Language of document : ECLI:EU:T:2021:604

Affaires jointes T639/14 RENV, T352/15 et T740/17

Dimosia Epicheirisi Ilektrismou AE (DEI)

contre

Commission européenne

 Arrêt du Tribunal (troisième chambre élargie) du 22 septembre 2021

« Aides d’État – Tarif de fourniture d’électricité – Fixation du tarif facturé à Alouminion par décision d’un tribunal arbitral – Décision de classer la plainte – Décision constatant l’absence d’aide – Acte attaquable – Qualité d’intéressé – Intérêt à agir – Qualité pour agir – Recevabilité – Imputabilité à l’État – Avantage – Principe de l’opérateur privé – Difficultés sérieuses »

1.      Recours en annulation – Actes susceptibles de recours – Notion – Actes produisant des effets juridiques obligatoires – Décision de la Commission de classer une plainte tendant à faire constater une violation des dispositions du traité FUE en matière d’aides d’État – Décision mettant fin à la procédure préliminaire en refusant d’ouvrir la procédure formelle d’examen des aides d’État – Inclusion

(Art. 263 TFUE)

(voir points 71-75, 197, 204, 205)

2.      Aides accordées par les États – Examen par la Commission – Procédure administrative – Intéressé au sens de l’article 108, paragraphe 2, TFUE – Notion – Entreprise ne se trouvant pas dans une relation de concurrence directe avec le bénéficiaire de l’aide – Nécessité pour cette entreprise de démontrer l’incidence concrète de l’aide sur sa situation

[Art. 108, § 2, TFUE ; règlement du Conseil 2015/1589, art. 1er, h)]

(voir points 79-85)

3.      Recours en annulation – Personnes physiques ou morales – Intérêt à agir – Décision de la Commission constatant l’absence d’aide sans ouverture de la procédure formelle d’examen – Recours visant à sauvegarder les droits procéduraux des intéressés – Recevabilité

[Art. 108, § 2 et 3, et 266, 1er al., TFUE ; règlement du Conseil 2015/1589, art. 1er, h)]

(voir points 86-92)

4.      Recours en annulation – Personnes physiques ou morales – Actes les concernant directement et individuellement – Décision de la Commission constatant l’absence d’aide d’État – Recours des intéressés au sens de l’article 108, paragraphe 2, TFUE – Identification de l’objet du recours – Recours visant à sauvegarder les droits procéduraux des intéressés – Moyens concernant l’appréciation des informations et des éléments à la disposition de la Commission – Recevabilité

[Art. 108, § 2 et 3, et 263, 4e al., TFUE ; règlement du Conseil 2015/1589, art. 1er, h), et 4, § 3 et 4]

(voir points 93-103, 206)

5.      Aides accordées par les États – Examen par la Commission – Phase préliminaire et phase contradictoire – Obligation de la Commission d’ouvrir la procédure contradictoire en cas de difficultés sérieuses – Notion de difficultés sérieuses – Caractère objectif – Contrôle juridictionnel – Portée

(Art. 107, § 1, et 108, § 2 et 3, TFUE ; règlement du Conseil 2015/1589, art. 4)

(voir points 112-116, 189-191, 233)

6.      Aides accordées par les États – Compétences respectives de la Commission et des juridictions nationales – Obligation de coopération loyale entre la Commission et les juridictions nationales – Compétences exclusives de la Commission – Primauté – Rôle des juridictions nationales – Principe de l’autorité de la chose jugée – Inopposabilité du principe de l’autorité de la chose jugée à une décision postérieure de la Commission constatant l’existence d’une aide d’État illégale

(Art. 107, § 1, et 108, § 3, TFUE)

(voir points 143-148, 186)

7.      Aides accordées par les États – Notion – Appréciation selon le critère de l’investisseur privé – Appréciation au regard de tous les éléments pertinents de la mesure litigieuse et de son contexte – Décision adoptée par un tribunal arbitral fixant un tarif d’énergie – Sentence arbitrale étant, de par sa nature et de par ses effets juridiques, comparable à des jugements d’une juridiction étatique ordinaire – Tribunal arbitral agissant en tant que puissance publique

(Art. 107, § 1)

(voir points 150-159)

8.      Aides accordées par les États – Notion – Octroi d’un avantage aux bénéficiaires – Critères d’appréciation – Obligation pour la Commission d’effectuer, dans tous les cas de figure, une analyse complexe du prix hypothétique de marché – Absence – Existence de circonstances particulières l’exigeant

(Art. 107, § 1, TFUE)

