Language of document : ECLI:EU:C:2023:384

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PRIIT PIKAMÄE

présentées le 4 mai 2023 (1)

Affaire C206/22

TF

contre

Sparkasse Südpfalz

[demande de décision préjudicielle formée par l’Arbeitsgericht Ludwigshafen am Rhein (tribunal de travail de Ludwigshafen, Allemagne)]

« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Directive 2003/88 CE – Aménagement du temps de travail – Droit au congé annuel payé – Mise en quarantaine d’un travailleur en raison de son exposition au virus SARS-Cov-2 – Mise en quarantaine coïncidant avec une période de congé payé – Report du congé payé annuel »






I.      Introduction

1.        La survenance de la pandémie de SARS-Cov-2 a imposé aux États membres de prendre, souvent dans l’urgence, des mesures sanitaires destinées à lutter contre la propagation du virus. Ces dispositifs n’ont pas été sans répercussions sociales, et les législateurs nationaux se sont efforcés d’en limiter l’ampleur en s’appliquant à concilier le maintien de l’activité économique des entreprises et la protection des droits des travailleurs (2).

2.        C’est dans ce contexte que la Cour est saisie par l’Arbeitsgericht Ludwigshafen am Rhein (tribunal du travail de Ludwigshafen, Allemagne) d’une demande de décision préjudicielle portant sur l’interprétation de l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88/CE (3) et de l’article 31, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

3.        Plus précisément, la présente affaire pose la question de savoir si un congé annuel payé obtenu par un travailleur, qui coïncide avec une période de mise en quarantaine ordonnée par une autorité publique en raison d’un contact de ce travailleur avec une personne contaminée par le virus SARS-Cov-2, doit être reporté à une autre période que celle initialement fixée (4).

4.        Cette question inédite donne à la Cour l’occasion de développer la jurisprudence qu’elle a élaborée en matière de report du congé payé annuel et de préciser le sens et la portée du droit pour un travailleur de bénéficier effectivement de ce congé.

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

5.        Aux termes de l’article 31 de la Charte :

« 1.      Tout travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité.

2.      Tout travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire, ainsi qu’à une période annuelle de congés payés. »

6.        L’article 7 de la directive 2003/88, qui figure dans le chapitre 2 intitulé « Périodes minimales de repos – Autres aspects de l’aménagement du temps de travail », dispose :

« 1.      Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que tout travailleur bénéficie d’un congé annuel payé d’au moins quatre semaines, conformément aux conditions d’obtention et d’octroi prévues par les législations et/ou pratiques nationales.

2.      La période minimale de congé annuel payé ne peut être remplacée par une indemnité financière, sauf en cas de fin de relation de travail. »

B.      Le droit allemand

7.        Aux termes de l’article 1er du Bundesurlaubsgesetz (loi fédérale relative aux congés), du 8 janvier 1963 (BGBl. 1963, p. 2, ci-après le « BUrlG ») :

« Tout travailleur a droit pour chaque année civile à un congé de récréation payé. »

8.        L’article 7, paragraphe 3, du BUrlG énonce :

« Le congé doit être octroyé et pris dans l’année civile en cours. Un report du congé à l’année civile suivante est uniquement permis si des raisons impérieuses tenant à l’entreprise ou des raisons tenant à la personne du travailleur le justifient. En cas de report, le congé doit être octroyé et pris au cours des trois premiers mois de l’année civile suivante. [...] »

9.        L’article 9 du BUrlG prévoit :

« Lorsqu’un travailleur tombe malade pendant son congé, les jours de l’incapacité de travail justifiés par un certificat médical ne sont pas imputés sur le congé annuel. »

10.      L’article 28, paragraphe 1, du Gesetz zur Verhütung und Bekämpfung von Infektionskrankheiten beim Menschen (Infektionsschutzgesetz) (loi relative à la prévention des maladies infectieuses chez l’homme et à la lutte contre celles-ci) prévoit :

« Si des personnes malades, susceptibles d’être malades, susceptibles d’être contaminées ou porteuses du virus sont détectées [...], l’autorité compétente prend les mesures de prévention nécessaires [...] dans la mesure et pour la durée requises pour empêcher la propagation de maladies transmissibles ; l’autorité compétente peut notamment interdire à des personnes de quitter le lieu où elles se trouvent ou ne les autoriser à le quitter que sous certaines conditions, ou encore leur interdire de pénétrer dans des lieux spécifiques ou des lieux publics ou ne les autoriser à y pénétrer que sous certaines conditions. [...] »

III. Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et la question préjudicielle

11.      TF, salarié de la Sparkasse Südpfalz depuis 2003, a obtenu un congé annuel payé pour la période du 3 au 11 décembre 2020.

