Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. ATHANASIOS RANTOS
présentées le 18 avril 2024 (1)
Affaire C‑447/22 P
République de Slovénie,
Commission européenne
contre
Petra Flašker
« Pourvoi – Aides d’État – Articles 107 et 108 TFUE – Mesures d’aides accordées par la République de Slovénie avant l’adhésion à l’Union européenne – Phase préliminaire d’examen – Décision de la Commission européenne concluant à l’absence d’aides d’État – Défaut d’ouverture de la procédure formelle d’examen – Notion de “difficultés sérieuses” quant à l’existence d’une aide ou à sa compatibilité avec le marché intérieur – Étendue des obligations de diligence et d’enquête de la Commission – Charge de la preuve incombant à la partie invoquant l’existence de “difficultés sérieuses” »
I. Introduction
1. Par son pourvoi, la République de Slovénie demande l’annulation de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 27 avril 2022, Flašker/Commission (T‑392/20, ci-après l’« arrêt attaqué », EU:T:2022:245), par lequel celui-ci a annulé la décision C(2020) 1724 final de la Commission, du 24 mars 2020, clôturant l’examen de mesures concernant la chaîne d’officines pharmaceutiques publique Lekarna Ljubljana au regard des règles relatives aux aides d’État figurant aux articles 107 et 108 TFUE [affaire SA.43546 (2016/FC) – Slovénie, ci-après la « décision litigieuse »] pour autant qu’elle porte sur les « actifs en gestion » de celle-ci.
2. Cette affaire trouve son origine dans une plainte déposée auprès de la Commission, au cours de l’année 2016, par Petra Flašker (ci-après « PF »), l’exploitante d’une pharmacie privée, dénonçant l’existence d’aides d’État au profit de Lekarna Ljubljana, une concurrente, sous la forme, notamment, d’octrois d’actifs en gestion, tels que des locaux commerciaux, à des conditions ne correspondant pas aux conditions de marché. Par la décision litigieuse, la Commission a clôturé l’examen de cette plainte sans ouvrir la procédure d’examen approfondi prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE. La Commission a indiqué, en substance, que, à l’issue de la phase préliminaire d’examen prévue à l’article 108, paragraphe 3, TFUE, elle avait acquis la conviction que les mesures en cause ne constituaient pas des aides d’État, tout en précisant que, à supposer même que l’octroi d’actifs en gestion ait pu constituer une telle aide, il s’agirait alors d’une « aide existante ». Saisi d’un recours en annulation, le Tribunal, dans l’arrêt attaqué, a accueilli le moyen tiré par PF de ce que la Commission ne pouvait pas légalement adopter la décision litigieuse sans avoir ouvert la procédure d’examen prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE, et a annulé la décision litigieuse, pour autant qu’elle concerne les actifs en gestion de Lekarna Ljubljana.
3. Sur pourvoi, la République de Slovénie, soutenue par la Commission, fait valoir, dans le cadre de ses deux premiers moyens, que l’arrêt attaqué serait entaché d’une erreur de droit dans l’interprétation et l’application de l’article 108, paragraphes 2 et 3, TFUE, de l’article 4, paragraphes 2 et 3, du règlement (EU) 2015/1589 (2), ainsi que de la notion de « difficultés sérieuses » entraînant l’obligation d’ouvrir la procédure formelle d’examen. Conformément à la demande de la Cour, les présentes conclusions se concentreront sur l’analyse de ces deux premiers moyens du pourvoi.
4. La présente affaire s’inscrit dans le prolongement de nombreuses autres ayant donné lieu à une jurisprudence constante des juridictions de l’Union et dans le sillage d’une série d’autres affaires ayant débouché sur des arrêts plus récents portant sur l’absence d’ouverture de la procédure formelle d’examen (3). Elle offre donc à la Cour l’occasion de clarifier davantage, d’une part, la notion de « difficultés sérieuses » dont l’existence, à l’issue d’un examen préliminaire, entraîne l’obligation pour la Commission d’ouvrir la procédure formelle et, d’autre part, la charge de la preuve et l’étendue des obligations de diligence et d’enquête incombant à cette institution lorsqu’elle est confrontée à une situation d’incertitude.
II. Le cadre juridique
A. Le traité d’adhésion et l’acte d’adhésion
5. Le traité relatif à l’adhésion de la République de Slovénie à l’Union européenne (4) a été signé par la République de Slovénie le 16 avril 2003 et est entré en vigueur le 1er mai 2004 (ci-après le « traité d’adhésion »).
6. En vertu de l’article 1er, paragraphe 2, du traité d’adhésion, les conditions de l’admission et les adaptations des traités sur lesquels l’Union européenne est fondée figurent dans l’acte relatif aux conditions d’adhésion à l’Union européenne et aux adaptations des traités sur lesquels est fondée l’Union européenne (ci-après l’« acte d’adhésion » (5)).
7. L’article 22 de l’acte d’adhésion qui, au même titre que les autres dispositions de celui-ci, fait partie intégrante du traité d’adhésion, énonce que les mesures énumérées dans la liste figurant à son annexe IV sont appliquées dans les conditions définies par cette annexe.
