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Affaire T208/22

Kinda Makhlouf

contre

Conseil de l’Union européenne

 Arrêt du Tribunal (neuvième chambre élargie) du 17 juillet 2024

« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises en raison de la situation en Syrie – Gel des fonds et des ressources économiques – Restriction en matière d’admission sur le territoire des États membres – Liste des personnes, des entités et des organismes auxquels s’applique le gel des fonds et des ressources économiques ou faisant l’objet de restrictions en matière d’admission sur le territoire des États membres – Inscription et maintien du nom du requérant sur la liste – Héritier d’une personne déjà visée par des mesures restrictives – Droits de la défense – Erreur d’appréciation – Proportionnalité – Droit de propriété – Liberté de circuler et de séjourner dans les États membres – Droit à la vie familiale – Responsabilité non contractuelle »

1.      Procédure juridictionnelle – Décision ou règlement remplaçant en cours d’instance l’acte attaqué – Demande d’adaptation de la requête – Conditions

(Règlement de procédure du Tribunal, art. 86, § 1)

(voir points 25, 29)

2.      Procédure juridictionnelle – Décision ou règlement remplaçant en cours d’instance l’acte attaqué – Demande d’adaptation de la requête – Obligation pour le requérant d’assortir ladite demande de moyens et arguments adaptés – Absence, sauf en cas de différences substantielles entre les deux actes – Obligation de vérification du Tribunal

(Règlement de procédure du Tribunal, art. 86, § 1 et 4)

(voir points 35-37)

3.      Procédure juridictionnelle – Adaptation des conclusions en cours d’instance – Exigences de forme – Exposé sommaire des moyens invoqués – Transposition des moyens initiaux – Conditions

(Règlement de procédure du Tribunal, art. 86, § 4)

(voir points 38, 39)

4.      Droit de l’Union européenne – Principes – Droits de la défense – Droit à une protection juridictionnelle effective – Mesures restrictives – Obligation de communication des raisons individuelles et spécifiques justifiant les décisions prises – Droit d’être entendu préalablement à l’adoption de telles mesures – Limitations – Conditions

[Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 41, § 2, a) ; décision du Conseil 2013/255/PESC, telle que modifiée par la décision (PESC) 2022/242, annexe ; règlements du Conseil no 36/2012 et 2022/237]

(voir points 51-54, 56, 58, 61)

5.      Droit de l’Union européenne – Principes – Droits de la défense – Droit d’être entendu – Obligation des institutions d’adhérer au point de vue des parties intéressées – Absence – Obligation de répondre à l’ensemble des arguments des parties – Absence

(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 41, § 2)

(voir point 68)

6.      Union européenne – Contrôle juridictionnel de la légalité des actes des institutions – Mesures restrictives à l’encontre de la Syrie – Portée du contrôle – Preuve du bien-fondé de la mesure – Obligation de l’autorité compétente de l’Union d’établir, en cas de contestation, le bien-fondé des motifs retenus à l’encontre des personnes ou des entités concernées

[Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 47 ; décision du Conseil 2013/255/PESC, telle que modifiée par les décisions (PESC) 2022/242 et (PESC) 2023/1035, annexe ; règlements du Conseil no 36/2012, 2022/237 et 2023/1027]

(voir points 76-82)

7.      Union européenne – Contrôle juridictionnel de la légalité des actes des institutions – Mesures restrictives à l’encontre de la Syrie – Portée du contrôle – Inscription du requérant sur la liste annexée à la décision attaquée du fait de son appartenance aux familles Assad ou Makhlouf – Documents accessibles au public – Valeur probante

[Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 47 ; décision du Conseil 2013/255/PESC, telle que modifiée par les décisions (PESC) 2022/242 et (PESC) 2023/1035, annexe ; règlements du Conseil no 36/2012, 2022/237 et 2023/1027]

(voir points 83, 86, 87, 121-123)

8.      Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives spécifiques à l’encontre de certaines personnes et entités au regard de la situation en Syrie – Décision 2013/255/PESC et règlement no 36/2012 – Présomption de soutien au régime syrien à l’encontre des femmes et hommes d’affaires influents exerçant leurs activités en Syrie et des membres des familles Assad ou Makhlouf – Admissibilité – Conditions

[Décision du Conseil 2013/255/PESC, telle que modifiée par la décision (PESC) 2015/1836, art. 27, § 1 et 2, a) et b), et 28, § 1 et 2 ; règlements du Conseil no 36/2012 et 2015/1828, art. 15, § 1, a), et 1 bis, b)]

(voir points 89-92, 94)

9.      Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives spécifiques à l’encontre de certaines personnes et entités au regard de la situation en Syrie – Décision 2013/255/PESC et règlement no 36/2012 – Présomption de soutien au régime syrien à l’encontre des membres des familles Assad ou Makhlouf – Admissibilité – Conditions – Présomption réfragable – Preuve contraire – Absence