12.      Le 2 décembre 2020, la Kreisverwaltung Germersheim (administration du district de Germersheim, Allemagne) a, conformément à l’article 28 de loi relative à la prévention des maladies infectieuses chez l’homme et à la lutte contre celles-ci, ordonné la mise en quarantaine de TF pour la période du 2 au 11 décembre 2020 au motif que celui-ci avait été, à son lieu de travail, en contact avec une personne contaminée par le virus SARS-Cov-2. Pendant cette période, TF a été obligé de demeurer à son domicile et, plus particulièrement, dans la chambre à coucher et la salle de bains.

13.      Le 4 mars 2021, TF a demandé le report du congé annuel payé correspondant à la période de quarantaine à laquelle il a été soumis. La Sparkasse Südpfalz ayant refusé de faire droit à cette demande, ce salarié a formé un recours devant l’Arbeitsgericht Ludwigshafen am Rhein (tribunal du travail de Ludwigshafen).

14.      Cette juridiction relève que, selon l’opinion majoritaire des juridictions allemandes, le travailleur n’a pas, dans une situation telle que celle de l’espèce, droit à ce que le congé annuel payé ne soit pas déduit d’une période de quarantaine imposée par l’État.

15.      À ce titre, ladite juridiction rappelle que l’article 1er du BUrlG a exclusivement pour objet la dispense de travailler et le paiement de l’indemnité de congé, de sorte que tous les événements perturbateurs, qui surviennent postérieurement, relèvent de la sphère de risques du travailleur comme étant inhérents à sa vie personnelle. Elle souligne que le droit allemand prévoit une exception à ce principe lorsque le travailleur se trouve dans une situation d’incapacité de travail justifiée par un certificat médical au cours de la période de congé accordée. Cependant, les juridictions allemandes estiment qu’une telle dérogation n’est pas applicable à la situation de quarantaine ordonnée par une autorité publique lorsque le travailleur n’est pas en incapacité de travail.

16.      S’interrogeant sur la compatibilité de cette solution avec l’interprétation donnée par la Cour de l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88 et de l’article 31, paragraphe 2, de la Charte, l’Arbeitsgericht Ludwigshafen am Rhein (tribunal du travail de Ludwigshafen) a décidé, le 17 mars 2022, de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 7, paragraphe 1, de la directive [2003/88] et le droit au congé annuel payé consacré à l’article 31, paragraphe 2, de la [Charte] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à des dispositions ou à des pratiques nationales relatives à l’octroi d’un congé de récréation aux travailleurs en vertu desquelles le droit au congé est également épuisé lorsque, pendant un congé accordé, le travailleur est affecté par un événement imprévisible, tel que, en l’espèce, une quarantaine imposée par l’État, et qu’il est, de ce fait, empêché d’exercer pleinement ce droit ? »

IV.    La procédure devant la Cour

17.      Des observations écrites ont été déposées par la défenderesse au principal, le gouvernement finlandais et la Commission européenne.

V.      Analyse juridique

A.      Sur la recevabilité

18.      La Sparkasse Südpfalz conteste la recevabilité de la question préjudicielle au motif que la question posée par la juridiction de renvoi aborde de manière générale, et sans opérer de distinction, les conséquences d’un événement imprévisible sur l’épuisement du droit à congé annuel payé. Elle considère que, dans la mesure où elle dépasse le cadre de la coïncidence entre une période de congé annuel payé et une période de quarantaine décidée par l’autorité publique, cette question revêt un caractère hypothétique et, sauf à être reformulée de manière plus précise, doit être déclarée irrecevable.

19.      Sur ce point, il résulte d’une jurisprudence constante de la Cour qu’il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire au principal, tant la nécessité d’une décision préjudicielle, pour être en mesure de rendre son jugement, que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour.

20.      En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer. Il s’ensuit que les questions portant sur le droit de l’Union bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (5).