8. L’annexe IV, point 3, paragraphe 1, de l’acte d’adhésion prévoit :
« Les régimes d’aides et aides individuelles ci-après, mis à exécution dans un nouvel État membre avant la date de l’adhésion et toujours applicables après cette date, sont considérés lors de l’adhésion comme aide existante au sens de l’article [108, paragraphe 1, TFUE] :
a) aides mises à exécution avant le 10 décembre 1994 ;
b) aides énumérées dans l’appendice de la présente annexe ;
c) aides examinées par l’autorité chargée de la surveillance des aides publiques du nouvel État membre avant la date de l’adhésion et jugées compatibles avec l’acquis, et à l’égard desquelles la Commission [européenne] n’a pas soulevé d’objections en raison de doutes sérieux quant à la compatibilité des mesures avec le marché commun, en vertu de la procédure visée au paragraphe 2.
Toutes les mesures encore applicables après la date d’adhésion qui constituent une aide publique et ne satisfont pas aux conditions susvisées sont considérées comme une aide nouvelle à la date de l’adhésion aux fins de l’application de l’article [108, paragraphe 3, TFUE.] »
B. Le règlement (UE) 2015/1589
9. L’article 1er du règlement 2015/1589, intitulé « Définitions », est ainsi libellé :
« Aux fins du présent règlement, on entend par :
a) “aide” : toute mesure remplissant tous les critères fixés à l’article 107, paragraphe 1, [TFUE] ;
b) “aide existante” :
i) sans préjudice [...] du point 3, et de l’appendice de l’annexe IV de l’acte d’adhésion de la République tchèque, de l’Estonie, de Chypre, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Hongrie, de Malte, de la Pologne, de la Slovénie et de la Slovaquie [...], toute aide existant avant l’entrée en vigueur du [traité FUE] dans l’État membre concerné, c’est-à-dire les régimes d’aides et aides individuelles mis à exécution avant et toujours applicables après l’entrée en vigueur [du traité FUE] dans les États membres respectifs ;
[...]
c) “aide nouvelle” : toute aide, c’est-à-dire tout régime d’aides ou toute aide individuelle, qui n’est pas une aide existante, y compris toute modification d’une aide existante ;
[...] »
10. L’article 4 de ce règlement, intitulé « Examen préliminaire de la notification et décisions de la Commission », dispose, à ses paragraphes 2 à 5 :
« 2. Si la Commission constate, après un examen préliminaire, que la mesure notifiée ne constitue pas une aide, elle le fait savoir par voie de décision.
3. Si la Commission constate, après un examen préliminaire, que la mesure notifiée, pour autant qu’elle entre dans le champ de l’article 107, paragraphe 1, [TFUE], ne suscite pas de doutes quant à sa compatibilité avec le marché intérieur, elle décide que cette mesure est compatible avec le marché intérieur (ci-après dénommée “décision de ne pas soulever d’objections”). Cette décision précise quelle dérogation prévue par le TFUE a été appliquée.
4. Si la Commission constate, après un examen préliminaire, que la mesure notifiée suscite des doutes quant à sa compatibilité avec le marché intérieur, elle décide d’ouvrir la procédure prévue à l’article 108, paragraphe 2, [TFUE] (ci-après dénommée “décision d’ouvrir la procédure formelle d’examen”).
5. Les décisions visées aux paragraphes 2, 3 et 4 du présent article sont prises dans un délai de deux mois. [...] »
C. Le règlement (CE) no 794/2004
11. L’article 4 du règlement (CE) no 794/2004 (6), intitulé « Procédure de notification simplifiée pour certaines modifications d’aides existantes », prévoit, à son paragraphe 1, première phrase, que, aux fins de l’article 1er, sous c), du règlement 2015/1589, « on entend par modification d’une aide existante tout changement autre que les modifications de caractère purement formel ou administratif qui ne sont pas de nature à influencer l’évaluation de la compatibilité de la mesure d’aide avec le marché [intérieur]. Toutefois, une augmentation du budget initial d’un régime d’aides existant n’excédant pas 20 % n’est pas considérée comme une modification de l’aide existante ».
III. Les antécédents du litige
12. Les antécédents du litige ainsi que le contenu de la décision litigieuse sont exposés aux points 2 à 13 de l’arrêt attaqué et peuvent, pour les besoins des présentes conclusions, être résumés comme suit.
13. Au cours de l’année 1979 a été créée à Ljubljana (Slovénie), alors en République fédérative socialiste de Yougoslavie, une entité dénommée Lekarna Ljubljana o.p., chargée de la distribution officinale de produits pharmaceutiques. Selon les indications fournies par les autorités slovènes, cette entité aurait été dotée d’actifs lui permettant d’exercer sa mission. D’après PF, actuellement pharmacienne d’officine libérale, ladite entité aurait été une « organisation de travail en commun », n’exerçant pas une activité économique de marché et n’ayant pas la capacité de détenir une propriété.
14. À la suite de l’indépendance de la Slovénie, une loi sur les établissements, qui vise notamment les établissements publics chargés de services d’intérêt économique général, a été adoptée au cours de l’année 1991. En vertu de l’article 48 de cette loi, « [l]’établissement tire ses ressources pour sa mission de dotations de son fondateur, de la vente de produits et de services et des autres sources prévues dans la présente loi ».
