Language of document : ECLI:EU:C:2023:295

ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

18 avril 2023 (*)

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière pénale – Mandat d’arrêt européen – Décision-cadre 2002/584/JAI – Article 1er, paragraphe 3 – Article 23, paragraphe 4 – Procédures de remise entre États membres – Motifs de non-exécution – Article 4, paragraphe 3, TUE – Obligation de coopération loyale – Sursis à l’exécution du mandat d’arrêt européen – Article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Interdiction des traitements inhumains ou dégradants – Maladie grave, chronique et potentiellement irréversible – Risque d’une atteinte grave à la santé affectant la personne concernée par le mandat d’arrêt européen »

Dans l’affaire C‑699/21,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle, Italie), par décision du 18 novembre 2021, parvenue à la Cour le 22 novembre 2021, dans la procédure relative à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen émis contre

E. D. L.

en présence de :

Presidente del Consiglio dei Ministri,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. K. Lenaerts, président, M. L. Bay Larsen, vice-président, Mmes A. Prechal, K. Jürimäe (rapporteure), MM. C. Lycourgos, M. Safjan, Mme L. S. Rossi et M. D. Gratsias, présidents de chambre, MM. J.‑C. Bonichot, I. Jarukaitis, A. Kumin, N. Jääskinen, M. Gavalec, Z. Csehi et Mme O. Spineanu‑Matei, juges,

avocat général : M. M. Campos Sánchez-Bordona,

greffier : M. C. Di Bella, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 27 septembre 2022,

considérant les observations présentées :

–        pour E. D. L., par Mes N. Canestrini et V. Manes, avvocati,

–        pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de M. S. Faraci, avvocato dello Stato,

–        pour le gouvernement croate, par Mme G. Vidović Mesarek, en qualité d’agent,

–        pour le gouvernement néerlandais, par Mme M. K. Bulterman et M. J. M. Hoogveld, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna et Mme J. Sawicka, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement roumain, par Mmes E. Gane, O.-C. Ichim et A. Wellman, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement finlandais, par Mme M. Pere, en qualité d’agent,

–        pour la Commission européenne, par Mme S. Grünheid et M. A. Spina, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 1er décembre 2022,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 3, de la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil, du 13 juin 2002, relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres (JO 2002, L 190, p. 1), telle que modifiée par la décision-cadre 2009/299/JAI du Conseil, du 26 février 2009 (JO 2009, L 81, p. 24) (ci-après la « décision-cadre 2002/584 »), lu à la lumière des articles 3, 4 et 35 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre de l’exécution, en Italie, d’un mandat d’arrêt européen émis par l’Općinski sud u Zadru (tribunal municipal de Zadar, Croatie) aux fins de l’exercice de poursuites pénales contre E. D. L.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3        Les considérants 6 et 12 de la décision-cadre 2002/584 sont libellés comme suit :

« (6)      Le mandat d’arrêt européen prévu par la présente décision-cadre constitue la première concrétisation, dans le domaine du droit pénal, du principe de reconnaissance mutuelle que le Conseil européen a qualifié de “pierre angulaire” de la coopération judiciaire.

[...]

(12)      La présente décision-cadre respecte les droits fondamentaux et observe les principes reconnus par l’article 6 [TUE] et reflétés dans la [Charte] [...], notamment son chapitre VI. [...] »

4        L’article 1er de cette décision-cadre, intitulé « Définition du mandat d’arrêt européen et obligation de l’exécuter », prévoit :

« 1.      Le mandat d’arrêt européen est une décision judiciaire émise par un État membre en vue de l’arrestation et de la remise par un autre État membre d’une personne recherchée pour l’exercice de poursuites pénales ou pour l’exécution d’une peine ou d’une mesure de sûreté privatives de liberté.

2.      Les États membres exécutent tout mandat d’arrêt européen, sur la base du principe de reconnaissance mutuelle et conformément aux dispositions de la présente décision-cadre.

3.      La présente décision-cadre ne saurait avoir pour effet de modifier l’obligation de respecter les droits fondamentaux et les principes juridiques fondamentaux tels qu’ils sont consacrés par l’article 6 [TUE]. »

5        L’article 3 de ladite décision-cadre énonce les motifs de non-exécution obligatoire d’un mandat d’arrêt européen. Les motifs de non-exécution facultative sont énumérés aux articles 4 et 4 bis de la même décision-cadre.

