CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. HENRIK SAUGMANDSGAARD ØE
présentées le 9 septembre 2021 (1)
Affaire C‑242/20
HRVATSKE ŠUME d.o.o., Zagreb, agissant comme venant aux droits de HRVATSKE ŠUME javno poduzeće za gospodarenje šumama i šumskim zemljištima u Republici Hrvatskoj p.o., Zagreb,
contre
BP EUROPA SE, agissant comme venant aux droits de DEUTSCHE BP AG, agissant, quant à lui, comme venant aux droits de THE BURMAH OIL (Deutschland) GmbH
[demande de décision préjudicielle formée par le Visoki trgovački sud Republike Hrvatske (cour d’appel de commerce, Croatie)]
« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Coopération judiciaire en matière civile et commerciale – Compétence judiciaire – Règlement (CE) no 44/2001 – Action en restitution fondée sur l’enrichissement sans cause – Qualification – Article 5, point 1, et article 5, point 3 – Compétences spéciales en “matière contractuelle” et en “matière délictuelle ou quasi délictuelle” »
I. Introduction
1. Par la présente demande de décision préjudicielle, le Visoki trgovački sud Republike Hrvatske (cour d’appel de commerce, Croatie) a déféré à la Cour deux questions relatives à l’interprétation du règlement (CE) no 44/2001 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (2) (ci-après le « règlement Bruxelles I »).
2. Ces questions ont été posées dans le cadre d’un litige opposant HRVATSKE ŠUME d.o.o., Zagreb, une société de droit croate, à BP EUROPA SE, une société établie à Hambourg (Allemagne), au sujet d’une somme d’argent, saisie sur le compte en banque de la première société et transférée au patrimoine de la seconde dans le cadre d’une procédure d’exécution. Cette procédure ayant été ultérieurement invalidée, la requérante au principal demande la restitution de la somme en question sur le fondement de l’enrichissement sans cause.
3. Au stade liminaire où se trouve le litige au principal, la juridiction de renvoi doit déterminer si les tribunaux croates sont compétents pour statuer sur cette demande en restitution, ou bien si ce sont les tribunaux allemands, en tant que juridictions de l’État membre du domicile de BP EUROPA, qui doivent en être saisis. La réponse dépend notamment du point de savoir si une telle demande relève de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I.
4. Ce n’est pas la première fois que la Cour est appelée à se prononcer sur la qualification de demandes fondées sur l’enrichissement sans cause au regard du règlement Bruxelles I. Néanmoins, elle n’a pas encore répondu de manière univoque au point de savoir si la règle de compétence en « matière délictuelle ou quasi délictuelle », prévue à l’article 5, point 3, de ce règlement, est applicable à ce type de demandes. Cette disposition étant, sur le plan systématique, liée à celle en « matière contractuelle », figurant à l’article 5, point 1, dudit règlement, la présente affaire donnera à la Cour l’occasion d’apporter une réponse d’ensemble concernant ces deux règles.
5. Dans les présentes conclusions, j’expliquerai que les demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause, d’une part, ne se rattachent pas à la « matière contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I, sauf lorsqu’elles sont étroitement liées à une relation contractuelle existant, ou supposée exister, entre les parties au litige, et, d’autre part, ne relèvent pas de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, de ce règlement.
II. Le cadre juridique
A. Le règlement Bruxelles I
6. Les considérants 11 et 12 du règlement Bruxelles I énoncent :
« (11) Les règles de compétence doivent présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur et cette compétence doit toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. [...]
(12) Le for du domicile du défendeur doit être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter une bonne administration de la justice. »
7. L’article 2, paragraphe 1, de ce règlement dispose :
« Sous réserve des dispositions du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »
8. L’article 5 dudit règlement prévoit, à ses points 1 et 3 :
« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre :
1) a) en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée ;
[...]
3) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ; »
9. Le règlement Bruxelles I a été remplacé par le règlement (UE) no 1215/2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (3) (ci‑après le « règlement Bruxelles I bis »). Néanmoins, conformément à l’article 66 de ce dernier règlement, celui-ci n’est applicable qu’aux actions judiciaires intentées à compter du 10 janvier 2015. L’action en cause dans l’affaire au principal ayant été intentée le 1er octobre 2014, le règlement Bruxelles I lui est applicable ratione temporis.
B. Le droit croate
10. En droit croate, les règles relatives à l’enrichissement sans cause figurent aux articles 1111 à 1120 du zakon o obveznim odnosima (loi relative aux obligations, Narodne novine, br. 35/05, 41/08, 125/11, 78/15 et 29/18).
11. L’article 1111 de cette loi dispose :
« (1) Lorsqu’une partie du patrimoine d’une personne est transférée, d’une manière quelconque, au patrimoine d’une autre personne, sans que ce transfert soit fondé sur une opération juridique, une décision d’une juridiction ou d’une autre autorité compétente ou une loi, le bénéficiaire de l’enrichissement est tenu de restituer l’avantage obtenu ou, à défaut, de restituer la valeur de l’avantage obtenu.
(2) On entend également par transfert de patrimoine, le fait de tirer avantage de l’exécution d’un acte.
(3) L’obligation de restitution ou de compensation de la valeur existe même lorsque l’avantage a été obtenu au titre d’un fondement inopérant ou qui a été ultérieurement supprimé. »
III. Le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
12. Il ressort de la décision de renvoi que, à une certaine date, le Trgovački sud u Zagrebu (tribunal de commerce de Zagreb, Croatie) a ordonné, sur requête de THE BURMAH OIL (Deutschland) GmbH, l’exécution forcée d’une obligation pesant sur FUTURA d.o.o., Zagreb (Croatie), au moyen de la saisie, au profit de la première société, d’une créance pécuniaire, détenue par la deuxième société sur une troisième société, à savoir HRVATSKE ŠUME (4).