15. L’année suivante, une loi sur les pharmacies a également été adoptée. Celle-ci prévoit la cohabitation d’établissements publics de pharmacie et de pharmacies privées ainsi que la responsabilité des municipalités pour la fourniture des services de pharmacie sur leur territoire. Les pharmacies privées reçoivent une autorisation d’exercice sous forme de concession octroyée par la municipalité concernée à la suite d’appels d’offres. Les établissements publics de pharmacie sont établis par les municipalités, qui participent à leur direction, et ils sont régis par leur acte fondateur. Selon la Commission, il existe désormais en Slovénie environ 25 établissements publics de pharmacie, exploitant près de 200 officines, et 100 pharmacies privées.
16. Sur le fondement de ces deux lois, au cours de l’année 1997, la municipalité de Ljubljana a créé par voie d’ordonnance l’établissement public de pharmacie Javni Zavod Lekarna Ljubljana (ci-après « Lekarna Ljubljana »), en précisant qu’il était le successeur en droit de Lekarna Ljubljana o.p. et venait aux droits et aux obligations de cette dernière.
17. À l’heure actuelle, Lekarna Ljubljana exploite une cinquantaine d’officines en Slovénie, principalement à Ljubljana, mais aussi dans une quinzaine d’autres communes. À Grosuplje (Slovénie), la ville dans laquelle PF exploite sa pharmacie privée, deux officines de Lekarna Ljubljana sont également établies.
18. Par une plainte officiellement déposée le 27 avril 2016 auprès de la Commission après des contacts préalables avec ses services, PF a dénoncé l’existence d’aides d’État, au sens de l’article 107 TFUE, au profit de Lekarna Ljubljana. Parmi les mesures identifiées au cours de l’instruction de cette plainte figure « l’octroi d’actifs en gestion » à des conditions ne correspondant pas, selon PF, aux conditions de marché. Celle-ci mentionne, comme de tels actifs, des locaux commerciaux.
19. De nombreux échanges ont eu lieu entre la Commission et les autorités slovènes, d’une part, et PF, d’autre part. La Commission a, à deux reprises, communiqué à cette dernière une appréciation préliminaire selon laquelle les mesures identifiées ne constituaient pas des aides d’État. Chaque fois, PF a maintenu sa plainte en apportant des éléments d’information complémentaires et elle a été soutenue au cours de l’année 2018 par seize autres pharmacies privées de Slovénie.
20. Le 24 mars 2020, la Commission a adressé à la République de Slovénie la décision litigieuse. Celle-ci a été adoptée sans que la Commission ait ouvert la procédure d’examen approfondi prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE. La Commission y a conclut, au considérant 73 de cette décision, que l’examen des quatre mesures au profit de Lekarna Ljubljana identifiées comme suit par PF au cours de l’instruction, à savoir i) le bénéfice, accordé par la municipalité de Skofljica (Slovénie), d’un bail à long terme gratuit, ii) l’octroi d’actifs en gestion par la municipalité de Ljubljana, iii) l’exemption de redevances de concession accordée par plusieurs municipalités et iv) l’abandon de profits qui auraient dû être partagés avec plusieurs municipalités, n’avait pas révélé l’existence d’aides d’État. Toutefois, s’agissant de l’octroi d’actifs en gestion, la Commission a exposé, aux considérants 37 à 40 de la décision litigieuse, que, si l’octroi de tels actifs a pu constituer une aide d’État, il s’agit alors d’une « aide existante ».
21. La motivation figurant dans ces derniers considérants est la suivante. Après avoir rappelé les dispositions de l’article 48 de la loi sur les établissements adoptée au cours de l’année 1991 et avoir indiqué, d’une part, que la municipalité de Ljubljana devait à ce titre doter Lekarna Ljubljana d’actifs pour que cet établissement puisse démarrer son activité et, d’autre part, que tout actif acquis par Lekarna Ljubljana, y compris par ses propres moyens, est répertorié comme « actif en gestion » en application des règles de la comptabilité publique, la Commission expose que, selon les autorités slovènes, la municipalité de Ljubljana a doté au cours de l’année 1979 Lekarna Ljubljana o.p. des actifs nécessaires au démarrage de ses activités, que, au cours de l’année 1997, ces actifs ont été transférés à son successeur en droit, à savoir Lekarna Ljubljana, et que tous les autres actifs acquis ensuite par ces deux entités depuis l’année 1979 l’ont été par leurs propres moyens sur le marché et aux conditions de marché. Les seuls actifs en gestion dont l’octroi serait susceptible de constituer une aide d’État seraient donc ceux issus de la dotation initiale d’actifs à Lekarna Ljubljana o.p., transférée au cours de l’année 1997 à Lekarna Ljubljana.
22. La Commission fait ensuite référence à l’annexe IV de l’acte d’adhésion, en particulier à son point 3, relatif à la politique de la concurrence. Elle indique que, aux termes du paragraphe 1 de celui-ci, « [l]es régimes d’aides et aides individuelles ci-après, mis à exécution dans un nouvel État membre avant la date de l’adhésion et toujours applicables après cette date, sont considérés lors de l’adhésion comme aide existante [au sens de l’article 108, paragraphe 1, TFUE] : a) aides mises à exécution avant le 10 décembre 1994 ».
