Language of document : ECLI:EU:C:2023:967

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. ANTHONY M. COLLINS

présentées le 7 décembre 2023 (1)

Affaire C547/22

INGSTEEL spol. s. r. o.

contre

Úrad pre verejné obstarávanie

[demande de décision préjudicielle formée par l’Okresný súd Bratislava II (tribunal de district de Bratislava II, Slovaquie)]

« Renvoi préjudiciel – Passation de marchés publics – Procédures de recours – Directive 89/665/CEE – Responsabilité non contractuelle des États membres – Action en dommages et intérêts introduite par un soumissionnaire évincé du fait d’une violation du droit de l’Union – Quantification – Manque à gagner – Perte de chance »






I.      Introduction

1.        Le droit de l’Union impose-t-il aux États membres d’accueillir l’action en dommages et intérêts introduite au titre de la perte d’une chance par le soumissionnaire illégalement exclu d’une procédure de passation de marchés publics lorsque cette procédure est clôturée et qu’un contrat a été conclu avec le soumissionnaire retenu ? Pour pouvoir répondre à cette question, la Cour doit déterminer si les conditions de l’octroi de dommages et intérêts aux fins de l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (2), relèvent de la législation des États membres. Le cas échéant, la Cour doit examiner l’incidence du principe d’effectivité sur le droit national.

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

2.        Le préambule de la directive 89/665 est libellé comme suit :

« […]

considérant que, dans certains États membres, l’absence de moyens de recours efficaces ou l’insuffisance des moyens existants dissuadent les entreprises communautaires de tenter leur chance dans l’État du pouvoir adjudicateur concerné ; qu’il convient dès lors que les États membres concernés remédient à cette situation ;

[...]

considérant qu’il est nécessaire d’assurer que, dans tous les États membres, des procédures adéquates permettent l’annulation des décisions illégales et l’indemnisation des personnes lésées par une violation ;

[...] »

3.        L’article 1er, paragraphe 1, quatrième alinéa, de la directive 89/665 dispose :

« Les États membres prennent, en ce qui concerne les procédures de passation des marchés relevant du champ d’application de la directive 2014/24/UE [du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE (JO 2014, L 94, p. 65)] ou de la directive [2014/23], les mesures nécessaires pour garantir que les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs peuvent faire l’objet de recours efficaces [...] »

4.        L’article 1er, paragraphe 3, de la directive 89/665 dispose :

« Les États membres s’assurent que les procédures de recours sont accessibles, selon des modalités que les États membres peuvent déterminer, au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésée par une violation alléguée. »

5.        L’article 2, paragraphe 1, de la directive 89/665 dispose :

« Les États membres veillent à ce que les mesures prises aux fins des recours visés à l’article 1er prévoient les pouvoirs permettant :

[...]

c)      d’accorder des dommages et intérêts aux personnes lésées par une violation. »

B.      Le droit slovaque

6.        Aux termes de l’article 3, paragraphe 1, sous a), du zákon č. 514/2003 Z. z. o zodpovednosti za škodu spôsobenú pri výkone verejnej moci (loi no 514/2003 relative à la responsabilité pour le préjudice causé dans le cadre de l’exercice de l’autorité publique, ci‑après la « loi no 514/2003 »), l’État est responsable du préjudice causé par une décision illégale des autorités publiques.

7.        Aux termes de l’article 5, paragraphe 1, de la loi no 514/2003, la partie à la procédure qui a subi un préjudice du fait d’une décision illégale prise dans le cadre de cette procédure a le droit à la réparation de son préjudice.

8.        Aux termes de l’article 17, paragraphe 1, de la loi no 514/2003, sont indemnisés le préjudice réel et le manque à gagner, sauf disposition spéciale contraire.

9.        Aux termes de l’article 442, paragraphe 1, du zákon č. 40/1964 Zb. Občiansky zakonnik (loi no 40/1964 instituant le code civil, ci-après le « code civil »), la réparation accordée dans le cadre de l’action en dommages et intérêts porte sur le préjudice réel et le manque à gagner.

10.      Le zákon č. 25/2006 Z. z. o verejnom obstarávaní (loi no 25/2006 relative aux marchés publics) ne semble pas contenir de dispositions spécifiquement applicables aux actions en dommages et intérêts résultant d’une procédure de passation de marchés publics.

III. Le litige au principal, la demande de décision préjudicielle et la procédure devant la Cour

11.      En 2013, la Fédération slovaque de football a publié un appel d’offres en vue de l’attribution d’un marché portant sur la construction, la reconstruction et la modernisation de stades de football. INGSTEEL spol. s.r.o. (ci-après « Ingsteel »), une entreprise du secteur de la construction, a pris part à la procédure, mais la Fédération slovaque de football l’en a exclue au motif qu’elle ne remplissait pas les conditions économiques et financières prévues dans l’appel d’offres. Ingsteel a formé un recours pour contester la légalité de la décision de la Fédération slovaque de football, dans le cadre duquel le Najvyšší súd Slovenskej republiky (Cour suprême de la République slovaque, Slovaquie) a été amené à saisir la Cour d’une demande de décision préjudicielle.

12.      Dans son arrêt du 13 juillet 2017, Ingsteel et Metrostav (C‑76/16, EU:C:2017:549), la Cour a jugé que la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (3), doit être interprétée en ce sens que, lorsqu’un appel d’offres exige la production d’une attestation émanant d’un établissement bancaire, aux termes de laquelle ce dernier s’engage à consentir un prêt au soumissionnaire, et que les établissements bancaires sollicités par ce soumissionnaire refusent de lui délivrer une telle attestation, ledit soumissionnaire peut être autorisé à prouver sa capacité économique et financière par tout autre moyen approprié. Eu égard à cet arrêt, le Najvyšší súd Slovenskej republiky (Cour suprême de la République slovaque) a jugé la décision excluant Ingsteel illégale et l’a annulée. Elle a ensuite renvoyé l’affaire devant l’Úrad pre verejné obstarávanie (autorité de régulation des marchés publics, Slovaquie) pour que celle-ci prenne les mesures appropriées.

13.      La procédure de passation de marchés publics ayant été clôturée entre‑temps et le pouvoir adjudicateur ayant conclu un accord-cadre avec le soumissionnaire retenu, Ingsteel a introduit une action en justice contre l’autorité de régulation des marchés publics dans le cadre de laquelle elle réclame, notamment, des dommages et intérêts au titre de la perte d’une chance d’obtenir le marché. Elle soutient que la perte d’une chance et le manque à gagner constituent deux chefs de préjudice distincts. Il appert que, en droit slovaque, le niveau de preuve requis pour démontrer le caractère suffisamment prévisible du préjudice est inférieur pour les actions portant sur la perte d’une chance que pour les actions portant sur un manque à gagner.