[Décision du Conseil 2013/255/PESC, telle que modifiée par la décision (PESC) 2015/1836, art. 27, § 1 à 3, et 28, § 1 à 3 ; règlements du Conseil no 36/2012 et 2015/1828, art. 15, § 1, a), 1 bis, b), et 1 ter]

(voir points 93, 95-98, 101-104, 114, 116, 125)

10.    Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives à l’encontre de la Syrie – Gel de fonds et restrictions en matière d’admission de personnes, entités ou organismes associés au régime syrien – Restrictions au droit de propriété – Violation du principe de proportionnalité – Absence

[Art. 5, § 4, et 29 TUE ; art. 215 TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 17 et 52, § 1 ; décision du Conseil 2013/255/PESC, telle que modifiée par les décisions (PESC) 2022/242 et (PESC) 2023/1035, art. 28, § 6 ; règlements du Conseil no 36/2012, 2022/237 et 2023/1027, art. 16]

(voir points 131-155, 160)

11.    Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives à l’encontre de la Syrie – Gel de fonds et restrictions en matière d’admission de personnes, entités ou organismes associés au régime syrien – Restrictions au droit au respect de la vie privée et familiale – Violation du principe de proportionnalité – Absence

[Art. 5, § 4, et 29 TUE ; art. 215 TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 7 et 52, § 1 ; décision du Conseil 2013/255/PESC, telle que modifiée par les décisions (PESC) 2022/242 et (PESC) 2023/1035, art. 27, § 9 et 34 ; règlements du Conseil no 36/2012, 2022/237 et 2023/1027, art. 32, § 4]

(voir points 163, 168-183)

12.    Responsabilité non contractuelle – Conditions – Illicéité – Préjudice – Lien de causalité – Conditions cumulatives

(Art. 340, 2e al., TFUE)

(voir points 187, 191, 192)

Résumé

Par son arrêt, le Tribunal rejette le recours en annulation introduit par Mme Kinda Makhlouf à l’encontre des actes ayant inscrit son nom sur les listes de personnes bénéficiant des politiques menées par le régime syrien ou soutenant celui-ci et visées, pour cette raison, par des mesures restrictives. Il précise, notamment, la portée du critère de l’appartenance familiale établi par la décision 2013/255 (1) concernant des mesures restrictives à l’encontre de la Syrie et les règles relatives à la charge de la preuve et au renversement de la présomption établie par cette décision.

Mme Kinda Makhlouf est l’une des filles de M. Mohammed Makhlouf, un homme d’affaires de nationalité syrienne, décédé le 12 septembre 2020, dont le nom avait été inscrit sur les listes des personnes et entités visées par les mesures restrictives prises à l’encontre de la Syrie par le Conseil de l’Union européenne en 2011 (2).

Le nom de la requérante a été inscrit sur les listes en cause le 21 février 2022 (3), au motif suivant : « [f]ille de Mohammed Makhlouf et membre de la famille Makhlouf ». Cette inscription était fondée sur le critère de l’appartenance aux familles Assad et Makhlouf, établi par l’article 27, paragraphe 2, sous b), et par l’article 28, paragraphe 2, sous b), de la décision 2013/255, telle que modifiée par la décision 2015/1836, ainsi que par l’article 15, paragraphe 1 bis, sous b), du règlement no 36/2012 (4), tel que modifié par le règlement 2015/1828. À cette fin, le Conseil s’était appuyé sur la décision d’ouverture de la succession de Mohammed Makhlouf émanant d’un juge syrien en date du 27 septembre 2020, laquelle n’était pas contestée par la requérante, héritière du défunt. L’inscription du nom de la requérante sur les listes litigieuses a été maintenue, notamment, le 25 mai 2023 (5).

Appréciation du Tribunal

Selon la requérante, le simple fait d’appartenir à la famille Makhlouf ne devrait pas justifier l’adoption de mesures restrictives à son encontre. À cet égard, le Tribunal relève, tout d’abord, que les critères d’inscription spécifiques à l’égard des différentes catégories de personnes visées par la décision 2013/255, telle que modifiée par la décision 2015/1836 (6), sont autonomes par rapport au critère général d’association avec le régime syrien défini par cette décision (7). Ainsi, le simple fait d’appartenir à l’une des catégories de personnes en cause suffit pour permettre de prendre les mesures restrictives en question, sans qu’il soit nécessaire de rapporter la preuve du soutien que les personnes concernées apporteraient au régime syrien en place ou du bénéfice qu’elles en tireraient. Le Tribunal en a déduit que le critère de l’appartenance familiale pose un critère objectif, autonome et suffisant pour justifier l’adoption de mesures restrictives à l’encontre des « membres de [la] famille […] Makhlouf ». Cependant, les personnes en cause ne doivent pas être inscrites sur les listes litigieuses s’il existe des informations suffisantes indiquant qu’elles ne sont pas associées au régime syrien, qu’elles n’exercent aucune influence sur celui-ci ou qu’elles ne sont pas liées à un risque réel de contournement des mesures restrictives (8). Le Tribunal rappelle à cet égard que c’est à la requérante qu’il incombait, dans le cadre d’une contestation des actes attaqués, d’apporter des preuves afin de renverser la présomption réfragable de lien avec le régime syrien découlant du critère de l’appartenance familiale.