23. En outre, la Commission rappelle que l’article 1er, sous c), du règlement 2015/1589 définit une « aide nouvelle » comme étant « toute aide, c’est-à-dire tout régime d’aides ou toute aide individuelle, qui n’est pas une aide existante, y compris toute modification d’une aide existante ». Elle rappelle aussi que, aux termes de l’article 4, paragraphe 1, du règlement no 794/2004, « [on entend par modification d’une aide existante tout changement autre que les modifications de caractère purement formel ou administratif qui ne sont pas de nature à influencer l’évaluation de la compatibilité de la mesure d’aide avec le marché [intérieur] ».
24. La Commission conclut que, pour autant que l’octroi d’actifs en gestion ait engendré une aide d’État, il s’agirait alors d’une aide existante, car cette aide aurait été accordée dans le cadre de la mise en place de Lekarna Ljubljana o.p. au cours de l’année 1979. Le remplacement de cette dernière par Lekarna Ljubljana au cours de l’année 1997 serait de nature purement administrative, le contexte légal ne changeant pas, de même que l’usage et les conditions d’usage des actifs concernés. Ce remplacement ne pourrait dès lors pas constituer une modification d’une aide existante et l’aide en question serait par conséquent toujours une aide de cette nature.
IV. La procédure devant le Tribunal et l’arrêt attaqué
25. Par requête déposée au greffe du Tribunal le 19 juin 2020, PF a introduit un recours tendant à l’annulation de la décision litigieuse et à la condamnation de la Commission aux dépens.
26. À l’appui de ce recours, PF a soulevé trois moyens, tirés, le premier, de la violation de l’obligation de motivation de la décision litigieuse, le deuxième, d’une appréciation erronée des faits ainsi que d’une erreur dans la qualification juridique des faits concernant l’octroi d’actifs en gestion, débouchant sur une violation des articles 107 et 108 TFUE, et, le troisième, de ce que la Commission ne pouvait pas légalement adopter la décision litigieuse sans engager la procédure d’examen prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE (7).
27. Par l’arrêt attaqué, le Tribunal a accueilli le troisième moyen, qu’il a estimé opportun d’examiner en premier lieu, et a fait droit au recours, en annulant la décision litigieuse pour autant qu’elle concernait l’appréciation, au regard des règles en matière d’aides d’État, de l’octroi d’actifs en gestion à Lekarna Ljubljana, sans estimer nécessaire d’examiner les premier et deuxième moyens (8).
28. Plus précisément, après avoir délimité la portée du recours à l’appréciation des seules mesures concernant les « actifs en gestion » (9), et avoir précisé qu’il était opportun d’examiner le troisième moyen du recours à la lumière, notamment, des arguments avancés par PF dans le cadre du deuxième moyen (10), le Tribunal a scindé en deux parties son examen concernant les actifs en gestion, selon qu’ils ont été octroyées au cours de l’année 1979, lors de l’établissement de Lekarna Ljubljana o.p., pour lui permettre de démarrer son activité (ci-après les « actifs en gestion au cours de l’année 1979 »), ou incorporés après cette date par Lekarna Ljubljana o.p. et Lekarna Ljubljana (ci-après les « actifs en gestion après l’année 1979 ») (11).
29. Le Tribunal a jugé que, à l’issue de l’examen préliminaire qu’elle avait effectué au titre de l’article 108, paragraphe 3, TFUE, la Commission n’avait pas levé les doutes en ce qui concerne, d’une part, la question de savoir si les actifs qui avaient été octroyés en gestion à Lekarna Ljubljana p.o. au cours de l’année 1979 et ont été transférés à Lekarna Ljubljana au cours de l’année 1997, pour autant qu’ils puissent être qualifiés d’« aide d’État », étaient constitutifs d’aides existantes ou d’aides nouvelles au sens de l’article 1 er, sous b), du règlement 2015/1589 (12) et, d’autre part, la question de savoir si tous les actifs en gestion incorporés par Lekarna Ljubljana o.p. et Lekarna Ljubljana après l’année 1979 l’ont bien été par ces établissements eux-mêmes aux conditions de marché, comme l’ont affirmé les autorités slovènes et, par conséquent, si des aides d’État n’ont pas été fournies à ces entités au travers de ces actifs (13).
30. Sur la base de ces deux constatations, le Tribunal a conclu que la Commission était « confrontée à des difficultés sérieuses qui auraient dû la conduire à ouvrir la procédure prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE [...]. L’examen approfondi qu’implique cette dernière procédure aurait d’ailleurs permis, en tant que de besoin, à la Commission de se prononcer de manière éclairée sur les questions suivantes : la présence même d’aides d’État, au sens de l’article 107 TFUE, dans l’hypothèse de l’octroi à Lekarna Ljubljana d’actifs en gestion à titre gratuit ou préférentiel par la municipalité de Ljubljana, la qualification de tels actifs d’aides existantes ou d’aides nouvelles et leur qualification d’aides individuelles ou d’aides relevant d’un régime d’aides. Cela aurait permis à la Commission d’orienter en bonne connaissance de cause la suite de la procédure pour, si besoin, apprécier la compatibilité avec le marché intérieur des mesures qui se seraient révélées être des aides, existantes ou nouvelles, nécessitant une telle appréciation » (14).
