Language of document : ECLI:EU:C:2024:324

Affaire C605/21

Heureka Group a.s.

contre

Google LLC

(demande de décision préjudicielle, introduite par Městský soud v Praze)

 Arrêt de la Cour(grande chambre) du 18 avril 2024

« Renvoi préjudiciel – Article 102 TFUE – Principe d’effectivité – Actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence – Directive 2014/104/UE – Transposition tardive de la directive – Application temporelle – Article 10 – Délai de prescription – Modalités du dies a quo – Cessation de l’infraction – Connaissance des informations indispensables pour l’introduction du recours en dommages et intérêts – Publication au Journal officiel de l’Union européenne du résumé de la décision de la Commission européenne constatant une infraction aux règles de concurrence – Effet contraignant d’une décision de la Commission non encore définitive – Suspension ou interruption du délai de prescription pendant la durée de l’enquête de la Commission ou jusqu’à la date à laquelle sa décision devienne définitive »

1.        Concurrence – Actions en réparation du préjudice causé par des infractions aux règles de concurrence – Directive 2014/104 – Application dans le temps – Disposition établissant certaines exigences par rapport au délai de prescription applicable aux actions en réparation – Disposition substantielle – Interdiction d’application rétroactive de la réglementation nationale de transposition

(Directive du Parlement européen et du Conseil 2014/104, art. 10 et 22)

(voir points 47-49)

2.        Concurrence – Actions en réparation du préjudice causé par des infractions aux règles de concurrence – Directive 2014/104 – Application dans le temps – Actions en réparation du préjudice causé par un abus de position dominante ayant commencé avant l’entrée en vigueur de la directive – Applicabilité temporelle de la disposition de la directive établissant certaines exigences par rapport au délai de prescription – Condition – Actions en réparation non encore prescrites à la date d’expiration du délai de transposition de la directive – Détermination du point de départ du délai de prescription desdites actions – Applicabilité du droit national – Limites – Respect de l’article 102 TFUE et du principe d’effectivité – Délai de prescription national ne pouvant commencer à courir qu’après la fin de l’infraction et la prise de connaissance par la personne lésée des informations indispensables pour l’introduction du recours – Moment de prise de connaissance desdites informations coïncidant en principe avec la date de publication du résumé de la décision de la Commission constatant l’infraction – Décision non encore définitive – Absence de pertinence

(Art. 102 TFUE ; directive du Parlement européen et du Conseil 2014/104, art. 10 et 22)

(voir points 50-78, 82-88)

3.        Position dominante – Abus – Interdiction – Effet direct – Droit des particuliers de demander réparation du préjudice subi – Modalités d’exercice – Délais de prescription – Réglementation nationale ne prévoyant pas de suspension ou d’interruption du délai de prescription au cours de l’enquête de la Commission – Inadmissibilité – Réglementation nationale ne prévoyant pas de suspension du délai de prescription jusqu’à la décision définitive de la Commission – Admissibilité

(Art. 102 TFUE)

(voir points 79, 80)

4.        Concurrence – Actions en réparation du préjudice causé par des infractions aux règles de concurrence – Directive 2014/104 – Délai de prescription applicable aux actions en réparation – Suspension du délai de prescription à la suite d’un acte d’une autorité de concurrence visant à l’instruction ou à la poursuite de l’infraction en cause

(Directive du Parlement européen et du Conseil 2014/104, art. 10, § 2 et 4)

(voir points 90, 91)

5.        Actes des institutions – Directives – Exécution par les États membres – Nécessité d’assurer l’efficacité des directives – Obligations des juridictions nationales – Obligation d’interprétation conforme – Portée – Interprétation contra legem du droit national – Exclusion

(Art. 288, 3e al., TFUE)

(voir point 93)

Résumé

Saisie d’un renvoi préjudiciel, la grande chambre de la Cour se prononce sur les exigences auxquelles doivent répondre les régimes de prescription nationaux applicables aux actions en dommages et intérêts introduites devant les juridictions nationales pour des infractions au droit de la concurrence de l’Union. Ces précisions sont apportées dans le contexte d’une action en indemnisation introduite par une entreprise tchèque contre Google LLC en raison d’un abus de position dominante que cette dernière et sa société mère, Alphabet Inc., auraient commis en République tchèque.

