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Affaire T604/18

Google LLC
et
Alphabet, Inc.

contre

Commission européenne

 Arrêt du Tribunal (sixième chambre élargie) du 14 septembre 2022

« Concurrence – Abus de position dominante – Appareils mobiles intelligents – Décision constatant une infraction à l’article 102 TFUE et à l’article 54 de l’accord EEE – Notions de plateforme et de marché multiface (« écosystème ») – Système d’exploitation (Google Android) – Boutique d’applications (Play Store) – Applications de recherche et de navigation (Google Search et Chrome) – Accords avec les fabricants d’appareils et les opérateurs de réseaux mobiles – Infraction unique et continue – Notions de plan d’ensemble et de comportements mis en œuvre dans le cadre de la même infraction (groupements de produits, paiements d’exclusivité et obligations anti-fragmentation) – Effets d’éviction – Droits de la défense – Compétence de pleine juridiction »

1.      Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Contrôle juridictionnel – Compétence de pleine juridiction du juge de l’Union – Portée

(Art. 102 et 261 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 31)

(voir points 73, 82-86, 1033-1035)

2.      Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Contrôle juridictionnel – Contrôle de légalité – Contrôle approfondi de l’ensemble des éléments pertinents – Objet et portée

(Art. 102 et 263 TFUE)

(voir points 74-76)

3.      Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Preuve de l’infraction et de sa durée à la charge de la Commission – Portée de la charge probatoire – Degré de précision exigé des éléments de preuve retenus par la Commission – Faisceau d’indices – Contrôle juridictionnel – Portée – Décision laissant subsister un doute dans l’esprit du juge – Respect du principe de la présomption d’innocence

(Art. 101 et 102 TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 48, § 1 ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 2)

(voir points 77-81)

4.      Recours en annulation – Contrôle de légalité – Critères – Décisions adoptées par la Commission en matière de concurrence – Éléments à prendre en considération – Éléments antérieurs et postérieurs à la décision attaquée – Éléments présentés dans le cadre de la procédure administrative ou présentés pour la première fois dans le cadre du recours en annulation – Inclusion

(Art. 101, 102, 261 et 263 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 31)

(voir points 89-100)

5.      Position dominante – Marché en cause – Délimitation – Marché multiface – Critères d’appréciation – Interchangeabilité – Identification des conditions de concurrence pertinentes au sein d’une plateforme réunissant plusieurs catégories d’acteurs – Contexte factuel caractérisé par l’existence d’une pluralité de marchés distincts mais interconnectés – Nécessité d’une prise en compte des liens entre les différentes faces de la plateforme

(Art. 102 TFUE ; accord EEE, art. 54)

(voir points 104-117, 126-129)

6.      Position dominante – Marché en cause – Délimitation – Critères – Identification des contraintes concurrentielles exercées sur un produit – Marché des systèmes d’exploitation sous licence pour appareils mobiles intelligents – Appréciation de la contrainte concurrentielle exercée par les systèmes d’exploitation sans licence ainsi que par la nature ouverte de la licence d’exploitation libre – Éléments pertinents

(Art. 102 TFUE ; accord EEE, art. 54 ; communication de la Commission 97/C 372/03, points 2, 13 et 14)

(voir points 138, 176-178, 222, 233, 271-273)

7.      Position dominante – Abus – Notion – Notion objective visant les comportements de nature à influencer la structure du marché et ayant pour effet de faire obstacle au maintien ou au développement de la concurrence – Obligations incombant à l’entreprise dominante – Exercice de la concurrence par les seuls mérites – Critères d’appréciation

(Art. 102 TFUE ; accord EEE, art. 54)

(voir points 276-299)

8.      Position dominante – Abus – Vente liée – Position dominante sur le marché mondial (hors Chine) des boutiques d’applications Android et sur les marchés nationaux des services de recherche générale sur Internet – Conditions de préinstallation dans les accords de distribution des applications mobiles – Obtention d’une licence d’exploitation pour la boutique d’applications subordonnée à la préinstallation des applications de recherche générale et de navigation – Effet anticoncurrentiel – Appréciation

(Art. 102 TFUE ; accord EEE, art. 54)