6        Aux termes de l’article 23 de la décision-cadre 2002/584, intitulé « Délai pour la remise de la personne » :

« 1.      La personne recherchée est remise dans les plus brefs délais à une date convenue entre les autorités concernées.

2.      Elle est remise au plus tard dix jours après la décision finale sur l’exécution du mandat d’arrêt européen.

3.      Si la remise de la personne recherchée, dans le délai prévu au paragraphe 2, s’avère impossible en vertu d’un cas de force majeure dans l’un ou l’autre des États membres, l’autorité judiciaire d’exécution et l’autorité judiciaire d’émission prennent immédiatement contact l’une avec l’autre et conviennent d’une nouvelle date de remise. Dans ce cas, la remise a lieu dans les dix jours suivant la nouvelle date convenue.

4.      Il peut exceptionnellement être sursis temporairement à la remise, pour des raisons humanitaires sérieuses, par exemple lorsqu’il y a des raisons valables de penser qu’elle mettrait manifestement en danger la vie ou la santé de la personne recherchée. L’exécution du mandat d’arrêt européen a lieu dès que ces raisons ont cessé d’exister. L’autorité judiciaire d’exécution en informe immédiatement l’autorité judiciaire d’émission et convient avec elle d’une nouvelle date de remise. Dans ce cas, la remise a lieu dans les dix jours suivant la nouvelle date convenue.

5.      À l’expiration des délais visés aux paragraphes 2 à 4, si la personne se trouve toujours en détention, elle est remise en liberté. »

 Le droit italien

7        L’article 1er, paragraphe 1, de la legge n. 69 – Disposizioni per conformare il diritto interno alla decisione quadro 2002/584/GAI del Consiglio, del 13 giugno 2002, relativa al mandato d’arresto europeo e alle procedure di consegna tra Stati membri (loi no 69 portant dispositions visant à mettre le droit interne en conformité avec la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil, du 13 juin 2002, relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres), du 22 avril 2005 (GURI no 98, du 29 avril 2005, p. 6), dans sa version applicable aux faits du litige au principal (ci-après la « loi no 69/2005 »), dispose :

« La présente loi transpose, dans l’ordre juridique interne, les dispositions de la [décision-cadre 2002/584] relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, pour autant que ces dispositions ne sont pas incompatibles avec les principes suprêmes de l’ordre constitutionnel en matière de droits fondamentaux ainsi que de libertés fondamentales et de droit à un procès équitable. »

 Le litige au principal et la question préjudicielle

8        Le 9 septembre 2019, l’Općinski sud u Zadru (tribunal municipal de Zadar) a émis un mandat d’arrêt européen contre E. D. L., qui réside en Italie, aux fins de l’exercice de poursuites pénales en Croatie. Celui-ci est suspecté d’avoir commis dans le courant de l’année 2014, sur le territoire croate, l’infraction de détention de stupéfiants dans le but de la distribution et de la vente.

9        La Corte d’appello di Milano (cour d’appel de Milan, Italie) est l’autorité judiciaire compétente pour exécuter ce mandat d’arrêt européen. Devant cette juridiction, E. D. L. a produit plusieurs documents médicaux attestant d’importants troubles psychiatriques. Sur la base de ces documents, la Corte d’appello di Milano (cour d’appel de Milan) a soumis E. D. L. à une expertise psychiatrique.

10      Cette expertise a révélé, entre autres, l’existence d’un trouble psychotique nécessitant la poursuite d’un traitement médicamenteux et psychothérapeutique pour éviter de probables épisodes de décompensation psychique. Ladite expertise a également mis en évidence un risque important de suicide en cas d’incarcération. Elle a conclu que, compte tenu de la nécessité de poursuivre son parcours thérapeutique, E.D. L. serait un individu inadapté à la vie carcérale.

11      Sur la base de la même expertise, la Corte d’appello di Milano (cour d’appel de Milan) a considéré, d’une part, que l’exécution du mandat d’arrêt européen interromprait le traitement d’E. D. L. et conduirait à une détérioration de son état de santé général, dont les effets pourraient être d’une gravité exceptionnelle, voire à un risque avéré de suicide. D’autre part, cette juridiction a constaté que les dispositions pertinentes de la loi no 69/2005 ne prévoient pas que des raisons de santé de ce type puissent constituer un motif de refus de la remise dans le cadre des procédures d’exécution d’un mandat d’arrêt européen.

