience qui s’est tenue le 12 janvier 2023, Beverage City & Lifestyle, Beverage City Polska, la requérante et la Commission ont présenté leurs observations orales et ont répondu aux questions pour réponse orale adressées par la Cour.
IV. Analyse
20. Par son unique question préjudicielle, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012, lu en combinaison avec l’article 122 du RMUE, peut être interprété en ce sens que plusieurs défendeurs, domiciliés dans différents États membres, peuvent être attraits devant la juridiction du domicile de l’un d’eux saisie, dans le cadre d’une action en contrefaçon, de demandes formées à leur encontre par le titulaire d’une marque de l’Union européenne lorsqu’il est reproché aux défendeurs une atteinte matériellement identique à cette marque par chacun de leurs actes dans une chaîne d’approvisionnement.
21. En matière d’actions en contrefaçon portant sur des droits de propriété intellectuelle, la jurisprudence de la Cour fournit d’ores et déjà des repères utiles. Il doit, sur ce point, être rappelé que l’interprétation de la Cour en ce qui concerne les dispositions du règlement (CE) no 44/2001 (8) vaut également pour celles du règlement no 1215/2012, qui peuvent être qualifiées d’« équivalentes » (9). Il en est de même s’agissant du règlement (CE) no 207/2009 (10) qui a été codifié avec ses modifications par le RMUE (11).
22. Dans l’affaire au principal, la juridiction de renvoi est saisie, en qualité de tribunal des marques de l’Union européenne, d’une action en contrefaçon de telles marques dirigée contre le vendeur en Allemagne de produits prétendument contrefaits, la société Beverage City & Lifestyle, établie en Allemagne, et contre leur fabricant, la société Beverage City Polska, établie en Pologne, ainsi que leurs gérants respectifs.
23. Par conséquent, la question de cette juridiction, qui porte sur sa compétence internationale à l’égard de cette dernière défenderesse et de son gérant, est régie par les articles 122, 124, 125 et 126 du RMUE.
24. Ces dispositions ont le caractère d’une lex specialis par rapport aux règles énoncées par le règlement no 1215/2012 (12).
25. Ainsi, en matière de contrefaçon, conformément à l’article 124, sous a), du RMUE, les tribunaux des marques de l’Union européenne ont une compétence exclusive.
26. En cas d’actions en contrefaçon, l’article 125, paragraphe 1, du RMUE prévoit la compétence internationale du tribunal de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur a son domicile (13).
27. Il ne s’agit pas du seul for prévu par le RMUE. Le tribunal de l’État membre sur le territoire duquel le fait de contrefaçon a été commis peut également être compétent, conformément à l’article 125, paragraphe 5, du RMUE (14).
28. À cet égard, il importe de souligner que, en raison de cette règle spécifique, l’article 122, paragraphe 2, sous a), du RMUE exclut expressément l’application de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, qui prévoit un critère de compétence spéciale en matière délictuelle ou quasi délictuelle (15).
29. En revanche, aucune disposition particulière du RMUE n’interdit l’application de l’article 8 du règlement no 1215/2012 (16), qui prévoit, au point 1, une règle de compétence dérivée en cas de pluralité de défendeurs domiciliés dans des États membres différents. Ceux-ci peuvent être attraits, en vertu de cette disposition, devant la juridiction du domicile de l’un d’eux (17). Celui-ci peut parfois être désigné, comme dans l’affaire au principal, en tant que défendeur d’ancrage (18).
30. Comme devant toute autre juridiction d’un État membre, cette option offerte au requérant est soumise à une condition énoncée à l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012, à savoir que « les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément ».
31. Cette exigence, introduite pour la première fois à l’article 6, point 1, du règlement no 44/2001, a pour origine la décision prise par la Cour dans son arrêt du 27 septembre 1988, Kalfelis (19). Elle contribue à la mise en œuvre de l’un des principaux objectifs de ce règlement, renforcé dans le règlement no 1215/2012 (20), qui est d’assurer la bonne circulation des décisions judiciaires au sein de l’Union. Cet objectif commande d’éviter les procédures concurrentes (21).
32. Dans la mesure où cette règle de compétence déroge à la règle générale basée sur le domicile du défendeur, la Cour a jugé que son interprétation ne doit pas aller au-delà des hypothèses envisagées de manière explicite par ces règlements (22).