13. Cette dernière société a intenté, devant le Vrhovni sud Republike Hrvatske (Cour suprême, Croatie), un recours extraordinaire visant à faire constater l’invalidité des mesures d’exécution ordonnées à son égard. Ce recours n’ayant pas d’effet suspensif, l’exécution forcée a été mise en œuvre le 11 mars 2003, date à laquelle un montant de 3 792 600,87 kunas croates (HRK) (environ 503 331 euros) a été prélevé de son compte en banque et transféré à DEUTSCHE BP AG [qui avait entre-temps succédé en droit à THE BURMAH OIL (Deutschland)] au titre du recouvrement de la créance en question.
14. Dans le cadre du recours intenté par HRVATSKE ŠUME, le Vrhovni sud (Cour suprême) a jugé, par un arrêt du 21 mai 2009, que les mesures d’exécution mises en œuvre à l’égard de cette société étaient invalides.
15. Par requête du 1er octobre 2014, HRVATSKE ŠUME a introduit, devant le Trgovački sud u Zagrebu (tribunal de commerce de Zagreb), une action en répétition de l’indu fondée sur l’enrichissement sans cause (5) contre BP EUROPA (laquelle avait entre-temps succédé en droit à DEUTSCHE BP). Dans ce cadre, la requérante au principal a soutenu, en substance, que l’arrêt du 21 mai 2009 rendu par le Vrhovni sud (Cour suprême) a fait disparaître le fondement juridique du transfert au patrimoine de DEUTSCHE BP de la créance saisie, cette société ayant ainsi bénéficié d’un enrichissement sans cause. BP EUROPA serait dès lors tenue de restituer à HRVATSKE ŠUME le montant en question, majoré des intérêts légaux.
16. En défense, BP EUROPA a soulevé l’incompétence des tribunaux croates. Par ordonnance du 20 mars 2019, le Trgovački sud u Zagrebu (tribunal de commerce de Zagreb) a rejeté l’action intentée par HRVATSKE ŠUME pour ce motif. En substance, cette juridiction a considéré que, en l’absence, dans le règlement Bruxelles I bis, d’une règle de compétence spéciale en matière d’enrichissement sans cause, seule la règle générale de la compétence des juridictions de l’État membre du domicile du défendeur, prévue à l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, est applicable. La requérante au principal aurait donc dû porter son action devant les tribunaux allemands.
17. HRVATSKE ŠUME a interjeté appel de cette ordonnance devant le Visoki trgovački sud Republike Hrvatske (cour d’appel de commerce). Cette juridiction observe que le Trgovački sud u Zagrebu (tribunal de commerce de Zagreb) s’est référé à tort au règlement Bruxelles I bis, puisque le règlement Bruxelles I est applicable ratione temporis à l’action intentée par la requérante au principal (6). En outre, la juridiction d’appel se demande si les tribunaux croates pourraient tirer compétence de l’article 5, point 3, ou de l’article 22, point 5, du règlement Bruxelles I pour connaître de cette action. Dans ce cadre, cette juridiction s’interroge, d’une part, sur le point de savoir si une action en répétition de l’indu fondée sur l’enrichissement sans cause relève de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de la première disposition. Elle se demande, d’autre part, si l’action en question est « en matière d’exécution des décisions », au sens de la seconde disposition, compte tenu du fait que l’enrichissement allégué est survenu en lien avec une procédure d’exécution.
18. Dans ces conditions, le Visoki trgovački sud (cour d’appel de commerce) a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour des questions préjudicielles suivantes :
« 1) Une action en répétition de l’indu fondée sur l’enrichissement sans cause relève-t-elle du chef de compétence prévu par le [règlement Bruxelles I] en matière “quasi délictuelle”, compte tenu du fait que l’article 5, point 3, de ce règlement prévoit notamment qu’une “personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre [...] en matière [...] quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire” ?
2) Les procédures contentieuses engagées en raison de l’existence d’un délai dans lequel la restitution des sommes indûment versées dans le cadre d’une procédure d’exécution forcée peut être réclamée dans le cadre de la même procédure d’exécution judiciaire relèvent-elles du chef de compétence exclusive prévu à l’article 22, point 5, du [règlement Bruxelles I], aux termes duquel, en matière d’exécution des décisions, sont seuls compétents, sans considération de domicile, les tribunaux de l’État membre du lieu de l’exécution ? »
19. La demande de décision préjudicielle, en date du 6 mai 2020, est parvenue à la Cour le 8 juin de la même année. Les gouvernements croate et tchèque ainsi que la Commission européenne ont déposé des observations écrites devant la Cour. Il n’y a pas eu d’audience dans la présente affaire.
IV. Analyse
20. Les deux questions posées par la juridiction de renvoi portent sur la compétence des juridictions des États membres de l’Union, en application du règlement Bruxelles I (7), pour connaître d’une action fondée sur l’enrichissement sans cause. Conformément à la demande de la Cour, les présentes conclusions seront ciblées sur la première d’entre elles.
21. À titre liminaire, il convient de rappeler que l’article 2, paragraphe 1, de ce règlement prévoit, en tant que règle générale, la compétence des juridictions de l’État membre du domicile du défendeur. En l’occurrence, il est constant que le domicile de BP EUROPA se situe, aux fins de l’application de ce règlement, en Allemagne (8). Cette disposition donne donc compétence aux tribunaux allemands.
22. Néanmoins, le règlement Bruxelles I prévoit également des règles permettant, dans certaines hypothèses, au demandeur d’attraire le défendeur dans un autre État membre (9). Ce règlement contient notamment, à son article 5, des règles de compétence spéciale, relatives à différentes « matières », qui offrent au demandeur l’option de porter son action devant un ou plusieurs fors supplémentaires.
23. De telles règles existent, en particulier, en « matière contractuelle » et en « matière délictuelle ou quasi délictuelle ». Pour les actions relevant de la première catégorie, l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I permet au demandeur de saisir le tribunal du « lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée ». Pour celles relevant de la seconde catégorie, l’article 5, point 3, de ce règlement prévoit qu’elles peuvent être portées devant le tribunal du « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ».
24. La possibilité, pour un demandeur, de bénéficier de ces options de compétence dépend de la qualification de l’action intentée par celui‑ci. Or, la juridiction de renvoi soulève, précisément, une question de qualification. Elle demande, en substance, si une action en restitution fondée sur l’enrichissement sans cause, telle que celle intentée par HRVATSKE ŠUME, se rattache, en l’absence d’une règle spécifique dans le règlement Bruxelles I, à la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », visée à l’article 5, point 3, de ce règlement. Il s’agit, finalement, de déterminer si la juridiction croate saisie par cette société peut ou non tirer compétence de cette disposition.