21.      En l’occurrence, le litige pendant devant la juridiction de renvoi porte sur le droit pour un travailleur d’obtenir le report à une date ultérieure d’un congé payé annuel coïncidant avec une période de mise en quarantaine décidée par une autorité publique. À cet égard, la juridiction de renvoi a clairement indiqué que, conformément aux dispositions du droit du travail allemand, tel qu’il a été interprété par la jurisprudence des juridictions allemandes, elle pourrait être amenée à rejeter le recours formé par TF à moins que l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88 et l’article 31, paragraphe 2, de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à un tel rejet.

22.      Dans ces conditions, la juridiction de renvoi a exposé, dans sa demande de décision préjudicielle, non seulement les raisons l’ayant conduite à s’interroger sur l’interprétation de ces articles, mais également celles pour lesquelles cette interprétation lui paraît nécessaire à la solution du litige au principal. Il s’en déduit, à mon sens, que le grief tiré du caractère hypothétique de la question préjudicielle doit être écarté.

23.      En conséquence, la question préjudicielle est recevable.

B.      Sur le fond

24.      Par son unique question, la juridiction de renvoi cherche, en substance, à savoir si l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88 et l’article 31, paragraphe 2, de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation ou une pratique nationale en vertu de laquelle un congé annuel payé accordé à un travailleur, qui coïncide avec une période de quarantaine imposée par l’État, est considéré comme épuisé, de sorte que ce congé ne peut faire l’objet d’un report à une autre période que celle initialement fixée.

25.      D’emblée, il convient de souligner que la Cour a déjà été amenée à examiner la situation dans laquelle un congé de maladie coïncide avec une période de congé annuel payé fixée au préalable (6). Cependant, la présente interrogation intervient dans un contexte différent puisque, dans le cadre de son activité professionnelle, un travailleur a été exposé au virus SARS-Cov-2 et, sans être placé en congé de maladie, a fait l’objet d’une décision d’isolement prophylactique dont la durée correspond à la période de son congé payé.

26.      Cela étant, au-delà de la dissemblance de ces situations, il me semble nécessaire d’analyser la jurisprudence relative au rapport entre le congé payé annuel et le congé de maladie. En effet, compte tenu du raisonnement et des critères retenus par la Cour, il est possible de se demander si cette jurisprudence peut être transposée à une situation telle que celle au principal.

27.      Cependant, si, comme je le propose, cette transposition ne devait paraître ni possible ni souhaitable, il me semble que ce seul élément de réponse ne saurait suffire à répondre à la question posée par la juridiction de renvoi. Il est nécessaire de vérifier si, plus fondamentalement, les conséquences d’une mesure d’isolement sur l’organisation et le déroulement du congé payé suffisent, par elles-mêmes, à justifier le report de ce congé à une période ultérieure afin de permettre au travailleur d’en bénéficier effectivement. Or, une telle interrogation implique de préciser ce que recouvre, au sens du droit de l’Union, le bénéfice effectif du congé payé.

1.      Sur la transposition de la jurisprudence de la Cour relative au rapport entre le congé payé annuel et le congé de maladie

28.      En vertu de l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88, tout travailleur bénéficie d’un droit à un congé annuel payé d’au moins quatre semaines, conformément aux conditions d’obtention et d’octroi prévues par les législations et/ou pratiques nationales.

29.      Selon une jurisprudence constante de la Cour, ce droit doit être considéré comme un principe de droit social de l’Union revêtant une importance particulière, dont la mise en œuvre, par les autorités nationales compétentes, ne peut être effectuée que dans les limites expressément énoncées par la directive 2003/88 elle-même (7). Par ailleurs, le droit au congé annuel constitue un « principe essentiel et impératif du droit social de l’Union » (8), expressément consacré à l’article 31, paragraphe 2, de la Charte (9). Il en découle que les dispositions de cette directive ne sauraient faire l’objet d’une interprétation restrictive au détriment des droits que le travailleur tire de celles-ci (10). 

30.      Les finalités de la directive 2003/88 sont reliées au droit à la santé et à la sécurité au travail garanti à l’article 31, paragraphe 1, de la Charte. À ce titre, il y a lieu de rappeler que, en vertu de son considérant 4, cette directive a pour objectif l’amélioration de la sécurité, de l’hygiène et de la santé des travailleurs au travail. Quant au considérant 5 de ladite directive, il précise que les travailleurs doivent disposer de périodes de repos suffisantes. Dans ce contexte, l’article 1er de la même directive prévoit que cette dernière fixe des prescriptions minimales de sécurité et de santé en matière d’aménagement du temps de travail s’agissant, en particulier, des périodes minimales de congé annuel (11).