33. La Cour a souligné qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier l’existence d’un lien de connexité entre les demandes en fonction de l’objectif poursuivi qui est d’éviter des décisions inconciliables (23). À cet égard, elle a précisé que seraient inconciliables des décisions divergentes se rapportant à une « même situation de fait et de droit » (24).
A. Sur la notion de « même situation de droit »
34. J’observe que la juridiction de renvoi n’exprime pas de doute sur cette question. Cependant, sa demande de décision préjudicielle présente, selon moi, l’occasion d’apporter des précisions sur la portée de l’arrêt Nintendo (25), discutée par les parties dans leurs observations écrites.
35. En effet, dans l’arrêt Nintendo, qui avait pour objet une action en contrefaçon de dessins et de modèles communautaires, la Cour a retenu, comme critère de l’existence d’une même situation de droit, celui de la reconnaissance du droit exclusif d’utilisation de tels dessins ou modèles par le règlement no 6/2002. Dès lors que ce droit exclusif produit les mêmes effets sur le territoire de l’Union, la circonstance selon laquelle le droit national est appliqué par le juge national pour prendre certaines décisions est sans pertinence (26).
36. Dans l’arrêt Nintendo, la Cour a également souligné la différence d’approche par rapport à celle retenue en matière de brevet dans son arrêt du 13 juillet 2006, Roche Nederland e.a. (27), dans lequel elle avait jugé que la différence de fondements juridiques des demandes était sans incidence sur l’appréciation du risque de décisions contradictoires (28).
37. Par conséquent, eu égard aux circonstances de l’affaire au principal, il me paraît opportun que la Cour précise que, en raison de la concordance des dispositions de l’article 19 du règlement no 6/2002, sur lesquelles est fondé l’arrêt Nintendo, avec celles de l’article 9 du RMUE relatives aux droits du titulaire d’une marque de l’Union européenne, une analyse par analogie doit être retenue.
38. Précisément, l’obligation pour le juge compétent de faire application du droit national, telle que prévue aux articles 129 et 130 du RMUE (29), comme aux articles 88 et 89 du règlement no 6/2002, ne fait pas obstacle au constat d’une même situation de droit pour les motifs suivants :
– aux paragraphes 1 et 2 de cet article 9 du RMUE sont consacrés le droit exclusif conféré au titulaire d’une marque de l’Union européenne par son enregistrement ainsi que celui d’interdire à tout tiers d’en faire usage sans son consentement, droits que ce titulaire vise à protéger par l’action en contrefaçon, et
– une telle marque produit les mêmes effets dans l’ensemble de l’Union, en vertu de l’article 1er, paragraphe 2, du RMUE.
B. Sur la notion de « même situation de fait »
39. La juridiction de renvoi met en exergue le fait que seule une relation de livraison existe entre Beverage City & Lifestyle et Beverage City Polska et que, à la différence des sociétés dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Nintendo, ces deux sociétés défenderesses n’appartiennent pas à un même groupe.
40. Si elle souligne, en outre, dans les motifs de sa demande de décision préjudicielle, l’absence de relation entre les défendeurs domiciliés en Pologne et le défendeur d’ancrage (le gérant de la société Beverage City & Lifestyle, domicilié en Allemagne), elle précise cependant dans sa question que ce gérant est « également poursuivi en tant que contrefacteur ».
41. Dès lors que la juridiction de renvoi souhaiterait savoir, en substance, si, dans ces conditions, l’existence d’une chaîne d’approvisionnement est un critère suffisant afin de faire application de l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012, la Cour est invitée à compléter son interprétation de la notion de « même situation de fait ».
42. Certains éléments d’appréciation me paraissent pouvoir être déduits de la jurisprudence de la Cour.
43. En effet, en matière de droit d’auteur, dans l’arrêt du 1er décembre 2011, Painer (30), la Cour a jugé que, pour apprécier le risque de décisions inconciliables si les demandes étaient jugées séparément, « le fait que les défendeurs auxquels le titulaire d’un droit d’auteur reproche des atteintes matériellement identiques à son droit ont, ou non, agi de façon indépendante peut être pertinent » (31).
