Language of document : ECLI:EU:C:2021:992

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MANUEL CAMPOS SÁNCHEZ-BORDONA

présentées le 9 décembre 2021(1)

Affaire C570/20

BV

contre

Direction départementale des finances publiques de la Haute-Savoie

[demande de décision préjudicielle formée par la Cour de cassation (France)]

« Renvoi préjudiciel – Droits fondamentaux – Articles 50 et 52 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Directive 2006/112/CE – Législation nationale prévoyant le cumul de sanctions administratives et pénales pour les mêmes faits – Exigences découlant du principe ne bis in idem – Clarté et prévisibilité – Nécessité et proportionnalité »






1.        Sont à nouveau soulevés devant la Cour les problèmes liés au cumul de sanctions administratives et de sanctions pénales infligées à une même personne pour les mêmes faits dans le but de réprimer, simultanément ou successivement, des infractions fiscales concernant, notamment, la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la « TVA »).

2.        Dans les arrêts du 20 mars 2018, Menci (2), et Garlsson Real Estate e.a. (3), la Cour a précisé les conditions auxquelles une réglementation nationale doit répondre pour pouvoir limiter, conformément à l’article 52, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), le droit fondamental à ne pas être sanctionné deux fois pour les mêmes faits, garanti par l’article 50 de la Charte.

3.        Dans le cadre du présent renvoi préjudiciel, la Cour de cassation (France) se demande si les dispositions nationales sur lesquelles elle doit fonder sa décision sont conformes à la jurisprudence de la Cour, en ce qui concerne plus particulièrement :

–        la clarté et la précision des dispositions permettant le cumul de poursuites et de sanctions, et

–        la proportionnalité entre la gravité de l’infraction commise, d’une part, et la sévérité de l’ensemble des sanctions cumulées, d’autre part.

I.      Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

1.      La Charte

4.        L’article 50 de la Charte est libellé comme suit :

« Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans l’Union par un jugement pénal définitif conformément à la loi. »

5.        L’article 51 de la Charte dispose que :

« 1.      Les dispositions de la présente Charte s’adressent aux institutions, organes et organismes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. En conséquence, ils respectent les droits, observent les principes et en promeuvent l’application, conformément à leurs compétences respectives et dans le respect des limites des compétences de l’Union telles qu’elles lui sont conférées dans les traités.

2.      La présente Charte n’étend pas le champ d’application du droit de l’Union au-delà des compétences de l’Union, ni ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l’Union et ne modifie pas les compétences et tâches définies dans les traités. »

6.        L’article 52 de la Charte énonce ce qui suit :

« 1.      Toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui.

[…]

3.      Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue.

4.      Dans la mesure où la présente Charte reconnaît des droits fondamentaux tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, ces droits doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions.

[…]

6.      Les législations et pratiques nationales doivent être pleinement prises en compte comme précisé dans la présente Charte.

[…] »

2.      Le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne

7.        L’article 325 TFUE prévoit que :

« 1.      L’Union et les États membres combattent la fraude et tout autre activité illégale portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union par des mesures prises conformément au présent article qui sont dissuasives et offrent une protection effective dans les États membres, ainsi que dans les institutions, organes et organismes de l’Union.

2.      Les États membres prennent les mêmes mesures pour combattre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union que celles qu’ils prennent pour combattre la fraude portant atteinte à leurs propres intérêts financiers.

[…] »

3.      La directive 2006/112/CE

8.        L’article 273 de cette directive (4) est libellé comme suit :

« Les États membres peuvent prévoir d’autres obligations qu’ils jugeraient nécessaires pour assurer l’exacte perception de la TVA et pour éviter la fraude, sous réserve du respect de l’égalité de traitement des opérations intérieures et des opérations effectuées entre États membres par des assujettis, et à condition que ces obligations ne donnent pas lieu dans les échanges entre les États membres à des formalités liées au passage d’une frontière.

[…] »

B.      Le droit français

1.      Le code général des impôts

9.        Aux termes de l’article 1729 du code général des impôts (ci-après le « CGI »), dans sa version applicable au litige (5) :

« Les inexactitudes ou les omissions relevées dans une déclaration ou un acte comportant l’indication d’éléments à retenir pour l’assiette ou la liquidation de l’impôt ainsi que la restitution d’une créance de nature fiscale dont le versement a été indûment obtenu de l’État entraînent l’application d’une majoration de :

a. 40 % en cas de manquement délibéré ;

[…] »

10.      L’article 1741 dudit code, dans sa version applicable aux faits du litige au principal, énonçait (6) :

« Sans préjudice des dispositions particulières relatées dans la présente codification, quiconque s’est frauduleusement soustrait ou a tenté de se soustraire frauduleusement à l’établissement ou au paiement total ou partiel des impôts visés dans la présente codification, soit qu’il ait volontairement omis de faire sa déclaration dans les délais prescrits, soit qu’il ait volontairement dissimulé une part des sommes sujettes à l’impôt, soit qu’il ait organisé son insolvabilité ou mis obstacle par d’autres manœuvres au recouvrement de l’impôt, soit en agissant de toute autre manière frauduleuse, est passible, indépendamment des sanctions fiscales applicables, d’une amende de 37 500 euros et d’un emprisonnement de cinq ans. Lorsque les faits ont été réalisés ou facilités au moyen soit d’achats ou de ventes sans facture, soit de factures ne se rapportant pas à des opérations réelles, ou qu’ils ont eu pour objet d’obtenir de l’État des remboursements injustifiés, leur auteur est passible d’une amende de 75 000 euros et d’un emprisonnement de cinq ans.

Toutefois, cette disposition n’est applicable, en cas de dissimulation, que si celle‑ci excède le dixième de la somme imposable ou le chiffre de 153 euros.

Toute personne condamnée en application des dispositions du présent article peut être privée des droits civiques, civils et de famille, suivant les modalités prévues par l’article 131‑26 du code pénal.