12      C’est dans ce contexte que, par une ordonnance du 17 septembre 2020, elle a interrogé la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle, Italie), qui est la juridiction de renvoi dans la présente affaire, sur la constitutionnalité de ces dispositions.

13      La juridiction de renvoi souligne, à cet égard, que les questions qu’elle est appelée à trancher concernent, non seulement la compatibilité desdites dispositions avec la Constitution italienne, mais également l’interprétation du droit de l’Union dont elles sont la mise en œuvre. Or, à l’instar de la loi no 69/2005, les articles 3, 4 et 4 bis de la décision-cadre 2002/584 n’incluraient pas, parmi les motifs de non-exécution obligatoire ou facultative d’un mandat d’arrêt européen, l’hypothèse d’un danger grave pour la santé de l’intéressé qui résulterait de la remise en raison de pathologies à caractère chronique de durée potentiellement indéterminée.

14      Cela étant, la juridiction de renvoi se demande s’il serait possible de remédier de manière adéquate au risque d’atteinte à la santé de la personne recherchée en suspendant la remise sur la base de l’article 23, paragraphe 4, de la décision-cadre 2002/584. Elle précise cependant que cette solution ne lui semble pas adaptée à des pathologies chroniques à durée indéterminée, telles que celles dont souffre E.D.L.

15      Par ailleurs, la juridiction de renvoi rappelle que le principe selon lequel la décision-cadre 2002/584, telle que transposée par les États membres, ne saurait avoir pour effet de modifier l’obligation de respecter les droits fondamentaux, tels qu’ils sont consacrés par l’article 6 TUE, est affirmé tant au considérant 12 qu’à l’article 1er, paragraphe 3, de cette décision-cadre.

16      Ce serait précisément pour éviter que la mise en œuvre de la décision-cadre 2002/584 conduise à des violations des droits fondamentaux de la personne recherchée que la Cour aurait défini, au-delà des motifs de non-exécution prévus par cette décision-cadre, un cadre d’examen visant à concilier les exigences de la reconnaissance mutuelle et de l’exécution des décisions judiciaires en matière pénale avec le respect de ces droits fondamentaux.

17      Tel serait le cas, aux termes de la jurisprudence de la Cour, lorsque l’exécution d’un mandat d’arrêt européen exposerait la personne recherchée au risque de subir des conditions de détention inhumaines et dégradantes dans l’État membre d’émission en raison de défaillances systémiques et généralisées ou affectant certains groupes de personnes ou centres de détention, ou au risque d’être soumise à un procès qui ne respecte pas les garanties énoncées à l’article 47 de la Charte, en raison de défaillances systémiques et généralisées en ce qui concerne l’indépendance du pouvoir judiciaire de l’État membre d’émission.

18      La juridiction de renvoi relève, toutefois, que cette jurisprudence concerne uniquement des situations de risque d’atteinte aux droits fondamentaux de la personne recherchée liées à des défaillances systémiques et généralisées de l’État membre d’émission, ou des situations concernant certains groupes de personnes ou des centres de détention entiers. Or les questions soulevées devant elle concerneraient une hypothèse différente, à savoir celle dans laquelle la personne dont la remise est demandée souffre de pathologies graves, à caractère chronique, de durée indéterminée, et qui sont susceptibles de se détériorer sensiblement en cas de remise, notamment si l’État membre d’émission devait décider de la placer en détention.

19      Cette juridiction se demande, par conséquent, si les principes issus de ladite jurisprudence doivent être étendus, par analogie, à cette hypothèse. Elle s’interroge notamment sur l’existence d’une obligation pour l’autorité judiciaire d’exécution d’établir un dialogue avec l’autorité judiciaire d’émission, ainsi que sur la possibilité, pour l’autorité judiciaire d’exécution, de mettre fin à la procédure de remise lorsque l’existence d’un risque d’atteinte aux droits fondamentaux de la personne recherchée ne peut être exclue dans un délai raisonnable

20      Dans ces conditions, la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 1er, paragraphe 3, de la [décision-cadre 2002/584], lu à la lumière des articles 3, 4 et 35 de la [Charte], doit-il être interprété en ce sens que l’autorité judiciaire d’exécution, lorsqu’elle estime que la remise d’une personne souffrant de pathologies graves, à caractère chronique et potentiellement irréversibles, pourrait l’exposer au risque de subir une atteinte grave à sa santé, doit solliciter de l’autorité judiciaire d’émission les informations permettant d’exclure l’existence de ce risque, et est tenue de refuser la remise si elle n’obtient pas ces assurances dans un délai raisonnable ? »

 La procédure devant la Cour

21      La juridiction de renvoi a demandé que le présent renvoi préjudiciel soit soumis à la procédure accélérée prévue à l’article 105 du règlement de procédure de la Cour.