44. En matière de brevet, dans l’arrêt Solvay (32), la Cour a jugé que, afin d’apprécier l’existence du lien de connexité entre les différentes demandes portées devant elle, il incombe à la juridiction nationale de prendre notamment en compte que plusieurs sociétés établies dans différents États membres sont accusées, chacune séparément, des mêmes actes de contrefaçon à l’égard des mêmes produits.
45. En matière de dessins ou modèles communautaires, dans l’arrêt Nintendo, la Cour a, d’abord, relevé que « la requérante au principal reproche des actes de contrefaçon similaires, voire identiques, qui portent atteinte aux mêmes dessins et modèles protégés et qui se rapportent à des produits prétendument contrefaisants identiques, fabriqués par la société mère qui les commercialise pour son propre compte dans certains États membres et les vend également à sa filiale aux fins de leur commercialisation par cette dernière dans d’autres États membres » (33).
46. Ensuite, la Cour a rappelé qu’elle « a déjà considéré que le cas où des sociétés défenderesses appartenant à un même groupe ont agi de manière identique ou similaire, conformément à une politique commune qui aurait été élaborée par une seule d’entre elles, devait être regardé comme étant constitutif d’une même situation de fait (voir, notamment, arrêt du 13 juillet 2006, Roche Nederland e.a., C‑539/03, EU:C:2006:458, point 34) » (34).
47. Enfin, elle en a déduit que « l’existence d’une même situation de fait doit, dans de telles circonstances [...], comprendre tous les agissements des différents défendeurs, y compris les livraisons effectuées par la société mère pour son propre compte, et ne pas se limiter à certains aspects ou certains éléments de ceux-ci » (35).
48. Selon moi, il en résulte, spécialement en raison de la rédaction en termes généraux de ce motif à rapprocher de ceux du point 67 du même arrêt (36), que les vérifications du juge national doivent porter principalement sur la relation existant entre l’ensemble des faits de contrefaçon commis, plutôt que sur les liens organisationnels ou capitalistiques entre les sociétés concernées, que le gouvernement polonais et les défendeurs domiciliés en Pologne estiment être essentiels.
49. En effet, afin de satisfaire à l’objectif d’éviter que des décisions inconciliables soient rendues, qui est poursuivi par l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012, et particulièrement en matière de marque de l’Union européenne produisant les mêmes effets dans l’ensemble de l’Union, il me paraît justifié que soit retenu comme premier critère celui de l’utilisation commune d’un signe identique ou similaire à cette marque protégée, caractérisant la contrefaçon alléguée (37). Ainsi, est mise en évidence l’origine de la violation du droit antérieur à laquelle les défendeurs ont contribué par diverses actions.
50. À cet égard, il importe peu que ces actions soient identiques, telles que, par exemple, la vente par l’un des défendeurs des mêmes produits contrefaits à un autre qui les a revendus (38). À l’instar de la Commission et du gouvernement portugais, je suis d’avis que peut aussi être alléguée, au soutien de la démonstration d’une même situation de fait, l’existence d’une chaîne contrefactuelle comprenant divers faits, de la fabrication à l’écoulement des produits de contrefaçon, avec l’aide ou non d’un intermédiaire.
51. Par ailleurs, deux autres arguments, en faveur de la thèse selon laquelle l’absence de liens organisationnels entre les sociétés défenderesses ne doit pas constituer un obstacle au regroupement des demandes devant un seul juge, me paraissent pouvoir être tirés de l’arrêt Nintendo.
52. En premier lieu, il doit, selon moi, être souligné, que, dans cet arrêt, la Cour devait répondre à la question de savoir si la compétence de la juridiction de renvoi pouvait porter sur des livraisons qui n’avaient été effectuées que par une seule société (39).
53. En second lieu, s’agissant du critère d’action coordonnée, qui, selon le gouvernement polonais, devrait être appliqué, s’il est en effet relevé par la Cour eu égard au cas d’espèce, il n’apparaît pas comme ayant été retenu comme une condition particulière.
54. Une solution contraire aurait, d’une part, pour effet de limiter le respect des objectifs du RMUE, à savoir :
– selon son considérant 4, assurer, dans le cadre de l’unification du droit de l’Union en matière de marques de l’Union européenne, une protection uniforme de leurs effets dans tous les États membres, et
– selon ses considérants 31 à 33, éviter les décisions contradictoires des tribunaux ainsi que des atteintes au caractère unitaire de ces marques, au moyen de décisions des tribunaux des marques de l’Union européenne qui « produisent effet et s’étendent à toute l’Union » (40).
