Language of document : ECLI:EU:C:2022:603

ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

1er août 2022(*) 

« Renvoi préjudiciel – Politique commune en matière d’asile – Critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale – Règlement (UE) no 604/2013 (Dublin III) – Demande de protection internationale introduite par un mineur dans l’État membre de sa naissance – Parents de ce mineur ayant antérieurement obtenu le statut de réfugié dans un autre État membre – Article 3, paragraphe 2 – Article 9 – Article 20, paragraphe 3 – Directive 2013/32/UE – Article 33, paragraphe 2, sous a) – Recevabilité de la demande de protection internationale et responsabilité pour l’examen de celle-ci »

Dans l’affaire C‑720/20,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Verwaltungsgericht Cottbus (tribunal administratif de Cottbus, Allemagne), par décision du 14 décembre 2020, parvenue à la Cour le 24 décembre 2020, dans la procédure

RO, légalement représentée,

contre

Bundesrepublik Deutschland,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. K. Lenaerts, président, M. L. Bay Larsen, vice-président, M. A. Arabadjiev, Mmes A. Prechal, K. Jürimäe, M. S. Rodin, Mme I. Ziemele et M. J. Passer (rapporteur), présidents de chambre, MM. M. Ilešič, M. Safjan, D. Gratsias, Mme M. L. Arastey Sahún, MM. M. Gavalec, Z. Csehi et Mme O. Spineanu-Matei, juges,

avocat général : M. J. Richard de la Tour,

greffier : M. D. Dittert, chef d’unité,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 14 décembre 2021,

considérant les observations présentées :

–        pour RO, légalement représentée, par Me V. Gerloff, Rechtsanwalt,

–        pour le gouvernement allemand, par MM. J. Möller et R. Kanitz, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement belge, par Mmes M. Jacobs et M. Van Regemorter, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de Mme W. Ferrante, avvocato dello Stato,

–        pour le gouvernement néerlandais, par Mmes M. K. Bulterman, A. Hanje, M. J. Langer et Mme M.A.M. de Ree, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna, en qualité d’agent,

–        pour la Commission européenne, par Mmes C. Cattabriga, L. Grønfeldt et M. C. Ladenburger, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 24 mars 2022,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation du règlement (UE) no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (JO 2013, L 180, p. 31, ci-après le « règlement Dublin III »), et, notamment, de l’article 20, paragraphe 3, de celui-ci, ainsi que de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 60, ci-après la « directive procédures »), et, notamment, de l’article 33, paragraphe 2, sous a), de celle-ci.

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant RO, un mineur, légalement représenté, à la Bundesrepublik Deutschland (République fédérale d’Allemagne), au sujet du rejet, comme étant irrecevable, de la demande de protection internationale de ce  mineur, qui est né dans cet État membre et dont les parents ainsi que les cinq frères et sœurs ont obtenu, antérieurement à sa naissance, une protection internationale dans un autre État membre.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

 Le règlement (CE) no 343/2003

3        L’article 16, paragraphe 1, sous c), du règlement (CE) no 343/2003 du Conseil, du 18 février 2003, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers (JO 2003, L 50, p. 1), disposait :

« L’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile en vertu du présent règlement est tenu de [...] reprendre en charge, dans les conditions prévues à l’article 20, le demandeur d’asile dont la demande est en cours d’examen et qui se trouve, sans en avoir reçu la permission, sur le territoire d’un autre État membre. »

4        Le règlement no 343/2003 a été abrogé et remplacé par le règlement Dublin III.

 Le règlement Dublin III

5        Les considérants 4, 5 et 14 du règlement Dublin III énoncent :

« (4)        Les conclusions de Tampere ont [...] précisé que le [régime d’asile européen commun (RAEC)] devrait comporter à court terme une méthode claire et opérationnelle pour déterminer l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile.

(5)       Une telle méthode devrait être fondée sur des critères objectifs et équitables tant pour les États membres que pour les personnes concernées. Elle devrait, en particulier, permettre une détermination rapide de l’État membre responsable afin de garantir un accès effectif aux procédures d’octroi d’une protection internationale et ne pas compromettre l’objectif de célérité dans le traitement des demandes de protection internationale.