22      Tout en reconnaissant que E. D. L. ne fait l’objet d’aucune mesure de privation de liberté, cette juridiction fait valoir que la question préjudicielle posée concerne des aspects essentiels du fonctionnement du mandat d’arrêt européen. Cette question serait, en outre, susceptible d’avoir des conséquences générales, tant pour les autorités appelées à coopérer dans le cadre de procédures relatives à un mandat d’arrêt européen que pour les droits des personnes concernées.

23      L’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure prévoit que, à la demande de la juridiction de renvoi ou, à titre exceptionnel, d’office, le président de la Cour peut, lorsque la nature de l’affaire exige son traitement dans de brefs délais, le juge rapporteur et l’avocat général entendus, décider de soumettre un renvoi préjudiciel à une procédure accélérée dérogeant aux dispositions de ce règlement.

24      Il importe de rappeler, à cet égard, qu’une telle procédure accélérée constitue un instrument procédural destiné à répondre à une situation d’urgence extraordinaire (arrêt du 21 décembre 2021, Randstad Italia, C‑497/20, EU:C:2021:1037, point 37 et jurisprudence citée).

25      En l’occurrence, le président de la Cour a décidé, le 20 décembre 2021, le juge rapporteur et l’avocat général entendus, de rejeter la demande visée au point 20 du présent arrêt.

26      En effet, la circonstance que l’affaire porte sur un ou plusieurs aspects essentiels du fonctionnement du mandat d’arrêt européen ne constitue pas, en tant que telle, une raison établissant une urgence extraordinaire, nécessaire pour justifier un traitement par voie accélérée. Il en va de même de la circonstance qu’un nombre important de personnes ou de situations juridiques sont potentiellement concernées par les questions posées (voir, en ce sens, arrêt du 21 décembre 2021, Randstad Italia, C‑497/20, EU:C:2021:1037, point 39).

27      Cela étant, eu égard à la nature et à l’importance de la question posée, le président de la Cour a décidé de soumettre la présente affaire à un traitement prioritaire conformément à l’article 53, paragraphe 3, du règlement de procédure.

 Sur la question préjudicielle

28      Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 1er, paragraphe 3, de la décision-cadre 2002/584, lu à la lumière des articles 3, 4 et 35 de la Charte, doit être interprété en ce sens que, lorsque l’autorité judiciaire d’exécution appelée à décider de la remise, en exécution d’un mandat d’arrêt européen, d’une personne souffrant de pathologies graves, à caractère chronique et potentiellement irréversibles, estime que cette remise pourrait exposer cette personne au risque de subir une atteinte grave à sa santé, elle doit solliciter de l’autorité judiciaire d’émission les informations permettant d’écarter un tel risque et est tenue de refuser d’exécuter ladite remise si elle n’obtient pas, dans un délai raisonnable, les assurances requises pour écarter ce risque.

29      À titre liminaire, il convient de souligner que, même si, sur le plan formel, la juridiction de renvoi a circonscrit sa question, s’agissant de la décision-cadre 2002/584, à l’interprétation du seul article 1er, paragraphe 3, de celle-ci, une telle circonstance ne fait toutefois pas obstacle à ce que la Cour lui fournisse tous les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui peuvent être utiles au jugement de l’affaire dont elle est saisie, que cette juridiction y ait fait référence ou non dans l’énoncé de sa question (voir, en ce sens, arrêts du 12 décembre 1990, SARPP, C‑241/89, EU:C:1990:459, point 8, et du 5 juin 2018, Coman e.a., C‑673/16, EU:C:2018:385, point 22).

30      Cette précision liminaire étant faite, il importe de rappeler que tant le principe de confiance mutuelle entre les États membres que le principe de reconnaissance mutuelle, qui repose lui-même sur la confiance réciproque entre ces derniers, ont, dans le droit de l’Union, une importance fondamentale, étant donné qu’ils permettent la création et le maintien d’un espace sans frontières intérieures. Plus spécifiquement, le principe de confiance mutuelle impose, notamment en ce qui concerne l’espace de liberté, de sécurité et de justice, à chacun de ces États de considérer, sauf dans des circonstances exceptionnelles, que tous les autres États membres respectent le droit de l’Union et, tout particulièrement, les droits fondamentaux reconnus par ce droit [arrêts du 22 février 2022, Openbaar Ministerie (Tribunal établi par la loi dans l’État membre d’émission), C‑562/21 PPU et C‑563/21 PPU, EU:C:2022:100, point 40, ainsi que du 31 janvier 2023, Puig Gordi e.a., C‑158/21, EU:C:2023:57, point 93].