(voir points 327-332, 418)

9.      Position dominante – Abus – Effet anticoncurrentiel – Position dominante sur le marché mondial (hors Chine) des boutiques d’applications Android et sur les marchés nationaux des services de recherche générale sur Internet – Vente liée – Pratiques favorisant les applications de recherche et de navigation de l’entreprise en position dominante et défavorisant les services de recherche générale concurrents – Pratiques conférant un avantage concurrentiel significatif insusceptible d’être compensé par les concurrents

(Art. 102 TFUE ; accord EEE, art. 54)

(voir points 425-428, 436, 439-443, 445, 447-452, 537-538, 546-550, 559-561)

10.    Position dominante – Abus – Justification objective – Conditions – Portée de la charge probatoire

(Art. 102 TFUE ; accord EEE, art. 54)

(voir points 599-602, 876-886)

11.    Position dominante – Abus – Rabais d’exclusivité ou de fidélité – Capacité de restreindre la concurrence et de produire des effets d’éviction – Analyse du concurrent aussi efficace – Critères d’appréciation

(Art. 102 TFUE ; accord EEE, art. 54)

(voir points 638-646)

12.    Position dominante – Abus – Position dominante sur le marché de la recherche générale sur Internet – Paiements d’exclusivité – Avantage subordonné à l’absence de préinstallation ou de mise à disposition initiale de tout autre service de recherche générale concurrent sur un ensemble d’appareils mobiles prédéfinis par portefeuille ou par type – Inclusion

(Art. 102 TFUE ; accord EEE, art. 54)

(voir points 651-657)

13.    Position dominante – Abus – Position dominante sur le marché de la recherche générale sur Internet – Paiements d’exclusivité – Pratique favorisant les applications de recherche et de navigation de l’entreprise en position dominante et défavorisant les services de recherche générale concurrents – Capacité de restreindre la concurrence et de produire des effets d’éviction – Portée de la charge probatoire incombant à la Commission – Analyse du taux de couverture du marché par la pratique contestée ainsi que de la capacité de compensation d’un concurrent aussi efficace – Insuffisance des éléments exposés pour établir le caractère abusif de la pratique contestée

(Art. 102 TFUE ; accord EEE, art. 54)

(voir points 679, 680, 693-698, 751-752, 758-770, 774, 776-788, 790-802)

14.    Position dominante – Abus – Vente liée – Position dominante sur le marché mondial (hors Chine) des boutiques d’applications Android et sur les marchés nationaux des services de recherche générale sur Internet – Obligations anti-fragmentation dans les accords de distribution des applications mobiles – Obtention de la licence d’exploitation pour la boutique d’applications et l’application de recherche sous condition d’acceptation desdites obligations – Effet anticoncurrentiel – Appréciation

(Art. 102 TFUE ; accord EEE, art. 54)

(voir points 841, 847, 861-865)

15.    Concurrence – Procédure administrative – Pouvoirs de la Commission – Pouvoir de recueillir des déclarations – Déclarations relatives à l’objet d’une enquête – Obligation incombant à la Commission d’enregistrer tout entretien mené par elle, dans son intégralité, sous la forme de son choix – Portée

(Règlement du Conseil no 1/2003, art. 19, § 1 ; règlement de la Commission no 773/2004, art. 3)

(voir points 910-912, 915-933)

16.    Concurrence – Procédure administrative – Respect des droits de la défense – Droit d’être entendu – Violation du fait d’une irrégularité commise par la Commission – Conditions – Possibilité pour l’entreprise concernée de mieux assurer sa défense en l’absence de cette irrégularité – Portée de la charge probatoire incombant à cette entreprise – Manquements à l’obligation d’enregistrement des entretiens avec des tiers en vertu de l’article 19 du règlement no 1/2003 – Prise en compte des circonstances spécifiques du cas d’espèce – Absence de violation des droits de la défense

[Art. 102 TFUE ; accord EEE, art. 54 ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 41, § 2, a) et b) ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 19, § 1, et 27, § 1]

(voir points 913, 934-958)