La juridiction peut, en outre, ordonner l’affichage de la décision prononcée et la diffusion de celle-ci dans les conditions prévues aux articles 131‑35 ou 131‑39 du code pénal.

Les poursuites sont engagées dans les conditions prévues aux articles L. 229 à L. 231 du livre des procédures fiscales. »

2.      Le livre des procédures fiscales

11.      L’article L. 228 du livre des procédures fiscales (ci-après le « LPF »), dans sa version applicable au cas d’espèce, énonce les conditions dans lesquelles l’administration fiscale peut dénoncer des faits de fraude fiscale auprès du procureur de la République :

« Sous peine d’irrecevabilité, les plaintes tendant à l’application de sanctions pénales en matière d’impôts directs, de taxe sur la valeur ajoutée et autres taxes sur le chiffre d’affaires, de droits d’enregistrement, de taxe de publicité foncière et de droits de timbre sont déposées par l’administration sur avis conforme de la commission des infractions fiscales. »

II.    Les faits à l’origine du litige au principal et les questions préjudicielles

12.      BV a exercé la profession d’expert-comptable en tant qu’entrepreneur individuel jusqu’au 14 juin 2011. À ce titre et compte tenu de son chiffre d’affaires, il était assujetti à la TVA (régime normal d’imposition) et devait déposer des déclarations mensuelles.

13.      BV était également assujetti à l’impôt sur le revenu, dans la catégorie des bénéfices non commerciaux (ci-après « BNC »), et devait par conséquent déposer chaque année, outre une déclaration d’ensemble de ses revenus personnels, une déclaration de BNC.

14.      À la suite d’opérations d’inspection de comptabilité effectuées au titre des années 2009, 2010 et 2011, l’administration fiscale a constaté que BV avait déclaré des montants de revenus d’origine professionnelle inférieurs à ceux réellement perçus, constat qui laissait apparaître que l’intéressé avait soustrait à l’impôt 82 507 euros au titre de la TVA et 108 833 euros au titre des BNC.

15.      Le 10 mars 2014, l’administration fiscale a déposé plainte auprès du procureur de la République pour irrégularités comptables et fraudes à l’impôt sur le revenu ainsi qu’à la TVA, faits qui comportaient la dissimulation de revenus perçus (7).

16.      BV a été convoqué devant le tribunal correctionnel d’Annecy (France) pour y être jugé des chefs de deux délits, fraude fiscale par dissimulation de sommes sujettes à l’impôt et omission d’écritures dans un document comptable. À tous les stades de la procédure, il a reconnu l’ensemble des faits reprochés.

17.      Par jugement du 23 juin 2017, le tribunal correctionnel d’Annecy a déclaré BV coupable des faits et l’a condamné à douze mois d’emprisonnement.

18.      BV a interjeté appel devant la cour d’appel de Chambéry (France), en faisant valoir que sa condamnation se heurtait au principe ne bis in idem, dans la mesure où il avait déjà fait l’objet, pour les mêmes faits, d’une procédure de redressement fiscal ayant donné lieu à l’application de pénalités fiscales de 40 % des droits éludés. Selon lui, la sévérité globale du système répressif qui lui était appliqué était disproportionnée.

19.      Par arrêt du 13 février 2019, la cour d’appel de Chambéry a rejeté l’appel, confirmé les dispositions du jugement relatives à la culpabilité et porté la peine (8) à 18 mois d’emprisonnement, dont six mois assortis d’un sursis.

20.      La juridiction d’appel a écarté la violation du principe ne bis in idem au motif que le cumul des sanctions pénales et des sanctions fiscales était fondé sur l’article 1741 du CGI, disposition conforme à l’article 50 de la Charte, dans la mesure où elle respecte les décisions du Conseil constitutionnel (France).

21.      BV a formé un pourvoi devant la Cour de cassation, en faisant valoir que les juridictions de première instance et d’appel :

–        avaient méconnu l’article 50 de la Charte en appliquant l’article 1741 du CGI, dont les dispositions, telles qu’interprétées par le Conseil constitutionnel, ne sont ni claires ni précises ;

–        n’avaient pas justifié leur décision au regard des exigences issues du droit de l’Union en ne s’assurant pas que la charge résultant de l’ensemble des sanctions prononcées n’était pas excessive par rapport à la gravité de l’infraction.

22.      Selon la Cour de cassation :

–        la réglementation nationale vise notamment à lutter contre les infractions en matière de TVA. Elle répond ainsi à un objectif d’intérêt général, de nature à justifier un cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale, qui visent des buts complémentaires ;

–        en ce qui concerne la clarté et la prévisibilité, les articles 1729 et 1741 du CGI définissent avec précision les actes ou manquements susceptibles de faire l’objet de poursuites et de sanctions pénales et fiscales ;

–        en ce qui concerne la nécessité et la proportionnalité, la faculté de cumuler des sanctions est limitée par l’impossibilité de dépasser le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues. Cette règle ne concerne que les sanctions de même nature (à savoir les sanctions pécuniaires) ;

–        toutefois, il ne peut être affirmé que l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable.

23.      Dans ce contexte, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      L’exigence de clarté et de prévisibilité des circonstances dans lesquelles les dissimulations déclaratives en matière de TVA due peuvent faire l’objet d’un cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale est-elle remplie par des règles nationales telles que celles précédemment décrites ?

2)      L’exigence de nécessité et de proportionnalité du cumul de telles sanctions est-elle remplie par des règles nationales telles que celles précédemment décrites ? »

III. La procédure devant la Cour

24.      La demande de décision préjudicielle a été enregistrée au greffe de la Cour le 28 octobre 2020.

25.      Des observations écrites ont été déposées par BV, le gouvernement français et la Commission européenne.

26.      Il n’a pas été jugé indispensable de tenir une audience.

IV.    Analyse

A.      Remarques liminaires sur la réglementation nationale en cause et le contenu de la demande de décision préjudicielle

27.      Les « règles nationales » auxquelles se réfère la juridiction de renvoi résultent de la combinaison de deux dispositions législatives et de l’interprétation juridictionnelle qui en a été donnée.