55. D’autre part, elle permettrait de contourner les règles spéciales et impératives du RMUE. Or, je relève, premièrement, que, au considérant 33 de ce règlement, le législateur de l’Union a visé les actions dans lesquelles sont impliquées les mêmes parties et qui sont formées dans le même État membre. Il y est précisé que, « lorsque les actions sont formées dans des États membres différents, des dispositions inspirées des règles en matière de litispendance et de connexité du règlement [no 1215/2012] apparaissent appropriées » (41).
56. Deuxièmement, la Cour a déjà pris en considération la spécificité du contentieux relatif au droit des marques lorsqu’elle a interprété la notion de « territoire [de l’État membre où] le fait de contrefaçon a été commis ou menace de l’être » (42).
57. De même, dans l’arrêt du 18 mai 2017, Hummel Holding (43), la Cour a dit pour droit que la notion d’« établissement » retenue par le règlement no 207/2009 n’était pas nécessairement identique à celle retenue pour le règlement no 44/2001, au motif que ces règlements poursuivent des objectifs qui ne sont pas identiques. Une telle méthode d’analyse me paraît transposable au règlement no 1215/2012 et au RMUE.
58. Troisièmement, le choix d’une interprétation autonome visant à protéger efficacement le caractère unitaire de la marque de l’Union européenne en cas de contrefaçon, qui irait dans le sens de l’évolution de la jurisprudence de la Cour, de l’arrêt du 27 septembre 1988, Kalfelis (44), à l’arrêt Nintendo (45), pourrait être rapproché de celui qui a conduit la Cour à énoncer des solutions adaptées à certaines circonstances en matière d’actes concurrentiels (46). Ce choix participe, en effet, de la même logique, qui tend à favoriser la sanction des pratiques commerciales illégales et l’indemnisation des acteurs économiques qui en sont victimes, en garantissant une bonne administration de la justice (47).
59. Cependant, dans ce contexte, il me paraît tout aussi primordial de mettre en balance la spécificité de ces règles de compétence avec les exigences habituellement rappelées en matière de compétence internationale, invoquées à juste titre par le gouvernement polonais ainsi que par les défendeurs domiciliés en Pologne, à savoir l’exercice facilité des droits de la défense ainsi que la prévisibilité des règles de compétence (48).
60. C’est pourquoi, ainsi que le propose la Commission, il conviendrait de porter une attention particulière à la nature des relations contractuelles existant entre le client et le fournisseur. Celle-ci peut non seulement renforcer l’existence d’un lien de connexité entre les demandes du requérant en matière de contrefaçon, mais aussi révéler le caractère parfaitement prévisible de l’obligation de répondre d’allégations d’actes de contrefaçon ayant la même origine (49).
61. Tel est manifestement le cas, selon moi, en cas d’utilisation identique ou similaire (50) d’une marque de l’Union européenne produisant des effets dans l’ensemble de l’Union dans le cadre d’un contrat d’approvisionnement exclusif sur le marché d’un autre État membre.
62. En l’occurrence, je relève, à l’instar de la Commission, que la juridiction de renvoi a constaté que les sociétés défenderesses établies respectivement en Allemagne et en Pologne étaient liées par l’exclusivité de l’approvisionnement dans ce premier État membre. Le risque de qualifier d’identique une telle situation de fait, en vue de justifier la compétence d’une seule juridiction pour statuer sur les demandes dirigées contre tous les acteurs de la même contrefaçon alléguée, ne pouvait pas être ignoré de ces sociétés.
63. En outre, il ressort tant des pièces du dossier transmis à la Cour que des réponses des parties au litige au principal à ses questions lors de l’audience, qu’il pourrait être considéré que la coopération étroite des sociétés entre elles s’est également manifestée par l’exploitation de deux sites Internet (51), dont les domaines appartiennent à un seul des codéfendeurs, par l’intermédiaire desquels, par renvois entre ces sites, étaient commercialisés les produits litigieux.
64. Dès lors, je propose à la Cour de considérer que le constat par une juridiction de ce que les demandes dont elle est saisie sont dirigées contre différents acteurs ayant chacun contribué à la même atteinte à une marque de l’Union européenne dans le cadre d’une chaîne d’actes contrefactuels peut suffire à justifier sa compétence à l’égard des codéfendeurs sur le fondement de l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012.