Par décision du 27 juin 2017 (1), la Commission européenne a constaté que, depuis février 2013, Google a violé l’article 102 TFUE en abusant de sa position dominante dans treize marchés nationaux de la recherche générale, dont celui de la République tchèque, en diminuant le trafic en provenance de ses pages de résultats de recherche générale vers les comparateurs de produits concurrents et en augmentant ce trafic vers son propre comparateur de produits. Un résumé de cette décision a été publié le 12 janvier 2018 au Journal officiel de l’Union européenne (2).

Google et Alphabet ont saisi le Tribunal d’un recours contre ladite décision, qui a été rejeté pour l’essentiel (3). Toutefois, comme le pourvoi introduit contre l’arrêt du Tribunal est toujours pendant devant la Cour, la décision de la Commission n’est pas encore définitive.

En juin 2020, Heureka Group a.s. (ci-après « Heureka »), une société tchèque active sur le marché des services de comparaison des prix de vente, a introduit devant le Městský soud v Praze (cour municipale de Prague, République tchèque) un recours tendant à condamner Google à réparer le préjudice résultant de l’infraction à l’article 102 TFUE constatée dans la décision de la Commission et commise en République tchèque pendant la période allant du mois de février 2013 au 27 juin 2017. Selon Heureka, les agissements anticoncurrentiels de Google auraient diminué la consultation de son portail Heureka.cz.

En défense, Google a invoqué la prescription, à tout le moins en partie, du droit à réparation d’Heureka.

À cet égard, la cour municipale de Prague précise que les règles nationales applicables au recours d’Heureka prévoient un délai de prescription de trois ans qui commence à courir, indépendamment et séparément pour chaque dommage partiel résultant d’une infraction aux règles de la concurrence, à partir du moment auquel la personne lésée a pris connaissance ou est réputée avoir pris connaissance du fait qu’elle a subi un tel dommage partiel ainsi que de l’identité de la personne qui est tenue à la réparation de celui-ci. Afin de faire courir ce délai, il n’est, en revanche, pas exigé que la personne lésée ait pris connaissance du fait que le comportement concerné constitue une infraction au droit de la concurrence, ni que cette infraction ait pris fin. En outre, les règles nationales applicables n’imposent pas la suspension ou l’interruption dudit délai pendant la période de l’enquête de la Commission concernant l’infraction. Ce même délai ne peut pas non plus être suspendu, à tout le moins, jusqu’à un an après la date à laquelle la décision de la Commission constatant cette même infraction devienne définitive.

Selon la cour municipale de Prague, il s’ensuit que, en l’occurrence, chaque recherche générale effectuée sur le site de Google qui a conduit à un placement et à un affichage de résultats plus favorables au service de comparaison des prix de Google aurait fait courir un nouveau délai de prescription autonome.

Par ailleurs, la directive 2014/104 (4) ayant été transposée tardivement en droit tchèque, la cour municipale de Prague relève que l’infraction reprochée à Google a cessé après l’expiration du délai de transposition de cette directive, à savoir le 27 décembre 2016, mais apparemment avant la date d’entrée en vigueur de la législation de transposition le 1er septembre 2017.

À la lumière de ce qui précède, la cour municipale de Prague a saisi la Cour de plusieurs questions préjudicielles visant à savoir, en substance, si l’article 10 de la directive 2014/104 et/ou l’article 102 TFUE et le principe d’effectivité s’opposent à une réglementation nationale de prescription telle que celle en cause au principal pour les recours en dommages et intérêts relatifs à des infractions continues aux règles du droit de la concurrence de l’Union.