31.      Eu égard à ces objectifs, la Cour juge de manière constante que le droit au congé annuel a une double finalité, à savoir permettre au travailleur de se reposer par rapport à l’exécution des tâches lui incombant selon son contrat de travail, d’une part, et disposer d’une période de détente et de loisirs, d’autre part (12).

32.      Afin de garantir la réalisation de ce but, la Cour procède, en cas de chevauchement entre un congé payé et un congé octroyé pour une autre cause, à une analyse comparée de la finalité de chacun d’entre eux. Cette mise en rapport permet de déterminer si, compte tenu de son objet, le congé coïncidant avec une période de congé annuel payé fait obstacle au bénéfice effectif de celui-ci. Lorsqu’une telle atteinte est caractérisée, le chevauchement des deux types de congés implique nécessairement le report du congé annuel à une période ultérieure à celle qui a été fixée préalablement.

33.      Ainsi, pour décider qu’une travailleuse doit pouvoir bénéficier de son congé annuel payé lors d’une période distincte de celle de son congé de maternité, la Cour a retenu que la finalité du congé annuel payé diffère de celle du congé de maternité, en ce que celui-ci vise, d’une part, à la protection de la condition biologique de la femme au cours de sa grossesse et à la suite de celle-ci et, d’autre part, à la protection des rapports particuliers entre la femme et son enfant au cours de la période qui fait suite à la grossesse et à l’accouchement (13).

34.      Suivant la même logique, la Cour s’est appuyée sur la divergence des finalités poursuivies par le congé annuel payé et le congé de maladie, lequel vise à permettre au travailleur de se rétablir d’une maladie, pour en déduire que le travailleur qui est en congé de maladie durant une période de congé annuel fixée au préalable a le droit de prendre celui-ci à une autre époque que celle coïncidant avec la période de congé de maladie (14).

35.      Par ailleurs, la Cour a admis que dans certaines situations spécifiques, telles que le congé de maladie, dans lesquelles le travailleur est incapable de remplir ses fonctions, le droit au congé annuel ne peut être subordonné par un État membre à l’obligation d’avoir effectivement travaillé. En effet, le droit d’un travailleur au congé annuel minimal, garanti par le droit de l’Union, ne saurait être diminué dans une situation caractérisée par le fait que le travailleur n’a pu répondre à son obligation de travailler en raison d’une maladie (15).

36.      Il ressort de la jurisprudence de la Cour que ces circonstances dans lesquelles l’incapacité de travailler doit être assimilée à du travail effectif ont pour traits essentiels, d’une part, de survenir de manière imprévisible et d’être indépendantes de la volonté du travailleur, et, d’autre part, de soumettre celui-ci à des contraintes physiques ou psychiques.

37.      S’agissant du premier de ces critères, la Cour considère que la survenance d’une incapacité de travail pour cause de maladie est, en principe, imprévisible et indépendante de la volonté du travailleur (16). Raisonnant par analogie, la Cour a considéré que tout comme la survenance d’une incapacité de travail pour cause de maladie, le fait qu’un travailleur a été privé de la possibilité de travailler en raison d’un licenciement jugé illégal par la suite est, en principe, imprévisible et indépendant de la volonté de ce travailleur (17). En revanche, la prise d’un congé parental d’éducation ne revêt pas un caractère imprévisible et résulte, dans la plupart des cas, de la volonté du travailleur de s’occuper de son enfant (18).

38.      Le second critère tenant à l’existence de contraintes physiques ou psychiques a été utilisé de manière négative par la Cour. Ainsi, dans la mesure où le travailleur en congé parental n’est pas soumis aux contraintes physiques ou psychiques engendrées par une maladie, il se trouve dans une situation différente de celle résultant d’une incapacité de travail due à son état de santé (19).

39.      Cela étant posé, il convient de vérifier si la jurisprudence de la Cour peut être appliquée, mutatis mutandis, à une situation telle que celle au principal, dans laquelle un travailleur a, en raison de son exposition au virus SARS-Cov-2, et, sans pour autant être placé en congé de maladie, fait l’objet d’une décision de mise en quarantaine dont la durée correspond à la période de congé payé préalablement fixée.