(voir points 160-167, 185)

9.      Aides accordées par les États – Notion – Octroi d’avantages imputable à l’État – Implication d’un tribunal arbitral dans la fixation d’un tarif d’électricité – Sentence arbitrale étant, de par sa nature et de par ses effets juridiques, comparable à des jugements d’une juridiction étatique ordinaire – Tribunal arbitral agissant en tant que puissance publique

(voir points 227-232)

Résumé

Le Tribunal annule les décisions par lesquelles la Commission a constaté qu’une sentence arbitrale fixant un tarif d’électricité prétendument préférentiel ne comportait pas l’octroi d’un avantage au producteur d’aluminium Mytilinaios. La Commission était tenue d’examiner, de manière diligente, suffisante et complète, l’éventuelle existence d’une aide d’État en procédant à des appréciations économiques et techniques complexes.

Dimosia Epicheirisi Ilektrismou AE (ci-après « DEI »), un producteur et fournisseur d’électricité établi à Athènes (Grèce) et contrôlé par l’État grec, et son plus gros client, Mytilinaios AE - Omilos Epicheiriseon, anciennement Alouminion tis Ellados VEAE, établi à Marousi (Grèce) (ci-après « Mytilinaios »), sont impliqués dans un long différend au sujet du tarif de fourniture d’électricité destiné à remplacer le tarif préférentiel dont bénéficiait Mytilinaios et qui résultait d’un accord signé en 1960, mais qui a expiré en 2006.

Dans le cadre d’un compromis d’arbitrage signé le 16 novembre 2011, les deux parties sont convenues de confier le règlement de leur différend à la Rythmistiki Archi Energeias (autorité de régulation de l’énergie hellénique, Grèce, ci-après la « RAE ») auprès de laquelle est instauré, en vertu de la loi hellénique, un arbitrage permanent (ci-après le « tribunal arbitral »).

Par décision du 31 octobre 2013 (ci-après la « sentence arbitrale »), le tribunal arbitral a fixé le tarif d’énergie applicable à Mytilinaios (ci-après le « tarif en cause »). Le recours formé par DEI contre cette sentence arbitrale a été rejeté par l’Efeteio Athinon (Cour d’appel d’Athènes, Grèce).

Dans ce contexte, DEI a déposé deux plaintes auprès de la Commission, soutenant que, d’abord, la RAE et, ensuite, le tribunal arbitral avaient octroyé à Mytilinaios une aide d’État illégale, dans la mesure où le tarif en cause l’obligeait à fournir à cette dernière de l’électricité à un prix inférieur à ses coûts et donc au prix du marché. Par lettre du 12 juin 2014, signée par un chef d’unité de la direction générale (DG) de la concurrence (ci-après la « lettre litigieuse »), la Commission a informé DEI du classement de ses plaintes. Selon la Commission, le tarif en cause ne constituait pas une aide d’État, les critères d’imputabilité et d’avantage n’étant pas remplis, de sorte qu’il n’y avait pas lieu d’ouvrir la procédure formelle d’examen visée à l’article 108, paragraphe 2, TFUE.

À la suite de cette lettre, DEI a saisi le Tribunal d’un recours, enregistré sous le numéro T 639/14, tendant à l’annulation de la décision de classement qu’elle contient.

Au cours de cette procédure, la Commission a, par décision du 25 mars 2015 (1) (ci-après la « première décision attaquée »), procédé au retrait et au remplacement de la lettre litigieuse. Dans cette décision, elle a considéré que la sentence arbitrale n’impliquait pas l’octroi d’une aide d’État en faveur de Mytilinaios, essentiellement au motif que la soumission volontaire par DEI de leur différend à l’arbitrage correspondait au comportement d’un investisseur avisé en économie de marché et, partant, ne comportait pas d’avantage.

DEI a subséquemment saisi le Tribunal d’un recours, enregistré sous le numéro T 352/15, tendant à l’annulation de la première décision attaquée.

Par ordonnance du 9 février 2016, le Tribunal a constaté qu’il n’y avait plus lieu de statuer sur le recours dans l’affaire T 639/14. Saisie d’un pourvoi, la Cour (2) a toutefois annulé cette ordonnance et renvoyé l’affaire devant le Tribunal où celle-ci a été enregistrée sous le numéro T 639/14 RENV.

Le 14 août 2017, la Commission a adopté une seconde décision (ci-après la « seconde décision attaquée ») (3), abrogeant et remplaçant tant la lettre litigieuse que la première décision attaquée. En s’appuyant sur des motifs identiques à ceux exposés dans la première décision attaquée, cette seconde décision confirme que la sentence arbitrale ne comporte pas d’octroi d’une aide d’État au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE.