17.    Concurrence – Procédure administrative – Respect des droits de la défense – Communication des griefs – Évolution en cours de procédure des appréciations portées par la Commission – Prise en compte d’éléments supplémentaires ayant une incidence sur les paramètres essentiels de l’analyse du concurrent aussi efficace envisagée par la Commission pour établir les effets d’éviction des paiements d’exclusivité contestés – Transmission par lettres d’exposé des faits – Refus d’audition de l’entreprise concernée à ce sujet – Violation des droits de la défense

(Règlement du Conseil no 1/2003, art. 27, § 1 ; règlement de la Commission no 773/2004, art. 10 et 12)

(voir points 966-968, 972-1003)

18.    Concurrence – Règles de l’Union – Infractions – Réalisation de propos délibéré ou par négligence – Notion – Entreprise ne pouvant ignorer le caractère anticoncurrentiel de son comportement – Absence de décision antérieure de la Commission portant sur une infraction similaire – Absence d’incidence

(Art. 102 TFUE ; accord EEE, art. 54 ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 2)

(voir points 1041-1050)

19.    Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Fixation du montant de base – Détermination de la valeur des ventes – Ventes réalisées en relation directe ou indirecte avec l’infraction lors de la dernière année de participation de l’entreprise concernée à celle-ci

(Art. 102 TFUE ; accord EEE, art. 54 ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 2)

(voir points 1053, 1054, 1058-1060, 1063-1066)

20.    Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Critères – Gravité et durée de l’infraction – Appréciation par le Tribunal au titre de sa compétence de pleine juridiction – Prise en compte de l’intensité variable des effets de l’infraction au cours de la période infractionnelle

(Art. 102 et 261 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 2, et 31)

(voir points 1086-1994)

Résumé

Le Tribunal confirme dans une large mesure la décision de la Commission selon laquelle Google a imposé des restrictions illégales aux fabricants d’appareils mobiles Android et aux opérateurs de réseaux mobiles, afin de consolider la position dominante de son moteur de recherche

Afin de mieux tenir compte de la gravité et de la durée de l’infraction, le Tribunal estime toutefois approprié d’infliger à Google une amende d’un montant de 4,125 milliards d’euros au terme d’un raisonnement qui diffère sur certains points de celui de la Commission

Google (1), une entreprise du secteur des technologies de l’information et de la communication spécialisée dans les produits et les services liés à Internet, tire l’essentiel de ses revenus de son produit phare, le moteur de recherche Google Search. Son modèle commercial est basé sur l’interaction entre, d’une part, un certain nombre de produits et de services proposés le plus souvent sans frais aux utilisateurs et, d’autre part, des services de publicité en ligne utilisant les données collectées auprès de ces utilisateurs. Google propose, en outre, le système d’exploitation Android, dont environ 80 % des appareils mobiles intelligents utilisés en Europe étaient équipés en juillet 2018, selon la Commission européenne.

Différentes plaintes adressées à la Commission au sujet de certaines pratiques commerciales de Google dans l’internet mobile ont conduit celle-ci à ouvrir, le 15 avril 2015, une procédure à l’encontre de Google concernant Android (2).

Par décision du 18 juillet 2018 (3), la Commission a sanctionné Google pour avoir abusé de sa position dominante, en imposant des restrictions contractuelles anticoncurrentielles aux fabricants d’appareils mobiles ainsi qu’aux opérateurs de réseaux mobiles, pour certaines depuis le 1er janvier 2011. Les restrictions visées sont de trois ordres :

- premièrement, celles insérées dans des « accords de distribution », qui imposent aux fabricants d’appareils mobiles de préinstaller les applications de recherche générale (Google Search) et de navigation (Chrome) pour pouvoir obtenir de Google une licence d’exploitation de sa boutique d’applications (Play Store) ;

- deuxièmement, celles insérées dans des « accords anti-fragmentation », qui conditionnent l’obtention des licences d’exploitation nécessaires à la préinstallation des applications Google Search et Play Store par les fabricants d’appareils mobiles à l’engagement de ces derniers de s’abstenir de vendre des appareils équipés de versions du système d’exploitation Android non agréées par Google ;

- troisièmement, celles insérées dans des « accords de partage des revenus », qui subordonnent la rétrocession d’une part des revenus publicitaires de Google aux fabricants d’appareils mobiles et aux opérateurs de réseaux mobiles concernés à l’engagement de ces derniers de renoncer à la préinstallation d’un service de recherche générale concurrent sur un portefeuille d’appareils prédéfini.