V. La procédure devant la Couret les conclusions des parties
31. Le 6 juillet 2022, la République de Slovénie a introduit un pourvoi contre l’arrêt attaqué. Elle demande à la Cour d’annuler l’arrêt attaqué et, à titre principal, de rejeter le recours en première instance ; à titre subsidiaire, si le litige n’est pas en état d’être jugé, de renvoyer l’affaire devant le Tribunal et de condamner PF aux dépens.
32. Pour sa part, la Commission demande à la Cour d’annuler l’arrêt attaqué et, à titre principal, de rejeter, si le litige est en état d’être jugé, le recours en première instance et de condamner PF aux dépens; à titre subsidiaire, de renvoyer l’affaire devant le Tribunal et de réserver les dépens.
33. De son côté, PF demande à la Cour de rejeter le pourvoi et de condamner la République de Slovénie aux dépens.
34. Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions posées par la Cour lors de l’audience qui s’est tenue le 31 janvier 2024.
VI. Analyse
35. À l’appui de son pourvoi, la République de Slovénie, soutenue par la Commission, soulève quatre moyens tirés, le premier, d’erreurs de droit dans l’interprétation et l’application de l’article 108, paragraphes 2 et 3, TFUE, de l’article 4, paragraphes 2 et 3, du règlement 2015/1589, ainsi que d’erreurs dans l’interprétation de la notion de « difficultés sérieuses » quant à la qualification d’aide d’État, en ce qui concerne les actifs en gestion après l’année 1979, le deuxième, d’une interprétation erronée des faits et d’erreurs de droit en ce qui concerne l’existence de telles difficultés sérieuses quant à la qualification des actifs en gestion au cours de l’année 1979 en tant qu’« aide existante », le troisième, d’une violation de l’obligation de motivation incombant au Tribunal et, le quatrième, d’une violation du droit de la Commission à un recours effectif et à un tribunal impartial, au sens de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne .
36. À la demande de la Cour, les présentes conclusions se limiteront à l’analyse des deux premiers moyens du pourvoi.
37. Dans la mesure où ces deux moyens portent sur l’obligation de la Commission d’examiner une plainte concernant l’existence d’une aide supposée ou sa compatibilité avec le marché intérieur, il me semble utile, dans un premier temps, d’examiner l’étendue de l’obligation de la Commission d’ouvrir la procédure formelle d’examen en application de l’article 108, paragraphe 2, TFUE, telle qu’établie dans la jurisprudence de la Cour (A), puis, dans un second temps, d’analyser le raisonnement du Tribunal tout en examinant les différents griefs soulevés par la République de Slovénie, soutenue par la Commission, dans le cadre du premier moyen, qui porte sur les actifs en gestion après l’année 1979 (B), ainsi que du deuxième moyen, qui concerne les actifs en gestion au cours de l’année 1979 (C).
A. Sur l’obligation de la Commission d’ouvrir la procédure formelle d’examen au titre de l’article 108, paragraphe 2, TFUE
38. J’estime utile, à ce stade, de rappeler les règles pertinentes relatives au système de contrôle des aides d’États institué par le traité FUE et aux obligations qui incombent à la Commission dans le cadre de la procédure d’examen d’une aide d’État au titre de l’article 108 TFUE.
39. D’emblée, je rappelle que l’appréciation de la compatibilité de mesures d’aide avec le marché intérieur relève de la compétence exclusive de la Commission (15). En effet, aux fins de l’application des articles 93 et 107 TFUE, la Commission se voit conférer par l’article 108 TFUE le pouvoir spécifique et exclusif de se prononcer sur la compatibilité des aides d’État avec le marché intérieur lorsqu’elle examine les aides existantes, lorsqu’elle adopte des décisions concernant les aides nouvelles ou modifiées et lorsqu’elle prend des mesures en cas de non-respect de ses décisions ou de l’obligation de notification (16). Cette compétence exclusive vise, notamment, à pourvoir à l’application effective et uniforme de l’article 107 TFUE dans l’ensemble de l’Union, en toute prévisibilité et transparence (17).
40. Dans le cadre de la procédure d’examen d’une aide d’État prévue à l’article 108 TFUE, il y a lieu de distinguer, d’une part, la phase préliminaire d’examen des aides instituée par l’article 108, paragraphe 3, TFUE, qui a seulement pour objet de permettre à la Commission de se forger une première opinion sur l’existence ou la compatibilité partielle ou totale d’une aide et, d’autre part, la phase d’examen visée à l’article 108, paragraphe 2, TFUE, qui est destinée à permettre à la Commission d’avoir une information complète sur l’ensemble des données d’une affaire. La principale caractéristique qui différencie ces deux phases réside dans l’absence, lors de la phase préliminaire, de toute obligation de la Commission de mettre en demeure les intéressés de présenter leurs observations avant de prendre sa décision (18). L’architecture de ce système repose donc sur l’idée que les services de la Commission ne doivent pas être astreints à mener une procédure pesant lourdement sur leurs ressources lorsqu’une mesure étatique, prima facie, ne soulève pas de difficultés quant à sa qualification ou sa compatibilité avec le marché intérieur, ce qui explique également pourquoi les décisions clôturant la phase préliminaire sont prises, en principe, dans un délai de deux mois (19).