28.      Ces dispositions législatives sont les articles 1729 et 1741 du CGI, dont la teneur a été rappelée précédemment (9). Elles prévoient, en substance, des sanctions administratives (majoration de 40 % en cas de manquement délibéré, en vertu de l’article 1729) ainsi que des peines d’amende et d’emprisonnement (en vertu de l’article 1741) pour certains agissements contraires aux règles fiscales.

29.      L’article 1741 du CGI dispose expressément que, pour des mêmes faits, les peines d’amende et d’emprisonnement peuvent être infligées indépendamment des sanctions fiscales (c’est-à-dire celles qui, sur le plan formel, revêtent un caractère administratif) (10).

30.      En ce qui concerne l’interprétation juridictionnelle de ces dispositions nationales, le juge de renvoi expose que le cumul des sanctions pénales et des sanctions administratives prévues par celles-ci fait l’objet de trois réserves d’interprétation formulées par le Conseil constitutionnel (11).

31.      Ces réserves – qui définissent les conditions dans lesquelles il est possible de cumuler les sanctions visées aux articles 1729 et 1741 du CGI – sont les suivantes :

–        un contribuable qui a été déchargé de l’impôt par une décision juridictionnelle devenue définitive pour un motif de fond ne peut pas être condamné pénalement pour fraude fiscale (première réserve, sans pertinence en l’espèce) ;

–        l’article 1741 du CGI ne s’applique qu’aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt, ou d’omissions déclaratives, cette gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention (deuxième réserve) ;

–        si l’éventualité que deux procédures soient engagées peut conduire à un cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique que, en tout état de cause, le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues (troisième réserve).

32.      S’agissant de la deuxième réserve, la juridiction de renvoi indique que sa propre jurisprudence a précisé les critères pertinents relatifs à la gravité des agissements de la façon suivante :

« Lorsque le prévenu de fraude fiscale justifie avoir fait l’objet, à titre personnel, d’une sanction fiscale pour les mêmes faits, il appartient au juge pénal, après avoir caractérisé les éléments constitutifs de cette infraction au regard de l’article 1741 du code général des impôts, et préalablement au prononcé de sanctions pénales, de vérifier que les faits retenus présentent le degré de gravité de nature à justifier la répression pénale complémentaire. Le juge est tenu de motiver sa décision, la gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention dont celles notamment constitutives de circonstances aggravantes » (12).

33.      En ce qui concerne la troisième réserve, la juridiction de renvoi souligne qu’elle en a précisé les modalités d’application de la façon suivante :

–        « Lorsque le prévenu justifie avoir fait l’objet, à titre personnel, d’une sanction fiscale définitivement prononcée pour les mêmes faits, le juge pénal n’est tenu de veiller au respect de l’exigence de proportionnalité que s’il prononce une peine de même nature. »

–        « [L]e principe de proportionnalité n’est pas méconnu lorsque les juges condamnent un prévenu, à l’encontre duquel des pénalités fiscales définitives ont été prononcées, à une peine d’emprisonnement avec sursis dès lors qu’aucune amende pénale ne lui a été infligée. »

34.      Tel serait, en substance, le paysage normatif – résultant de l’interaction entre les dispositions légales et leur interprétation juridictionnelle – autorisant, en droit français, le cumul de sanctions administratives et de sanctions pénales pour les mêmes faits constitutifs d’un délit et d’une infraction fiscale, lorsque l’administration les porte à la connaissance du procureur de la République (13).

35.      La Cour de cassation ne s’interroge pas au sujet de la jurisprudence de la Cour relative au principe ne bis in idem en ce qui concerne :

–        la nature pénale de la sanction administrative visée à l’article 1729 du CGI (14) ;

–        l’existence d’un intérêt général justifiant le cumul de la sanction administrative et de la sanction de nature pénale visée à l’article 1741 du CGI (15).

36.      Les interrogations de la Cour de cassation se réduisent donc à la question de savoir si le droit national satisfait aux conditions de l’arrêt Menci relatives à la clarté, la prévisibilité, la nécessité et la proportionnalité des règles permettant le cumul de poursuites et de sanctions.

37.      Définir ainsi le débat préjudiciel permet de souligner que celui-ci ne porte pas sur les problèmes qui concernent :

–        l’identification des « mêmes faits » (l’idem factum) ;

–        l’existence d’un même intérêt juridique protégé dans le cadre de la double (bis) répression, pénale et administrative, de ces faits ;

–        le caractère « matériellement pénal » d’une sanction administrative majorant de 40 % le montant de l’impôt, en cas d’infraction fiscale, et

–        l’étroite imbrication matérielle et temporelle des procédures, administrative et pénale, conduisant à infliger des sanctions pécuniaires et des peines d’emprisonnement à une même personne pour les mêmes faits (16).

B.      Sur le fond

1.      Sur la première question préjudicielle

38.      Cette question porte sur la prétendue absence de clarté et de précision des règles nationales en vertu desquelles certains faits constitutifs d’infractions fiscales peuvent faire l’objet d’un cumul de poursuites et de sanctions, administratives et pénales.

39.      BV soutient que la nécessité de se reporter à la jurisprudence nationale pour déterminer les conditions dans lesquelles un cumul de sanctions administratives et de sanctions pénales est légitime démontre, à elle seule, que la réglementation en cause n’est pas suffisamment claire et précise.

40.      Il ajoute que cette jurisprudence ne permet pas de remédier au grief soulevé, car elle ne définit pas de manière objective et accessible les critères déterminants pour apprécier la gravité qui justifie le cumul.

