Language of document : ECLI:EU:C:2024:303

Affaire C267/20

Volvo AB (publ.)
et
DAF TRUCKS NV

contre

RM

(demande de décision préjudicielle, introduite par l’Audiencia Provincial de León)

 Arrêt de la Cour (première chambre) du 22 juin 2022

« Renvoi préjudiciel – Ententes – Article 101 TFUE – Directive 2014/104/UE – Articles 10, 17 et 22 – Actions en dommages et intérêts pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence de l’Union européenne – Délai de prescription – Présomption réfragable de préjudice – Quantification du préjudice subi – Transposition tardive de la directive – Application temporelle – Dispositions substantielles et procédurales »

1.        Concurrence – Actions en réparation du préjudice causé par des infractions aux règles de concurrence – Directive 2014/104 – Application dans le temps – Dispositions substantielles – Interdiction d’application rétroactive de la réglementation nationale de transposition – Dispositions non substantielles – Interdiction d’application de la réglementation nationale de transposition à des actions introduites avant le 26 décembre 2014

(Directive du Parlement européen et du Conseil 2014/104, art. 22)

(voir points 35-41)

2.        Concurrence – Actions en réparation du préjudice causé par des infractions aux règles de concurrence – Directive 2014/104 – Application dans le temps – Disposition prévoyant un délai de prescription des actions en réparation de cinq ans au minimum – Disposition substantielle – Interdiction d’application rétroactive de la réglementation nationale de transposition

(Directive du Parlement européen et du Conseil 2014/104, art. 10 et 22)

(voir points 43-49, 73-75 et disp.)

3.        Concurrence – Actions en réparation du préjudice causé par des infractions aux règles de concurrence – Directive 2014/104 – Infraction ayant pris fin avant l’entrée en vigueur de la directive – Délai de prescription de l’action en réparation – Détermination du point de départ – Applicabilité du droit national – Limites – Respect du principe d’effectivité – Délai de prescription ne pouvant commencer à courir qu’après la fin de l’infraction et la prise de connaissance par la personne lésée des informations indispensables pour l’introduction du recours

(Art. 101 TFUE ; directive du Parlement européen et du Conseil 2014/104)

(voir points 50-72)

4.        Actes des institutions – Directives – Exécution par les États membres – Nécessité d’assurer l’efficacité des directives – Obligations des juridictions nationales – Obligation d’interprétation conforme – Portée – Interprétation contra legem du droit national – Exclusion


 

(voir point 77)

5.        Concurrence – Actions en réparation du préjudice causé par des infractions aux règles de concurrence – Directive 2014/104 – Application dans le temps – Disposition régissant la charge et le niveau de preuve pour la quantification du préjudice – Disposition non substantielle – Interdiction d’application de la réglementation nationale de transposition à des actions introduites avant le 26 décembre 2014

(Directive du Parlement européen et du Conseil 2014/104, art. 17, § 1, et 22)

(voir points 80-89 et disp.)

6.        Concurrence – Actions en réparation du préjudice causé par des infractions aux règles de concurrence – Directive 2014/104 – Application dans le temps – Disposition établissant une présomption réfragable relative à l’existence d’un préjudice résultant d’une entente – Disposition substantielle – Interdiction d’application rétroactive de la réglementation nationale de transposition

(Directive du Parlement européen et du Conseil 2014/104, art. 17, § 2, et 22)

(voir points 90-104 et disp.)

Résumé

La Cour précise le champ d’application temporel des règles régissant le délai de prescription pour l’introduction des recours en dommages et intérêts pour les infractions au droit de la concurrence ainsi que des règles régissant la quantification du préjudice résultant de telles infractions et la présomption réfragable relative à l’existence d’un préjudice résultant d’une entente

Par décision du 19 juillet 2016 (1), la Commission européenne a constaté que, en s’entendant, d’une part, sur les prix des camions dans l’Espace économique européen (EEE) de 1997 à 2011, et, d’autre part, sur le calendrier et la répercussion des coûts afférents à l’introduction des technologies en matière d’émissions imposées par les normes Euro 3 à Euro 6, Volvo et DAF Trucks ont participé, avec plusieurs autres constructeurs de camions, à une entente contraire aux règles du droit de l’Union interdisant les ententes (2). Un communiqué de presse a été diffusé le jour même de l’adoption de cette décision et un résumé a été publié au Journal officiel de l’Union européenne le 6 avril 2017 (3).