31      Ainsi, lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, les États membres sont tenus, en vertu de ce droit, de présumer le respect des droits fondamentaux par les autres États membres, de sorte qu’il ne leur est pas possible non seulement d’exiger d’un autre État membre un niveau de protection national des droits fondamentaux plus élevé que celui assuré par le droit de l’Union, mais également, sauf dans des cas exceptionnels, de vérifier si cet autre État membre a effectivement respecté, dans un cas concret, les droits fondamentaux garantis par l’Union européenne [avis 2/13 (Adhésion de l’Union à la CEDH), du 18 décembre 2014, EU:C:2014:2454, point 192, et arrêt du 31 janvier 2023, Puig Gordi e.a., C‑158/21, EU:C:2023:57, point 94].

32      Dans ce contexte, la décision-cadre 2002/584 tend, par l’instauration d’un système simplifié et efficace de remise des personnes condamnées ou soupçonnées d’avoir enfreint la loi pénale, à faciliter et à accélérer la coopération judiciaire en vue de contribuer à réaliser l’objectif assigné à l’Union de devenir un espace de liberté, de sécurité et de justice en se fondant sur le degré de confiance élevé qui doit exister entre les États membres [arrêt du 22 février 2022, Openbaar Ministerie (Tribunal établi par la loi dans l’État membre d’émission), C‑562/21 PPU et C‑563/21 PPU, EU:C:2022:100, point 42 ainsi que jurisprudence citée].

33      Le principe de reconnaissance mutuelle, qui constitue, selon le considérant 6 de cette décision-cadre, la « pierre angulaire » de la coopération judiciaire en matière pénale, trouve son expression à l’article 1er, paragraphe 2, de ladite décision-cadre, qui consacre la règle selon laquelle les États membres sont tenus d’exécuter tout mandat d’arrêt européen sur la base de ce principe et conformément aux dispositions de la même décision-cadre [arrêt du 22 février 2022, Openbaar Ministerie (Tribunal établi par la loi dans l’État membre d’émission), C‑562/21 PPU et C‑563/21 PPU, EU:C:2022:100, point 43 ainsi que jurisprudence citée].

34      Il s’ensuit, d’une part, que les autorités judiciaires d’exécution ne peuvent refuser d’exécuter un mandat d’arrêt européen que pour des motifs procédant de la décision-cadre 2002/584, telle qu’interprétée par la Cour (voir, en ce sens, arrêt du 31 janvier 2023, Puig Gordi e.a., C‑158/21, EU:C:2023:57, points 69 à 73). D’autre part, alors que l’exécution du mandat d’arrêt européen constitue le principe, le refus d’exécution est conçu comme une exception qui doit faire l’objet d’une interprétation stricte [arrêt du 22 février 2022, Openbaar Ministerie (Tribunal établi par la loi dans l’État membre d’émission), C‑562/21 PPU et C‑563/21 PPU, EU:C:2022:100, point 44 ainsi que jurisprudence citée].

35      Or cette décision-cadre ne prévoit pas que les autorités judiciaires d’exécution puissent refuser d’exécuter un mandat d’arrêt européen au seul motif que la personne faisant l’objet d’un tel mandat d’arrêt souffre de pathologies graves, à caractère chronique et potentiellement irréversibles. Eu égard au principe de confiance mutuelle qui sous-tend l’espace de liberté, de sécurité et de justice, il existe, en effet, une présomption que les soins et traitements offerts dans les États membres pour la prise en charge, notamment, de telles pathologies, sont adéquats (voir, par analogie, arrêt du 16 février 2017, C. K. e.a., C‑578/16 PPU, EU:C:2017:127, point 70), que ce soit en milieu carcéral ou dans le cadre de modalités alternatives de maintien de cette personne à la disposition des autorités judiciaires de l’État membre d’émission.

36      Il ressort néanmoins de l’article 23, paragraphe 4, de la décision-cadre 2002/584 que, dans des circonstances exceptionnelles, tenant notamment à la mise en danger manifeste de la vie ou de la santé de la personne recherchée, il peut être sursis temporairement à la remise.