DEI a, à nouveau, saisi le Tribunal d’un recours en annulation de cette seconde décision, enregistré sous le numéro T 740/17.

Après avoir joint les trois affaires pendantes, la troisième chambre élargie du Tribunal a accueilli les trois recours introduits par DEI et annulé tant la lettre litigieuse que les première et seconde décisions attaquées (ci-après, ensemble, les « actes attaqués »). Dans son arrêt, le Tribunal apporte des clarifications sur la qualification d’un plaignant comme « partie intéressée » ayant qualité pour agir contre une décision de la Commission de ne pas soulever d’objections, en vertu du droit des aides d’État, à l’encontre d’une mesure étatique. Sur le fond, l’arrêt précise, en outre, la portée de l’obligation incombant à la Commission de vérifier si un tribunal arbitral disposant de prérogatives comparables à celles d’une juridiction étatique ordinaire a octroyé un avantage au sens du droit des aides d’État, en fixant un tarif de fourniture d’électricité ne correspondant pas, le cas échéant, au prix du marché.

Appréciation du Tribunal

S’agissant de la recevabilité du recours dans l’affaire T 740/17, examiné en premier lieu, le Tribunal relève que la seconde décision attaquée produit des effets juridiquement contraignants à l’égard de DEI. En effet, selon une jurisprudence constante de la Cour, la décision constatant l’inexistence d’une aide, par laquelle la Commission clôt la phase préliminaire d’examen, comporte des effets juridiques obligatoires également à l’égard d’une partie intéressée. À cet égard, le Tribunal ajoute que DEI, en ce qu’elle a fait valoir que le tarif en cause constituait une aide interdite par l’article 107, paragraphe 1, TFUE qui affectait ses intérêts économiques, dispose du statut de « partie intéressée » au sens de l’article 108, paragraphe 2, TFUE et de l’article 1er, sous h), du règlement portant modalités d’application de l’article 108 TFUE (4), qui se voit empêchée par les actes attaqués classant ses plaintes de soumettre ses observations lors d’une procédure formelle d’examen.

Ainsi, pour autant que le recours de DEI tend à obtenir la sauvegarde des garanties procédurales dont elle jouirait, en tant que partie intéressée, dans l’hypothèse de l’ouverture de la procédure formelle d’examen au titre de l’article 108, paragraphe 2, TFUE, celui-ci est recevable. À cet égard, le Tribunal précise que les moyens d’annulation invoqués par DEI visent, en effet, à faire valoir l’existence de doutes (5) ou de difficultés sérieuses qui auraient dû amener la Commission à ouvrir la procédure formelle d’examen.

S’agissant de la question de fond de savoir si la Commission aurait dû rencontrer des doutes ou des difficultés sérieuses lors de son évaluation des plaintes déposées par DEI, le Tribunal rejette l’argument de la Commission selon lequel un investisseur privé avisé se trouvant dans la situation de DEI aurait opté pour l’arbitrage et aurait accepté la fixation du tarif applicable par un tribunal arbitral composé d’experts dont le pouvoir d’appréciation était limité par des paramètres comparables à ceux contenus dans le compromis d’arbitrage, de sorte que la fixation du tarif en cause par le tribunal arbitral ne pouvait avoir pour effet l’octroi d’un avantage à Mytilinaios.

À cet égard, le Tribunal confirme que le tribunal arbitral, statuant en vertu d’une procédure d’arbitrage prévue par la loi et fixant un tarif de l’électricité par une décision juridiquement contraignante, doit être qualifié d’organe exerçant un pouvoir relevant des prérogatives de la puissance publique, compte tenu de sa nature, du contexte dans lequel son activité s’inscrit, de son objectif, ainsi que des règles auxquelles il est soumis, selon lesquelles ses décisions sont susceptibles de recours devant les juridictions étatiques, sont investies de l’autorité de la chose jugée et valent titre exécutoire. Partant, le tribunal arbitral est susceptible d’être assimilé à une juridiction étatique ordinaire.

Cela étant, eu égard à la répartition des compétences entre les juridictions nationales et la Commission en matière de contrôle des aides d’État, les juridictions nationales sont elles-mêmes susceptibles de méconnaître les obligations leur incombant au titre de l’article 107, paragraphe 1, et de l’article 108, paragraphe 3, TFUE et, ce faisant, rendre possible ou perpétuer l’octroi d’une aide illégale, voire devenir l’instrument à cet effet, ce qui relève de la compétence de contrôle de la Commission.