14.      L’autorité de régulation des marchés publics estime que l’action en dommages et intérêts d’Ingsteel est fondée sur un préjudice purement hypothétique. Selon elle, il n’était nullement garanti qu’Ingsteel serait retenue ou que, si elle était le soumissionnaire retenu, le pouvoir adjudicateur conclurait un contrat avec elle.

15.      L’Okresný súd Bratislava II (tribunal de district de Bratislava II, Slovaquie, ci-après la « juridiction de renvoi ») se demande si la directive 89/665 lui impose d’accueillir l’action en dommages et intérêts introduite au titre de la perte d’une chance par un soumissionnaire lorsque la décision d’exclure celui-ci d’une procédure ayant abouti à la passation d’un marché public a été annulée en justice, mais que le pouvoir adjudicateur a conclu un contrat avec un autre soumissionnaire. La juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Du point de vue de l’efficacité accrue des procédures de contrôle en matière de marchés publics, le refus, par la juridiction statuant sur le droit à la réparation du préjudice causé par l’exclusion illégale d’un soumissionnaire d’un marché public, de reconnaître le droit à la réparation du préjudice au titre d’une perte d’opportunité (loss of opportunity) peut-il être considéré comme compatible avec l’article 2, paragraphe 1, sous c), lu en combinaison avec l’article 2, paragraphes 6 et 7, de la [directive 89/665] ?

2)      Du point de vue de l’efficacité accrue des procédures de contrôle en matière de marchés publics, le fait, pour la juridiction statuant sur le droit à la réparation du préjudice causé par l’exclusion illégale d’un soumissionnaire d’un marché public, de considérer que ne relève pas du droit à la réparation du préjudice le droit au manque à gagner dû à la perte de l’opportunité de participer au marché public peut-il être considéré comme compatible avec l’article 2, paragraphe 1, sous c), lu en combinaison avec l’article 2, paragraphes 6 et 7, de la [directive 89/665] ? »

16.      L’autorité de régulation des marchés publics et les gouvernements slovaque, tchèque et français ainsi que la Commission européenne ont présenté des observations écrites. À l’audience du 20 septembre 2023, les gouvernements tchèque et autrichien ainsi que la Commission ont été entendus en leurs plaidoiries et ont répondu aux questions de la Cour.

IV.    Appréciation

A.      Sur la recevabilité

17.      L’autorité de régulation des marchés publics soulève deux exceptions d’irrecevabilité concernant la demande de décision préjudicielle. En premier lieu, elle estime qu’Ingsteel n’a pas qualité pour agir en dommages et intérêts, au motif que celle-ci a pris part à la procédure de passation de marchés publics conjointement avec Metrostav a.s., laquelle n’est pas partie à la procédure devant la juridiction de renvoi. En second lieu, Ingsteel ayant initialement réclamé des dommages et intérêts au titre d’un manque à gagner et non au titre de la perte d’une chance, elle ne saurait invoquer cette dernière à ce stade de la procédure devant la juridiction de renvoi.

18.      Le gouvernement slovaque nourrit, lui aussi, des doutes quant à la recevabilité des questions déférées dans la mesure où la juridiction de renvoi semble demander à la Cour de déterminer s’il y a lieu d’accueillir l’action en dommages et intérêts d’Ingsteel. L’autorité de régulation des marchés publics et le gouvernement slovaque font tous deux observer qu’il appartient à la seule juridiction de renvoi de se prononcer sur le bien-fondé de l’action d’Ingsteel.

19.      Selon une jurisprudence constante, dans le cadre de la coopération instituée à l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (4). Le refus de la Cour de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour pouvoir répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (5).

20.      Par ses questions, la juridiction de renvoi sollicite une interprétation de l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665. Eu égard aux faits de l’affaire, les questions soulevées dans le cadre du renvoi préjudiciel en ce qui concerne l’accessibilité de l’action en dommages et intérêts en cas de perte d’une chance d’obtenir un marché public n’apparaissent pas hypothétiques. En outre, c’est à la juridiction de renvoi qu’il appartient de déterminer si le droit interne reconnaît à Ingsteel la qualité pour agir en dommages et intérêts au titre de la perte d’une chance et d’identifier les éventuelles conséquences de la manière dont celle‑ci a choisi d’exercer son recours. Par ces motifs, je propose à la Cour de rejeter les objections soulevées quant à la recevabilité des questions déférées.

B.      Sur le fond

1.      Observations des parties

21.      L’autorité de régulation des marchés publics et les gouvernements slovaque, tchèque, français et autrichien estiment qu’il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de fixer les critères permettant d’évaluer le préjudice résultant d’une violation du droit de l’Union en matière de passation de marchés publics. Ces parties reconnaissent également que de telles règles internes doivent respecter les principes d’équivalence et d’effectivité. La directive 89/665 ne prévoyant qu’une harmonisation minimale, elle ne fournit aucune indication quant aux critères dont les juridictions nationales doivent tenir compte à cet égard. Par conséquent, selon elles, cette directive n’impose pas aux États membres de prévoir un recours sous la forme d’une action en dommages et intérêts au titre de la perte d’une chance d’obtenir un marché public.

22.      Le gouvernement tchèque avance que la notion de « préjudice » au sens de la directive 89/665 ne constitue pas une notion autonome du droit de l’Union. Le gouvernement français partage ce point de vue. Ce dernier fait valoir que son approche est conforme à la jurisprudence relative à la responsabilité non contractuelle des États membres du fait d’une violation du droit de l’Union, la quantification de l’indemnisation et les modalités d’évaluation du préjudice éventuellement causé par cette violation étant déterminées par la législation interne de chaque État membre.

23.      L’autorité de régulation des marchés publics rejoint Ingsteel dans la mesure où le « manque à gagner » et la « perte d’une chance » sont, selon elle, des notions distinctes, la seconde correspondant à la perte d’une chance d’obtenir un marché public (6). Elle fait valoir que le droit slovaque permet d’accorder des dommages et intérêts au titre de la « perte d’une chance » au soumissionnaire illégalement exclu si celui-ci est en mesure de démontrer qu’il avait une chance réelle et suffisamment élevée de se voir attribuer le marché. Par contraste, les gouvernements slovaque et tchèque estiment que la « perte d’une chance » peut être considérée comme un type de « manque à gagner ». Ces deux notions se différencient principalement par le niveau de preuve requis pour démontrer l’existence d’un préjudice ainsi que par la forme que peut prendre son indemnisation.