25. Comme je l’ai indiqué en introduction des présentes conclusions, la qualification des demandes fondées sur l’enrichissement sans cause au regard du règlement Bruxelles I n’est pas, à proprement parler, une question inédite dans la jurisprudence de la Cour(10). Celle-ci a, en effet, déjà été saisie de plusieurs affaires portant sur cette problématique, en rapport avec diverses dispositions de ce règlement (11). Néanmoins, elle n’a pas encore tranché, de manière univoque, la question posée dans la présente affaire (12).
26. La juridiction de renvoi tend à penser, tout comme le gouvernement tchèque et la Commission, qu’une action fondée sur l’enrichissement sans cause relève de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I. À l’instar du gouvernement croate, je ne suis pas de cet avis. Dans ce cadre, je précise que, si la première question préjudicielle porte uniquement sur ledit article 5, point 3, cette disposition est, sur le plan systématique, comme il sera détaillé par la suite, liée à l’article 5, point 1, de ce règlement. On ne peut, en effet, se prononcer sur le premier sans avoir, au préalable, écarté le second. Je les examinerai donc tour à tour (section B). Avant cela, je reviendrai brièvement sur l’institution juridique de l’enrichissement sans cause, telle qu’elle ressort des systèmes de droits nationaux des États membres (section A).
A. Les grandes lignes de l’enrichissement sans cause
27. À ma connaissance, tous les systèmes de droits nationaux des États membres connaissent, sous une forme ou sous une autre, l’institution juridique de l’enrichissement sans cause (également appelé enrichissement « injuste », « injustifié » ou encore « illégitime ») (13). En vertu de cette institution, une personne qui reçoit un enrichissement injustifié au détriment d’une autre est obligée de le restituer à cette dernière (14). Il est généralement considéré que ladite institution constitue l’expression du principe d’équité selon lequel nul ne peut s’enrichir aux dépens d’autrui (15).
28. Les contours de cette même institution varient d’un État membre à l’autre. En particulier, certains droits nationaux, tels que les droits hongrois et polonais, contiennent une notion englobante d’enrichissement sans cause, à laquelle correspond une unique action, historiquement appelée « de in rem verso ». D’autres droits nationaux, dont les droits danois, espagnol, français ou encore autrichien, déclinent cette institution en différentes variantes et actions correspondantes, la répétition de l’indu (condictio indebiti) y étant notamment distinguée des autres formes d’enrichissement sans cause. En outre, la catégorie juridique à laquelle cette institution et ses éventuelles variantes sont rattachées diffère. Par exemple, en droit français, l’enrichissement sans cause (et le paiement de l’indu) relèvent des « quasi-contrats », notion par ailleurs inconnue d’autres ordres juridiques, tels que le droit allemand, tandis qu’en Common law, ladite institution appartient à une branche récente du droit, désignée comme law of restitution (16).
29. Cela étant, ces subtilités ne sont pas déterminantes aux fins de l’application des règles de droit international privé de l’Union. En particulier, il ne me semble pas nécessaire de distinguer le paiement de l’indu de l’enrichissement sans cause, la seconde notion, comprise dans son sens large, englobant la première. En outre, la classification exacte de cette dernière institution dans le droit national de chaque État membre n’importe pas tant que le fait qu’elle relève généralement d’une catégorie sui generis, ne se rattachant notamment ni au droit des contrats ni aux règles applicables à la responsabilité civile.
30. En effet, dans les systèmes de droits nationaux des États membres, l’enrichissement sans cause constitue une source autonome d’obligation. Plus précisément, la réception d’un tel enrichissement donne naissance à une obligation de restitution. L’enrichi est obligé de restituer à l’appauvri l’avantage patrimonial (ou, le cas échéant, l’équivalent monétaire de cet avantage) dont le premier a bénéficié injustement au détriment du second. La loi s’efforce ainsi de remédier à une situation inéquitable en imposant le rétablissement du statu quo ante. Le demandeur se prévaut de cette obligation dans le cadre d’une action en enrichissement sans cause (17). Je parlerai donc, dans la suite des présentes conclusions, par commodité, d’action(s) ou de demande(s) en restitution fondée(s) sur l’enrichissement sans cause.
31. Dans ces différents droits nationaux, l’exercice d’une telle action présuppose, en règle générale, la réunion de quatre conditions, à savoir 1) l’enrichissement du défendeur, 2) l’appauvrissement du demandeur, 3) l’existence d’une corrélation entre l’enrichissement et l’appauvrissement, ainsi que 4) l’absence d’une « cause » (en d’autres termes, d’un fondement juridique) les justifiant (18).
32. HRVATSKE ŠUME soutient que ces conditions, telles qu’elles figurent dans le droit croate, sont remplies en l’occurrence. Comme l’explique la juridiction de renvoi, la saisie de plusieurs millions de HRK sur le compte en banque de la requérante au principal et le transfert de ce montant au patrimoine de THE BURMAH OIL (Deutschland) a entraîné l’enrichissement de la seconde société et l’appauvrissement corrélatif de la première. Si ce transfert de richesse trouvait initialement une « cause » dans la procédure d’exécution menée par THE BURMAH OIL (Deutschland) contre FUTURA et, plus spécifiquement, dans les mesures d’exécution ordonnées par le Trgovački sud u Zagrebu (tribunal de commerce de Zagreb) à l’égard de HRVATSKE ŠUME, le Vrhovni sud Republike Hrvatske (Cour suprême) a invalidé ces mesures et, ce faisant, a supprimé rétroactivement cette « cause » (19).
B. La qualification des demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause au regard de l’article 5, point 1, et de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I
33. Les grandes lignes de l’enrichissement sans cause ayant été tracées, il s’agit maintenant d’examiner la qualification des demandes ayant un tel fondement au regard de l’article 5, point 1 et de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I. Quelques rappels de méthode s’imposent à cet égard.