[...]

(14)      Conformément à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[, signée à Rome le 4 novembre 1950,] et la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, le respect de la vie familiale devrait être une considération primordiale pour les États membres lors de l’application du présent règlement. »

6        Le règlement Dublin III établit, aux termes de son article 1er, « les critères et les mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride ».

7        L’article 2 de ce règlement, intitulé « Définitions », prévoit :

« Aux fins du présent règlement, on entend par :

[...]

c)       “demandeur”, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride ayant présenté une demande de protection internationale sur laquelle il n’a pas encore été statué définitivement ;

[...]

f)       “bénéficiaire d’une protection internationale”, un ressortissant de pays tiers ou un apatride qui a obtenu la protection internationale au sens de l’article 2, [sous] a), de la directive [2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (JO 2011, L 337, p. 9)] ;

g)       “membres de la famille”, dans la mesure où la famille existait déjà dans le pays d’origine, les membres suivants de la famille du demandeur présents sur le territoire des États membres :

[...]

lorsque le demandeur est mineur et non marié, le père, la mère ou un autre adulte qui est responsable du demandeur de par le droit ou la pratique de l’État membre dans lequel cet adulte se trouve ;

[...] »

8        Le chapitre II dudit règlement, intitulé « Principes généraux et garanties », contient notamment l’article 3, lui-même intitulé « Accès à la procédure d’examen d’une demande de protection internationale », dont le paragraphe 1 et le paragraphe 2, premier alinéa, disposent :

« 1.       Les États membres examinent toute demande de protection internationale présentée par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride sur le territoire de l’un quelconque d’entre eux [...]. La demande est examinée par un seul État membre, qui est celui que les critères énoncés au chapitre III désignent comme responsable.

2.       Lorsque aucun État membre responsable ne peut être désigné sur la base des critères énumérés dans le présent règlement, le premier État membre auprès duquel la demande de protection internationale a été introduite est responsable de l’examen.

[...] »

9        Le chapitre III du règlement Dublin III, intitulé « Critères de détermination de l’État membre responsable », contient notamment les articles 7, 9 et 10 de ce règlement.

10      L’article 7 dudit règlement, intitulé « Hiérarchie des critères », prévoit, à son paragraphe 1 :

« Les critères de détermination de l’État membre responsable s’appliquent dans l’ordre dans lequel ils sont présentés dans le présent chapitre. »

11      L’article 9 du règlement Dublin III, intitulé « Membres de la famille bénéficiaires d’une protection internationale », dispose :

« Si un membre de la famille du demandeur, que la famille ait été ou non préalablement formée dans le pays d’origine, a été admis à résider en tant que bénéficiaire d’une protection internationale dans un État membre, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, à condition que les intéressés en aient exprimé le souhait par écrit. »

12      L’article 10 de ce règlement, intitulé « Membres de la famille demandeurs d’une protection internationale », énonce :

« Si le demandeur a, dans un État membre, un membre de sa famille dont la demande de protection internationale présentée dans cet État membre n’a pas encore fait l’objet d’une première décision sur le fond, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, à condition que les intéressés en aient exprimé le souhait par écrit. »

13      Le chapitre IV dudit règlement, intitulé « Personnes à charge et clauses discrétionnaires », contient notamment l’article 17, lui-même intitulé « Clauses discrétionnaires », dont le paragraphe 2 prévoit :

« L’État membre dans lequel une demande de protection internationale est présentée et qui procède à la détermination de l’État membre responsable, ou l’État membre responsable, peut à tout moment, avant qu’une première décision soit prise sur le fond, demander à un autre État membre de prendre un demandeur en charge pour rapprocher tout parent pour des raisons humanitaires fondées, notamment, sur des motifs familiaux ou culturels, même si cet autre État membre n’est pas responsable au titre des critères définis aux articles 8 à 11 et 16. Les personnes concernées doivent exprimer leur consentement par écrit. 