Appréciation de la Cour

Afin de répondre aux questions préjudicielles, la Cour examine tout d’abord l’applicabilité temporelle de l’article 10 de la directive 2014/104, qui détermine la durée minimale du délai de prescription applicable aux actions en dommages et intérêts pour les infractions au droit de la concurrence et le moment le plus tôt auquel celui-ci peut commencer à courir ainsi que les circonstances dans lesquelles ce délai de prescription doit être suspendu ou interrompu.

À cet égard, la Cour rappelle que l’article 10 de la directive 2014/104 est une disposition substantielle, de sorte que, conformément à l’article 22, paragraphe 1, de cette directive, les États membres doivent veiller à ce que les dispositions de transposition de cet article ne s’appliquent pas rétroactivement. Toutefois, à partir de l’expiration du délai de transposition de cette directive, à savoir le 27 décembre 2016, le droit national doit être interprété d’une manière conforme à toute disposition de celle-ci.

Dans ce contexte, afin de déterminer l’applicabilité temporelle de l’article 10 de la directive 2014/104 en l’espèce, la Cour vérifie si la situation juridique en cause au principal était acquise avant le 27 décembre 2016 ou si elle a continué à produire ses effets par la suite.

À cette fin, il y a lieu de rechercher si, au 27 décembre 2016, le délai de prescription national applicable à la situation en cause au principal s’était écoulé. Dans ce cadre, il convient toutefois de tenir compte du fait que, même avant l’expiration du délai de transposition de la directive 2014/104, les règles de prescription nationales applicables devaient respecter les principes d’équivalence et d’effectivité et ne sauraient réduire à néant la pleine effectivité de l’article 102 TFUE.

Or, la pleine effectivité de l’article 102 TFUE et, en particulier, l’effet utile de l’interdiction y énoncée exigent que les délais de prescription nationaux applicables aux recours en dommages et intérêts pour les infractions à cet article ne commencent pas à courir avant que l’infraction n’ait pris fin et que la personne lésée n’ait pris connaissance ou ne puisse raisonnablement être considérée comme ayant pris connaissance des informations indispensables pour l’introduction de son action en dommages et intérêts.

En effet, s’agissant de la première condition tenant à la cessation de l’infraction, la Cour considère que, compte tenu du fait que les litiges concernant des infractions aux règles du droit de la concurrence se caractérisent, en principe, par une asymétrie d’information au détriment de la personne lésée et qu’il est souvent particulièrement difficile pour une telle personne d’établir l’existence et la portée d’une telle infraction ainsi que le préjudice qui en découle avant la fin de celle-ci, l’exigence selon laquelle le délai de prescription ne saurait commencer à courir avant que l’infraction concernée n’ait pris fin est nécessaire pour permettre à la personne lésée d’être effectivement en mesure d’exercer son droit de demander réparation intégrale, découlant de l’article 102 TFUE. De plus, dès lors qu’il est, en général, difficile pour la personne lésée d’apporter la preuve d’une violation de cet article en l’absence d’une décision de la Commission ou d’une autorité nationale constatant cette infraction, un régime de prescription qui pourrait avoir pour conséquence que le délai de prescription expirerait bien avant l’adoption d’une telle décision serait de nature à rendre l’exercice de son droit de demander réparation intégrale excessivement difficile.

En ce qui concerne la seconde condition tenant à la connaissance des informations indispensables pour l’introduction d’un recours en dommages et intérêts, la Cour rappelle que l’existence d’une infraction au droit de la concurrence, l’existence d’un préjudice, le lien de causalité entre ce préjudice et cette infraction ainsi que l’identité de l’auteur de celle-ci font partie de ces informations.

S’il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer, en l’espèce, la date de prise de connaissance de ces informations par Heureka, la Cour estime toutefois utile de relever que, en principe, ce moment de prise de connaissance coïncide avec la date de la publication au Journal officiel de l’Union européenne du résumé de la décision de la Commission constatant l’infraction, indépendamment du fait que cette décision est devenue définitive ou non.