41. À cet égard, il ressort de la lettre de l’article 4, paragraphe 4, du règlement 2015/1589 et d’une jurisprudence constante de la Cour que, lorsque la Commission ne peut pas acquérir la conviction, à la suite d’un premier examen dans le cadre de la procédure de l’article 108, paragraphe 3, TFUE, que la mesure étatique en question, soit ne constitue pas une « aide » au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, soit, si elle est qualifiée d’aide, est compatible avec le traité, ou lorsque cette procédure ne lui a pas permis de surmonter toutes les difficultés soulevées par l’appréciation de la compatibilité de la mesure considérée, cette institution est dans l’obligation d’ouvrir la procédure prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE « sans disposer à cet égard d’une marge d’appréciation » (20). La procédure prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE revêt donc un caractère indispensable dès lors que la Commission éprouve des difficultés sérieuses pour apprécier l’existence ou la compatibilité d’une aide avec le marché intérieur. Autrement dit, la Commission ne peut s’en tenir à la phase préliminaire d’examen visée à l’article 108, paragraphe 3, TFUE pour prendre une décision favorable à une aide que si elle est en mesure d’acquérir la conviction, au terme d’un premier examen, que cette aide est compatible avec le marché intérieur. En revanche, si ce premier examen a conduit la Commission à acquérir la conviction contraire, ou même n’a pas permis de surmonter toutes les difficultés soulevées par l’appréciation de l’existence d’une aide ou de la compatibilité de cette aide avec le marché intérieur, la Commission a le devoir de s’entourer de tous les avis nécessaires et d’ouvrir, à cet effet, la procédure prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE (21).
42. Il ressort également de cette même jurisprudence que la notion de « difficultés sérieuses » revêt un caractère objectif (22) et que la preuve de l’existence de telles difficultés, qui doit être recherchée tant dans les circonstances de l’adoption de la décision prise à l’issue de l’examen préliminaire que dans son contenu, doit être rapportée par le demandeur de l’annulation de cette décision, à partir d’un faisceau d’indices concordants (23). Ainsi, le caractère insuffisant ou incomplet de l’examen mené par la Commission lors de la procédure d’examen préliminaire constitue un indice de ce que cette institution a été confrontée à de sérieuses difficultés pour apprécier la compatibilité de la mesure notifiée avec le marché intérieur, ce qui aurait dû la conduire à ouvrir la procédure formelle d’examen (24).
43. Partant, lorsqu’une partie intéressée demande l’annulation d’une décision de la Commission de ne pas soulever d’objections à l’égard d’une aide d’État, elle met en cause essentiellement le fait que cette institution a adopté ladite décision sans ouvrir la procédure formelle d’examen, violant ce faisant ses droits procéduraux. Afin qu’il soit fait droit à sa demande d’annulation, cette partie peut invoquer tout moyen de nature à démontrer que l’appréciation des informations et des éléments dont la Commission disposait, lors de la phase préliminaire d’examen, aurait dû susciter des doutes quant à la compatibilité de la mesure en cause avec le marché intérieur. L’utilisation de tels arguments ne saurait pour autant avoir pour conséquence de transformer l’objet du recours ni d’en modifier les conditions de recevabilité. Au contraire, l’existence de doutes sur cette compatibilité est précisément la preuve qui doit être apportée pour démontrer que la Commission était tenue d’ouvrir la procédure formelle d’examen visée à l’article 108, paragraphe 2, TFUE ainsi qu’à l’article 6, paragraphe 1, du règlement 2015/1589 (25).
44. Il s’ensuit que la légalité d’une décision de ne pas soulever d’objections, fondée sur l’article 4, paragraphe 3, du règlement 2015/1589, dépend du point de savoir si l’appréciation des informations et des éléments dont la Commission disposait, lors de la phase préliminaire d’examen de la mesure notifiée, aurait dû objectivement susciter des doutes, tant quant à la qualification d’« aide » de cette mesure qu’à sa compatibilité avec le marché intérieur, étant donné que de tels doutes doivent donner lieu à l’ouverture d’une procédure formelle d’examen à laquelle peuvent participer les « parties intéressées » visées à l’article 1er, sous h), dudit règlement (26).
45. En outre, la légalité d’une décision prise au terme de la procédure d’examen préliminaire, telle que celle visée à l’article 4, paragraphe 2, du règlement 2015/1589, doit être appréciée par le juge de l’Union en fonction non seulement des éléments d’information dont la Commission disposait au moment où elle l’a arrêtée, mais aussi des éléments dont elle « pouvait disposer », ce qui inclut les éléments qui apparaissaient pertinents et dont elle aurait pu, à sa demande, obtenir la production au cours de la procédure administrative (27).