Ayant acheté, au cours des années 2006 et 2007, trois camions fabriqués par Volvo et DAF Trucks, RM a saisi le Juzgado de lo Mercantil de León (tribunal de commerce de León, Espagne) d’un recours tendant à la réparation du préjudice subi en raison de l’entente constatée par la Commission. Ce recours, introduit le 1er avril 2018, a été déclaré recevable par le tribunal de commerce, notamment au regard du délai de prescription de cinq ans prévu par la législation espagnole transposant la directive 2014/104 sur l’indemnisation des victimes de pratiques anticoncurrentielles (4). Le tribunal de commerce s’est, en outre, appuyé sur la présomption établie par cette législation de transposition selon laquelle toute entente cause un préjudice et il a exercé la faculté, prévue par cette même législation, d’estimer le montant du préjudice causé à RM. Volvo et DAF Trucks ont ainsi été condamnées à verser à RM une réparation correspondant à 15 % du prix d’acquisition des camions en cause.

Volvo et DAF Trucks ont interjeté appel de ce jugement devant l’Audiencia Provincial de Léon (cour provinciale de Léon, Espagne), en contestant l’applicabilité de la directive 2014/104 et de la législation espagnole de transposition, au motif que l’entente avait pris fin avant l’entrée en vigueur de cette directive.

Dans ce contexte, la cour provinciale de Léon a saisi la Cour de plusieurs questions préjudicielles visant à savoir si l’article 10 et l’article 17, paragraphes 1 et 2, de la directive 2014/104, qui établissent respectivement les règles :

–        de prescription des actions en dommages et intérêts pour les infractions au droit de la concurrence,

–        de quantification du préjudice résultant de telles infractions et

–        de présomption de l’existence de ce préjudice,

sont applicables à un recours en dommages et intérêts qui, bien que portant sur une entente qui a pris fin avant l’entrée en vigueur de cette directive, a été introduit après l’entrée en vigueur des dispositions la transposant dans le droit national.

Appréciation de la Cour

En ce qui concerne le champ d’application temporel de la directive 2014/104, la Cour rappelle tout d’abord que cette directive interdit, d’une part, l’application rétroactive de toute réglementation nationale transposant les dispositions substantielles qu’elle prévoit, et, d’autre part, l’application de toute réglementation nationale transposant les dispositions non substantielles de la directive aux actions en dommages et intérêts introduites avant le 26 décembre 2014.

S’agissant de l’applicabilité temporelle de l’article 10 de la directive 2014/104, qui établit les règles relatives à la prescription des actions en dommages et intérêts pour les infractions au droit de la concurrence, la Cour relève, ensuite, que de telles règles protègent tant la personne lésée que la personne responsable du dommage. Il ressort, de plus, d’une jurisprudence de la Cour que les délais de prescription, en entraînant l’extinction de l’action en justice, se rapportent au droit matériel. Dès lors, l’article 10 de la directive 2014/104 est une disposition substantielle, pour laquelle l’application rétroactive des dispositions de transposition est exclue au titre de la directive.

Dès lors que la directive 2014/104 a été transposée dans l’ordre juridique espagnol cinq mois après l’expiration de son délai de transposition, fixé au 27 décembre 2016, la Cour considère que, afin de déterminer l’applicabilité temporelle de l’article 10 de cette directive, il convient de vérifier si la situation juridique en cause au principal était acquise avant l’expiration du délai de transposition de ladite directive ou si elle continue à produire ses effets après l’expiration de ce délai. En particulier, la Cour estime qu’il y a lieu de rechercher si, à la date d’expiration du délai de transposition de la directive 2014/104, à savoir le 27 décembre 2016, le délai de prescription applicable à la situation en cause au principal s’était écoulé, ce qui implique de déterminer le moment auquel ce délai de prescription a commencé à courir. Le droit espagnol qui était en vigueur à l’époque prévoyait que le délai de prescription d’un an commençait à courir à partir de la prise de connaissance par la personne lésée des faits générateurs de la responsabilité.

S’il incombe à la juridiction de renvoi de déterminer la date de cette prise de connaissance par RM en l’espèce, elle est tenue d’interpréter les dispositions nationales applicables, dans toute la mesure possible, à la lumière du droit de l’Union et, plus particulièrement, du texte et de la finalité de l’article 101 TFUE.