[...] »

14      Le chapitre VI du même règlement, intitulé « Procédures de prise en charge et de reprise en charge », contient, dans sa section I, intitulée « Début de la procédure », l’article 20, dont l’intitulé est identique à celui de cette section et qui dispose :

« 1.       Le processus de détermination de l’État membre responsable commence dès qu’une demande de protection internationale est introduite pour la première fois auprès d’un État membre.

2.       Une demande de protection internationale est réputée introduite à partir du moment où un formulaire présenté par le demandeur ou un procès-verbal dressé par les autorités est parvenu aux autorités compétentes de l’État membre concerné. Dans le cas d’une demande non écrite, le délai entre la déclaration d’intention et l’établissement d’un procès-verbal doit être aussi court que possible.

3.       Aux fins du présent règlement, la situation du mineur qui accompagne le demandeur et répond à la définition de membre de la famille est indissociable de celle du membre de sa famille et relève de la responsabilité de l’État membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale dudit membre de la famille, même si le mineur n’est pas à titre individuel un demandeur, à condition que ce soit dans l’intérêt supérieur du mineur. Le même traitement est appliqué aux enfants nés après l’arrivée du demandeur sur le territoire des États membres, sans qu’il soit nécessaire d’entamer pour eux une nouvelle procédure de prise en charge.

[...] »

15      La section II de ce même chapitre VI, intitulée « Procédures applicables aux requêtes aux fins de prise en charge », contient notamment l’article 21, lui-même intitulé « Présentation d’une requête aux fins de prise en charge », qui prévoit, à son paragraphe 1, premier alinéa :

« L’État membre auprès duquel une demande de protection internationale a été introduite et qui estime qu’un autre État membre est responsable de l’examen de cette demande peut, dans les plus brefs délais et, en tout état de cause, dans un délai de trois mois à compter de la date de l’introduction de la demande au sens de l’article 20, paragraphe 2, requérir cet autre État membre aux fins de prise en charge du demandeur. »

 La directive procédures

16      Aux termes du considérant 43 de la directive procédures :

« Les États membres devraient examiner toutes les demandes au fond, c’est-à-dire évaluer si le demandeur concerné peut prétendre à une protection internationale conformément à la [directive 2011/95], sauf dispositions contraires de la présente directive, notamment lorsqu’on peut raisonnablement supposer qu’un autre pays procéderait à l’examen ou accorderait une protection suffisante. Notamment, les États membres ne devraient pas être tenus d’examiner une demande de protection internationale au fond lorsqu’un premier pays d’asile a octroyé au demandeur le statut de réfugié ou lui a accordé à un autre titre une protection suffisante et que le demandeur sera réadmis dans ce pays. »

17      L’article 33 de cette directive, intitulé « Demandes irrecevables », énonce :

« 1.       Outre les cas dans lesquels une demande n’est pas examinée en application du règlement [Dublin III], les États membres ne sont pas tenus de vérifier si le demandeur remplit les conditions requises pour prétendre à une protection internationale en application de la [directive 2011/95], lorsqu’une demande est considérée comme irrecevable en vertu du présent article.

2.       Les États membres peuvent considérer une demande de protection internationale comme irrecevable uniquement lorsque :

a)       une protection internationale a été accordée par un autre État membre ;

[...] »

 Le droit allemand

18      L’article 29, paragraphe 1, point 1, sous a), de l’Asylgesetz (loi relative au droit d’asile), du 26 juin 1992 (BGBl. 1992 I, p. 1126), dans sa version publiée le 2 septembre 2008 (BGBl. 2008 I, p. 1798), intitulé « Demandes irrecevables », dispose :

« (1)       Une demande d’asile est irrecevable lorsque :

1)       un autre État

a)       conformément [au règlement Dublin III], [...]

est responsable de la procédure d’asile,

[...] »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

19      Le 19 mars 2012, les parents et les cinq frères et sœurs de la requérante au principal, ressortissants de la Fédération de Russie, ont obtenu le statut de réfugié en Pologne.