40.      Au regard des développements qui précèdent, une telle transposition ne peut être exclue d’emblée. D’une part, la finalité du congé annuel payé diffère de celle de la mise en quarantaine, laquelle vise à prévenir la propagation d’une maladie contagieuse. D’autre part, il n’est pas douteux que, dans la plupart des cas, une telle mesure d’isolement constitue une circonstance imprévisible et indépendante de la volonté du travailleur.

41.      Néanmoins, le raisonnement par analogie ne me paraît pas pouvoir être poursuivi au-delà de cette première étape. À cet égard, il convient de relever que la jurisprudence de la Cour repose sur la prémisse que pendant la période en cause, la survenance d’une maladie a placé le travailleur dans l’impossibilité d’exécuter les tâches qui lui incombent en vertu du contrat de travail. En effet, c’est en raison de l’existence concomitante d’une incapacité de travail causée par la maladie que le travailleur est placé dans une situation l’empêchant de se reposer et de se détendre, de sorte que le congé payé annuel doit être reporté à une autre période que celle initialement fixée. En d’autres termes, la survenance d’une incapacité de travail ne saurait avoir pour effet de remettre en cause le droit du travailleur de bénéficier de la période minimale de congé payé prévue à l’article 7 de la directive 2003/88.

42.      Or, la mise en quarantaine n’implique pas automatiquement qu’un travailleur se trouve dans une situation l’empêchant d’exécuter une prestation de travail, celui-ci étant susceptible, selon les circonstances, de poursuivre son activité professionnelle depuis le lieu dans lequel il est astreint à demeurer.

43.      À cet égard, la Commission suggère d’établir une distinction entre les travailleurs demeurant aptes au travail et ceux que la mesure de quarantaine empêcherait de poursuivre l’exécution des tâches leur incombant en vertu du contrat de travail. Dans ce second cas, le travailleur devrait pouvoir bénéficier du report de son congé annuel à une autre période que celle initialement fixée.

44.      Toutefois, une telle solution se heurte principalement à deux objections.

45.      D’abord, il me semble difficile de considérer que l’impossibilité d’exécuter une prestation de travail liée à une mise en quarantaine puisse être assimilée à une incapacité de travail au sens de la jurisprudence précitée. En effet, le travailleur faisant l’objet d’une décision d’isolement revêtant un caractère prophylactique n’est pas soumis à des contraintes physiques ou psychiques semblables à celles engendrées par une maladie et, partant, se trouve dans une situation différente de celle résultant d’une incapacité de travail due à son état de santé.

46.      Ensuite, l’appréciation de l’existence ou non d’une incapacité de travail découlant de la mise en quarantaine paraît particulièrement délicate, en ce qu’elle suppose un examen in concreto de chaque situation afin de déterminer si le travailleur est en mesure d’exécuter ses tâches depuis son lieu de confinement. Cette possibilité dépend de nombreux facteurs dont, notamment, la nature exacte des tâches confiées au travailleur (20), les possibilités d’aménagement du poste occupé, l’activité et l’organisation de l’employeur ainsi que les modalités du régime d’isolement. Or, l’application combinée de ces divers facteurs est susceptible de conduire à des solutions très variables qui pourraient être perçues comme injustifiées et inégalitaires, notamment lorsqu’elles concernent des situations qui, a priori, auraient pu paraître semblables (21). Au demeurant, une telle solution se heurterait à d’indéniables difficultés pratiques pour l’employeur, auquel il appartiendrait, dans un bref délai, d’évaluer si un travailleur, initialement placé en congé payé, est capable ou non d’exécuter ses tâches depuis son lieu de confinement et, dans l’affirmative, de prendre des mesures d’organisation adaptées à cette situation (22).

47.      Je déduis de ces éléments que la jurisprudence de la Cour ne peut être transposée par analogie à une situation telle que celle au principal, de sorte que, sur cette seule base, un travailleur ne pourrait obtenir le report d’un congé payé annuel accordé pour une période coïncidant avec celle pendant laquelle un travailleur est placé en quarantaine en raison d’un contact avec une personne contaminée par le virus SARS‑Cov-2.

48.      Cela étant, il reste à vérifier si, compte tenu des restrictions qu’elle induit, la mise en quarantaine est de nature à priver un travailleur du bénéfice effectif de son droit à congé payé annuel.