41.      Le gouvernement français et la Commission s’accordent sur le fait que la réglementation appliquée satisfait aux conditions de clarté et de prévisibilité. Outre qu’ils sont pertinents en l’espèce, les critères pris en compte à cet effet par la jurisprudence nationale sont suffisamment clairs.

42.      Le gouvernement français et la Commission font également valoir que, selon la Cour, le principe de légalité des délits et des peines n’interdit pas le recours à l’interprétation judiciaire pour préciser les règles de la responsabilité pénale.

43.      Mon appréciation sur ce point coïncide, pour l’essentiel, avec celle du gouvernement français et de la Commission.

44.      Selon la jurisprudence de la Cour, un cumul de poursuites et de sanctions telles que celles en cause au principal constitue une limitation du droit fondamental à ne pas être jugé ou puni pénalement deux fois pour une même infraction (17).

45.      Aux termes de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, une réglementation nationale ne peut imposer une telle limitation qu’en la subordonnant à une série de conditions cumulatives :

–        elle doit être prévue par la loi ;

–        elle doit respecter le contenu essentiel du droit concerné ;

–        elle doit être nécessaire, conformément au principe de proportionnalité ;

–        elle doit répondre effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui.

46.      La limitation en cause en l’espèce a été prévue par la loi, de sorte qu’elle remplit, en principe, la première de ces conditions. La possibilité de cumuler des poursuites et des sanctions administratives et pénales est prévue non pas par de simples actes administratifs ou dans le cadre de pratiques judiciaires, mais dans deux dispositions législatives spécifiques :

–        d’une part, l’article 1729 du CGI, qui, pour ce qui nous intéresse ici, sanctionne d’une majoration de 40 % certaines inexactitudes ou omissions fiscales intentionnelles ;

–        d’autre part, l’article 1741 du CGI, qui, sans préjudice de ce qui précède, prévoit la condamnation à des amendes et à des peines d’emprisonnement en cas de comportement frauduleux ayant un caractère délictuel.

47.      Or, en vertu du principe de légalité des délits et des peines, garanti par l’article 49 de la Charte, il est, de surcroît, indispensable que la loi soit claire et précise quant à la définition des cas dans lesquels il est possible de cumuler des poursuites et des sanctions pour les mêmes faits.

48.      La Cour a établi un lien entre l’exigence de clarté et de précision de la loi et le « caractère strictement nécessaire » de cette dernière, aux fins du respect du principe de proportionnalité (18).

49.      Dans l’arrêt Menci, la Cour a indiqué, dans le cadre de l’analyse du « caractère strictement nécessaire » de la réglementation applicable, que celle-ci « doit [...] prévoir des règles claires et précises permettant au justiciable de prévoir quels actes et omissions sont susceptibles de faire l’objet d’un tel cumul de poursuites et de sanctions » (19).

50.      Après avoir examiné, sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, si la réglementation italienne alors en cause était « claire et précise », la Cour a exigé, dans l’arrêt Menci, que soit assurée la nécessaire correspondance entre la gravité de l’infraction, d’une part, et la gravité de l’ensemble des sanctions cumulées, d’autre part (20).

51.      À mon sens, l’exigence de clarté et de précision de la loi s’insère dans le principe de légalité de la limitation de l’exercice des droits fondamentaux, visé par la première condition énoncée à l’article 52, paragraphe 1, de la Charte.

52.      Le contenu et la portée de la double répression ne peuvent être évalués avec exactitude que si la loi autorisant le cumul de poursuites et de sanctions, administratives et fiscales, est formulée à cet égard en des termes clairs et précis. Sur le fondement de cette prémisse, il conviendra ensuite de vérifier si le cumul est proportionné.

53.      La clarté et la précision de la loi servent un objectif préalable et conceptuellement autonome par rapport au principe de proportionnalité. Elles relèvent notamment de l’exigence selon laquelle c’est à la loi, et uniquement à la loi, de limiter l’application du principe ne bis in idem.

54.      Pour respecter ce principe, il ne suffit pas d’une quelconque définition législative des cas dans lesquels le cumul de poursuites et de sanctions est possible ; seule une définition claire et précise le permet.

55.      S’il en était autrement, la garantie que comporte le principe de légalité quant à la compétence exclusive du législateur pour restreindre des droits fondamentaux serait dénaturée. Le pouvoir législatif ne saurait, de ce fait, attribuer l’exercice de cette compétence à l’administration ou aux juridictions.

56.      En outre, la légalité exigée par l’article 52, paragraphe 1, de la Charte pour limiter le droit garanti à l’article 50 de cet instrument s’ajoute à la légalité requise par l’article 49 de la Charte en ce qui concerne la définition de la peine.

57.      Dans la mesure où le cumul de poursuites et de sanctions administratives et pénales, pris dans son ensemble, peut aboutir à une conséquence plus grave que celle prévue, à titre exclusif, par le législateur pénal, cette charge répressive supplémentaire ne sera acceptable que si elle est précédée d’une définition claire et précise, par le législateur, des cas et des circonstances qui la rendent possible.

58.      Le principe de légalité des délits et des peines est donc applicable au cumul de poursuites et de sanctions administratives et pénales. Il s’ensuit que les dispositions autorisant la double répression doivent respecter certaines exigences d’accessibilité et de prévisibilité (21).

59.      L’exigence de clarté et de précision examinée dans l’arrêt Menci doit s’inscrire dans ce contexte, plutôt que dans le cadre du principe de proportionnalité énoncé à l’article 52, paragraphe 1, de la Charte.

60.      L’interrogation de la juridiction de renvoi vise le point de savoir si la « clarté et la précision » exigées par le principe de légalité doivent déjà exister dans le texte de la loi – et uniquement dans celui-ci – ou si, au contraire, le recours à la jurisprudence des tribunaux est possible à cet égard.