34. En l’absence de définitions dans le règlement Bruxelles I, la Cour a itérativement jugé que la « matière contractuelle », visée à la première disposition, et la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », évoquée à la seconde, constituent des notions autonomes du droit de l’Union, devant être interprétées en se référant principalement (20) au système et aux objectifs de ce règlement, afin de garantir l’application uniforme des règles de compétence qu’il prévoit dans tous les États membres. Le rattachement d’une demande à l’une ou l’autre catégorie ne dépend donc ni des solutions prévues par le droit interne de la juridiction saisie (dit « lex fori ») ni de la qualification retenue dans la loi applicable (dite « lex causae ») (21).
35. En ce qui concerne, d’une part, le système du règlement Bruxelles I, la Cour a itérativement jugé que celui‑ci repose sur la règle générale de la compétence des juridictions de l’État membre du domicile du défendeur, prévue à l’article 2, paragraphe 1, de ce règlement, tandis que les règles de compétence spéciale, figurant notamment à son article 5, constituent des dérogations à cette règle générale qui, en tant que telles, sont d’interprétation stricte (22).
36. S’agissant, d’autre part, des objectifs du règlement Bruxelles I, il ressort de son considérant 12 que les règles de compétence spéciale prévues à l’article 5, point 1, et à l’article 5, point 3, de ce règlement poursuivent, notamment (23), des objectifs de proximité et de bonne administration de la justice. À cet égard, la Cour a itérativement jugé que l’option offerte au demandeur par ces dispositions a été introduite en considération de l’existence, dans les « matières » qu’elles visent, d’un lien de rattachement particulièrement étroit entre la demande et la juridiction qui peut être appelée à en connaître, en vue de l’organisation utile du procès (24).
37. À la lumière de ces considérations générales, la Cour a défini, au fur et à mesure de sa jurisprudence, la « matière contractuelle » et la « matière délictuelle ou quasi délictuelle ».
38. D’une part, il ressort d’une jurisprudence constante de la Cour, amorcée par l’arrêt Handte (25), que l’application de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I « présuppose la détermination d’une obligation juridique librement consentie par une personne à l’égard d’une autre et sur laquelle se fonde l’action du demandeur » (26). En d’autres termes, la « matière contractuelle », au sens de cette disposition, comprend toute demande fondée sur une telle obligation (27).
39. D’autre part, conformément à une jurisprudence tout aussi constante, issue de l’arrêt Kalfelis et qui vient d’être précisée dans l’arrêt Wikingerhof, la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, comprend « toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur et qui ne se rattache pas à la “matière contractuelle” », au sens de l’article 5, point 1, de ce règlement, « à savoir qu’elle n’est pas fondée sur une obligation juridique librement consentie par une personne à l’égard d’une autre » (28).
40. Il résulte d’une lecture combinée de ces définitions que, comme je l’ai expliqué dans mes conclusions dans l’affaire Wikingerhof (29), et comme la Cour l’a jugé dans l’arrêt éponyme (30), le rattachement d’une demande à la « matière contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I, ou à la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, de ce règlement, dépend de l’obligation sur laquelle cette demande est fondée.
41. En substance, le « test » de qualification consiste à identifier l’obligation dont se prévaut le demandeur contre le défendeur, puis à déterminer la nature de cette obligation, laquelle dépend, à son tour, du fait ou de l’acte constituant la source de cette dernière. Comme j’y reviendrai, si l’obligation en question trouve sa source dans un contrat ou une autre forme d’engagement volontaire d’une personne à l’égard d’une autre, cette obligation et, par déduction, la demande sont de nature « contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I. En revanche, si l’obligation en cause trouve sa source dans un « fait dommageable », obligation et demande sont de nature « délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, de ce règlement (31). Enfin, si cette source réside ailleurs, l’application de l’une ou de l’autre disposition est exclue.
42. Dans ce contexte, le règlement (CE) no 593/2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) (32) (ci‑après le « règlement Rome I »), d’une part, et le règlement (CE) no 864/2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (Rome II) (33) (ci‑après le « règlement Rome II »), d’autre part, fournissent des indications utiles pour déterminer la nature d’une obligation donnée et, ainsi, statuer sur la qualification de la demande qu’elle sous-tend. En effet, si ces règlements n’ont pas exactement le même champ d’application que, respectivement, l’article 5, point 1, et l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I (34), ils constituent néanmoins, dans le domaine des conflits de lois, les pendants de ces dispositions, et ces trois règlements doivent être interprétés, dans la mesure du possible, de manière cohérente (35).
43. Ces rappels effectués, j’expliquerai, dans les sections qui suivent, pourquoi les demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause ne se rattachent pas, en principe, à la « matière contractuelle », sauf dans certains cas (section 1), et pourquoi elles ne relèvent pas de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle » (section 2).
1. Les demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause ne relèvent pas, en principe, de la « matière contractuelle »
44. Comme je l’ai expliqué au point 38 des présentes conclusions, la « matière contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I, comprend toute demande fondée sur une « obligation juridique librement consentie », c’est‑à‑dire sur une « obligation contractuelle », au sens autonome dans lequel le droit international privé de l’Union entend cette notion (36). Une telle obligation trouve sa source dans un contrat ou une autre forme d’engagement volontaire d’une personne à l’égard d’une autre (37).
45. Or, dans le cadre d’une demande fondée sur l’enrichissement sans cause, l’obligation de restitution dont se prévaut le demandeur ne résulte pas, en règle générale, d’un tel engagement volontaire du défendeur à son égard. Cette obligation est, au contraire, née indépendamment de la volonté de l’enrichi. Si, en l’occurrence, la prédécesseuse de BP EUROPA a intenté la procédure d’exécution ayant généré son enrichissement, sa volonté se limitait à cela. Elle n’avait pas l’intention de s’engager à l’égard de HRVATSKE ŠUME. Ladite obligation de restitution découle, en réalité, directement de la loi, qui attache, pour des raisons d’équité, des effets de droit à l’absence de « cause » justifiant cet enrichissement.