Dans ce contexte, la Cour souligne qu’il découle du principe d’effectivité que les délais nationaux de prescription des recours en dommages et intérêts pour les infractions au droit de la concurrence ne sauraient commencer à courir avant que l’infraction n’ait cessé et que la personne lésée n’ait pris connaissance ou ne puisse raisonnablement être considérée comme ayant pris connaissance des informations indispensables pour l’introduction de son recours, à savoir l’existence d’un préjudice, le lien de causalité entre ce préjudice et l’infraction au droit de la concurrence commise ainsi que l’identité de l’auteur de cette infraction.

À cet égard, la Cour relève que le communiqué de presse de la décision de la Commission constatant l’entente, diffusé le 19 juillet 2016, ne semble pas identifier avec la précision du résumé, publié le 6 avril 2017, l’identité des auteurs de l’infraction, sa durée exacte et les produits concernés. Dans ces conditions, la pleine effectivité de l’article 101 TFUE exige de considérer que, en l’occurrence, le délai de prescription du recours en indemnisation introduit par RM a commencé à courir le jour de la publication du résumé de la décision de la Commission.

Dans la mesure où tel serait le cas, il apparaît donc que ce délai ne s’était pas écoulé avant l’expiration du délai de transposition de la directive 2014/104. Il a continué à courir même après la date d’entrée en vigueur de la législation espagnole de transposition. Ainsi, la Cour a considéré que, dans la mesure où le délai de prescription applicable au recours en dommages et intérêts de RM en vertu des anciennes règles ne s’est pas écoulé avant la date d’expiration du délai de transposition de cette directive, ce recours relève du champ d’application temporelle de l’article 10 de ladite directive.

S’agissant de l’applicabilité temporelle de l’article 17, paragraphe 1, de cette même directive , la Cour constate que, en visant notamment à conférer aux juridictions nationales la faculté d’estimer le montant du préjudice subi lorsqu’il est pratiquement impossible ou excessivement difficile de le quantifier avec précision sur la base des éléments de preuve disponibles, cette disposition a pour objectif d’assouplir le niveau de preuve exigé aux fins de la détermination du montant du préjudice résultant d’une infraction aux règles du droit de la concurrence.

Au regard de sa jurisprudence, selon laquelle les règles relatives à la charge de la preuve et au niveau de preuve requis sont, en principe, qualifiées de règles procédurales, la Cour conclut que l’article 17, paragraphe 1, de la directive 2014/104 constitue une disposition procédurale au sens de cette directive, pour laquelle l’application des dispositions de transposition à des actions introduites avant le 26 décembre 2014 est exclue.

RM ayant introduit son recours le 1er avril 2018, ce recours, bien que portant sur une infraction qui a pris fin avant l’entrée en vigueur de ladite directive, relève, par conséquent, du champ d’application temporelle de l’article 17, paragraphe 1, de ladite directive.

En ce qui concerne, enfin, l’applicabilité temporelle de l’article 17, paragraphe 2, de la directive 2014/104, établissant une présomption réfragable relative à l’existence du préjudice résultant d’une entente, la Cour souligne que cette disposition est directement liée à l’engagement de la responsabilité civile extracontractuelle de l’auteur de l’infraction concerné et affecte, en conséquence, directement la situation juridique de celui-ci. Une telle règle pouvant être qualifiée de règle de fond, la Cour considère que l’article 17, paragraphe 2, de la directive 2014/104 revêt une nature substantielle au sens de celle-ci, de sorte qu’une application rétroactive des dispositions le transposant en droit espagnol est interdite.

Dès lors que le fait identifié par le législateur de l’Union comme permettant de présumer l’existence d’un préjudice au titre de l’article 17, paragraphe 2, de la directive 2014/104 est la présence d’une entente, l’interdiction d’application rétroactive de cette disposition et de la législation de transposition implique que celles-ci ne sauraient être applicables à un recours en dommages et intérêts qui, bien qu’introduit après l’entrée en vigueur des dispositions transposant tardivement ladite directive dans le droit espagnol, porte sur une infraction au droit de la concurrence qui a pris fin avant la date d’expiration du délai de transposition de cette directive.


1      Décision C(2016) 4673 final de la Commission relative à une procédure d’application de l’article 101 [TFUE] et de l’article 53 de l’accord EEE (Affaire AT.39824 - Camions).


2      Article 101 TFUE et article 53 de l’EEE.


3      JO 2017, C 108, p. 6.


4      Directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 novembre 2014, relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne (JO 2014, L 349, p. 1).