24.      Les gouvernements slovaque, tchèque et autrichien font valoir que, même si elle est susceptible de fournir quelques indications, la jurisprudence relative à la responsabilité non contractuelle de l’Union dans le domaine des marchés publics ne saurait être appliquée dans le cadre de la mise en œuvre de la directive 89/665. Bien que les juridictions de l’Union aient ponctuellement accordé des dommages et intérêts au titre de la perte d’une chance à des soumissionnaires illégalement exclus d’une procédure de passation de marchés publics par les institutions de l’Union, dans la plupart des cas, elles rejettent les actions en ce sens au motif que la perte d’une chance ne donne lieu à des dommages et intérêts que si elle est réelle et non hypothétique.

25.      La Commission relève que, bien que l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665 impose aux États membres de prévoir d’accorder des dommages et intérêts aux personnes lésées du fait d’une violation du droit des marchés publics de l’Union, il ne précise pas les modalités de cette exigence. Cette directive ne prévoyant qu’une harmonisation minimale, les États membres demeurent libres d’assurer un niveau de protection plus élevé aux personnes lésées du fait d’une violation du droit des marchés publics. Conformément au principe de l’autonomie procédurale, il appartient à chaque État membre de fixer les modalités des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union, pour autant que ces modalités respectent les principes d’équivalence et d’effectivité. L’objectif de ladite directive étant de veiller à ce qu’il existe des procédures de recours efficaces afin de garantir le respect des principes sur lesquels sont bâtis le droit des marchés publics et, en fin de compte, le marché intérieur, le principe d’effectivité est essentiel à la réponse aux questions préjudicielles.

26.      Selon la Commission, le pouvoir adjudicateur ayant conclu un accord-cadre avec un autre soumissionnaire, il n’est plus possible, dans le cadre de la procédure devant la juridiction de renvoi, de rectifier l’illégalité dont est entachée la procédure de passation de marchés publics. Dans ces conditions, une action en dommages et intérêts est le seul moyen de recours efficace accessible au soumissionnaire ayant subi un préjudice du fait de cette illégalité. Une législation nationale faisant obstacle à l’introduction d’une action en dommages et intérêts au titre de la perte d’une chance d’obtenir un marché du fait d’une telle illégalité prive Ingsteel de l’accès à un recours effectif, ce qui est contraire à la directive 89/665.

2.      Analyse

27.      Les parties à la présente procédure s’accordent sur le fait qu’il convient de répondre aux questions préjudicielles par une réponse unique. Cette suggestion étant fondée, je propose à la Cour de reformuler les questions de la juridiction de renvoi en ce sens que celle‑ci cherche à savoir si l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665 s’oppose à ce qu’une juridiction nationale adopte une pratique selon laquelle le soumissionnaire illégalement exclu d’une procédure de passation de marchés publics relevant du champ d’application de cette directive ne peut pas réclamer de dommages et intérêts au titre de la perte d’une chance d’obtenir le marché. Bien que la juridiction de renvoi demande à la Cour de lire l’article 2, paragraphe 1, sous c), de ladite directive en combinaison avec l’article 2, paragraphes 6 et 7, de la même directive, la décision de renvoi ne mentionne pas l’éventuelle incidence de ces deux dernières dispositions sur la réponse aux questions déférées. La décision de renvoi ne précise pas non plus si la République slovaque a fait usage de l’option prévue à l’article 2, paragraphe 6, de la directive 89/665, aux termes duquel le juge doit annuler toute décision prétendument illégale avant que des dommages et intérêts puissent être réclamés (7). L’article 2, paragraphe 7, de cette directive, aux termes duquel les effets de l’exercice des pouvoirs visés à l’article 2, paragraphe 1, de ladite directive sur le contrat conclu à la suite de l’attribution d’un marché public sont déterminés par le droit national, n’est pas directement pertinent (8). Aucune des parties n’a invoqué l’article 2, paragraphes 6 ou 7, de la même directive et aucune ne l’a cité dans le cadre de l’argumentation qu’elle a développée dans ses observations écrites ou orales devant la Cour. Dès lors, j’estime que l’omission de ces dispositions dans la question, telle que reformulée, n’enlève rien à la pertinence de cette dernière.

28.      Conformément à une jurisprudence constante de la Cour, il découle normalement de l’exigence d’une application uniforme du droit de l’Union que, sauf dans le cas où une disposition de celui-ci décrit une notion de droit par renvoi aux législations des États membres, cette notion doit normalement trouver une interprétation autonome et uniforme. Cette interprétation doit être déterminée en tenant compte du libellé de la disposition en cause, du contexte dans lequel elle s’inscrit et de l’objectif poursuivi par la réglementation dont elle fait partie (9).

29.      Il importe de souligner que cette approche n’est pas applicable dans tous les cas de figure. Dans le cadre de la présente affaire, plusieurs États membres soutiennent que la notion de « préjudice » au sens de la directive 89/665 n’est pas une notion autonome du droit de l’Union. Je partage cet avis pour les raisons suivantes.

30.      Il résulte clairement de l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665 que les États membres sont tenus de veiller à ce que les procédures de recours prévoient un pouvoir permettant d’accorder des dommages et intérêts aux personnes lésées par une violation. Cette disposition ne décrit pas le contenu de ces dommages et intérêts et ne fournit pas davantage d’indications aux fins de leur évaluation (10). Elle n’énonce pas non plus les conditions dans lesquelles un pouvoir adjudicateur peut être tenu de payer des dommages et intérêts et ne contient pas davantage de précisions quant au calcul de leur montant (11).