37      En conséquence, l’autorité judiciaire d’exécution est autorisée à suspendre temporairement la remise de la personne recherchée, pour autant qu’il existe des raisons sérieuses de penser, sur la base d’éléments objectifs, tels que des attestations médicales ou des rapports d’expertise, que l’exécution du mandat d’arrêt risque de mettre en danger, de manière manifeste, la santé de cette personne, par exemple, en raison d’une maladie ou d’une affection temporaire de ladite personne avant la date prévue pour sa remise.

38      Cela étant, ce pouvoir d’appréciation doit être exercé dans le respect de l’article 4 de la Charte, lequel interdit, notamment, les traitements inhumains et dégradants, une telle interdiction revêtant un caractère absolu en tant qu’elle est étroitement liée au respect de la dignité humaine visée à l’article 1er de la Charte [voir, en ce sens, arrêts du 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, C‑404/15 et C‑659/15 PPU, EU:C:2016:198, point 85, ainsi que du 22 novembre 2022, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Éloignement – Cannabis thérapeutique), C‑69/21, EU:C:2022:913, point 57].

39      À cet égard, il ne saurait être exclu que la remise d’une personne gravement malade puisse entraîner, pour cette personne, un risque réel de traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte, et ce en raison ou, dans certaines circonstances, indépendamment du niveau de qualité des soins disponibles dans l’État membre d’émission (voir, par analogie, arrêt du 16 février 2017, C. K. e.a., C‑578/16 PPU, EU:C:2017:127, point 73).

40      Pour relever de cette disposition, un traitement doit néanmoins atteindre un seuil minimal de gravité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention [voir, en ce sens, arrêt du 25 juillet 2018, Generalstaatsanwaltschaft (Conditions de détention en Hongrie), C‑220/18 PPU, EU:C:2018:589, point 90].

41      Tel serait le cas de la remise d’une personne gravement malade pour laquelle existent un risque de décès imminent ou des motifs sérieux de croire que, bien que ne courant pas de risque imminent de mourir, elle ferait face, dans les circonstances de l’espèce, à un risque réel d’être exposée à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé ou à une réduction significative de son espérance de vie [voir, en ce sens, arrêt du 22 novembre 2022, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Éloignement – Cannabis thérapeutique), C‑69/21, EU:C:2022:913, points 63 et 66].

42      Il s’ensuit que, dans une situation où l’autorité judiciaire d’exécution a, à la lumière des éléments objectifs dont elle dispose, des motifs sérieux et avérés de croire que la remise de la personne recherchée, gravement malade, l’exposerait à un risque réel de réduction significative de son espérance de vie ou de détérioration rapide, significative et irrémédiable de son état de santé, cette autorité est tenue, conformément à l’article 4 de la Charte, d’exercer la faculté prévue à l’article 23, paragraphe 4, de la décision-cadre 2002/584, en décidant de surseoir à la remise.

43      Il y a lieu, à cet égard, d’ajouter que cette décision-cadre, notamment son article 23, paragraphe 4, doit être interprétée de manière à ne pas remettre en cause l’effectivité du système de coopération judiciaire entre les États membres dont le mandat d’arrêt européen, tel que prévu par le législateur de l’Union, constitue l’un des éléments essentiels [arrêt du 22 février 2022, Openbaar Ministerie (Tribunal établi par la loi dans l’État membre d’émission), C‑562/21 PPU et C‑563/21 PPU, EU:C:2022:100, point 47 ainsi que jurisprudence citée].

44      Il doit en aller d’autant plus ainsi que le mécanisme du mandat d’arrêt européen vise aussi à lutter contre l’impunité d’une personne recherchée qui se trouve sur un territoire autre que celui sur lequel elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction [voir, en ce sens, arrêt du 17 décembre 2020, Openbaar Ministerie (Indépendance de l’autorité judiciaire d’émission), C‑354/20 PPU et C‑412/20 PPU, EU:C:2020:1033, point 62].

45      C’est pourquoi la Cour a jugé que, afin notamment d’assurer que le fonctionnement du mandat d’arrêt européen ne soit pas paralysé, l’obligation de coopération loyale, inscrite à l’article 4, paragraphe 3, premier alinéa, TUE, doit présider au dialogue entre les autorités judiciaires d’exécution et celles d’émission. Il découle du principe de coopération loyale, notamment, que les États membres se respectent et s’assistent mutuellement dans l’accomplissement des missions qui découlent des traités [arrêt du 22 février 2022, Openbaar Ministerie (Tribunal établi par la loi dans l’État membre d’émission), C‑562/21 PPU et C‑563/21 PPU, EU:C:2022:100, point 48 ainsi que jurisprudence citée].