Selon la Commission, ces restrictions avaient toutes pour objectif de protéger et de renforcer la position dominante de Google en matière de services de recherche générale et, partant, les revenus obtenus par cette entreprise au moyen des annonces publicitaires liées à ces recherches. L’objectif commun poursuivi par les restrictions litigieuses et leur interdépendance ont donc conduit la Commission à les qualifier d’infraction unique et continue à l’article 102 TFUE et à l’article 54 de l’accord EEE.

En conséquence, la Commission a infligé à Google une amende de près de 4,343 milliards d’euros, soit l’amende la plus importante jamais infligée en Europe par une autorité de concurrence.

Le recours introduit par Google est rejeté pour l’essentiel par le Tribunal, qui se borne à annuler la décision en tant seulement qu’elle constate que les accords de partage de revenus par portefeuille évoqués ci-dessus constituent, en eux-mêmes, un abus. Compte tenu des circonstances propres à l’affaire, le Tribunal estime également approprié, en application de sa compétence de pleine juridiction, de fixer le montant de l’amende infligée à Google à 4,125 milliards d’euros.

Appréciation du Tribunal

Dans un premier temps, le Tribunal examine le moyen tiré d’erreurs d’appréciation dans la définition des marchés pertinents et dans l’appréciation subséquente de la position dominante de Google sur certains de ces marchés. Dans ce cadre, le Tribunal souligne qu’il est appelé, pour l’essentiel, à vérifier, en considération des arguments des parties et du raisonnement exposé dans la décision attaquée, si l’exercice par Google de son pouvoir sur les marchés pertinents lui permettait effectivement d’agir dans une mesure appréciable indépendamment des différents facteurs susceptibles de contraindre son comportement.

En l’occurrence, le Tribunal relève d’emblée que la Commission a identifié, dans une première étape, quatre types de marchés pertinents, à savoir : premièrement, le marché mondial (hors Chine) des systèmes d’exploitation pour appareils mobiles intelligents sous licence ; deuxièmement, le marché mondial (hors Chine) des boutiques d’applications Android ; troisièmement, les différents marchés nationaux, au sein de l’Espace économique européen (EEE), de fourniture de services de recherche générale ; et, quatrièmement, le marché mondial des navigateurs Internet pour appareils mobiles non spécifiques à un système d’exploitation. Dans une seconde étape, la Commission a conclu à l’occupation, par Google, d’une position dominante sur les trois premiers d’entre eux. Le Tribunal observe toutefois que la Commission a dûment évoqué, dans sa présentation des différents marchés pertinents, leur complémentarité, en les présentant comme interconnectés, en particulier, au regard de la stratégie globale mise en œuvre par Google afin de mettre en avant son moteur de recherche en l’intégrant dans un « écosystème ».

Appelé, plus particulièrement, à se prononcer sur la définition du périmètre du marché des systèmes d’exploitation pour appareils mobiles intelligents sous licence et l’appréciation consécutive de la position qu’y occupe Google, le Tribunal constate, tout d’abord, que c’est sans encourir les griefs de Google que la Commission a considéré que les systèmes d’exploitation exclusivement utilisés par des développeurs verticalement intégrés, comme l’iOS d’Apple ou Blackberry, dits « sans licence », ne font pas partie du même marché, étant donné que des fabricants d’appareils mobiles tiers ne peuvent en obtenir la licence. La Commission n’a pas non plus commis d’erreur en constatant également que la position dominante de Google sur ce marché n’était pas remise en cause par la contrainte concurrentielle indirecte exercée sur ce même marché par le système d’exploitation sans licence proposé par Apple. C’est aussi à juste titre que la Commission a conclu que la nature ouverte de la licence d’exploitation du code source Android ne constituait pas une contrainte concurrentielle suffisante pour contrebalancer la position dominante en cause.