20      Au mois de décembre 2012, ils ont quitté le territoire de cet État membre pour rejoindre l’Allemagne où ils ont présenté des demandes de protection internationale.

21      Le 25 avril 2013, la République fédérale d’Allemagne a demandé à la République de Pologne de reprendre en charge ces personnes sur le fondement de l’article 16, paragraphe 1, sous c), du règlement no 343/2003.

22      Le 3 mai 2013, la République de Pologne a refusé de donner suite à cette requête, au motif que lesdites personnes bénéficiaient déjà d’une protection internationale sur son territoire.

23      Par une décision du 2 octobre 2013, la République fédérale d’Allemagne a rejeté les demandes de protection internationale des mêmes personnes comme étant irrecevables, en raison du statut de réfugié que celles-ci avaient déjà obtenu en Pologne, et leur a ordonné de quitter le territoire allemand, sous peine d’éloignement.

24      Le 7 novembre 2014, cette décision a été annulée uniquement en ce qui concerne l’ordre de quitter le territoire allemand sous peine d’éloignement.

25      Le 7 mars 2018, la requérante au principal, qui est née en Allemagne le 21 décembre 2015 et qui est, à l’instar de ses parents et de ses cinq frères et sœurs, ressortissante de la Fédération de Russie, a introduit une demande de protection internationale auprès des autorités allemandes.

26      Par deux décisions du Bundesamt für Migration und Flüchtlinge (Office fédéral de la migration et des réfugiés, Allemagne) adoptées respectivement le 14 février 2019 et le 19 mars 2019, les parents et les frères et sœurs de la requérante au principal ont fait l’objet d’un nouvel ordre de quitter le territoire allemand sous peine d’éloignement, en raison de la protection internationale dont ils bénéficiaient déjà en Pologne. Le recours introduit contre ces décisions est encore pendant.

27      Par décision du 20 mars 2019, l’Office fédéral de la migration et des réfugiés a rejeté la demande de protection internationale introduite par la requérante au principal comme étant irrecevable, sur le fondement de l’article 29, paragraphe 1, point 1, sous a), de la loi relative au droit d’asile, lu en combinaison avec l’article 20, paragraphe 3, seconde phrase, du règlement Dublin III.

28      La requérante au principal a introduit un recours contre cette décision de rejet devant la juridiction de renvoi. Selon cette juridiction, aucune procédure de détermination de l’État membre responsable, conformément au règlement Dublin III, n’a été entamée en ce qui concerne la demande de protection internationale introduite par la requérante au principal. Dans ces circonstances, la juridiction de renvoi s’interroge sur la question de savoir si la République fédérale d’Allemagne est, en vertu du règlement Dublin III, l’État membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale de la requérante au principal et si, dans l’affirmative, cet État membre est néanmoins en droit de rejeter cette demande comme étant irrecevable.

29      C’est dans ce contexte que le Verwaltungsgericht Cottbus (tribunal administratif de Cottbus, Allemagne) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Compte tenu de l’objectif du droit de l’Union d’éviter les mouvements secondaires, mais aussi du principe général de l’unité de la famille qui s’exprime dans le règlement Dublin III, faut-il procéder à une application par analogie de l’article 20, paragraphe 3, de ce règlement lorsqu’un enfant mineur et ses parents introduisent des demandes de protection internationale dans le même État membre, mais que les parents bénéficient déjà d’une protection internationale dans un autre État membre tandis que l’enfant est né dans l’État membre dans lequel il a introduit sa demande de protection internationale ?

2)      En cas de réponse affirmative à la première question, faut-il s’abstenir d’examiner la demande de protection internationale de l’enfant mineur conformément au règlement Dublin III et prendre une décision de transfert au titre de l’article 26 de ce règlement, au motif, par exemple, qu’est responsable de l’examen de la demande de protection internationale de l’enfant mineur l’État membre dans lequel ses parents bénéficient d’une protection internationale ?