2.      Sur l’atteinte au bénéfice effectif du droit au congé annuel payé

49.      Il est incontestable que les restrictions causées par une mise en quarantaine limitent significativement les activités personnelles auxquelles peut se livrer un individu ainsi que ses déplacements. Il en découle qu’une telle situation est susceptible de diminuer les possibilités pour un travailleur « de se reposer ou de s’adonner à des activités de détente et de loisirs » (23). Or, une telle atteinte à la finalité du droit au congé payé annuel pourrait, de prime abord, suffire à justifier, en cas de coïncidence avec une période de mise en quarantaine, le report de ce congé afin que le travailleur puisse en bénéficier effectivement (24).

50.      Cependant, je considère qu’une telle solution se fonderait sur une appréhension erronée de la notion de « bénéfice effectif » du congé annuel payé qui ne serait conforme ni aux objectifs poursuivis par la directive 2003/88 ni à la jurisprudence de la Cour. Sur ce point, il y a lieu de relever que, afin d’assurer l’objectif tenant à la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs, le droit au congé payé est subordonné au respect par les autorités nationales et par l’employeur d’obligations destinées à en assurer l’effectivité.

51.      En premier lieu, compte tenu de l’objectif essentiel poursuivi par la directive 2003/88, qui est de garantir une protection efficace des conditions de vie et de travail des travailleurs ainsi qu’une meilleure protection de leur sécurité et de leur santé, les États membres sont tenus de garantir que l’effet utile de ces droits soit intégralement assuré, en les faisant bénéficier effectivement d’une période minimale de congé annuel payé prévue par cette directive. Il s’ensuit que les modalités définies par les États membres pour assurer la mise en œuvre des prescriptions de la directive 2003/88 ne doivent pas être susceptibles de vider de leur substance les droits consacrés à l’article 31, paragraphe 2, de la Charte et à l’article 7 de cette directive (25). Dans ce cadre, les mesures adoptées par les États membres doivent permettre au travailleur de bénéficier de l’intégralité de cette période de congé et ne sauraient ni affecter ou limiter la protection minimale garantie par ladite directive, ni porter atteinte à d’autres dispositions de celle-ci, à sa cohérence ou aux objectifs qu’elle poursuit (26).

52.      En second lieu, l’employeur doit veiller à ce que les travailleurs soient en mesure d’exercer leur droit à congé annuel payé (27). Pendant ce temps de repos, le travailleur ne doit être soumis, à l’égard de son employeur, à aucune obligation susceptible de l’empêcher de se consacrer, librement et de manière ininterrompue, à ses propres intérêts aux fins de neutraliser les effets du travail sur la sécurité et la santé de l’intéressé (28).

53.      Il en découle à mon sens que le bénéfice effectif du droit à congé annuel consacré à l’article 31, paragraphe 2, de la Charte impose que, pour la protection de sa sécurité et de sa santé, le travailleur bénéficie de la période minimale de congé payé prévue à l’article 7 de la directive 2003/88 et dispose, pendant cette durée, de la possibilité, en étant libéré de toute obligation à l’égard de son employeur, de se reposer ou de s’adonner à des activités de détente et de loisirs.

54.      En revanche, au-delà du nécessaire respect de ces exigences, il ne résulte nullement des textes précités ni de la jurisprudence de la Cour que la réalisation de l’objectif de protection de la sécurité et de la santé du travailleur poursuivi par la directive 2003/88 devrait impliquer que, pendant la période de congé payé dont celui-ci doit être mis en mesure de disposer, ce congé lui a concrètement procuré un temps de détente, de repos et de loisirs. En d’autres termes, le droit au bénéfice effectif du congé annuel payé ne saurait être confondu avec un droit au résultat effectif de ce congé (29).

55.      Il me semble qu’une analyse contraire à celle que je suggère serait susceptible de consacrer une conception particulièrement extensive du droit au congé payé annuel selon laquelle le bénéfice effectif de ce droit ne serait acquis qu’en l’absence de la survenance, pendant la période de congé payé, de tout événement (30) perturbant l’organisation des activités que le travailleur entendait poursuivre pendant son temps libre.

56.      Or, à la différence d’une incapacité de travail, la mise en quarantaine ne porte pas atteinte au droit de bénéficier effectivement d’un congé payé annuel, tel que je propose de le définir, mais a seulement une incidence sur les conditions dans lesquelles un travailleur peut disposer de son temps libre.