46      Dès lors, les autorités judiciaires d’émission et d’exécution doivent, afin d’assurer une coopération efficace en matière pénale, faire pleinement usage des instruments prévus par la décision-cadre 2002/584 de façon à favoriser la confiance mutuelle à la base de cette coopération [voir, en ce sens, arrêt du 22 février 2022, Openbaar Ministerie (Tribunal établi par la loi dans l’État membre d’émission), C‑562/21 PPU et C‑563/21 PPU, EU:C:2022:100, point 49 ainsi que jurisprudence citée].

47      Il s’ensuit que, dans la situation évoquée au point 42 du présent arrêt, où l’autorité judiciaire d’exécution décide, à titre exceptionnel, de surseoir temporairement à la remise de la personne recherchée sur le fondement de l’article 23, paragraphe 4, de la décision-cadre 2002/584, lu en combinaison avec l’article 4 de la Charte, elle doit demander à l’autorité judiciaire d’émission la fourniture de toute information nécessaire afin de s’assurer que les modalités dans lesquelles s’exerceront les poursuites pénales à l’origine du mandat d’arrêt européen ou les conditions de l’éventuelle détention de cette personne permettent d’écarter le risque visé audit point (voir, par analogie, arrêt du 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, C‑404/15 et C‑659/15 PPU, EU:C:2016:198, point 95).

48      Si de telles garanties sont fournies par l’autorité judiciaire d’émission, il découle de cet article 23, paragraphe 4, que le mandat d’arrêt européen doit être exécuté. Conformément à cette disposition, l’autorité judiciaire d’exécution en informe immédiatement l’autorité judiciaire d’émission et convient avec elle d’une nouvelle date de remise.

49      À cet égard, il importe de souligner que le caractère chronique et potentiellement durable de la pathologie exceptionnellement grave dont souffrirait la personne recherchée n’exclut pas pour autant que l’autorité judiciaire d’exécution ayant décidé de surseoir à la remise de cette personne obtienne de l’État membre d’émission des assurances quant au fait que cette pathologie fera l’objet, dans cet État membre, de traitements ou de soins appropriés, que ce soit en milieu carcéral ou dans le cadre de modalités alternatives de maintien de cette personne à la disposition des autorités judiciaires dudit État membre.

50      Il ne saurait cependant être exclu que, dans des circonstances exceptionnelles, au regard des informations fournies par l’autorité judiciaire d’émission, ainsi que de toute autre information dont l’autorité judiciaire d’exécution disposerait, cette dernière autorité arrive à la conclusion que, d’une part, il existe des motifs sérieux et avérés de croire que, en cas de remise à l’État membre d’émission, la personne recherchée courra un risque tel que celui décrit au point 42 du présent arrêt et que, d’autre part, ce risque ne peut pas être écarté dans un délai raisonnable.

51      Or, premièrement, l’article 23, paragraphe 4, de la décision-cadre 2002/584 constitue une exception à l’obligation, pour l’autorité judiciaire d’exécution, d’assurer la remise de la personne recherchée dans les plus brefs délais, contenue à l’article 23, paragraphe 1, de cette décision-cadre. Il serait dès lors contraire tant à la lettre de l’article 23, paragraphe 4, de ladite décision-cadre, qui évoque le caractère « temporaire » du sursis à la remise, qu’à l’économie générale de cet article qu’une autorité judiciaire d’exécution puisse différer, afin d’éviter la réalisation d’un tel risque, la remise d’une personne recherchée pour une période considérable, voire indéfiniment. Du reste, dans une telle hypothèse, la personne recherchée pourrait demeurer indéfiniment sous le coup du mandat d’arrêt européen délivré contre elle et des mesures coercitives adoptées, le cas échéant, par l’État membre d’exécution, alors même qu’il n’y a aucune perspective réaliste que cette personne soit remise à l’État membre d’émission.

52      Deuxièmement, dans un cas tel que celui décrit au point 50 du présent arrêt, il convient également d’avoir égard à l’article 1er, paragraphe 3, de la décision-cadre 2002/584, en vertu duquel l’existence d’un risque de violation des droits fondamentaux est susceptible de permettre à l’autorité judiciaire d’exécution de s’abstenir, à titre exceptionnel et à la suite d’un examen approprié, de donner suite à un mandat d’arrêt européen (voir, en ce sens, arrêt du 31 janvier 2023, Puig Gordi e.a., C‑158/21, EU:C:2023:57, point 72 et jurisprudence citée).