61.      Tant le gouvernement français que la Commission ont rappelé que, pour la Cour, le principe de légalité des délits et des peines n’exclut pas l’interprétation judiciaire de la loi.

62.      Selon la Cour, si le principe de légalité des délits et des peines « exige que la loi définisse clairement les infractions et les peines qui les répriment », cette condition « se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale » (22).

63.      La Cour ajoute que « [l]e principe de légalité des délits et des peines ne saurait dès lors être interprété comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit raisonnablement prévisible au moment où l’infraction a été commise, au vu notamment de l’interprétation retenue à cette époque dans la jurisprudence relative à la disposition légale en cause » (23).

64.      Dans la présente affaire, comme je l’ai déjà indiqué, tant le Conseil constitutionnel que la Cour de cassation ont interprété les articles 1729 et 1741 du CGI. Le premier, en particulier, a conditionné la constitutionnalité de ces deux dispositions – à savoir leur validité – au respect des réserves susmentionnées.

65.      En vertu de ces réserves, l’application combinée des articles 1729 et 1741 du CGI – c’est-à-dire le cumul des poursuites et des sanctions que chacun d’entre eux prévoit séparément – n’est acceptable du point de vue constitutionnel que dans les « cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt ».

66.      Cette gravité, ajoute le Conseil constitutionnel, « peut résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention » (24).

67.      L’interprétation par le Conseil constitutionnel des articles 1729 et 1741 du CGI ne représente pas une simple « aide » pouvant, selon la jurisprudence de la Cour susmentionnée (25), être apportée par les tribunaux pour identifier quels actes et omissions engagent la responsabilité pénale.

68.      Son caractère constitutionnel signifie que l’interprétation du Conseil constitutionnel s’intègre normativement aux dispositions légales interprétées, au point de constituer avec elles un tout indissociable.

69.      Le contenu normatif des articles 1729 et 1741 du CGI résulte donc de leur interprétation constitutionnelle et ces dispositions sont, en ce sens, le fruit de la législation positive du pouvoir législatif, d’une part, et de la « législation négative » du Conseil constitutionnel (26), d’autre part.

70.      Les articles 1729 et 1741 du CGI disposent, en vertu de l’interprétation constitutionnelle à laquelle leur validité a été soumise, que la sanction administrative prévue par la première de ces dispositions pour certaines inexactitudes ou omissions ne peut être assortie d’une sanction pénale, au sens de l’article 1741 du CGI, que dans les cas les plus graves de dissimulation frauduleuse.

71.      La réglementation nationale examinée dans l’arrêt Menci n’était pas fondamentalement différente de celle qui nous occupe ici, même si le cumul y était réservé aux infractions supérieures à 50 000 euros.

72.      La Cour avait conclu, sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, que cette réglementation prévoyait, de manière claire et précise, dans quelles circonstances l’omission de verser la TVA pouvait faire l’objet d’un cumul de poursuites et de sanctions (27).

73.      La question est donc de savoir si la référence faite par le Conseil constitutionnel aux « cas les plus graves de dissimulation frauduleuse » est une condition équivalente, en matière de clarté et de précision, à celle du seuil quantitatif qui, dans l’affaire Menci, était fixé à un minimum de 50 000 euros.

74.      Dans un autre arrêt, la Cour a considéré comme étant suffisamment « claire et précise » une réglementation nationale qui permettait de cumuler des poursuites et des sanctions en cas de manipulations de marché susceptibles de provoquer une « modification sensible de la valeur des instruments financiers » (28). Elle n’a donc pas exclu le recours à des clauses indéterminées, pour autant qu’elles soient susceptibles d’être déterminées de manière appropriée en justice.

75.      Le Conseil constitutionnel a précisé la gravité susceptible de justifier un cumul de poursuites et de sanctions. Cette gravité, comme il a été indiqué à plusieurs reprises, « peut résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention » (29).

76.      En complément de cette précision – qui, j’insiste, doit être considérée comme étant intégrée au contenu des dispositions légales en cause –, la Cour de cassation a détaillé les critères qui permettent d’établir plus facilement l’existence de la gravité exigée par le Conseil constitutionnel (30).

77.      Ce faisant, la Cour de cassation, en ce qu’elle remplit à juste titre la mission de préciser la portée des dispositions législatives que l’arrêt AC‑Treuhand/Commission confie aux juridictions de droit commun, rend plus compréhensible le régime français de la double répression, pénale et administrative (31).

78.      Les critères retenus sont, selon les types d’infractions en cause et les impôts concernés :

–        la réitération de « faits d’omission » quant à l’obligation de déclarer sur une longue période en dépit de plusieurs mises en demeure ;

–        la qualité d’élu de la République du prévenu ;

–        le recours à des intermédiaires établis à l’étranger, et

–        le montant des droits éludés (32).

79.      Bien qu’une meilleure systématisation de tous les critères applicables soit souhaitable, les précisions de la plus haute juridiction pénale française, dans les termes exposés par la juridiction de renvoi, vont au-delà du minimum requis pour qu’une réglementation nationale – en l’espèce, la conjonction de la loi interprétée à la lumière de la Constitution et de la clarification progressive de ladite loi par cette haute juridiction – établisse de manière raisonnablement prévisible les cas dans lesquels la double répression est possible.

80.      Il peut être admis, comme le soutient BV, que ce régime normatif n’est pas suffisamment clair pour les profanes et que le recours à des conseils professionnels est indispensable. Cependant, selon la Cour :

–        « [l]a prévisibilité de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de l’affaire, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé » (33) ;

–        « [i]l en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier » et dont on peut attendre « qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte » (34).

81.      Je rappellerai, à cet égard, que les actes reprochés à BV ont été accomplis dans l’exercice de son activité professionnelle en tant qu’expert-comptable et, partant, dans un contexte où le recours à des conseils juridiques est généralement la règle et non l’exception.