3)      En cas de réponse affirmative à la deuxième question, l’article 20, paragraphe 3, du règlement Dublin III appelle-t-il également une application par analogie en ce que, aux termes de sa seconde phrase, il est inutile d’entamer une nouvelle procédure de prise en charge pour l’enfant né postérieurement, bien que l’État membre d’accueil risque alors de ne pas avoir connaissance de l’éventuelle nécessité de prendre en charge l’enfant mineur ou qu’il risque de rejeter, conformément à sa pratique administrative, une application par analogie de l’article 20, paragraphe 3, de ce règlement, faisant ainsi courir à l’enfant mineur le risque de devenir un “réfugié en orbite” ?

4)      En cas de réponse négative aux deuxième et troisième questions, un enfant mineur ayant introduit une demande de protection internationale dans un État membre peut-il se voir opposer une décision d’irrecevabilité en vertu d’une application par analogie de l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures, même si ce n’est pas cet enfant lui–même, mais ses parents, qui bénéficient d’une protection internationale dans un autre État membre ? »

 Sur les questions préjudicielles

 Sur la première question

30      Par la première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si, compte tenu de l’objectif du règlement Dublin III de prévenir les mouvements secondaires et de préserver le droit fondamental au respect de la vie familiale des demandeurs d’une protection internationale et, notamment, l’unité de la famille, l’article 20, paragraphe 3, de ce règlement doit être interprété en ce sens qu’il est applicable par analogie à la situation dans laquelle un mineur et ses parents introduisent des demandes de protection internationale dans l’État membre dans lequel ce mineur est né, alors que ses parents bénéficient déjà d’une protection internationale dans un autre État membre.

31      À cet égard, il y a lieu de rappeler que l’article 20 du règlement Dublin III, qui est intitulé « Début de la procédure » et qui fait partie du chapitre VI de ce règlement lui-même intitulé « Procédures de prise en charge et de reprise en charge », dispose, à son paragraphe 3, première phrase, que, aux fins dudit règlement, la situation du mineur qui accompagne le demandeur et répond à la définition de membre de la famille est indissociable de celle du membre de sa famille et relève de la responsabilité de l’État membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale dudit membre de la famille, même si le mineur n’est pas à titre individuel un demandeur, à condition que ce soit dans l’intérêt supérieur du mineur. Cet article 20, paragraphe 3, seconde phrase, précise que le même traitement est appliqué aux enfants nés après l’arrivée du demandeur sur le territoire des États membres, sans qu’il soit nécessaire d’entamer pour eux une nouvelle procédure de prise en charge.

32      Il résulte des termes clairs de l’article 20, paragraphe 3, du règlement Dublin III que celui-ci présuppose que les membres de la famille du mineur aient encore la qualité de « demandeur », au sens de l’article 2, sous c), de ce règlement, et que, partant, il ne régit pas la situation d’un mineur qui est né après que ces membres de sa famille ont obtenu la protection internationale dans un autre État membre que celui où le mineur est né et réside avec sa famille.

33      Par ailleurs, contrairement à ce que le gouvernement allemand fait valoir, est sans incidence à cet égard le point de savoir si lesdits membres de la famille ont introduit une nouvelle demande de protection internationale dans ce dernier État membre et si celui-ci a rejeté de telles demandes comme étant irrecevables avant ou après la naissance du mineur concerné. En effet, il importe de rappeler qu’un État membre ne peut valablement requérir un autre État membre aux fins de prendre ou de reprendre en charge, dans le cadre des procédures définies par ce règlement, un ressortissant d’un pays tiers qui a introduit une demande de protection internationale dans le premier de ces États membres après s’être vu octroyer le bénéfice de la protection internationale par le second de ceux-ci (voir, en ce sens, arrêt du 19 mars 2019, Ibrahim e.a., C‑297/17, C‑318/17, C‑319/17 et C‑438/17, EU:C:2019:219, point 78).