31.      Le contexte dans lequel s’inscrit l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665 inclut le préambule de cette directive, aux termes duquel il appartient aux États membres de remédier à toute absence ou insuffisance des moyens de recours accessibles dans leurs systèmes juridiques. Aux termes de l’article 1er, paragraphe 1, quatrième alinéa, de ladite directive, les États membres prennent les mesures nécessaires pour garantir que les décisions des pouvoirs adjudicateurs font l’objet de recours efficaces. Aux termes de l’article 1er, paragraphe 3, de la même directive, les États membres s’assurent que les procédures de recours sont accessibles, selon des modalités qu’ils peuvent déterminer. Les dispositions susvisées montrent que la directive 89/665 établit un système d’harmonisation minimale dans lequel la forme et la nature des voies de recours qui doivent être disponibles dans le cadre de la passation de marchés publics relèvent de la responsabilité des États membres (12). Les parties ayant présenté des observations s’accordent à dire que cette conclusion est corroborée par la jurisprudence (13). Ainsi, cette directive impose aux États membres de prévoir certains moyens de recours, lesquels doivent être efficaces, mais elle ne prétend pas définir la forme que ceux-ci doivent prendre (14).

32.      Quant aux objectifs poursuivis par la directive 89/665, il résulte de l’article 1er, paragraphe 1, de cette directive, lu en combinaison avec son préambule, que ladite directive vise à garantir l’accessibilité de procédures de recours efficaces contre les décisions prises en matière de marchés publics. Toute personne lésée par une violation du droit national transposant les directives de l’Union relatives aux procédures de passation de marchés publics doit avoir accès à des moyens de recours efficaces en droit interne, afin que se réalise l’ouverture de ces procédures à la concurrence à l’échelle de l’Union.

33.      Il s’ensuit que les « dommages et intérêts » accordés aux fins de la directive 89/665 ne sont pas entendus comme une notion indépendante et uniforme du droit de l’Union, mais comme une notion définie par les législations des États membres. Cette directive met l’accent sur le résultat visé par ce processus et non sur la substance des règles requises à ces fins, lesquelles seront inévitablement différentes selon les États membres. Dans ce contexte, je constate que le législateur de l’Union s’est abstenu de modifier l’article 2, paragraphe 1, de ladite directive (15). En outre, la jurisprudence n’a pas cherché à énoncer de critères détaillés visant à déterminer l’existence d’un préjudice et à procéder à son évaluation en cas de violation du droit des marchés publics.

34.      Ainsi, en l’absence de toute disposition de l’Union en ce sens, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de fixer les critères sur la base desquels le préjudice causé par une violation du droit de l’Union dans le cadre d’une procédure de passation de marchés publics doit être évalué (16). Comme le font observer à juste titre, à mon avis, plusieurs parties à la présente procédure, ces questions relèvent de l’autonomie procédurale des États membres (17). Il est constant que les modalités procédurales des recours destinés à assurer la sauvegarde des droits garantis par le droit de l’Union ne doivent pas être moins favorables que les modalités procédurales des recours similaires en droit interne (principe d’équivalence) et ne doivent pas rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union (principe d’effectivité) (18).

35.      Cette conclusion, selon laquelle l’évaluation des dommages et intérêts aux fins de l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665 s’inscrit dans le cadre de l’autonomie procédurale des États membres, est étayée par deux autres considérations. Premièrement, l’autonomie procédurale des États membres constitue la concrétisation du principe de subsidiarité consacré à l’article 5 TUE, en vertu duquel, dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les États membres ne peuvent pas atteindre de manière suffisante les objectifs de l’action envisagée. La pertinence de ce principe est implicitement admise à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, aux termes duquel les États membres doivent prévoir des recours pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union. Deuxièmement, les traditions juridiques, les procédures et les recours peuvent connaître, et connaissent, des variations considérables entre les différents États membres. En l’état actuel du développement du droit de l’Union, il est difficile d’envisager, dans le domaine du droit des marchés publics, un régime de recours homogène susceptible de fonctionner de manière également efficace dans tous les États membres (19). Par conséquent, je ne suis pas surpris que le législateur de l’Union n’ait, à ce jour, pas cherché à mettre en place un tel système, comme évoqué au point 33 des présentes conclusions.

36.      Dans ses observations écrites et orales, la Commission cite les arrêts de la Cour de l’Association européenne de libre-échange (AELE) Fosen-Linjen AS/AtB AS (20) et Fosen-Linjen AS soutenue par Næringslivets Hovedorganisasjon (NHO)/AtB AS (21), dans lesquels cette juridiction se penche sur la nature des dommages et intérêts accordés aux fins de la directive 89/665 dans le contexte d’une action introduite au titre d’un manque à gagner. Selon la Cour AELE, s’il faut s’efforcer de rendre les procédures de recours requises par cette directive aussi uniformes que possible pour l’ensemble des entreprises dans le marché intérieur, elles ne doivent être ni homogènes ni identiques, dans la mesure où ladite directive ne prévoit qu’une harmonisation minimale (22). La Cour AELE relève que l’octroi de dommages et intérêts poursuit un triple objectif : premièrement, réparer le préjudice subi ; deuxièmement, restaurer la confiance dans l’efficacité du cadre légal applicable ; troisièmement, dissuader les pouvoirs adjudicateurs d’agir de manière illégale et donc améliorer le respect du droit (23). La même directive ne fixant pas les conditions d’octroi de dommages et intérêts, il appartient en principe à l’ordre juridique interne de chaque État membre de l’Espace économique européen (EEE) de fixer les critères sur la base desquels le préjudice causé par une violation du droit des marchés publics doit être évalué (24). Dans ce contexte, il appartient à l’ordre juridique de chaque État membre de l’EEE de fixer les règles applicables, notamment en matière de lien de causalité et de charge de la preuve (25). Ces règles doivent toujours respecter les principes d’équivalence et d’effectivité (26). Bien qu’il soit préférable que les infractions au droit des marchés publics soient corrigées avant la conclusion du contrat, l’action en dommages et intérêts constitue dans certains cas le seul recours accessible au soumissionnaire évincé (27). Pour ces raisons, alors que la directive 89/665 n’énonce aucun chef de préjudice spécifique, la Cour AELE l’interprète en ce sens qu’elle impose aux États membres de l’EEE de permettre aux personnes lésées du fait d’une violation du droit des marchés publics dans le cadre d’une procédure de passation de marchés publics d’obtenir des dommages et intérêts au titre de leur manque à gagner (28). Les arrêts susvisés montrent que le principe d’effectivité peut avoir pour effet d’empêcher les législations des États membres d’exclure d’emblée les actions introduites au titre de certains chefs de préjudice.

37.      La Cour ayant jugé que l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665 constitue une concrétisation du principe, inhérent à l’ordre juridique de l’Union, de la responsabilité pour les dommages causés aux particuliers par une violation du droit de l’Union imputable à un État membre (29), il est également nécessaire, comme le suggère le gouvernement français dans ses observations écrites, d’examiner la jurisprudence de la Cour relative aux conditions générales dans lesquelles les États membres répondent des violations du droit de l’Union au titre de leur responsabilité non contractuelle.