Le Tribunal constate, en l’espèce, au regard des arguments de la requérante et des éléments de preuve qu’elle a produits se rattachant, d’une part, à sa vie privée et familiale et, d’autre part, à la prétendue rupture des relations entre la famille Makhlouf et le régime syrien, que ces éléments ne sont pas de nature à renverser la présomption de lien avec le régime syrien.

Le Tribunal parvient à une conclusion similaire s’agissant des éléments à charge figurant dans un dossier de preuve supplémentaire que le Conseil a transmis à la requérante le 31 mai 2022. Parmi ceux-ci, notamment, un article du Financial Times fait état de l’acquisition par la requérante, et d’autres membres de la famille Makhlouf proches de cette dernière, d’appartements en Russie, au moyen de prêts et de montages financiers qui auraient permis de détourner des fonds en dehors de la Syrie et de contourner ainsi les mesures restrictives imposées par l’Union. La requérante n’ayant pas contesté ces informations, lesquelles révèlent également l’existence de liens entre la requérante et d’autres membres de la famille Makhlouf visés par les mêmes mesures restrictives, elle est restée en défaut de préciser l’origine des fonds qui lui ont, notamment, permis d’acquérir le bien immobilier en Russie. Partant, le Tribunal constate, d’une part, que les actes attaqués reposent sur une base factuelle suffisamment solide et, d’autre part, que la requérante n’a pas valablement renversé la présomption de lien avec le régime syrien. Les actes attaqués n’étant pas entachés d’erreur d’appréciation, il conclut au rejet du recours.


1      Décision 2013/255/PESC du Conseil, du 31 mai 2013, concernant des mesures restrictives à l’encontre de la Syrie (JO 2013, L 147, p. 14), telle que modifiée par la décision (PESC) 2015/1836 du Conseil, du 12 octobre 2015 (JO 2015, L 266, p. 75).


2      Voir décision d’exécution 2011/488/PESC du Conseil, du 1er août 2011, mettant en œuvre la décision 2011/273/PESC concernant des mesures restrictives à l’encontre de la Syrie (JO 2011, L 199, p. 74) et par le règlement d’exécution (UE) no 755/2011 du Conseil, du 1er août 2011, mettant en œuvre le règlement (UE) no 442/2011 concernant des mesures restrictives en raison de la situation en Syrie (JO 2011, L 199, p. 33). Le nom de M. Mohammed Makhlouf a été retiré desdites listes par la décision d’exécution (PESC) 2022/306 du Conseil, du 24 février 2022, mettant en œuvre la décision 2013/255/PESC (JO 2022, L 46, p. 95) et par le règlement d’exécution (UE) 2022/299 du Conseil, du 24 février 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 36/2012 (JO 2022, L 46, p. 1).


3      Décision d’exécution (PESC) 2022/242 du Conseil, du 21 février 2022, mettant en œuvre la décision 2013/255/PESC concernant des mesures restrictives à l’encontre de la Syrie (JO 2022, L 40, p. 26) et règlement d’exécution (UE) 2022/237 du Conseil, du 21 février 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 36/2012 concernant des mesures restrictives en raison de la situation en Syrie (JO 2022, L 40, p. 6).


4      Règlement (UE) no 36/2012 du Conseil, du 18 janvier 2012, concernant des mesures restrictives en raison de la situation en Syrie et abrogeant le règlement (UE) no 442/2011 (JO 2012, L 16, p. 1), tel que modifié par le règlement (UE) 2015/1828 du Conseil, du 12 octobre 2015 (JO 2015, L 266, p. 1).


5      Décision (PESC) 2023/1035 du Conseil, du 25 mai 2023, modifiant la décision 2013/255 (JO 2023, L 139, p. 49) et règlement d’exécution (UE) 2023/1027 du Conseil, du 25 mai 2023, mettant en œuvre le règlement (UE) no 36/2012 concernant des mesures restrictives en raison de la situation en Syrie (JO 2023, L 139, p. 1).


6      Voir article 27, paragraphe 2, sous b), de la décision 2013/255, telle que modifiée par la décision 2015/1836 .


7      Voir article 27, paragraphe 1, et article 28, paragraphe 1, de la décision 2013/255, telle que modifiée par la décision 2015/1836.


8      Voir article 27, paragraphe 3, et article 28, paragraphe 3, de la décision 2013/255, telle que modifiée par la décision 2015/1836.