46. Par conséquent, l’obligation trouvant sa source dans un enrichissement sans cause ne constitue pas, en règle générale, une « obligation juridique librement consentie », au sens de la jurisprudence afférente à l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I. Les demandes en restitution fondées sur un tel enrichissement ne se rattachent donc pas, en principe, à la « matière contractuelle » visée à cette disposition (38).
47. La lecture du règlement Rome II confirme cette interprétation. En effet, il ressort de l’article 2, paragraphe 1, de ce règlement que l’obligation de restitution trouvant sa source dans un enrichissement sans cause est considérée comme une « obligation non contractuelle », relevant dudit règlement(39), et faisant l’objet, à son article 10, de règles de conflit de lois spécifiques.
48. Cela étant, un tempérament doit être apporté à l’interprétation qui précède. En effet, comme le remarque très justement la Commission, les demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause peuvent s’inscrire dans des contextes différents. En particulier, si une telle demande peut être présentée entre personnes n’étant, par ailleurs, liées par aucune relation juridique, comme c’est a priori le cas de HRVATSKE ŠUME et de BP EUROPA (40), elle peut également être étroitement liée à une relation contractuelle existant, ou supposée exister, entre les parties au litige.
49. Or, comme la Cour l’a jugé dans son arrêt Profit Investment SIM (41), une demande en restitution de prestations fournies au titre d’un contrat invalide (nul, caduc, etc.) relève de la « matière contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I. La même interprétation s’impose, selon moi, s’agissant des demandes en restitution consécutives à la résolution pour inexécution d’un contrat ou à un paiement indu effectué dans le cadre d’un contrat, par exemple lorsqu’un débiteur contractuel s’acquitte d’une dette supérieure à son montant réel.
50. En effet, si de telles demandes en restitution reposent parfois (mais pas toujours), en droit matériel, sur les règles de l’enrichissement sans cause (42), elles doivent être considérées, aux fins de l’application des règles de compétence prévues dans le règlement Bruxelles I, comme trouvant leur source dans un contrat. En substance, le demandeur se prévaut d’une « obligation contractuelle » qui, selon lui, est invalide ou n’a pas été exécutée par le défendeur, ou qu’il estime avoir « sur-exécutée », afin de justifier de son droit à restitution, qui constitue le « remède » (remedy) réclamé. Une telle demande se fonde donc essentiellement sur l’« obligation contractuelle » en question, l’obligation de restitution dont se prévaut le demandeur n’ayant pas d’existence autonome (43).
51. De surcroît, il est conforme aux objectifs de proximité et de bonne administration de la justice, poursuivis à l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I, que le juge du contrat puisse se prononcer sur les conséquences de son invalidité, de son inexécution ou de sa « sur‑exécution » et, notamment, sur les restitutions qui en découlent (44). En particulier, la compétence ne devrait pas varier selon que, en réponse à l’inexécution, par le défendeur, d’une obligation contractuelle, le demandeur réclame des dommages-intérêts ou bien la résolution du contrat et la restitution des prestations échangées (45). Du reste, statuer sur de telles demandes en restitution implique essentiellement, pour le juge saisi, de trancher des questions d’ordre contractuel (telles que, selon le cas, celles du contenu de l’obligation contractuelle en cause, de sa validité ou de la manière dont elle devait être exécutée par le défendeur) en appréciant les éléments de preuve correspondants. Il existe donc un lien de rattachement particulièrement étroit entre la demande et le tribunal du « lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée », au sens de cette disposition (46).
52. En outre, d’une part, l’article 12, paragraphe 1, sous c) et e), du règlement Rome I prévoit que la loi applicable au contrat (dite « lex contractus ») régit, respectivement, les conséquences de l’inexécution des obligations contractuelles et les conséquences de la nullité du contrat. Le législateur de l’Union a donc pris position en faveur du caractère « contractuel » des demandes en restitution consécutives à la résolution ou à l’invalidité d’un contrat ainsi que des obligations qui les sous-tendent. D’autre part, il ressort de l’article 10, paragraphe 1, du règlement Rome II que, lorsqu’une obligation non contractuelle résultant d’un enrichissement sans cause se rattache à une relation contractuelle préexistante entre les parties (typiquement lorsqu’un débiteur contractuel s’acquitte d’une dette supérieure à son montant réel), la loi applicable à cette obligation est celle qui régit cette relation, c’est-à-dire la lex contractus. La cohérence entre ces deux règlements et le règlement Bruxelles I est, ainsi, assurée dans la mesure du possible.
2. Les demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause ne relèvent pas de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle »
53. S’agissant, maintenant, de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, je rappelle que deux conditions cumulatives résultent de la jurisprudence issue de l’arrêt Kalfelis, citée au point 39 des présentes conclusions : une demande relève de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de cette disposition, pour autant que, d’une part, elle « vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur » et que, d’autre part, elle « ne se rattache pas à la “matière contractuelle” », au sens de l’article 5, point 1, de ce règlement.
54. Il découle de la section précédente que les demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause ne se rattachent pas à la « matière contractuelle » dès lors qu’elles sont fondées non pas sur une « obligation juridique librement consentie », mais sur une « obligation non contractuelle », sauf lorsqu’elles sont étroitement liées à une relation contractuelle antérieure existant, ou supposée exister, entre les parties au litige.
55. Il reste donc à examiner si une telle demande « vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur », au sens de la « jurisprudence Kalfelis ».
56. Comme je l’ai déjà indiqué, à l’instar du gouvernement croate, je ne suis pas de cet avis (47).
57. En premier lieu, je rappelle que l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I donne compétence, en « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au tribunal du « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ». L’identification d’un tel « fait dommageable » est donc indispensable à l’application de cette disposition. Il s’agit, ainsi, du présupposé de toute demande en « matière délictuelle ou quasi délictuelle ».
58. À partir de l’arrêt Bier (48), la Cour a scindé la notion de « fait dommageable », au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, en deux concepts distincts : le « dommage » (ou, dit autrement, le « préjudice ») et « l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage » (49). Dans ce cadre, la Cour s’est référée aux éléments constitutifs de la responsabilité non contractuelle, tels qu’ils ressortent des principes généraux qui se dégagent des systèmes de droit national des États membres (50). Elle a ainsi jugé qu’« une responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle ne peut entrer en ligne de compte qu’à condition qu’un lien causal puisse être établi entre le dommage et le fait dans lequel ce dommage trouve son origine » (51).