Dans un deuxième temps, le Tribunal examine les différents moyens tirés de l’appréciation erronée du caractère abusif des restrictions litigieuses.

Premièrement, en ce qui concerne les conditions de préinstallation imposées aux fabricants d’appareils mobiles (4), la Commission a conclu à leur caractère abusif en distinguant, d’une part, le groupement des applications Google Search et Play Store du groupement du navigateur Chrome et des applications précitées, et, en considérant, d’autre part, que ces groupements avaient restreint la concurrence au cours de la période infractionnelle, sans que Google n’ait pu faire valoir l’existence d’aucune justification objective.

À cet égard, le Tribunal relève que, pour étayer l’existence d’un important avantage concurrentiel conféré par les conditions de préinstallation litigieuses, la Commission a considéré qu’une telle préinstallation pouvait susciter un « biais de statu quo », résultant de la propension des utilisateurs à se servir des applications de recherche et de navigation à leur disposition et propre à augmenter significativement et durablement l’utilisation du service concerné, sans que cet avantage ne puisse être compensé par les concurrents de Google. Selon le Tribunal, l’analyse exposée par la Commission sur ce point n’encourt aucune des critiques invoquées par Google.

Abordant ensuite les griefs concernant la conclusion selon laquelle les moyens à la disposition des concurrents de Google ne leur permettaient pas de contrebalancer l’avantage concurrentiel tiré par Google des conditions de préinstallation en cause, le Tribunal observe que, si ces conditions n’interdisent pas la préinstallation d’applications concurrentes, il n’en demeure pas moins qu’une telle interdiction est prévue, pour les appareils qui en relevaient, par les accords de partage des revenus - qu’il s’agisse des accords de partage des revenus par portefeuille ou des accords de partage des revenus par appareils qui les ont remplacés -, soit plus de 50 % des appareils Google Android vendus dans l’EEE de 2011 à 2016, ce dont la Commission a pu tenir compte au titre des effets combinés des restrictions en cause. En outre, la Commission a également pu valablement se fonder sur l’observation de la situation réelle pour étayer ses conclusions, constatant, à ce titre, le recours limité, en pratique, à la préinstallation d’applications concurrentes, à leur téléchargement ou à l’accès aux services de recherche concurrents par l’intermédiaire de navigateurs. Enfin, jugeant également vaines les critiques de Google à l’encontre des considérations ayant conduit la Commission à conclure à l’absence de toute justification objective pour les groupements considérés, le Tribunal rejette le moyen tiré de l’appréciation erronée du caractère abusif des conditions de préinstallation dans son ensemble.

Deuxièmement, en ce qui concerne l’appréciation de la condition de préinstallation unique incluse dans les accords de partage des revenus par portefeuille, le Tribunal retient, tout d’abord, que la Commission était fondée à considérer les accords litigieux comme constitutifs d’accords d’exclusivité, dans la mesure où les paiements prévus étaient subordonnés à l’absence de préinstallation de services de recherche générale concurrents sur le portefeuille de produits concernés.

Cela étant, compte tenu du fait que, pour conclure à leur caractère abusif, la Commission a estimé que ces accords étaient propres à inciter les fabricants d’appareils mobiles ainsi que les opérateurs de réseaux mobiles concernés à ne pas préinstaller de tels services concurrents, il lui appartenait, selon la jurisprudence applicable à ce type de pratiques (5), de procéder à une analyse de leur capacité à restreindre la concurrence par les mérites au vu de l’ensemble des circonstances pertinentes, au nombre desquelles figurent le taux de couverture du marché par la pratique contestée ainsi que sa capacité inhérente à évincer des concurrents au moins aussi efficaces.