38.      Depuis l’arrêt de principe Francovich e.a., il est constant que les particuliers lésés du fait d’une violation du droit de l’Union imputable à un État membre ou à l’un de ses organes ont un droit à réparation dès lors qu’ils réunissent trois conditions, à savoir, premièrement, que la règle du droit de l’Union violée a pour objet de leur conférer des droits, deuxièmement, que la violation de cette règle est suffisamment caractérisée et, troisièmement, qu’il existe un lien de causalité direct entre cette violation et le préjudice prétendument subi (30). Dans cet arrêt, la Cour a également jugé que, si le droit des particuliers à obtenir réparation trouve directement son fondement dans le droit de l’Union, c’est dans le cadre du droit national de la responsabilité qu’il incombe à l’État membre de réparer les conséquences de tout préjudice causé par la violation qui lui est imputable (31). Il appartient aux diverses législations nationales de fixer les conditions, de fond et de forme, en matière de réparation des dommages, toujours dans le respect du principe d’effectivité (32).

39.      Dans son arrêt Brasserie du pêcheur et Factortame, la Cour s’est de nouveau penchée sur les critères pertinents en matière de réparation (33). Elle en a conclu que le droit de l’Union n’impose pas de critères spécifiques en ce qui concerne les différents chefs de préjudice visés par les décisions de renvoi dans ces affaires (34), lesquels relèvent du droit national, sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité (35). La Cour a précisé que le droit l’Union n’admet pas l’exclusion totale, au titre du préjudice réparable, du manque à gagner, étant donné qu’une telle exclusion serait contraire au principe d’effectivité (36). Dans une autre affaire concernant la responsabilité non contractuelle des États membres du fait de la violation du droit de l’Union, l’avocat général Léger a suggéré que le préjudice réparable peut consister non seulement en un manque à gagner, mais aussi en une « perte de chance », à condition que cette dernière constitue une conséquence suffisamment certaine de la violation alléguée (37). Dans le domaine du droit du travail, la Cour a jugé que le droit de réclamer des dommages et intérêts au titre d’une perte de chance peut être compatible avec le principe d’effectivité et suffisant pour effacer les conséquences d’une violation du droit de l’Union (38). Ces considérations montrent que les États membres ne jouissent pas d’une autonomie procédurale illimitée, puisque la Cour peut prévoir des obligations concrètes pour garantir que les particuliers lésés du fait d’une violation du droit de l’Union bénéficient d’un standard de protection minimal.

40.      Les gouvernements slovaque, tchèque et autrichien font valoir que la jurisprudence des juridictions de l’Union relative à la perte d’une chance du fait de l’illégalité de la procédure de passation de marchés publics par les institutions de l’Union n’est pas automatiquement applicable aux circonstances ayant donné lieu au renvoi préjudiciel dans la présente affaire. Je partage cet avis. Quelle qu’en soit la raison, les recours en matière de passation de marchés publics par des institutions de l’Union et l’attribution de marchés publics par les pouvoirs adjudicateurs sont soumis à des règles différentes (39). Si le Tribunal a précédemment jugé qu’un soumissionnaire illégalement exclu d’une procédure de passation de marchés publics par une institution de l’Union est en droit de réclamer des dommages et intérêts au titre de la perte d’une chance (40), cette jurisprudence concerne la responsabilité non contractuelle de l’Union et non de ses États membres (41). Il convient de garder à l’esprit que le rôle des juridictions de l’Union dans ces circonstances est similaire à celui du juge national qui applique ses propres règles de procédure internes. C’est dans ce contexte précis que le droit de l’Union intervient pour réglementer tous les aspects du droit applicable aux procédures de passation de marchés publics par les institutions de l’Union, y compris, le cas échéant, la question de leur responsabilité non contractuelle. D’après la tendance qui se dégage de la jurisprudence relative à l’octroi de dommages et intérêts en cas de violation du droit des marchés publics par les institutions de l’Union, il semblerait que les notions de « manque à gagner » et de « perte de chance » ne se confondent pas. Alors que, par « manque à gagner », on fait référence à l’indemnisation de la perte du marché lui-même, la « perte d’une chance » renvoie à la compensation de la perte d’une chance de conclure un contrat (42). Il semblerait également que la notion de « perte de chance » soit reconnue dans le cadre des actions en dommages et intérêts fondées sur le statut des fonctionnaires de l’Union européenne dans le contexte de la responsabilité non contractuelle de l’Union (43)

41.      L’on peut conclure à la fois des termes dans lesquels est libellé l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665 et des objectifs que poursuit cette directive, considérés à la lumière des principes généraux applicables à la responsabilité non contractuelle des États membres du fait d’une violation du droit de l’Union, qu’il appartient aux diverses législations nationales de définir les chefs de préjudice dont le soumissionnaire illégalement exclu d’une procédure de passation de marchés publics peut réclamer l’indemnisation, pour autant que celles-ci respectent les principes d’équivalence et d’effectivité.

42.      Rien parmi les éléments dont dispose la Cour n’indique que le principe d’équivalence a été violé dans la présente affaire. Reste à savoir si une interprétation judiciaire d’une législation nationale qui n’admet pas l’octroi de dommages et intérêts au titre de la perte d’une chance est compatible avec le principe d’effectivité, dont la définition est rappelée au point 34 des présentes conclusions. À cet égard, il ne peut être porté atteinte ni à l’efficacité de la directive 89/665 ni aux droits que celle-ci confère aux particuliers (44). La Cour a jugé qu’une législation nationale qui subordonne l’octroi de dommages et intérêts à la preuve d’une faute ou d’un dol imputable aux pouvoirs adjudicateurs est contraire à cette directive dans la mesure où une telle législation fait obstacle au plein effet de la politique de l’Union en matière de marchés publics (45).

43.      Dès lors qu’un soumissionnaire obtient une décision de justice constatant l’illégalité de son exclusion d’une procédure de passation de marchés publics à l’issue de laquelle le pouvoir adjudicateur a conclu un contrat avec un autre soumissionnaire, il apparaît contraire au principe d’effectivité d’exclure toute possibilité de réclamer des dommages et intérêts au titre de la perte d’une chance d’obtenir le marché. En effet, une telle situation n’est pas compatible avec l’objectif poursuivi par la directive 89/665, qui est de garantir un recours effectif contre les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs en violation du droit de l’Union, étant donné que la personne lésée par une telle décision serait privée du moyen de recours supplémentaire prévu à l’article 2, paragraphe 1, de cette directive, à savoir l’action en dommages et intérêts. Il appartient aux diverses législations nationales de fixer les conditions de l’action en dommages et intérêts, notamment en matière de charge de la preuve et de niveau de preuve requis, de lien de causalité et de quantification des dommages et intérêts, le cas échéant (46).