59. Par conséquent, une demande « vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur », au sens de l’arrêt Kalfelis, si elle se fonde sur un « fait dommageable » imputable au défendeur et ayant causé un préjudice au demandeur (52). Conformément à la jurisprudence de la Cour et aux principes généraux évoqués au point précédent, un tel « fait dommageable » est un fait illicite, c’est-à-dire un acte ou une omission contraires à un devoir ou à une interdiction imposés par la loi à tout un chacun, et causant un dommage à autrui (53).
60. La juridiction de renvoi se demande néanmoins si la distinction opérée, à l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, dans plusieurs de ses versions linguistiques, entre matière « délictuelle » et « quasi délictuelle » n’appelle pas une interprétation plus large du champ d’application de cette disposition. Dans ce cadre, elle tend à considérer que la seconde notion pourrait inclure, contrairement à la première, des faits juridiques autres que des « faits dommageables ».
61. Selon moi, tel n’est pas le cas. La Cour n’a, à juste titre, jamais distingué, dans sa jurisprudence relative à l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, les « quasi-délits » des « délits ». Outre que cette distinction ne figure pas dans toutes les versions linguistiques de ce règlement (54), la présence du terme « quasi-délit » dans certaines d’entre elles ne vise pas à élargir le champ d’application de cette disposition. Il s’agit, en réalité, d’un emprunt au droit français, qui a la particularité de séparer la responsabilité civile résultant des actes volontaires (délits) de celle découlant des faits dommageables commis par imprudence ou négligence (quasi-délits) (55). En somme, ledit terme se borne à indiquer, dans les versions concernées, que cette disposition couvre les « faits dommageables » indépendamment du point de savoir s’ils ont été commis intentionnellement ou par négligence (56). « Délits » et « quasi-délits » constituent deux déclinaisons de ces mêmes « faits ». Du reste, comme la juridiction de renvoi le relève elle-même, si la notion de « quasi-délit » englobait d’autres types de faits juridiques, ledit article 5, point 3, ne fournirait pas de critère de compétence pour les demandes concernées.
62. Il résulte des considérations qui précèdent qu’une demande « vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur », au sens de l’arrêt Kalfelis, et se rattache, partant, à la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, lorsqu’elle se fonde sur une obligation non contractuelle qui, comme je l’ai expliqué au point 41 des présentes conclusions, trouve sa source dans un « fait dommageable » (« délit » ou « quasi-délit »), tel que défini au point 59 de ces conclusions (57). En revanche, une demande fondée sur une obligation non contractuelle trouvant sa source dans un fait juridique autre qu’un « fait dommageable » ne relève pas de cette disposition. En somme, ladite disposition recouvre non pas l’ensemble des obligations non contractuelles, mais une sous-catégorie d’entre elles, que je qualifierai d’« obligations délictuelles ou quasi délictuelles ».
63. Ainsi, si la catégorie que constitue la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », telle qu’interprétée dans l’arrêt Kalfelis, englobe une grande diversité de types de responsabilité (58), il ne s’agit pas pour autant, contrairement à ce que laisse entendre la Commission, d’une « catégorie résiduelle » absorbant toute demande fondée sur une obligation civile ou commerciale qui n’est pas « contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I (59). Dans cet arrêt, la Cour a uniquement indiqué que cette disposition et l’article 5, point 3, de ce règlement s’excluent mutuellement, une même demande en responsabilité civile ne pouvant pas relever des deux dispositions à la fois (60). Cela étant, il existe des demandes qui ne se rattachent ni à l’une ni à l’autre, au motif qu’elles se fondent sur des obligations qui ne sont ni « contractuelles » ni « délictuelles ou quasi délictuelles ».
64. Or, et en deuxième lieu, si une demande en restitution fondée sur l’enrichissement sans cause repose bien, en principe, sur une obligation non contractuelle (61), cette obligation ne trouve pas sa source dans un « fait dommageable » imputable au défendeur, au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I (62). En effet, comme la juridiction de renvoi l’a relevé, l’enrichissement sans cause ne saurait être considéré comme un tel « fait ». Contrairement à ce que soutiennent le gouvernement tchèque et la Commission, il ne s’agit donc pas d’un « quasi-délit », au sens de cette disposition.
65. En effet, l’obligation de restitution sous-tendant une telle demande résulte de la réception, par le défendeur, d’un enrichissement et de l’absence (ou, en l’occurrence, de la disparition rétroactive) d’une « cause » le justifiant (63). Partant, comme le fait valoir à bon droit le gouvernement croate, pareille demande ne présuppose pas un quelconque acte ou une quelconque omission dommageable imputable au défendeur. L’obligation en question est née spontanément, indépendamment de son comportement (64).
66. Le gouvernement tchèque réplique, en substance, que le fait générateur de l’enrichissement (à savoir, en l’occurrence, la mise en œuvre, par la défenderesse au principal, de la procédure d’exécution ultérieurement invalidée) devrait être assimilé à un « fait dommageable », au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I.
67. Toutefois, à mon sens, cette assimilation n’a pas lieu d’être. Tout d’abord, à proprement parler, l’obligation sous-tendant une demande en restitution fondée sur l’enrichissement sans cause ne trouve pas sa source dans le fait générateur de cet enrichissement, mais dans l’enrichissement lui-même. Ensuite, ce fait générateur n’est pas toujours imputable au défendeur. Bien souvent, il sera, au contraire, imputable au demandeur – qui aura, par exemple, transféré par erreur une somme d’argent indue. Enfin, si, en l’occurrence, la mise en œuvre de la procédure d’exécution est intervenue à l’initiative de la défenderesse au principal, cela ne saurait être considéré comme un « fait dommageable », un tel acte n’ayant rien d’illicite et n’ayant pas causé, au sens légal du terme, un « préjudice » à la requérante au principal.