46. En effet, la Commission est tenue, dans l’intérêt d’une bonne administration des règles en matière d’aides d’État, de conduire la procédure d’examen des mesures en cause de manière diligente et impartiale afin de disposer, lors de l’adoption d’une décision finale établissant l’existence et, le cas échéant, l’incompatibilité ou l’illégalité de l’aide, des éléments les plus complets et fiables possibles pour ce faire (28).
47. À cet égard, dans l’arrêt Tempus Energy, la Cour a précisé que, si, lors de l’examen de l’existence et de la légalité d’une aide d’État, il peut être nécessaire que la Commission aille, le cas échéant, au-delà du seul examen des éléments de fait et de droit portés à sa connaissance, il ne lui incombe toutefois pas de rechercher, de sa propre initiative et à défaut de tout indice en ce sens, toutes les informations qui pourraient présenter un lien avec l’affaire dont elle est saisie, quand bien même de telles informations se trouveraient dans le domaine public (29). Ainsi, la seule existence d’un élément d’information potentiellement pertinent dont la Commission n’avait pas connaissance et sur lequel elle n’était pas tenue d’enquêter, au regard des éléments d’information qui étaient effectivement en sa possession, ne saurait démontrer l’existence de difficultés sérieuses, qui auraient obligé cette institution à ouvrir la procédure formelle d’examen (30).
48. Quant à l’obligation de motivation qui incombe à la Commission au titre de l’article 296, deuxième alinéa, TFUE, la Cour a précisé que, lorsqu’il s’agit d’une décision, prise en application de l’article 108, paragraphe 3, TFUE, de ne pas soulever d’objections à l’égard d’une mesure d’aide, une telle décision doit uniquement contenir les raisons pour lesquelles la Commission estime ne pas être en présence de difficultés sérieuses d’appréciation de la compatibilité de l’aide concernée avec le marché intérieur et que même une motivation succincte de cette décision doit être considérée comme suffisante au regard de l’exigence de motivation que prévoit l’article 296, deuxième alinéa, TFUE, pour autant qu’elle fasse apparaître de façon claire et non équivoque les raisons pour lesquelles la Commission a estimé ne pas être en présence de telles difficultés, la question du bien-fondé de cette motivation étant étrangère à cette exigence (31).
49. Enfin, il y a lieu de souligner que, si les principes consacrés par la jurisprudence rappelée aux points 41 à 47 des présentes conclusions ont été développés principalement au sujet de décisions de ne pas soulever d’objections visées à l’article 4, paragraphe 3, du règlement 2015/1589, ils s’appliquent également aux décisions, telles que la décision litigieuse, constatant que la mesure « ne constitue pas une aide », visées à l’article 4, paragraphe 2, de ce règlement (32).
50. C’est à l’aune de ces exigences qu’il convient de vérifier si le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant, dans l’arrêt attaqué, que la Commission n’avait pas levé, à l’issue de l’examen préliminaire qu’elle avait effectué au titre de l’article 108, paragraphe 3, TFUE, les doutes entourant les actifs en gestion, à savoir déterminer, d’une part, si les actifs en gestion incorporés par Lekarna Ljubljana o.p. et par Lekarna Ljubljana après l’année 1979 l’avaient bien été aux conditions de marché et, par conséquent, si des aides n’avaient pas été fournies par le biais de ces actifs (premier moyen du pourvoi) et, d’autre part, si les actifs octroyés en gestion au cours de l’année 1979 à Lekarna Ljubljana o.p. et transférés au cours de l’année 1997 à Lekarna Ljubljana, pour autant qu’ils puissent être qualifiés d’aides d’État, étaient constitutifs d’aides existantes ou d’aides nouvelles (deuxième moyen du pourvoi).
B. Sur le premier moyen du pourvoi
1. Arguments des parties
51. Par le premier moyen du pourvoi, qui vise les points 48 à 50 de l’arrêt attaqué, relatifs à l’analyse portant sur les actifs en gestion incorporés par Lekarna Ljubljana o.p. et par Lekarna Ljubljana après l’année 1979, la République de Slovénie, soutenue par la Commission, reproche, en substance, au Tribunal d’avoir mal défini l’étendue des obligations incombant à la Commission lors de la phase préliminaire d’examen instituée par l’article 108, paragraphe 3, TFUE, en adoptant un seuil probatoire trop bas en ce qui concerne la détermination de l’existence de « difficultés sérieuses » susceptibles de justifier l’ouverture de la procédure formelle d’examen, au titre de l’article 108, paragraphe 2, TFUE.
52. Plus précisément, ce serait à tort que le Tribunal a jugé, au point 49 de l’arrêt attaqué, que la situation n’était « pas claire » quant à la nature et au statut des actifs en gestion après l’année 1979. Ce serait également à tort qu’il a conclu, au point 50 de cet arrêt, que la Commission n’avait pas levé les doutes quant au point de savoir si les entreprises susmentionnées avaient acquis l’ensemble de leurs actifs en gestion, après l’année 1979, selon les conditions de marché et si, par conséquent, des aides d’État n’avaient pas été fournies à ces entités par le biais de ces actifs.