57.      Au demeurant, il convient de souligner que la conception du repos, de la détente et des loisirs est éminemment subjective, de sorte qu’une mesure de confinement peut altérer de manière très variable la perception par un individu de la qualité de son congé payé. Par ailleurs, la consistance et l’ampleur des restrictions décidées par l’autorité publique sont également susceptibles d’avoir des conséquences importantes sur les possibilités de délassement d’un travailleur. Ces considérations rendent particulièrement difficile toute tentative d’objectivation et de catégorisation des situations dans lesquelles la mise en quarantaine affecte concrètement les conditions dans lesquelles un travailleur dispose de son congé annuel.

58.      Il n’en reste pas moins qu’une décision d’isolement peut, selon les circonstances, significativement diminuer la qualité du congé annuel payé obtenu par un travailleur. Cependant, il me semble que le droit au congé payé annuel tel que consacré par le droit de l’Union ne permet pas de régler cette difficulté. En revanche, au-delà de la protection minimale garantie à l’article 7 de la directive 2003/88, le législateur national dispose toujours de la faculté de prendre des mesures plus favorables permettant de reporter les jours de congé payé annuel à une période ultérieure. À cet égard, il convient de relever que, postérieurement à la présente demande de décision préjudicielle, le législateur allemand a introduit dans son droit national des dispositions prévoyant que les jours d’isolement ne sont pas imputés sur le congé payé annuel payé (31).

59.      Aussi, à la lumière de l’ensemble de ces développements, je considère que le droit de l’Union n’impose pas le report d’un congé payé annuel coïncidant avec une période de mise en quarantaine décidée par une autorité publique en raison de l’exposition d’un travailleur au virus SARS-Cov-2.

VI.    Conclusion

60.      À la lumière des considérations qui précèdent, je propose de répondre en ces termes à la question préjudicielle posée par l’Arbeitsgericht Ludwigshafen am Rhein (tribunal du travail de Ludwigshafen, Allemagne) :

L’article 7 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail et l’article 31, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,

doivent être interprétés en ce sens que :

ils ne s’opposent pas à une réglementation ou à une pratique nationale en vertu de laquelle un congé annuel payé obtenu par un travailleur, qui coïncide avec une période de mise en quarantaine ordonnée par une autorité publique en raison d’un contact de ce travailleur avec une personne contaminée par un virus, ne peut être reporté à une autre période que celle initialement fixée.


1      Langue originale : le français.


2      Voir, sur ce point, Sachs, T., Perulli, A., Guamán, A., Sanchez, J. M., Brockmann, J., Pisarczyk, L., et Fragale Filho, R., « Regards comparés sur le droit social à l’épreuve du Covid-19 », Revue de droit du travail, 2020, p. 273 et suiv.


3      Directive du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail (JO 2003, L 299, p. 9).


4      Il convient de relever que dans l’affaire I (C‑749/22, actuellement suspendue), une question préjudicielle abordant la même problématique a été posée par le Bundesarbeitsgericht (Cour fédérale du travail, Allemagne).


5      Arrêt du 2 février 2023, Towarzystwo Ubezpieczeń Ż (Contrats types d’assurance trompeurs) (C‑208/21, EU:C:2023:64, points 42 et 43, ainsi que jurisprudence citée).


6      Voir point 34 des présentes conclusions.


7      Arrêt du 22 septembre 2022, Fraport et St. Vincenz-Krankenhaus (C‑518/20 et C‑727/20, EU:C:2022:707, point 24 et jurisprudence citée).


8      Arrêt du 8 septembre 2020, Commission et Conseil/Carreras Sequeros e.a. (C‑119/19 P et C‑126/19 P, EU:C:2020:676, point 113).


9      Voir, en ce sens, arrêt du 13 janvier 2022, Koch Personaldienstleistungen (C‑514/20, EU:C:2022:19, point 25 et jurisprudence citée).


10      Arrêt du 24 février 2022, Glavna direktsia « Pozharna bezopasnost i zashtita na naselenieto » (C‑262/20, EU:C:2022:117, point 43 et jurisprudence citée).


11      Arrêt du 13 janvier 2022, Koch Personaldienstleistungen (C‑514/20, EU:C:2022:19, points 28 et 29).


12      Arrêt du 22 septembre 2022, Fraport et St. Vincenz-Krankenhaus (C‑518/20 et C‑727/20, EU:C:2022:707, point 27 et jurisprudence citée).