34      S’agissant de la question de savoir si l’article 20, paragraphe 3, du règlement Dublin III peut néanmoins trouver à s’appliquer par analogie à une situation telle que celle en cause en principal, il importe de souligner que, ainsi que M. l’avocat général l’a en substance relevé au point 28 de ses conclusions, la situation d’un mineur dont les membres de la famille sont demandeurs de protection internationale et celle d’un mineur dont les membres de la famille sont d’ores et déjà bénéficiaires d’une telle protection ne sont pas comparables dans le contexte du régime institué par le règlement Dublin III, les notions de « demandeur » et de « bénéficiaire d’une protection internationale », définies respectivement au point c) et au point f) de l’article 2 de ce règlement, recouvrant en effet des statuts juridiques distincts réglementés par des dispositions différentes de ce règlement.

35      À cet égard, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au même point de ses conclusions, le législateur de l’Union a ainsi notamment opéré une distinction entre la situation du mineur dont les membres de la famille sont déjà bénéficiaires d’une protection internationale dans un État membre, visée à l’article 9 du règlement Dublin III, et celle du mineur dont les membres de la famille sont demandeurs d’une protection internationale, visée quant à elle à l’article 10 et l’article 20, paragraphe 3, de ce règlement.

36      Dans la première de ces situations, qui correspond à celle en cause au principal, une application par analogie de l’article 20, paragraphe 3, du règlement Dublin III au mineur concerné priverait tant le mineur concerné que l’État membre ayant accordé une protection internationale aux membres de la famille de ce mineur de l’application des mécanismes prévus par ce règlement.

37      En particulier, l’application par analogie de la seconde phrase de l’article 20, paragraphe 3, du règlement Dublin III à un tel mineur aurait pour conséquence que celui-ci pourrait faire l’objet d’une décision de transfert sans qu’une procédure de prise en charge soit entamée pour ce mineur. Or, la dispense d’ouverture d’une procédure de prise en charge pour le mineur né après l’arrivée du demandeur sur le territoire des États membres, prévue à l’article 20, paragraphe 3, seconde phrase, du règlement Dublin III, présuppose que le mineur sera inclus dans la procédure ouverte à l’égard des membres de sa famille et, partant, que cette procédure soit en cours, ce qui n’est précisément pas le cas lorsque ces membres de la famille ont déjà obtenu une protection internationale dans un autre État membre.

38      En outre, le fait de permettre, par une application par analogie de l’article 20, paragraphe 3, seconde phrase, du règlement Dublin III, à l’État membre de naissance du mineur d’adopter une décision de transfert en dehors de toute procédure de prise en charge aboutirait, notamment, à ce que  soit contourné le délai prévu à cet égard à l’article 21, paragraphe 1, premier alinéa, de ce règlement et à ce que l’État membre qui a accordé une protection internationale aux membres de la famille antérieurement à la naissance de ce mineur se voit confronté à une telle décision de transfert, alors même qu’il n’en a pas été informé ni n’a été en mesure de reconnaître sa responsabilité pour l’examen de la demande de protection internationale dudit mineur.

39      Par ailleurs, il convient de constater que le législateur de l’Union a prévu des règles spécifiques dans le cas où la procédure ouverte à l’égard des membres de la famille du mineur est terminée et où ces membres de la famille ne sont dès lors plus des demandeurs, au sens de l’article 2, sous c), du règlement Dublin III, mais admis à résider en tant que bénéficiaires d’une protection internationale dans un État membre. Cette situation est régie notamment par l’article 9 du même règlement.

40      En effet, l’article 9 du règlement Dublin III dispose que, si un membre de la famille du demandeur, que cette famille ait été ou non préalablement formée dans le pays d’origine, a été admis à résider en tant que bénéficiaire d’une protection internationale dans un État membre, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, à la condition que les intéressés en aient exprimé le souhait par écrit.

41      Certes, ainsi que certaines parties intéressées l’ont fait observer lors de l’audience, la circonstance que la mise en œuvre du critère de détermination de l’État membre responsable contenu à l’article 9 du règlement Dublin III soit soumise à la condition expresse que les intéressés en aient exprimé le souhait par écrit exclut l’application de ce critère en l’absence d’expression d’un tel souhait. Cette situation est notamment susceptible de survenir lorsque la demande de protection internationale du mineur concerné est formée à la suite d’un mouvement secondaire irrégulier de sa famille d’un premier État membre vers l’État membre où cette demande est introduite. Toutefois, cette circonstance n’enlève rien au fait que le législateur de l’Union a prévu, avec cet article 9, une disposition qui couvre précisément une situation, telle que celle en cause au principal, où les membres de la famille d’un demandeur ne sont plus eux-mêmes des demandeurs, mais bénéficient déjà d’une protection internationale accordée par un État membre.