53      Dans un tel cas, l’autorité judiciaire d’exécution ne peut pas, conformément à l’article 1er, paragraphe 3, de la décision-cadre 2002/584, interprété à la lumière de l’article 4 de la Charte, donner suite au mandat d’arrêt européen (voir, en ce sens, arrêts du 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, C‑404/15 et C‑659/15 PPU, EU:C:2016:198, point 104, et, par analogie, du 1er juin 2016, Bob-Dogi, C‑241/15, EU:C:2016:385, point 66).

54      Dans ces circonstances, il n’apparaît pas nécessaire d’interpréter l’article 1er, paragraphe 3, de la décision-cadre 2002/584 à la lumière des articles 3 et 35 de la Charte.

55      Eu égard à l’ensemble des motifs qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 1er, paragraphe 3, et l’article 23, paragraphe 4, de la décision-cadre 2002/584, lus à la lumière de l’article 4 de la Charte, doivent être interprétés en ce sens que :

–        lorsqu’il existe des raisons valables de considérer que la remise d’une personne recherchée, en exécution d’un mandat d’arrêt européen, risque de mettre manifestement en danger sa santé, l’autorité judiciaire d’exécution peut, à titre exceptionnel, surseoir temporairement à cette remise ;

–        lorsque l’autorité judiciaire d’exécution appelée à décider de la remise d’une personne recherchée, gravement malade, en exécution d’un mandat d’arrêt européen, estime qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que cette remise exposerait cette personne à un risque réel de réduction significative de son espérance de vie ou de détérioration rapide, significative et irrémédiable de son état de santé, elle doit surseoir à ladite remise et solliciter de l’autorité judiciaire d’émission la fourniture de toute information relative aux conditions dans lesquelles il est envisagé de poursuivre ou de détenir ladite personne ainsi qu’aux possibilités d’adapter ces conditions à son état de santé afin de prévenir la réalisation d’un tel risque ;

–        si, au regard des informations fournies par l’autorité judiciaire d’émission ainsi que de toutes les autres informations dont l’autorité judiciaire d’exécution disposerait, il apparaît que ce risque ne peut pas être écarté dans un délai raisonnable, cette dernière autorité doit refuser d’exécuter le mandat d’arrêt européen. En revanche, si ledit risque peut être écarté dans un tel délai, une nouvelle date de remise doit être convenue avec l’autorité judiciaire d’émission.

 Sur les dépens

56      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

L’article 1er, paragraphe 3, et l’article 23, paragraphe 4, de la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil, du 13 juin 2002, relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, telle que modifiée par la décision-cadre 2009/299/JAI du Conseil, du 26 février 2009, lus à la lumière de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,

doivent être interprétés en ce sens que :

–        lorsqu’il existe des raisons valables de considérer que la remise d’une personne recherchée, en exécution d’un mandat d’arrêt européen, risque de mettre manifestement en danger sa santé, l’autorité judiciaire d’exécution peut, à titre exceptionnel, surseoir temporairement à cette remise ;

–        lorsque l’autorité judiciaire d’exécution appelée à décider de la remise d’une personne recherchée, gravement malade, en exécution d’un mandat d’arrêt européen, estime qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que cette remise exposerait cette personne à un risque réel de réduction significative de son espérance de vie ou de détérioration rapide, significative et irrémédiable de son état de santé, elle doit surseoir à ladite remise et solliciter de l’autorité judiciaire d’émission la fourniture de toute information relative aux conditions dans lesquelles il est envisagé de poursuivre ou de détenir ladite personne ainsi qu’aux possibilités d’adapter ces conditions à son état de santé afin de prévenir la réalisation d’un tel risque ;

–        si, au regard des informations fournies par l’autorité judiciaire d’émission ainsi que de toutes les autres informations dont l’autorité judiciaire d’exécution disposerait, il apparaît que ce risque ne peut pas être écarté dans un délai raisonnable, cette dernière autorité doit refuser d’exécuter le mandat d’arrêt européen. En revanche, si ledit risque peut être écarté dans un tel délai, une nouvelle date de remise doit être convenue avec l’autorité judiciaire d’émission.

Signatures


*      Langue de procédure : l’italien.