44.      Aux termes de l’article 442, paragraphe 1, du code civil, la réparation accordée dans le cadre de l’action en dommages et intérêts porte sur le préjudice réel et le manque à gagner. La décision de renvoi laisse entendre que les juridictions nationales n’admettent pas dans leurs jurisprudences l’octroi de dommages et intérêts au titre de la perte d’une chance d’obtenir un marché public. À l’audience, le gouvernement slovaque a fait valoir que, selon le droit de la République slovaque, la « perte de chance » relève de la notion de « manque à gagner », lequel peut donner lieu à l’octroi de dommages et intérêts dès lors que la personne lésée peut démontrer qu’elle avait de grandes chances de se voir attribuer le marché.

45.      La juridiction de renvoi étant seule compétente pour interpréter et appliquer la réglementation nationale, il lui appartient d’interpréter, dans la mesure du possible, les règles applicables aux actions en dommages et intérêts de manière à assurer le respect du principe d’effectivité. Plus généralement, il appartient à la juridiction nationale de donner à la loi interne qu’elle doit appliquer, dans toute la mesure du possible, une interprétation conforme au droit de l’Union. Une telle interprétation est subordonnée au respect des limites reconnues en matière d’interprétation de la loi, notamment l’interdiction d’une interprétation contra legem du droit national. Si la juridiction nationale ne peut aboutir à une telle interprétation, elle a l’obligation d’appliquer intégralement le droit de l’Union de manière à protéger les droits que celui-ci confère aux particuliers, en laissant au besoin inappliquée toute disposition nationale dans la mesure où son application aboutirait à un résultat contraire au droit de l’Union, pour autant que la disposition du droit de l’Union pertinente soit dotée d’un effet direct (47). Dans ce contexte, la Cour a précédemment jugé que l’obligation d’interprétation conforme impose aux juridictions nationales de modifier, le cas échéant, une jurisprudence établie si celle-ci repose sur une interprétation du droit interne incompatible avec le droit de l’Union (48).

V.      Conclusion

46.      Je propose à la Cour de répondre de la manière suivante aux questions dont l’Okresný súd Bratislava II (tribunal de district de Bratislava II, Slovaquie) l’a saisie à titre préjudiciel :

L’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux

doit être interprété en ce sens que :

il appartient aux diverses législations nationales de définir les conditions dans lesquelles le juge national peut connaître d’une action en dommages et intérêts introduite par un soumissionnaire illégalement exclu d’une procédure de passation de marchés publics relevant du champ d’application de cette directive. Il s’agit, notamment, des conditions en matière de charge de la preuve et de niveau de preuve requis, de lien de causalité et de quantification des dommages et intérêts, le cas échéant. Les législations adoptées par les États membres à cet égard doivent respecter les principes d’équivalence et d’effectivité. Le principe d’effectivité s’oppose à ce qu’une juridiction nationale se fonde sur une pratique selon laquelle le soumissionnaire illégalement exclu d’une procédure de passation de marchés publics ne peut pas réclamer de dommages et intérêts au titre de la perte d’une chance d’obtenir le marché.


1      Langue originale : l’anglais.


2      JO 1989, L 395, p. 33, telle que modifiée par la directive 2007/66/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2007 (JO 2007, L 335, p. 31), et par la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014 (JO 2014, L 94, p. 1) (ci-après la « directive 89/665 »).


3      JO 2004, L 134, p. 114.


4      Voir arrêt du 13 janvier 2022, Regione Puglia (C‑110/20, EU:C:2022:5, point 23 et jurisprudence citée).


5      Ibid. (point 24 et jurisprudence citée).


6      Voir, en ce sens, arrêts du 21 mai 2008, Belfass/Conseil (T‑495/04, EU:T:2008:160, point 124) ; du 20 septembre 2011, Evropaïki Dynamiki/BEI (T‑461/08, EU:T:2011:494, point 210), et du 28 février 2018, Vakakis kai Synergates/Commission (T‑292/15, EU:T:2018:103, point 187).


7      Il ressort de la décision de renvoi que le Najvyšší súd Slovenskej republiky (Cour suprême de la République slovaque) a annulé la décision excluant Ingsteel de la procédure de passation de marchés publics en question.


8      À l’exception des cas de figure envisagés aux articles 2 quinquies, 2 sexies et 2 septies de la directive 89/665, lesquels sont sans aucun rapport avec la présente affaire (voir arrêt du 11 septembre 2014, Fastweb, C‑19/13, EU:C:2014:2194, point 52 ; voir aussi conclusions de l’avocat général Campos Sánchez-Bordona dans l’affaire Ingsteel et Metrostav, C‑76/16, EU:C:2017:226, point 69).


9      Arrêt du 25 octobre 2018, Anodiki Services EPE (C‑260/17, EU:C:2018:864, point 25 et jurisprudence citée).


10      Conclusions de l’avocat général Cruz Villalón dans l’affaire Combinatie Spijker Infrabouw-De Jonge Konstruktie e.a. (C‑568/08, EU:C:2010:515, point 106).


11      Voir, en ce sens, arrêt du 9 décembre 2010, Combinatie Spijker Infrabouw-De Jonge Konstruktie e.a. (C‑568/08, EU:C:2010:751, point 86).


12      Voir, en ce sens, arrêts du 21 octobre 2010, Symvoulio Apochetefseon Lefkosias (C‑570/08, EU:C:2010:621, point 37) ; du 26 mars 2020, Hungeod e.a. (C‑496/18 et C‑497/18, EU:C:2020:240, point 73), ainsi que conclusions de l’avocat général Bobek dans l’affaire Marina del Mediterráneo e.a. (C‑391/15, EU:C:2016:651, point 38).


13      Voir, en ce sens, arrêts du 30 septembre 2010, Strabag e.a. (C‑314/09, EU:C:2010:567, point 33), et du 7 août 2018, Hochtief (C‑300/17, EU:C:2018:635, point 35).