82.      Il est également vrai, comme le souligne BV (35), que, aux fins d’apprécier des termes tels que « manquement délibéré », « manœuvres frauduleuses » ou « frauduleusement soustrait », les juridictions se voient conférer une large marge d’interprétation (qui est, à mon sens, inévitable). Toutefois, ces notions (36) doivent être combinées avec les autres critères déjà évoqués, dégagés par la Cour de cassation, afin de donner une image plus précise du régime autorisant la double répression des infractions fiscales.

83.      En somme, j’estime qu’il convient de répondre à la première question préjudicielle en ce sens que la réglementation nationale fournit le minimum d’indications indispensable pour établir, de façon claire et prévisible, les cas dans lesquels un cumul de poursuites et de sanctions, administratives et pénales, peut être imposé à une même personne pour les mêmes faits.

2.      Sur la seconde question préjudicielle

84.      Par sa seconde question, la Cour de cassation cherche à savoir si la réglementation nationale en cause satisfait aux exigences de nécessité et de proportionnalité qui doivent être impérativement réunies pour un cumul de poursuites et de sanctions, administratives et pénales.

85.      Il conviendra de répondre par la négative si cette réglementation va au-delà de ce qui est strictement nécessaire à la réalisation des objectifs légitimement poursuivis par la double répression. Telle est la position défendue par BV et par la Commission, qui soutiennent que la réglementation en cause ne garantit pas, en particulier, que la sévérité de l’ensemble des sanctions cumulées soit proportionnée à la gravité de l’infraction commise.

86.      Selon le gouvernement français, il est au contraire déterminant que, dans cette affaire, la juridiction pénale ait statué après l’imposition définitive de la sanction administrative. Cela signifie que, en appliquant la règle imposant au juge de tenir compte de toutes les circonstances de l’espèce, la juridiction aura apprécié l’existence de cette (première) sanction.

87.      Le gouvernement français ajoute que la proportionnalité est assurée non seulement par la limitation du montant des sanctions, mais également par la règle selon laquelle le cumul n’est possible que dans les cas les plus graves.

88.      Je ne partage pas cette dernière affirmation du gouvernement français, car la référence aux cas les plus graves est plutôt pertinente aux fins d’évaluer si les règles autorisant la double répression sont suffisamment précises. La gravité d’une infraction fiscale ne permet pas d’écarter purement et simplement les exigences de la proportionnalité pour vérifier si les (doubles) sanctions infligées sont conformes à celles‑ci.

89.      Je renvoie, à nouveau, à la jurisprudence de la Cour relative au caractère nécessaire d’une réglementation nationale restreignant le droit consacré à l’article 50 de la Charte.

90.      Selon la Cour,

–        s’agissant du cumul de procédures, il est impératif qu’il existe des « règles assurant une coordination visant à réduire au strict nécessaire la charge supplémentaire que comporte [le] cumul pour les personnes concernées » (37) ;

–        s’agissant du cumul de sanctions, il « doit être assorti de règles permettant de garantir que la sévérité de l’ensemble des sanctions imposées corresponde à la gravité de l’infraction concernée, une telle exigence découlant non seulement de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, mais aussi du principe de proportionnalité des peines inscrit à l’article 49, paragraphe 3, de celle-ci » (38).

91.      Cette exigence vise en définitive à ce que le cumul de sanctions intervienne dans des conditions telles que la correspondance (proportionnalité) entre la gravité de l’infraction, d’une part, et la sévérité de l’ensemble des sanctions imposées, d’autre part, soit dûment assurée.

92.      Selon la juridiction de renvoi, le Conseil constitutionnel a jugé, dans le même ordre d’idées, que, en cas de cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique que leur montant global ne doit pas dépasser le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues.

93.      Or, si la faculté de cumuler des sanctions est limitée par l’impossibilité de dépasser le montant le plus élevé de l’une des sanctions déjà infligées, « cette règle ne concerne que les sanctions de même nature, à savoir celles pécuniaires » (39).

94.      La Cour de cassation doute que, dans la mesure où la proportionnalité est ainsi circonscrite aux cas de cumul de sanctions pécuniaires, l’obligation d’assurer la correspondance entre la gravité de l’infraction et la sévérité des sanctions dans leur ensemble (c’est-à-dire sans exclure celles qui comportent une privation de liberté) soit respectée.

95.      Dans l’arrêt Garlsson Real Estate, la Cour a jugé contraire au principe de proportionnalité une réglementation nationale qui « semble uniquement viser le cumul de peines pécuniaires et non le cumul d’une sanction administrative pécuniaire de nature pénale et d’une peine d’emprisonnement ». Cette réglementation « ne garantit pas que la sévérité de l’ensemble des sanctions imposées soit limitée à ce qui est strictement nécessaire par rapport à la gravité de l’infraction concernée » (40).

96.      Au vu du paysage normatif national décrit par la juridiction de renvoi, la législation française semble ne permettre la pondération de la gravité des sanctions cumulées que lorsque celles-ci sont toutes de nature pécuniaire.

97.      Si tel était le cas, l’application de la jurisprudence de la Cour que je viens de citer conduirait à déclarer (comme le soutiennent BV et la Commission) que la réglementation en cause est incompatible avec l’article 50 de la Charte. Plus particulièrement, cette réglementation irait à l’encontre de l’obligation pour les autorités compétentes, en cas d’infliction d’une seconde sanction, de veiller à ce que « la sévérité de l’ensemble des sanctions imposées n’excède pas la gravité de l’infraction constatée » (41).

98.      Le gouvernement français rétorque que le droit national garantit la proportionnalité également dans le cas de sanctions de nature différente, puisque les procédures fiscale et pénale sont juridiquement liées : la seconde prend appui sur la première pour apporter une sanction complémentaire aux pénalités fiscales appliquées dans le cadre d’un contrôle administratif (42).