La Cour précise, en outre, que l’article 102 TFUE et le principe d’effectivité imposent la suspension ou l’interruption du délai de prescription pendant la durée d’une enquête menée par la Commission. En revanche, cet article et ce principe n’exigent pas que le délai de prescription continue à être suspendu jusqu’au moment où la décision de la Commission devienne définitive. En effet, une personne lésée peut, afin d’étayer son recours en dommages et intérêts, s’appuyer sur les constats figurant dans une décision de la Commission qui n’est pas devenue définitive, dès lors que celle-ci déploie un effet contraignant tant qu’elle n’a pas été annulée.

Au regard de ce qui précède, la Cour considère qu’un régime national de prescription, tel que celui en cause au principal, selon lequel, d’une part, le délai de prescription de trois ans commence à courir indépendamment et séparément pour chaque dommage partiel résultant d’une infraction à l’article 102 TFUE à partir du moment où la personne lésée a pris connaissance ou peut raisonnablement être considérée comme ayant pris connaissance du fait qu’elle a subi un dommage partiel ainsi que de l’identité de la personne qui est tenue à la réparation de celui-ci, sans qu’il soit nécessaire que l’infraction ait pris fin et que cette personne ait pris connaissance du fait que le comportement concerné constitue une infraction aux règles de la concurrence, et, d’autre part, ledit délai ne peut être ni suspendu ni interrompu au cours de l’enquête de la Commission concernant une telle infraction, est incompatible avec l’article 102 TFUE et le principe d’effectivité en ce qu’il rend l’exercice du droit de demander réparation du préjudice subi en raison de la même infraction pratiquement impossible ou excessivement difficile.

Par conséquent, c’est en faisant abstraction des éléments de ce régime de prescription qui sont incompatibles avec l’article 102 TFUE et le principe d’effectivité qu’il y a lieu de rechercher si, à la date d’expiration du délai de transposition de la directive 2014/104, à savoir le 27 décembre 2016, le délai de prescription fixé par le droit national, applicable à la situation en cause au principal jusqu’à cette date, était écoulé.

À cet égard, il ressort de la décision de la Commission constatant l’abus de position dominante par Google que cette infraction n’avait pas encore pris fin à la date d’adoption de cette décision, soit le 27 juin 2017. Il s’ensuit que, à la date d’expiration du délai de transposition de la directive 2014/104, non seulement le délai de prescription n’était pas expiré, mais il n’avait même pas encore commencé à courir.

La situation en cause au principal n’ayant pas été acquise avant l’expiration du délai de transposition de la directive 2014/104, l’article 10 de cette dernière y est applicable ratione temporis. Or, la Cour constate qu’il résulte du libellé clair de cet article 10, paragraphes 2 et 4, que le régime de prescription national en cause est également incompatible avec cette disposition. Elle relève, en particulier, que ledit article 10, paragraphe 4, exige désormais que la suspension du délai de prescription à la suite d’un acte d’une autorité de concurrence visant à l’instruction ou à la poursuite d’une infraction au droit de la concurrence à laquelle l’action en dommages et intérêts se rapporte prenne fin au plus tôt un an après la date à laquelle la décision constatant cette infraction est devenue définitive ou à laquelle il a été mis un terme à la procédure d’une autre manière. Cette disposition dépasse donc en cela les exigences découlant de l’article 102 TFUE et du principe d’effectivité.

Enfin, la Cour rappelle que, si une directive non transposée ne saurait être invoquée directement dans un litige entre particuliers, le juge national saisi d’un tel litige est néanmoins tenu d’interpréter le droit national de façon conforme à cette directive dès l’expiration de son délai de transposition, sans toutefois procéder à une interprétation contra legem du droit national.


1      Décision C(2017) 4444 final de la Commission, du 27 juin 2017, relative à une procédure d’application de l’article 102 [TFUE] et de l’article 54 de l’accord EEE [affaire AT.39740 - Moteur de recherche Google (Shopping)].


2      JO 2018, C 9, p. 11.


3      Arrêt du 10 novembre 2021, Google et Alphabet/Commission (Google Shopping) (T‑612/17, EU:T:2021:763).


4      Directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 novembre 2014, relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne (JO 2014, L 349, p. 1).