14      Voir arrêt du 18 juin 2002, HI (C‑92/00, EU:C:2002:379, point 58). Voir aussi, par analogie, arrêt du 11 juillet 1985, Foreningen af Arbejdsledere i Danmark (105/84, EU:C:1985:331, point 26), dans lequel la Cour a jugé qu’une notion incluse dans une directive ne procédant qu’à une harmonisation partielle ne saurait constituer une notion autonome du droit de l’Union, une telle directive ne visant pas à instaurer un niveau de protection uniforme en fonction de critères communs.


15      Voir directive 2007/66 et directive 2014/23.


16      Arrêt du 9 décembre 2010, Combinatie Spijker Infrabouw-De Jonge Konstruktie e.a. (C‑568/08, EU:C:2010:751, point 90).


17      Arrêt du 30 septembre 2010, Strabag e.a. (C‑314/09, EU:C:2010:567, point 34).


18      Arrêts du 9 décembre 2010, Combinatie Spijker Infrabouw-De Jonge Konstruktie e.a. (C‑568/08, EU:C:2010:751, point 91 et jurisprudence citée), ainsi que du 26 novembre 2015, MedEval (C‑166/14, EU:C:2015:779, point 37).


19      Cette circonstance pourrait en partie expliquer pourquoi les règles applicables aux procédures de passation de marchés publics contenues dans le règlement (UE, Euratom) 2018/1046 du Parlement européen et du Conseil, du 18 juillet 2018, relatif aux règles financières applicables au budget général de l’Union, modifiant les règlements (UE) no 1296/2013, (UE) no 1301/2013, (UE) no 1303/2013, (UE) no 1304/2013, (UE) no 1309/2013, (UE) no 1316/2013, (UE) no 223/2014, (UE) no 283/2014 et la décision no 541/2014/UE, et abrogeant le règlement (UE, Euratom) no 966/2012 (JO 2018, L 193, p. 1), ne sont pas identiques à celles qui sont prévues dans la directive 89/665. Voir, en ce sens, arrêt du 23 mai 2014, European Dynamics Luxembourg/BCE (T‑553/11, EU:T:2014:275, point 110), dans lequel le Tribunal a jugé que le régime mis en place par cette directive ne peut être transposé par analogie aux procédures de passation de marchés publics par les institutions de l’Union.


20      Arrêt de la Cour AELE du 31 octobre 2017, Fosen-Linjen AS/AtB AS (E-16/16, EFTA Court Report 2017, point 90).


21      Arrêt de la Cour AELE du 1er août 2019, Fosen-Linjen AS soutenue par Næringslivets Hovedorganisasjon (NHO)/AtB AS (E-7/18, EFTA Court Report 2019).


22      Voir, en ce sens, arrêts de la Cour AELE du 31 octobre 2017, Fosen-Linjen AS/AtB AS (E‑16/16, EFTA Court Report 2017, point 67), et du 1er août 2019, Fosen-Linjen AS soutenue par Næringslivets Hovedorganisasjon (NHO)/AtB AS (E-7/18, EFTA Court Report 2019, point 109).


23      Arrêt de la Cour AELE du 31 octobre 2017, Fosen-Linjen AS/AtB AS (E-16/16, EFTA Court Report 2017, point 76).


24      Ibid. (points 69 et 70).


25      Voir, en ce sens, ibid. (points 89 et 108).


26      Arrêts de la Cour AELE du 31 octobre 2017, Fosen-Linjen AS/AtB AS (E-16/16, EFTA Court Report 2017, point 70), et du 1er août 2019, Fosen-Linjen AS soutenue par Næringslivets Hovedorganisasjon (NHO)/AtB AS (E-7/18, EFTA Court Report 2019, point 114).


27      Arrêt de la Cour AELE du 31 octobre 2017, Fosen-Linjen AS/AtB AS (E-16/16, EFTA Court Report 2017, point 73).


28      Arrêts de la Cour AELE du 31 octobre 2017, Fosen-Linjen AS/AtB AS (E-16/16, EFTA Court Report 2017, point 90), et du 1er août 2019, Fosen-Linjen AS soutenue par Næringslivets Hovedorganisasjon (NHO)/AtB AS (E-7/18, EFTA Court Report 2019, points 115 et 116).


29      Arrêt du 9 décembre 2010, Combinatie Spijker Infrabouw-De Jonge Konstruktie e.a. (C‑568/08, EU:C:2010:751, point 87).


30      Arrêts du 19 novembre 1991, Francovich e.a. (C‑6/90 et C‑9/90, EU:C:1991:428, point 40), et du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame (C‑46/93 et C‑48/93, EU:C:1996:79, point 51).


31      Arrêt du 19 novembre 1991, Francovich e.a. (C‑6/90 et C‑9/90, EU:C:1991:428, point 42). Voir aussi arrêts du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame (C‑46/93 et C‑48/93, EU:C:1996:79, point 67) ; du 30 septembre 2003, Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:513, point 58), et du 13 mars 2007, Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation (C‑524/04, EU:C:2007:161, point 123).


32      Arrêt du 19 novembre 1991, Francovich e.a. (C‑6/90 et C‑9/90, EU:C:1991:428, point 43). Voir aussi, en ce sens, arrêt du 17 avril 2007, AGM-COS.MET (C‑470/03, EU:C:2007:213, point 89), ainsi que conclusions de l’avocat général Geelhoed dans l’affaire GAT (C‑315/01, EU:C:2002:573, point 64).


33      Arrêt du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame (C‑46/93 et C‑48/93, EU:C:1996:79, point 81).


34      À savoir les dépenses, les pertes de bénéfice, les pertes de recette, ainsi que les pertes consécutives à la vente en dessous de la valeur dans ce contexte (arrêt du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame, C‑46/93 et C‑48/93, EU:C:1996:79, point 14).