42      En outre, eu égard au libellé clair de l’article 9 de ce règlement, il ne saurait être dérogé à l’exigence de la manifestation par écrit du souhait des personnes concernées, requis par cet article. Ainsi, la prévention des mouvements secondaires, qui constitue, comme la Cour l’a relevé (arrêt du 2 avril 2019, H. et R., C‑582/17 et C‑583/17, EU:C:2019:280, point 77), un des objectifs poursuivis par le règlement Dublin III, ne saurait justifier une interprétation différente de cet article.

43      Il en va de même pour ce qui concerne la procédure prévue à l’article 17, paragraphe 2, du règlement Dublin III, suivant laquelle l’État membre dans lequel une demande de protection internationale est présentée peut, à tout moment, avant qu’une première décision soit prise sur le fond, demander à un autre État membre de prendre en charge le demandeur de protection internationale pour rapprocher tout parent pour des raisons humanitaires, pour autant que les personnes concernées expriment leur consentement par écrit.

44      Dans ces conditions, dans une situation dans laquelle les intéressés n’ont pas émis, par écrit, le souhait que l’État membre responsable pour l’examen de la demande de protection internationale d’un mineur soit celui dans lequel les membres de la famille de celui-ci ont été admis à résider en tant que bénéficiaires d’une protection internationale, la détermination de l’État membre responsable sera effectuée en vertu de l’article 3, paragraphe 2, du règlement Dublin III. Ainsi, conformément à cette disposition, applicable à titre subsidiaire, lorsqu’aucun État membre responsable ne peut être désigné sur la base des critères énumérés dans ce règlement, le premier État membre auprès duquel la demande de protection internationale a été introduite est responsable de l’examen de cette demande.

45      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que l’article 20, paragraphe 3, du règlement Dublin III doit être interprété en ce sens qu’il n’est pas applicable par analogie à la situation dans laquelle un  mineur et ses parents introduisent des demandes de protection internationale dans l’État membre dans lequel ce mineur est né, alors que ses parents bénéficient déjà d’une protection internationale dans un autre État membre.

 Sur les deuxième et troisième questions

46      Compte tenu de la réponse à la première question, il n’y a pas lieu d’examiner les deuxième et troisième questions.

 Sur la quatrième question

47      Par la quatrième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures doit être interprété en ce sens qu’il permet, par une application par analogie, de rejeter comme étant irrecevable la demande de protection internationale d’un mineur lorsque ce n’est pas ce mineur lui-même, mais ses parents, qui bénéficient d’une protection internationale dans un autre État membre.

48      Il convient de rappeler que, aux termes de l’article 33, paragraphe 1, de la directive procédures, les États membres ne sont pas tenus de vérifier si le demandeur remplit les conditions requises pour prétendre à une protection internationale en application de la directive 2011/95, lorsqu’une demande est considérée comme irrecevable en vertu de cet article. À cet égard, le paragraphe 2 de cet article énumère de manière exhaustive les situations dans lesquelles les États membres peuvent considérer une demande de protection internationale comme irrecevable [arrêts du 19 mars 2019, Ibrahim e.a., C‑297/17, C‑318/17, C‑319/17 et C‑438/17, EU:C:2019:219, point 76, ainsi que du 22 février 2022, Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides (Unité familiale – Protection déjà accordée), C‑483/20, EU:C:2022:103, point 23].