68. La Commission réplique, pour sa part, que le « fait dommageable », au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, serait le fait, pour la défenderesse au principal, d’avoir omis de restituer l’enrichissement litigieux à la demanderesse au principal, en violation de l’article 1111 de la loi relative aux obligations (65).
69. Cet argument ne saurait prospérer. En effet, l’obligation de restitution alléguée existait, par hypothèse, préalablement à un éventuel refus de la défenderesse au principal de l’exécuter. Considérer que ladite obligation résulte du comportement de cette dernière serait donc un raisonnement circulaire. L’obligation en question trouve sa source en amont : elle a pris naissance, je le rappelle, dès le moment de la réception de l’enrichissement sans cause (ou, en l’occurrence, au moment où la procédure d’exécution a été déclarée invalide ex tunc).
70. Du reste, si le seul fait, pour un défendeur, de ne pas avoir exécuté une obligation préexistante devait s’analyser comme un « fait dommageable », l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I aurait un champ d’application extrêmement vaste, puisqu’une demande en justice en matière civile et commerciale est généralement motivée par l’inexécution, par le défendeur, d’une prétendue obligation (66).
71. Contrairement à ce que soutient la Commission, la situation n’est pas comparable à celle en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Austro-Mechana (67), également invoquée par la juridiction de renvoi. En effet, les circonstances de cette affaire sont, à mes yeux, très particulières.
72. Il convient de rappeler que, dans cet arrêt, la Cour a jugé qu’une demande en paiement de la « compensation équitable » prévue à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (68), telle que celle formulée par Austro-Mechana, une société de gestion collective des droits d’auteur, contre les sociétés Amazon, relève de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I (69). Cette demande avait pour fondement l’obligation de payer cette « compensation », qui s’imposait à Amazon, en vertu du droit autrichien, en raison de la commercialisation de supports d’enregistrement sur le territoire autrichien (70). Il ne s’agissait pas là d’un fait illicite. Néanmoins, ce comportement contribuait au préjudice causé aux titulaires de droits par la réalisation de copies privées de leurs objets protégés. Or, selon une jurisprudence constante de la Cour, ladite « compensation » a pour objet de réparer ce préjudice. Austro-Mechana, en tant que société de gestion collective, percevait cette même « compensation », pour le compte des titulaires de droits qu’elle représentait. Le préjudice dont cette société se prévalait était donc, en réalité, celui de ces titulaires. En somme, l’obligation servant de fondement à la demande trouvait bien sa source, toute chose considérée, dans un « fait dommageable » (71). Du reste, les juridictions autrichiennes étaient les mieux placées pour apprécier le préjudice causé à ces mêmes titulaires par les copies privées réalisées par les consommateurs autrichiens (qui dépendait du nombre de supports d’enregistrement vendus en Autriche par les sociétés Amazon) et, partant, pour statuer sur le montant de la « compensation équitable » devant être versée par ces sociétés (72).
73. En troisième lieu, l’interprétation selon laquelle une demande en restitution fondée sur l’enrichissement sans cause ne relève pas de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I est confirmée, selon moi, par un autre passage de l’arrêt Kalfelis. Je rappelle que, dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, un particulier agissait contre sa banque à la suite d’opérations boursières infructueuses et, dans ce cadre, avait formulé des demandes cumulatives reposant sur trois types de fondements, à savoir la responsabilité contractuelle, la responsabilité délictuelle et, enfin, l’enrichissement sans cause. Dans ce contexte, la juridiction de renvoi avait notamment interrogé la Cour sur la question de savoir si le tribunal compétent, en vertu de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, pour se prononcer sur la demande fondée sur la responsabilité délictuelle l’était également, à titre accessoire, s’agissant de celles reposant sur la responsabilité contractuelle et sur l’enrichissement sans cause.
74. La Cour a répondu à cette question « qu’un tribunal compétent, au titre de [l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I], pour connaître de l’élément d’une demande reposant sur un fondement délictuel n’est pas compétent pour connaître des autres éléments de la même demande qui reposent sur des fondements non délictuels » (73). Or, lue dans le contexte rappelé au point précédent, l’expression « fondements non délictuels » renvoie, implicitement, mais nécessairement, à la responsabilité contractuelle et à l’enrichissement sans cause.
75. En quatrième lieu, contrairement au gouvernement tchèque et à la Commission, j’estime que la lecture du règlement Rome II n’infirme pas, mais, à l’inverse, étaye l’interprétation suggérée dans les présentes conclusions.
76. En effet, si, comme je l’ai indiqué au point 47 des présentes conclusions, ce règlement inclut, parmi les « obligations non contractuelles » relevant de son champ d’application, les obligations trouvant leur source dans un enrichissement sans cause, celles-ci s’insèrent, au sein dudit règlement, dans une catégorie spécifique (74).
77. Plus précisément, le règlement Rome II comporte, d’une part, dans son chapitre II, des règles applicables aux obligations non contractuelles résultant d’un « fait dommageable ». Cette notion a, selon moi, le même sens que celle, identique, figurant à l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I (75). Sont donc visées ici les « obligations délictuelles ou quasi délictuelles » mentionnées au point 62 des présentes conclusions (76). En somme, ce chapitre II couvre, en principe, les mêmes obligations que ledit article 5, point 3 (77).
78. D’autre part, le règlement Rome II rassemble, dans un chapitre III, les règles applicables aux obligations non contractuelles résultant d’un « fait autre qu’un fait dommageable » (78). Les demandes fondées sur les obligations en question ne devraient, par hypothèse, pas relever de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I (79). Or, ce chapitre III inclut l’enrichissement sans cause. Cette classification confirme, ainsi, que l’obligation de restitution sous-tendant une demande fondée sur un tel enrichissement ne trouve pas sa source dans un « fait dommageable », au sens dudit article 5, point 3 (80).
79. Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que les demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause ne relèvent pas de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I (81).
80. Contrairement à ce que laisse entendre le gouvernement tchèque, cette interprétation n’entraîne aucun déni de justice. Dans les situations dans lesquelles l’article 5, point 1, de ce règlement n’est pas applicable (82), il s’ensuit simplement qu’un justiciable ne dispose pas d’une option de compétence pour introduire une demande fondée sur l’enrichissement sans cause, qui devra être portée devant les juridictions de l’État membre dans lequel le défendeur a son domicile, conformément à la règle générale prévue à l’article 2, paragraphe 1, dudit règlement (83).