35      Ibid. (points 83, 84 et 88).


      La doctrine relative à la responsabilité non contractuelle des États membres du fait d’une violation du droit de l’Union semble avoir unanimement adopté le point de vue selon lequel, si ce droit instaure un droit à réparation, le contenu spécifique de tout recours relève des systèmes juridiques des États membres, sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité. Il a également été relevé que, en ne cherchant pas à définir la notion de « préjudice », la Cour a laissé la réponse à cette question aux législations nationales. Voir van Gerven, W., « Of Rights, Remedies and Procedures », Common Market Law Review, vol. 37, no 3, 2000, p. 511 et 512. Voir aussi Christ, H., « Compensation for Damage: The Non‑Contractual Liability of Member States and EU Institutions for Breaches of EU law », dans Colcelli, V., et Arnold, R. (dir.), Europeanization Through Private Law Instruments, Universitätsverlag Regensburg, Regensburg, 2016, p. 213 ; Biondi, A., et Farley, M., The Right to Damages in European Law, Kluwer Law International, Alphen-sur-le-Rhin, 2009, p. 76 à 83, ainsi que Gutman, K., « Liability for Breach of EU Law by the Union, Member States and Individuals: Damages, Enforcement and Effective Judicial Protection », dans Lazowski, A., et Blockmans, S. (dir.), Research Handbook on EU Institutional Law, Edward Elgar Publishing, Cheltenham, 2016, p. 460.


      De même, plusieurs auteurs qui se sont penchés sur la question des dommages et intérêts dans le domaine des marchés publics considèrent que, eu égard au principe de l’autonomie procédurale des États membres, il vaut mieux laisser aux législations nationales le soin de définir la notion de « préjudice », dans le respect des principes d’équivalence et d’effectivité. Voir Treumer, S., « Basis and Conditions for a Damages Claim for Breach of the EU Public Procurement Rules », dans Fairgrieve, D., et Lichère, F., Public Procurement Law: Damages as an Effective Remedy, Hart Publishing, Oxford, 2011, p. 150. Voir aussi Caranta, R., « Damages for Breaches of EU Public Procurement Law: Issues of Causation and Recoverable Losses », dans Fairgrieve, D., et Lichère, F., Public Procurement Law: Damages as an Effective Remedy, Hart Publishing, Oxford, 2011, p. 167 à 184, ainsi que Schebesta, H., Damages in EU Public Procurement Law, Springer International Publishing, Cham, 2016, p. 52 à 60.


36      Arrêt du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame (C‑46/93 et C‑48/93, EU:C:1996:79, point 87). Voir aussi arrêt du 17 avril 2007, AGM-COS.MET (C‑470/03, EU:C:2007:213, point 89). La Cour est parvenue à la même conclusion concernant la responsabilité non contractuelle des particuliers du fait de la violation du droit de l’Union (arrêt du 13 juillet 2006, Manfredi e.a., C‑295/04 à C‑298/04, EU:C:2006:461, points 95 et 96).


      Selon certains auteurs, la jurisprudence de la Cour relative à la responsabilité non contractuelle des États membres reflète l’équilibre délicat (et la tension) existant entre unité et diversité du fait de l’interaction entre l’autonomie procédurale des États membres et les principes d’équivalence et d’effectivité. Voir Gutman, K., « Liability for breach of EU law by the Union, Member States and individuals: damages, enforcement and effective judicial protection », dans Lazowski, A., et Blockmans, S. (dir.), Research Handbook on EU Institutional Law, Edward Elgar Publishing, Cheltenham, 2016, p. 465.


37      Conclusions de l’avocat général Léger dans l’affaire Hedley Lomas (C‑5/94, EU:C:1995:193, point 183).


38      Arrêt du 7 mars 2018, Santoro (C‑494/16, EU:C:2018:166, point 50).


39      Voir, en ce sens, arrêts du 21 mai 2008, Belfass/Conseil (T‑495/04, EU:T:2008:160, point 43) ; du 3 mars 2011, Evropaïki Dynamiki/Commission (T‑589/08, EU:T:2011:73, points 22 et 23), ainsi que du 12 juillet 2012, Evropaïki Dynamiki/Frontex (T‑476/07, EU:T:2012:366, points 39 à 41).


40      Voir, notamment, arrêts du 20 septembre 2011, Evropaïki Dynamiki/BEI (T‑461/08, EU:T:2011:494, point 66) ; du 28 février 2018, Vakakis kai Synergates/Commission (T‑292/15, EU:T:2018:103, points 186 à 193) ; du 14 décembre 2018, East West Consulting/Commission (T‑298/16, EU:T:2018:967, point 176), et du 12 février 2019, Vakakis kai Synergates/Commission (T‑292/15, EU:T:2019:84, point 53).


41      Le règlement 2018/1046 est applicable aux procédures de passation de marchés publics par les institutions de l’Union. Il ne s’applique pas aux procédures de passation de marchés publics par les pouvoirs adjudicateurs des États membres, lesquelles relèvent essentiellement du champ d’application de la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (JO 2004, L 134, p. 114).


42      Arrêt du 28 février 2018, Vakakis kai Synergates/Commission (T‑292/15, EU:T:2018:103, point 188).


43      En ce qui concerne les affaires dans le domaine de la fonction publique européenne, voir arrêts du 27 octobre 1994, C/Commission (T‑47/93, EU:T:1994:262, points 54 et 55), ainsi que du 21 février 2008, Commission/Girardot (C‑348/06 P, EU:C:2008:107, point 55). Voir aussi conclusions de l’avocat général Cruz Villalón dans l’affaire Giordano/Commission (C‑611/12 P, EU:C:2014:195), qui explique que la notion de « perte de chance » en droit de la responsabilité est liée à l’apparition de la « théorie du risque », qui permet de quantifier le degré de probabilité d’événements futurs. Quant à la responsabilité non contractuelle générale de l’Union du fait d’une violation du droit de l’Union, voir arrêt du 8 mai 2007, Citymo/Commission (T‑271/04, EU:T:2007:128, points 180 à 182).


44      Voir, en ce sens, arrêt du 7 août 2018, Hochtief (C‑300/17, EU:C:2018:635, point 38).


45      Voir arrêt du 10 janvier 2008, Commission/Portugal (C‑70/06, EU:C:2008:3, point 42).


46      Selon H. Schebesta, la théorie de la perte de chance pourrait fournir une solution au problème récurrent du caractère hypothétique du préjudice subi par le soumissionnaire évincé. Voir Schebesta, H., Damages in EU Public Procurement Law, Springer International Publishing Switzerland, Cham, 2016, p. 205.


47      Voir, en ce sens, arrêts du 27 février 2003, Santex (C‑327/00, EU:C:2003:109, points 62 à 64), et du 11 octobre 2007, Lämmerzahl (C‑241/06, EU:C:2007:597, points 62 et 63). Voir aussi arrêt du 24 juin 2019, Popławski (C‑573/17, EU:C:2019:530, points 55, 61 et 62).


48      Arrêt du 24 juin 2019, Popławski (C‑573/17, EU:C:2019:530, point 78).