L’analyse présentée par la Commission à cette fin se fondait essentiellement sur deux éléments, à savoir, d’une part, l’examen de la couverture de la pratique contestée et, d’autre part, les résultats du test dit « du concurrent aussi efficace » (6) qu’elle a mis en œuvre. Or, pour autant que la Commission a retenu, au titre du premier élément, que les accords en cause couvraient une « partie significative » des marchés nationaux des services de recherche générale, indépendamment du type d’appareil utilisé, le Tribunal considère que ce constat n’est pas corroboré par les éléments exposés par la Commission dans la décision attaquée. Une insuffisance analogue entache, en outre, l’une des prémisses du test AEC, à savoir la part des requêtes de recherche contestable par un concurrent hypothétiquement au moins aussi efficace dont l’application aurait été préinstallée aux côtés de Google Search. Le Tribunal constate également plusieurs erreurs de raisonnement portant sur l’appréciation de variables essentielles du test AEC mis en œuvre par la Commission, à savoir, tout d’abord, l’estimation des coûts attribuables à un tel concurrent, ensuite, l’appréciation de sa capacité à obtenir la préinstallation de son application et, enfin, l’estimation des revenus susceptibles d’être dégagés en fonction de l’ancienneté des appareils mobiles en circulation. Il s’ensuit que, tel qu’il a été conduit par la Commission, le test AEC ne saurait corroborer le constat d’un abus résultant en eux-mêmes des accords de partage des revenus par portefeuille, de sorte que le Tribunal accueille le moyen correspondant.

Troisièmement, en ce qui concerne l’appréciation des restrictions insérées dans les accords anti-fragmentation, le Tribunal observe, à titre liminaire, que la Commission considère comme abusive une telle pratique, dans la mesure où elle vise à faire obstacle au développement et à la présence sur le marché d’appareils fonctionnant avec une fourche Android (7) non compatible, sans pour autant contester à Google le droit d’imposer des exigences de compatibilité visant les seuls appareils sur lesquels ses applications sont installées. Après avoir constaté l’existence matérielle de la pratique en cause, le Tribunal estime, en outre, que la Commission était fondée à admettre la capacité des fourches Android non compatibles à exercer une pression concurrentielle sur Google. Dans ces circonstances, au vu des éléments exposés par la Commission, propres à établir l’entrave au développement et à la commercialisation de produits concurrents sur le marché des systèmes d’exploitation sous licence, cette dernière a pu considérer, selon le Tribunal, que la pratique en cause avait conduit au renforcement de la position dominante de Google sur le marché des services de recherche générale, tout en constituant un frein à l’innovation, dans la mesure où elle avait limité la diversité des offres accessibles aux utilisateurs.

Dans un troisième temps, le Tribunal examine le moyen tiré de la violation des droits de la défense, par lequel Google entend faire constater, d’une part, une violation de son droit d’accès au dossier et, d’autre part, une méconnaissance de son droit d’être entendue.

Examinant, en premier lieu, la violation alléguée du droit d’accès au dossier, le Tribunal précise, à titre liminaire, que les griefs de Google à ce titre portent sur le contenu d’un ensemble de notes transmises par la Commission en février 2018 au sujet de réunions organisées par cette dernière avec des tiers tout au long de son enquête. Lesdites réunions étant toutes des entretiens visant la collecte d’informations relatives à l’objet de l’enquête, au sens de l’article 19 du règlement no 1/2003 (8), il appartenait, en conséquence, à la Commission d’assurer un enregistrement propre à permettre à l’entreprise en cause, le moment venu, d’en prendre connaissance et d’exercer ses droits de la défense. En l’espèce, le Tribunal constate la méconnaissance des exigences ainsi rappelées en raison, d’une part, du délai écoulé entre la tenue des entretiens et la transmission des notes les concernant et, d’autre part, du caractère sommaire de ces dernières. S’agissant des conséquences à tirer de cette irrégularité procédurale, le Tribunal rappelle néanmoins que, selon la jurisprudence, une violation des droits de la défense ne peut être retenue, en présence d’une telle irrégularité, que si l’entreprise concernée démontre qu’elle aurait pu mieux assurer sa défense en son absence. En l’occurrence, le Tribunal considère toutefois que cette démonstration ne ressort pas des éléments qui lui ont été communiqués ou des arguments qui lui ont été présentés à ce propos.