99.      Le gouvernement français souligne également que, dans des cas tels que celui de l’espèce, la procédure pénale se déroule après la clôture de la procédure administrative. Le juge pénal est, en tout état de cause, tenu de respecter le principe de proportionnalité des peines, aux fins duquel il dispose d’un pouvoir de modulation de la sanction pénale. Ce pouvoir lui permet de garantir le caractère strictement nécessaire et proportionné de la peine, en l’individualisant en fonction des circonstances de l’affaire (43).

100. En particulier, conformément à l’article 132‑1 du code pénal, le juge doit déterminer la nature, le quantum et le régime des peines en fonction des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur, ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale (44).

101. Dans ce contexte, selon le gouvernement français, en cas de cumul de sanctions, le juge pénal est tenu de prendre en compte le prononcé préalable d’une sanction administrative (45).

102. La Cour ne saurait se prononcer sur la divergence de vues entre la juridiction de renvoi et le gouvernement français quant à l’interprétation du droit interne. Les réponses aux demandes de décision préjudicielle doivent être données à la lumière du cadre factuel et juridique national décrit par les juridictions de renvoi.

103. Si les choses sont telles que la Cour de cassation les présente, il faudra en conclure que la réglementation nationale ne permet pas d’établir la nécessaire correspondance entre la gravité de l’infraction et la sévérité de l’ensemble des sanctions cumulées, de sorte qu’elle est incompatible avec l’article 50 de la Charte tel qu’interprété par la Cour.

104. Si, au contraire, le droit national comporte les éléments adéquats permettant d’assurer que le juge pénal peut moduler la sanction pénale (y compris lorsqu’il s’agit d’une peine privative de liberté et non d’une peine pécuniaire) en tenant compte du fait qu’elle s’ajoute à une sanction pécuniaire administrative, il y aura lieu de considérer qu’il n’est pas porté atteinte à l’article 50 de la Charte.

105. En définitive, lorsque le droit interne ne permet pas d’assurer la nécessaire correspondance entre la gravité de l’infraction, d’une part, et la sévérité de toutes les sanctions cumulées, quelle que soit leur nature, d’autre part, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer, la réglementation en cause sera incompatible avec le droit de l’Union du fait de la violation de l’article 50 de la Charte.

V.      Conclusion

106. Au vu de ce qui précède, je propose à la Cour de répondre à la Cour de cassation (France) dans les termes suivants :

L’article 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doit être interprété en ce sens qu’il :

–        ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui autorise le cumul de poursuites et de sanctions, administratives et pénales, dans des cas définis à partir de critères clairs et précis, établis par la loi et détaillés de manière appropriée par la jurisprudence ;

–        s’oppose à une réglementation nationale qui ne permet pas d’assurer la nécessaire proportionnalité entre la gravité de l’infraction, d’une part, et la sévérité de l’ensemble des sanctions cumulées, d’autre part, qu’il s’agisse de sanctions pécuniaires administratives à caractère matériellement pénal ou de peines privatives de liberté.


1      Langue originale : l’espagnol.


2      C‑524/15, ci-après l’« arrêt Menci », EU:C:2018:197.


3      C‑537/16, ci-après l’« arrêt Garlsson Real Estate », EU:C:2018:193.


4      Directive du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1).


5      Loi no 2008‑1443, du 30 décembre 2008.


6      Loi no 2010‑1658, du 29 décembre 2010.


7      Selon la décision de renvoi, l’administration fiscale reprochait plus précisément à BV : « d’avoir présenté une comptabilité jugée irrégulière (recettes non comptabilisées, défaut de présentation de pièces justificatives de recettes et utilisation de comptes bancaires personnels pour l’encaissement de recettes professionnelles) ; d’avoir souscrit des déclarations de TVA minorées par la dissimulation de la majeure partie des recettes encaissées pour un montant de TVA éludée de 82 507 euros ; d’avoir souscrit des déclarations de BNC minorées ; d’avoir souscrit des déclarations d’ensemble des revenus minorées faisant état d’un BNC inférieur à celui effectivement réalisé pour un montant d’impôt sur le revenu éludé de 108 883 euros ».


8      Le procureur de la République avait également interjeté appel.


9      Points 9 et 10 des présentes conclusions.


10      J’utiliserai ci-après l’expression « sanctions administratives » pour me référer à celles qui, tout en étant infligées par l’administration, revêtent un caractère matériellement pénal au motif qu’elles satisfont aux exigences détaillées aux points 26 à 33 de l’arrêt Menci.


11      Selon la décision de renvoi, « [p]ar quatre décisions, le Conseil constitutionnel a déclaré conforme aux principes de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines le cumul des poursuites et sanctions pénales et fiscales en cas de dissimulation de sommes sujettes à l’impôt, comme en cas d’omission de déclaration (décisions no 2016‑545 QPC du 24 juin 2016, no 2016‑546 QPC du 24 juin 2016, no 2016‑556 QPC du 22 juillet 2016 et no 2018‑745 QPC du 23 novembre 2018). »


12      Point 28 de la décision de renvoi.


13      Dans sa décision no 2016‑555 QPC, du 22 juillet 2016, le Conseil constitutionnel n’a pas émis d’objections à ce que, en cas de fraude fiscale, la mise en mouvement de l’action publique soit nécessairement précédée du dépôt d’une plainte de l’administration fiscale.


14      Il s’agit, de surcroît, d’une appréciation qu’il lui appartient d’effectuer, comme il a été rappelé dans l’arrêt Menci (point 27), sans préjudice du fait que la Cour peut, le cas échéant, apporter des précisions visant à guider la juridiction de renvoi dans son interprétation.


15      Selon la Cour de cassation, « [i]l n’est pas contestable que la réglementation en cause vise notamment à lutter contre les infractions en matière de TVA afin de garantir la perception de l’intégralité de la TVA due et répond ainsi à un objectif d’intérêt général, de nature à justifier un cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale, qui visent des buts complémentaires » (point 48 de la décision de renvoi).