13      Arrêts du 18 mars 2004, Merino Gómez (C‑342/01, EU:C:2004:160, point 32), et du 4 octobre 2018, Dicu (C‑12/17, EU:C:2018:799, point 30).


14      Arrêts du 10 septembre 2009, Vicente Pereda (C‑277/08, EU:C:2009:542, point 22), et du 4 juin 2020, Fetico e.a. (C‑588/18, EU:C:2020:420, points 33 et 34 ainsi que jurisprudence citée). Voir, s’agissant d’un congé de convalescence, arrêt du 30 juin 2016, Sobczyszyn (C‑178/15, EU:C:2016:502, point 27).


15       Arrêt du 22 septembre 2022, Fraport et St. Vincenz-Krankenhaus (C‑518/20 et C‑727/20, EU:C:2022:707, point 32 et jurisprudence citée).


16      Arrêt du 22 septembre 2022, Fraport et St. Vincenz-Krankenhaus (C‑518/20 et C‑727/20, EU:C:2022:707, point 30 et jurisprudence citée).


17      Arrêt du 25 juin 2020, Varhoven kasatsionen sad na Republika Bulgaria et Iccrea Banca (C‑762/18 et C‑37/19, EU:C:2020:504, point 67)


18      Voir, en ce sens, arrêt du 4 octobre 2018, Dicu (C‑12/17, EU:C:2018:799, point 32 et jurisprudence citée).


19      Arrêt du 4 octobre 2018, Dicu (C‑12/17, EU:C:2018:799, point 33). Antérieurement, la Cour avait jugé que le travailleur dont le temps de travail est réduit dans le cadre d’un plan social n’est pas soumis aux contraintes physiques ou psychiques engendrées par une maladie et, partant, se trouve dans une situation différente de celle résultant d’une incapacité de travail due à son état de santé. Voir, en ce sens, arrêt du 8 novembre 2012, Heimann et Toltschin (C‑229/11 et C‑230/11, EU:C:2012:693, point 29).


20      Ce premier critère est essentiel puisque certaines tâches, impliquant notamment des travaux physiques, ne peuvent, à l’évidence, être exercées qu’au lieu de travail.


21      En outre, ces difficultés me paraissent de nature à générer un contentieux abondant devant les juridictions du travail auxquelles il appartiendrait, a posteriori, de vérifier si, concrètement, le travailleur demeurait capable de travailler pendant la période de mise en quarantaine.


22      À cet égard, le litige au principal illustre les difficultés auxquelles serait confronté un employeur qui serait avisé de la mise en quarantaine la veille du début de la période de congé payé.


23      Arrêt du 8 novembre 2012, Heimann et Toltschin (C‑229/11 et C‑230/11, EU:C:2012:693, point 29).


24      Arrêt du 4 juin 2020, Fetico e.a. (C‑588/18, EU:C:2020:420, point 32 et jurisprudence citée).


25      Voir, par analogie, arrêt du 2 mars 2023, MÁV-START (C‑477/21, EU:C:2023:140, point 35 et jurisprudence citée).


26      Voir, a contrario, arrêt du 19 novembre 2019, TSN et AKT (C‑609/17 et C‑610/17, EU:C:2019:981, point 51et jurisprudence citée).


27      Voir, en ce sens, arrêt du 6 novembre 2018, Kreuziger (C‑619/16, EU:C:2018:872, point 51 et jurisprudence citée).


28      Voir, par analogie, arrêt du 9 septembre 2003, Jaeger (C‑151/02, EU:C:2003:437, point 94).


29      Voir, en ce sens, conclusions de l’avocat général Saugmandsgaard Øe dans l’affaire Fetico e.a. (C‑588/18, EU:C:2019:1083, points 75 et 76).


30      À titre d’illustration, il serait difficilement compréhensible qu’un événement tel que la survenance de conditions météorologiques d’une forte intensité ouvre droit, au regard du droit de l’Union, au report du congé payé annuel.


31      Il ressort de la demande de décision préjudicielle déposée dans l’affaire I (C‑749/22, actuellement suspendue) que cette disposition, introduite par une loi du 16 septembre 2022, n’est pas applicable ratione temporis à la présente situation au principal.