Abordant, en second lieu, la violation alléguée du droit d’être entendu, le Tribunal observe que les critiques de Google à ce titre constituent le volet procédural des griefs visant à contester le bien-fondé du constat de la nature abusive de certains accords de partage des revenus, dans la mesure où elles visent à contester le refus d’une audition sur le test AEC mis en œuvre dans ce cadre. Or, étant donné que la Commission a opposé ce refus à Google alors même qu’elle lui avait adressé deux lettres d’exposé des faits pour compléter de manière substantielle la teneur et la portée de l’approche initialement exposée dans la communication des griefs à ce sujet, sans pour autant adopter, comme elle l’aurait dû, une communication des griefs complémentaire suivie d’une audition, le Tribunal considère que la Commission a violé les droits de la défense de Google et ainsi privé cette dernière d’une chance de mieux assurer sa défense en développant ses arguments lors d’une audition. Le Tribunal ajoute que l’intérêt d’une audition ressort d’autant plus, en l’espèce, des insuffisances précédemment constatées dans la mise en œuvre du test AEC par la Commission. En conséquence, le constat de la nature abusive des accords de partage des revenus par portefeuille doit être annulé sur ce fondement également.

Enfin, appelé à procéder, dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, à une appréciation autonome du montant de l’amende, le Tribunal précise, au préalable, que, si la décision attaquée doit, ainsi, être partiellement annulée, en tant qu’elle considère que les accords de partage des revenus par portefeuille sont en eux-mêmes abusifs, cette annulation partielle n’affecte pas pour autant la validité globale du constat d’infraction effectué, dans la décision attaquée, en considération des effets d’éviction résultant des autres pratiques abusives mises en œuvre par Google au cours de la période infractionnelle.

Par une appréciation propre de l’ensemble des circonstances relatives à la sanction, le Tribunal juge qu’il convient de réformer la décision attaquée, en considérant que le montant de l’amende à infliger à Google pour l’infraction commise est de 4,125 milliards d’euros. À cette fin, à l’instar de la Commission, le Tribunal estime approprié de tenir compte du caractère délibéré de la mise en œuvre des pratiques infractionnelles ainsi que de la valeur des ventes pertinentes réalisées par Google lors de la dernière année de sa participation complète à l’infraction. En revanche, s’agissant de la prise en considération de la gravité et de la durée de l’infraction, le Tribunal considère approprié, pour les raisons exposées dans l’arrêt, de tenir compte de l’évolution dans le temps des différents aspects de l’infraction et de la complémentarité des pratiques en cause pour apprécier l’incidence des effets d’éviction valablement constatés par la Commission dans la décision attaquée.


1      En l’occurrence, « Google » désigne conjointement la société Google LLC, anciennement Google Inc., ainsi que sa société mère, Alphabet, Inc.


2      En juin 2017, la Commission avait déjà infligé à Google une amende de 2,42 milliards d’euros pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché des moteurs de recherche en conférant un avantage illégal à son propre service de comparaison de prix. Cette décision a été validée, pour l’essentiel, par le Tribunal par arrêt du 10 novembre 2021, Google et Alphabet/Commission (Google Shopping), (T‑612/17, EU:T:2021:763). Le pourvoi formé par Google à l’encontre de cet arrêt est actuellement pendant devant la Cour (C‑48/22 P).


3      Décision C(2018) 4761 final de la Commission, du 18 juillet 2018, relative à une procédure d’application de l’article 102 TFUE et de l’article 54 de l’accord EEE [affaire AT.40099 - Google Android].


4      Compte tenu des ressemblances entre les affaires, le Tribunal se réfère sur ce point à l’arrêt du 17 septembre 2007, Microsoft/Commission (T‑201/04, EU:T:2007:289) évoqué par la Commission dans la décision attaquée.


5      Voir arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C‑413/14 P, EU:C:2017:632).


6      Ci-après le « test AEC », selon sa dénomination en langue anglaise (As Efficient Competitor Test).


7      Il s’agit, en l’occurrence, de systèmes d’exploitation développés par des tiers à partir du code source Android divulgué par Google sous licence d’exploitation libre, lequel contient les éléments de base d’un tel système, mais pas les applications et services Android dont Google est propriétaire. Dans ce contexte, les accords anti-fragmentation en cause définissaient une norme de référence de compatibilité minimale pour la mise en œuvre du code source d’Android.


8      Règlement (CE) no 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1).