16      Exclure ces aspects du débat m’évite d’avoir à exposer mes propres considérations sur la solution adoptée à leur égard dans l’arrêt Menci. Voir, pour une critique détaillée de la jurisprudence issue de cet arrêt, conclusions de l’avocat général Bobek dans les affaires bpost (C‑117/20, EU:C:2021:680, en particulier points 101 à 117) et Nordzucker e.a. (C‑151/20, EU:C:2021:681).


17      Voir, à titre d’exemple, arrêt du 26 février 2013, Åkerberg Fransson (C‑617/10, EU:C:2013:105, point 34).


18      Arrêt Menci, point 46 : le respect du principe de proportionnalité « exige que le cumul de poursuites et de sanctions prévu par une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, ne dépasse pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la réalisation des objectifs légitimes poursuivis par cette réglementation, étant entendu que, lorsqu’un choix s’offre entre plusieurs mesures appropriées, il convient de recourir à la moins contraignante et que les inconvénients causés par celle-ci ne doivent pas être démesurés par rapport aux buts visés ».


19      Arrêt Menci, point 49.


20      Arrêt Menci, points 50 à 59. Voir, dans le même sens, arrêt Garlsson Real Estate, points 51 à 56.


21      S’agissant du principe de légalité des délits et des peines, voir, à titre d’exemple, arrêt du 11 juin 2020, Prokuratura Rejonowa w Słupsku (C‑634/18, EU:C:2020:455), dans lequel la Cour a rappelé, au point 49, que « la loi doit définir clairement les infractions et les peines qui les répriment. Cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente ainsi que, au besoin, à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale ». Et, pour ce qui nous intéresse ici, quels actes et omissions entraînent un cumul de poursuites et de sanctions.


22      Arrêt du 22 octobre 2015, AC-Treuhand/Commission (C‑194/14 P, ci-après l’« arrêt AC-Treuhand/Commission », EU:C:2015:717, point 40).


23      Arrêt AC-Treuhand/Commission, point 41.


24      Décision no 2016‑545 QPC, du 24 juin 2016, point 21, ci-après la « décision du Conseil constitutionnel ».


25      Arrêt AC-Treuhand/Commission, point 40.


26      La fonction de « législateurs négatifs » qu’exercent les cours constitutionnelles dans le cadre du contrôle de la loi les conduit à exclure de l’ordre juridique (ou à ne pas admettre dans celui-ci, lorsqu’elles examinent des textes légaux qui ne sont pas encore entrés définitivement en vigueur) des dispositions législatives contraires aux règles constitutionnelles.


27      Arrêt Menci, points 50 et 51.


28      Arrêt Garlsson Real Estate, points 52 et 53.


29      Point 21 de la décision du Conseil constitutionnel.


30      La Cour de cassation a déclaré, en application de la jurisprudence constitutionnelle, que, « [l]orsque le prévenu de fraude fiscale justifie avoir fait l’objet, à titre personnel, d’une sanction fiscale pour les mêmes faits, il appartient au juge pénal, après avoir caractérisé les éléments constitutifs de cette infraction au regard de l’article 1741 du [CGI], et préalablement au prononcé de sanctions pénales, de vérifier que les faits retenus présentent le degré de gravité de nature à justifier la répression pénale complémentaire. Le juge est tenu de motiver sa décision, la gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention dont celles notamment constitutives de circonstances aggravantes. À défaut d’une telle gravité, le juge ne peut entrer en voie de condamnation » (point 28 de la décision de renvoi).


31      Au point 75 de ses observations écrites, BV reconnaît que la Cour de cassation a entrepris de « préciser le champ d’application de la [deuxième] réserve », mais, selon lui, « sans pour autant parvenir à la rendre plus claire et prévisible ».


32      Point 31 de la décision de renvoi. En ce qui concerne le montant des impôts éludés, la juridiction de renvoi mentionne des sommes supérieures à 200 000 euros, lorsqu’il s’agit de l’impôt sur le revenu et de l’impôt de solidarité sur la fortune. En tout état de cause, la décision du juge sur la gravité de l’infraction doit être motivée et doit intervenir préalablement au choix et à la motivation des peines prononcées (point 29 de la décision de renvoi).


33      Arrêt AC-Treuhand/Commission, point 42.


34      Arrêt AC-Treuhand/Commission, point 42.


35      Au point 73 de ses observations écrites, BV mentionne un « commentaire officiel » du Conseil constitutionnel lui-même, où celui-ci reconnaît l’existence de cette marge d’appréciation judiciaire.


36      L’adéquation de ces notions au caractère nécessairement strict de la description des infractions pénales pourrait éventuellement susciter quelques doutes. Toutefois, tel n’est pas le cadre dans lequel ces notions sont utilisées lorsqu’elles contribuent à définir les contours du régime de cumul des sanctions pénales et administratives.


37      Arrêt Menci, point 53.


38      Arrêt Menci, point 55. Mise en italique par mes soins.


39      Point 63 de la décision de renvoi.


40      Arrêt Garlsson Real Estate, point 60.


41      Arrêt Garlsson Real Estate, point 56. Mise en italique par mes soins.


42      Point 71 des observations écrites du gouvernement français.


43      Point 75 des observations écrites du gouvernement français.


44      Point 77 des observations écrites du gouvernement français.


45      Point 78 des observations écrites du gouvernement français. Il est néanmoins frappant de constater que ce dernier conclut son mémoire en proposant de répondre à la seconde question préjudicielle en ce sens que l’article 50 de la Charte ne s’oppose pas à un « cumul de sanctions [...] limité par l’impossibilité de dépasser le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues, cette limite ne s’appliquant qu’à des sanctions de même nature, à savoir pécuniaires ». Cette proposition exclut la possibilité que des sanctions de nature différente puissent se compenser.