81. Du reste, ce résultat est, premièrement, pleinement conforme au système du règlement Bruxelles I. Je rappelle que celui-ci repose précisément sur le principe de la compétence du for du domicile du défendeur (84). À cet égard, la Cour a itérativement jugé que cette règle générale, qui est l’expression de l’adage actor sequitur forum rei (85), s’explique par le fait que ce dernier peut, en principe, se défendre plus aisément devant les juridictions de son domicile (86). Ce choix de favoriser le défendeur est, à son tour, justifié par le fait que ce dernier se trouve, en règle générale, dans une position plus faible au procès, puisqu’il n’en a pas pris l’initiative et qu’il subit l’action du demandeur (87).
82. Ainsi, on ne saurait affirmer, comme le fait la Commission, que, en matière d’obligations civiles et commerciales, il ne devrait pas exister de « vide juridique » entre l’article 5, point 1, et l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I et qu’il devrait, partant, toujours exister une alternative à la compétence des juridictions de l’État membre du domicile du défendeur. Si les fors additionnels prévus à ces dispositions étaient toujours disponibles, la règle générale serait reléguée au second plan, et le demandeur, largement favorisé, contrairement à la volonté du législateur de l’Union (88).
83. Au contraire, conformément à ce que je viens d’expliquer, la Cour a itérativement jugé que l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, en tant que dérogation à cette règle générale, est d’interprétation stricte, de sorte qu’il ne saurait recevoir une « interprétation allant au-delà des hypothèses envisagées de manière explicite » à cette disposition (89). Or, lire la notion de « fait dommageable » d’une manière aussi large que le suggère le gouvernement tchèque ou la Commission reviendrait précisément à appliquer cette disposition dans une hypothèse qu’elle n’envisage pas de manière explicite, à savoir celle de l’enrichissement sans cause (90).
84. Deuxièmement, je ne suis pas persuadé que les objectifs de proximité et de bonne administration de la justice sous-tendant l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I (91) appellent une interprétation différente.
85. En effet, outre que ces objectifs ne permettent pas, en toute hypothèse, de s’affranchir des termes dudit article 5, point 3, je doute qu’il existe, en l’occurrence, un lien « particulièrement étroit » entre la demande en cause au principal et la juridiction croate saisie par la requérante au principal et, partant, que cette juridiction soit nécessairement plus apte que les tribunaux allemands à statuer sur les allégations de cette société, c’est-à-dire déterminer si les conditions d’un tel enrichissement sont réunies (92), notamment en termes de collecte et d’évaluation des éléments de preuve pertinents à cet égard.
86. La juridiction de renvoi, à laquelle le gouvernement tchèque et la Commission se rallient, considère que tel est le cas au motif que le fait générateur de l’enrichissement, à savoir la procédure d’exécution intentée par la prédécesseuse de BP EUROPA, est survenu en Croatie. Tous les éléments de faits pertinents seraient ainsi liés à ce pays, tandis que seul le domicile de la défenderesse au principal se trouve en Allemagne.
87. Cependant, afin de statuer sur une demande en restitution fondée sur l’enrichissement sans cause, il s’agit avant tout de déterminer s’il y a, précisément, eu un tel enrichissement. Ainsi, ce sont non pas les juridictions du lieu où est survenu le fait générateur de l’enrichissement, mais, à choisir, celles du lieu où le défendeur s’est prétendument enrichi qui semblent les plus aptes à statuer sur une telle demande.
88. Par analogie, l’article 10, paragraphe 3, du règlement Rome II prévoit que, lorsqu’un enrichissement sans cause s’est produit en l’absence de relation préexistante entre les parties et que celles-ci n’ont pas leur résidence habituelle dans le même pays, la loi applicable à l’obligation non contractuelle en résultant est celle du pays dans lequel « l’enrichissement sans cause s’est produit ». Est ainsi visé non pas le pays dans lequel le fait générateur de l’enrichissement est survenu, mais celui dans lequel le défendeur a reçu le bénéfice économique en cause. Dans le cas d’un transfert de fonds sur un compte en banque, comme en l’occurrence, le pays d’enrichissement est celui où se situe l’établissement bancaire dans lequel ce compte est inscrit (93).
89. Or, il est probable que, en l’occurrence, ce lieu se situe en Allemagne (94). Les juridictions de l’État membre du domicile du défendeur, dans la mesure où elles correspondent au lieu où l’enrichissement est reçu, sont donc les mieux placées pour apprécier la réalité de cet enrichissement (95). Il en ressort, selon moi, que, de manière générale, il n’existe pas de lien « particulièrement étroit » rattachant les demandes fondées sur l’enrichissement sans cause à un for autre que celui du domicile du défendeur (96).
90. Du reste, le désagrément pratique, pour HRVATSKE ŠUME, de devoir attraire BP EUROPA devant les juridictions de l’État membre du domicile de cette dernière (désagrément qui, je le rappelle, procède de la volonté du législateur de l’Union (97)) est compensé par un avantage procédural : à supposer que la demande soit fondée, et dans la mesure où le patrimoine de la défenderesse au principal se situe en Allemagne, la requérante au principal disposera d’ores et déjà d’un titre exécutoire national pour recouvrer le montant litigieux (le futur jugement rendu par les tribunaux allemands) plutôt que de devoir recourir à la procédure d’exequatur afin de faire déclarer exécutoire, dans cet État membre, un éventuel jugement croate (98).
V. Conclusion
91. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre comme suit à la première question posée par le Visoki trgovački sud Republike Hrvatske (cour d’appel de commerce, Croatie) :
L’article 5, point 1, et l’article 5, point 3, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale doivent être interprétés en ce sens qu’une demande en restitution fondée sur l’enrichissement sans cause :
– ne relève pas de la « matière contractuelle », au sens de la première disposition, sauf lorsqu’elle est étroitement liée à une relation contractuelle antérieure existant, ou supposée exister, entre les parties au litige, et
– ne relève pas de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de la seconde disposition.