49      Ce caractère exhaustif repose tant sur le libellé de cette dernière disposition, notamment sur le terme « uniquement » précédant l’énumération des motifs d’irrecevabilité, que sur sa finalité qui consiste, ainsi que la Cour l’a déjà relevé, à assouplir l’obligation de l’État membre responsable d’examiner une demande de protection internationale en définissant des cas dans lesquels une telle demande est considérée comme étant irrecevable [arrêt du 19 mars 2020, Bevándorlási és Menekültügyi Hivatal (Tompa), C‑564/18, EU:C:2020:218, point 30 ainsi que jurisprudence citée]. En outre, eu égard à cette finalité, l’article 33, paragraphe 2, de la directive procédures présente, dans son ensemble, un caractère dérogatoire par rapport à l’obligation des États membres d’examiner au fond toutes les demandes de protection internationale.

50      Aux termes de l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures, les États membres peuvent considérer une demande de protection internationale comme irrecevable lorsqu’une protection internationale a été accordée par un autre État membre. Cette possibilité s’explique notamment par l’importance du principe de confiance mutuelle dans le droit de l’Union, en particulier dans l’espace de liberté, de sécurité et de justice que l’Union constitue, et dont cette disposition est une expression dans le cadre de la procédure d’asile commune établie par cette directive [voir, en ce sens, arrêt du 22 février 2022, Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides (Unité familiale – Protection déjà accordée), C‑483/20, EU:C:2022:103, points 28 et 29].

51      Néanmoins, il découle tant du caractère exhaustif de l’énumération figurant à l’article 33, paragraphe 2, de la directive procédures que du caractère dérogatoire des motifs d’irrecevabilité que cette énumération comporte que l’article 33, paragraphe 2, sous a), de cette directive doit faire l’objet d’une interprétation stricte et ne saurait dès lors être appliqué à une situation ne correspondant pas à son libellé.

52      Le champ d’application ratione personae de cette disposition ne saurait, par conséquent, s’étendre à un demandeur de protection internationale qui ne bénéficie pas lui-même d’une telle protection visée à ladite disposition. Cette interprétation est confirmée par le considérant 43 de la directive procédures qui précise, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 40 de ses conclusions, la portée de ce motif d’irrecevabilité en énonçant que les États membres ne devraient pas être tenus d’examiner une demande de protection internationale au fond lorsqu’un premier pays d’asile a octroyé « au demandeur » le statut de réfugié ou lui a accordé à un autre titre une protection suffisante.

53      Par conséquent, dans une hypothèse, telle que celle du litige au principal, où le demandeur est un  mineur dont les membres de la famille bénéficient de la protection internationale dans un autre État membre, mais qui  ne bénéficie pas lui-même d’une telle protection, ce demandeur n’entre pas dans le champ d’application de l’exception prévue à l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures. Sa demande ne saurait dès lors être déclarée irrecevable sur ce fondement.

54      En outre, cette disposition ne saurait être appliquée par analogie pour fonder une décision d’irrecevabilité dans cette situation. En effet, une telle application méconnaîtrait non seulement le caractère exhaustif de l’énumération figurant à l’article 33, paragraphe 2, de la directive procédures, mais également le fait que la situation d’un tel mineur n’est pas comparable à celle d’un demandeur de protection internationale bénéficiant déjà d’une telle protection accordée par un autre État membre, ce qui exclut toute analogie.

55      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la quatrième question que l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures doit être interprété en ce sens qu’il n’est pas applicable par analogie à la demande de protection internationale introduite par un  mineur dans un État membre lorsque ce n’est pas ce mineur lui-même, mais ses parents, qui bénéficient d’une protection internationale dans un autre État membre.

 Sur les dépens

56      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

1)      L’article 20, paragraphe 3, du règlement (UE) no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride,

doit être interprété en ce sens que :

il n’est pas applicable par analogie à la situation dans laquelle un mineur et ses parents introduisent des demandes de protection internationale dans l’État membre dans lequel ce mineur est né, alors que ses parents bénéficient déjà d’une protection internationale dans un autre État membre.

2)      L’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale,

doit être interprété en ce sens que :

il n’est pas applicable par analogie à la demande de protection internationale introduite par un mineur dans un État membre lorsque ce n’est pas ce mineur lui-même, mais ses parents, qui bénéficient d’une protection internationale dans un autre État membre.

Signatures


*      Langue de procédure : l’allemand.