65. Par conséquent, selon la jurisprudence constante de la Cour, il appartiendra à la juridiction de renvoi de procéder à une appréciation des divers éléments factuels allégués par la société requérante (52). À cette occasion, il pourrait être souligné, d’une part, que, au stade de la vérification de la compétence, celle-ci ne doit pas porter sur le fond de l’affaire ou alors de manière très limitée.
66. D’autre part, le juge saisi doit veiller à ce que l’application de l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012 ne permette pas au requérant de former une demande dirigée contre plusieurs défendeurs à la seule fin de soustraire l’un de ces défendeurs aux tribunaux de l’État où il est domicilié (53).
67. À cet égard, la question préjudicielle posée par la juridiction de renvoi, telle qu’elle est formulée (54), offre, à mon sens, à la Cour l’occasion de compléter sa réponse par des précisions relatives au défendeur d’ancrage.
C. Précisions relatives au défendeur d’ancrage
68. Les conséquences de l’extension à d’autres défendeurs de la compétence de la juridiction saisie, que prévoit l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012, me conduisent à souligner que les vérifications relatives au lien étroit entre les demandes, devraient, en ce qu’elles servent à limiter le risque du détournement du for, impérativement porter en premier lieu sur les demandes dirigées contre le défendeur d’ancrage.
69. Certes, en l’absence de conditions prévues dans ce règlement relatives au choix du défendeur d’ancrage (55), la Cour a jugé que, pour exclure l’hypothèse selon laquelle un requérant pourrait former une demande contre plusieurs défendeurs à la seule fin de soustraire l’un de ceux-ci aux tribunaux de l’État où il est domicilié, il suffit qu’il existe un lien étroit entre les demandes formulées contre chacun des défendeurs (56).
70. Cependant, la Cour a aussi jugé que, malgré le désistement de l’action du demandeur à l’égard du seul codéfendeur domicilié dans l’État membre du siège de la juridiction saisie, celle-ci reste compétente à l’égard des autres codéfendeurs, à moins que ne soit établie l’existence d’une collusion entre le requérant et ledit codéfendeur en vue de créer ou de maintenir, de manière artificielle, les conditions d’application de l’article 6, point 1, du règlement no 44/2001 à la date de l’introduction de cette action (57).
71. Indépendamment de ces circonstances particulières, celles de l’affaire au principal illustrent, selon moi, l’intérêt d’un examen attentif des demandes formulées contre le défendeur d’ancrage et celles dirigées contre les codéfendeurs, dès lors que ceux-ci sont privés, par le seul choix du requérant (58), de la règle de compétence internationale de principe rattachée à leur domicile et qu’ils contestent l’existence même de liens entre eux et le défendeur d’ancrage (59).
72. En l’espèce, si la compétence internationale de la juridiction de renvoi en Allemagne ne fait pas difficulté en raison tant du lieu du siège social, dans un Land, de la société allemande qui distribue les produits dans cet État membre que du domicile de son gérant, défendeur d’ancrage, dans un autre Land (60), c’est le fait que cette personne est attraite à titre personnel et non en sa qualité de représentant légal de cette société qui mérite une attention particulière. En effet, ce seul choix fonde la compétence internationale et territoriale de la juridiction de renvoi.
73. Il s’agit évidemment non pas de se préoccuper de l’application des règles organisant la compétence territoriale ou de concentration du contentieux (61) qui ne relèvent ni du RMUE (62) ni du règlement no 1215/2012, mais de souligner qu’il devrait néanmoins incomber à la juridiction saisie de s’assurer que les demandes dirigées contre le défendeur d’ancrage reposent sur des considérations plausibles (63).
74. À titre d’illustration (64), il peut être relevé que, dans l’affaire au principal, s’agissant du représentant légal de la société établie en Allemagne, domicilié dans le ressort de la juridiction de renvoi, celle-ci a précisé, uniquement dans sa question préjudicielle, qu’il est « également poursuivi en tant que contrefacteur ».