Ainsi, afin de pouvoir écarter tout doute ou difficulté sérieuse quant à la question de savoir si le tarif en cause, fixé par la sentence arbitrale, comportait un avantage au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, la Commission était tenue d’effectuer un contrôle sur la question de savoir si une mesure étatique non notifiée, telle que ce tarif, mais contestée par un plaignant, remplissait la notion d’aide d’État, au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, y compris le critère d’avantage. Ce contrôle nécessite des appréciations économiques complexes, relatives, notamment, à la conformité dudit tarif aux conditions normales du marché.

Or, en limitant son analyse à la question de savoir si un opérateur privé se serait soumis à l’arbitrage accepté par DEI, la Commission a délégué ces appréciations complexes aux instances helléniques tout en méconnaissant son propre devoir de contrôle. En outre, ayant égard aux éléments d’information soumis par DEI au cours de la procédure administrative, la Commission aurait dû effectuer sa propre analyse de la question de savoir si la méthode de détermination des coûts de DEI, telle qu’appliquée par le tribunal arbitral, était tant appropriée que suffisamment plausible pour établir que le tarif en cause était conforme aux conditions normales du marché.

La Commission n’ayant pas satisfait, dans la seconde décision attaquée, aux exigences de contrôle lui incombant, le Tribunal constate qu’elle aurait dû éprouver des difficultés sérieuses ou avoir des doutes nécessitant l’ouverture de la procédure formelle d’examen. Ainsi, le Tribunal accueille le recours dans l’affaire T 740/17 et annule la seconde décision attaquée.

La seconde décision attaquée étant ainsi déclarée nulle et non avenue, celle-ci n’est susceptible d’abroger et de remplacer ni la première décision attaquée ni la lettre litigieuse. Dès lors, le recours visant l’annulation de la première décision attaquée conserve son objet.

Eu égard au contenu presque identique des première et seconde décisions attaquées, le Tribunal, pour les mêmes motifs, accueille le recours dans l’affaire T 352/15 et annule la première décision attaquée. Dans la mesure où celle-ci n’est plus de nature à abroger et à remplacer la lettre litigieuse, l’affaire T 639/14 RENV conserve également son objet.

Après avoir déclaré le recours dans cette dernière affaire recevable, le Tribunal constate que la lettre litigieuse, qui constitue une prise de position définitive des services de la Commission sur les plaintes de DEI en procédant à leur classement, est entachée d’une erreur de forme en ce que celle-ci aurait dû être adoptée par la Commission en tant qu’organe collégial et non pas par un chef d’unité de la DG concurrence, raison pour laquelle la Commission avait elle-même abrogé et remplacé cette lettre. Le Tribunal confirme, en outre, que la Commission aurait dû éprouver des difficultés sérieuses ou des doutes quant à l’existence d’une aide d’État ou, à tout le moins, qu’elle n’était pas en droit d’écarter de tels doutes au motif que la sentence arbitrale n’était pas imputable à l’État grec. En effet, en rappelant que, de par sa nature et de par ses effets juridiques, la sentence arbitrale est comparable à des jugements d’une juridiction ordinaire hellénique, de sorte qu’elle doit être qualifiée d’acte de puissance publique, le Tribunal souligne que DEI a démontré à suffisance de droit cette imputabilité.

Le Tribunal, ayant accueilli le troisième recours, annule donc également la lettre litigieuse.


1      Décision C(2015) 1942 final, du 25 mars 2015 [affaire SA.38101 (2015/NN) (ex 2013/CP) - Grèce - Aide d’État alléguée en faveur d’Alouminion SA sous la forme de tarifs d’électricité inférieurs aux coûts à la suite d’une sentence arbitrale].


2      Arrêt du 31 mai 2017, DEI/Commission (C‑228/16 P, EU:C:2017:409).


3      Décision C(2017) 5622 final, du 14 août 2017 [affaire SA.38101 (2015/NN) (ex 2013/CP) - Grèce - Aide d’État alléguée en faveur d’Alouminion SA sous la forme de tarifs d’électricité inférieurs aux coûts à la suite d’une sentence arbitrale].


4      Règlement (UE) 2015/1589 du Conseil, du 13 juillet 2015, portant modalités d’application de l’article 108 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (JO 2015, L 248, p. 9).


5      Au sens de l’article 4, paragraphes 3 et 4, du règlement portant modalités d’application de l’article 108 TFUE.