75. Cet élément d’information essentiel justifie, à mon sens, que, dès l’introduction de la demande, celle-ci ait été suffisamment étayée sur le rôle du représentant légal de la société attraite, dès lors que, de façon inhabituelle, c’est la responsabilité personnelle de ce représentant légal qui est recherchée par un tiers dans le cadre d’une action tant en cessation et en interdiction de la violation du droit concerné qu’en indemnisation (65).
76. À défaut de telles précisions, il serait légitime, selon moi, de s’interroger sur les conditions dans lesquelles la bonne administration de la justice justifie que la compétence d’une juridiction d’un État membre fondée sur le lieu du domicile personnel du gérant d’une société soit étendue aux demandes dirigées contre une autre société et son gérant, attrait tant en qualité de représentant légal de celle-ci qu’à titre personnel, qui sont domiciliés dans un autre État membre.
77. Dans de telles procédures ayant pour objet la contrefaçon d’une marque de l’Union européenne à caractère unitaire, il me semble envisageable, en pratique, que la juridiction saisie s’assure, lors de l’introduction de la requête, que celle-ci contienne la démonstration que le choix du for saisi est justifié par l’implication personnelle du représentant légal d’une société dans les actes de contrefaçon, en apportant la preuve soit de l’utilisation d’un signe identique ou similaire à cette marque dans un contexte commercial (ou du défaut d’action pour empêcher la contrefaçon (66) ou y mettre un terme), soit de ce que ce défendeur d’ancrage s’est livré à une activité contrefaisante en ayant des motifs raisonnables de le savoir (67).
78. En revanche, exiger du requérant qu’il détermine son choix de la juridiction en recherchant quel est l’instigateur de la violation des droits du titulaire de la marque de l’Union européenne protégée me paraît aller au-delà de la simple vérification ab initio de ce que les conditions d’application de l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012 ont été artificiellement créées.
79. Certes, une telle option pourrait s’appuyer, par analogie en droit des marques, sur la décision de la Cour dans l’arrêt Nintendo relative à la détermination de la loi applicable en vertu de l’article 8, paragraphe 2, du règlement no 864/2007 (68), détermination qui s’avère nécessaire lorsque l’action du requérant porte sur divers actes de contrefaçon commis dans différents États membres (69). La Cour a jugé que la juridiction saisie doit apprécier, de manière globale, le comportement du défendeur, afin de déterminer le lieu où l’acte de contrefaçon initial, qui est à l’origine du comportement reproché, a été commis ou risque d’être commis (70).
80. Toutefois, la Cour a aussi considéré que l’interprétation des règles en matière de compétence juridictionnelle n’était pas liée à celle des dispositions relatives à la loi applicable à des recours indemnitaires (71).
81. En outre, au stade de l’introduction de la demande, imposer au requérant l’obligation de rechercher quel est l’initiateur de la chaîne des actes de contrefaçon l’exposerait à une charge de la preuve trop difficile à mettre en œuvre et risquerait de porter atteinte à l’objectif du RMUE, qui est de protéger les droits d’un titulaire d’une marque de l’Union européenne, dans un cadre qui peut être très large, selon le choix procédural de celui-ci (72).
82. Par conséquent, je propose à la Cour d’ajouter dans sa réponse à la juridiction de renvoi qu’il lui appartiendra de vérifier également les éléments qui ont permis d’établir, lors de l’introduction des demandes, la participation du gérant de la société allemande aux actes contrefactuels qui conduit à engager sa responsabilité personnelle.
V. Conclusion
83. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par l’Oberlandesgericht Düsseldorf (tribunal régional supérieur de Düsseldorf, Allemagne) de la manière suivante :
L’article 8, point 1, du règlement (UE) no 1215//2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, lu en combinaison avec l’article 122 du règlement (UE) 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil, du 14 juin 2017, sur la marque de l’Union européenne,
doit être interprété en ce sens que :
plusieurs défendeurs, domiciliés dans différents États membres, peuvent être attraits devant la juridiction du domicile de l’un d’eux saisie, dans le cadre d’une action en contrefaçon, de demandes formées à leur encontre par le titulaire d’une marque de l’Union européenne lorsqu’il est reproché aux défendeurs une atteinte matériellement identique à cette marque par chacun de leurs actes dans une chaîne d’approvisionnement. Il appartient à la juridiction saisie d’apprécier l’existence d’un risque de solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément, en tenant compte de tous les éléments pertinents du dossier.