53. À l’appui de ces considérations, la République de Slovénie, dans un premier temps, prend position sur l’ensemble des sept documents et éléments fournis par PF lors de la procédure d’examen préliminaire et analysés par le Tribunal dans l’arrêt attaqué, en faisant valoir, en substance, qu’aucun de ces éléments ne saurait, objectivement, faire naître de doutes quant à l’existence d’une hypothétique aide d’État. En effet, dès lors que PF n’aurait pas fourni le moindre indice concret ou élément de preuve pouvant objectivement faire soupçonner que la municipalité de Ljubljana aurait transmis à Lekarna Ljubljana des actifs en gestion à titre gratuit ou à des conditions plus favorables que celles de marché, la Commission pouvait légitimement se fier aux assurances données par les autorités slovènes selon lesquelles ces actifs en gestion auraient été octroyés selon les conditions de marché et elle n’était pas tenue de rechercher, de sa propre initiative, des informations qui auraient pu être pertinentes le cas échéant pour constater l’existence d’une hypothétique aide d’État.
54. Dans un second temps, la République de Slovénie fait grief au Tribunal d’avoir considéré, ainsi qu’il ressort du point 48 de l’arrêt attaqué, qu’il n’appartenait pas à PF de démontrer, au-delà de tout doute possible, que les actifs en gestion de Lekarna Ljubljana comprenaient des actifs constitutifs d’une aide d’État, mais qu’il incombait, au contraire, à la Commission, confrontée à une situation d’« incertitude », de procéder à un examen plus approfondi. En procédant de la sorte, le Tribunal aurait mal appliqué le standard juridique des « difficultés sérieuses », dès lors qu’il aurait appliqué un seuil probatoire inapproprié et manifestement trop bas à la démonstration par PF de l’existence d’un doute, sans tenir compte, pour ce faire, de la marge d’appréciation dont disposerait la Commission pour engager la procédure formelle d’examen au titre de l’article 108, paragraphe 3, TFUE. Cette approche, qui contreviendrait, par ailleurs, au standard établi par la Cour dans l’arrêt Tempus Energy, conduirait donc à faire disparaître toute distinction entre la phase préliminaire et la procédure formelle d’examen, contraignant la Commission à poursuivre cette dernière procédure à chaque fois qu’une partie exprime, au cours de la première de ces phases, des préoccupations au regard d’une prétendue aide d’État et cela quand bien même cette partie n’aurait pas présenté le moindre élément de preuve plausible à l’appui de ses allégations.
55. PF soutient qu’il convient d’écarter le premier moyen comme étant dépourvu de fondement.
2. Appréciation
56. Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour, la légalité d’une décision qui, à la suite d’un examen préliminaire, constate qu’une mesure ne constitue pas une aide dépend du point de savoir si l’appréciation des informations et des éléments dont la Commission disposait, lors de la phase préliminaire d’examen, aurait dû objectivement susciter des doutes quant à une telle qualification et donner lieu à l’ouverture d’une procédure formelle d’examen (33).
57. Pour effectuer un tel contrôle de légalité, et dans la mesure où le contenu des points 48 à 50 de l’arrêt attaqué, expressément visés par le premier moyen, reflète l’analyse effectuée aux points précédents de l’arrêt attaqué, il me semble utile de rappeler le raisonnement suivi par le Tribunal aux points 40 à 50 de cet arrêt, concernant les actifs en gestion acquis par Lekarna Ljubljana o.p. et par Lekarna Ljubljana après l’année 1979 (34).
58. À cet égard, le Tribunal a, dans un premier temps, constaté que la conclusion de la Commission selon laquelle ces actifs ne constituaient pas des aides d’État était fondée sur l’affirmation des autorités slovènes selon laquelle tous lesdits actifs auraient été acquis sur le marché privé sans aucun soutien public. Toutefois, pour arriver à cette conclusion, la Commission se serait bornée à faire état des assurances données en ce sens par les autorités slovènes, alors même qu’aucun élément de preuve concret n’aurait été fourni à l’appui de cette affirmation (35).
59. Dans un second temps, pour déterminer si des aides d’État avaient été octroyées au moyen des actifs en gestion après l’année 1979, le Tribunal a examiné les différents documents produits par PF pour établir l’existence de « difficultés sérieuses » auxquelles la Commission aurait été confrontée. Tout d’abord, le Tribunal a pris position sur l’extrait du rapport annuel de Lekarna Ljubljana pour l’année 2012, faisant état de deux biens immobiliers bénéficiant d’un statut particulier qui avaient été transférés en gestion à cette dernière par la municipalité de Ljubljana (ci-après les « deux biens immobiliers en cause ») sans que les conditions de ce transfert soient précisées (36). Ensuite, après avoir constaté que Lekarna Ljubljana appartenait à la catégorie de bénéficiaires prévue à l’article 24 de la loi slovène sur les actifs physiques de l’État et des administrations locales, en vertu duquel l’État et les administrations locales peuvent fournir gratuitement des actifs physiques aux entités publiques autres que les sociétés publiques, si cela est dans l’intérêt public, le Tribunal a indiqué, en substance, qu’il ne saurait être exclu que ce type de cession d’actifs physiques relève de la notion d’« aide d’État » (37). Enfin, le Tribunal a analysé les différents extraits de comptes publics de Lekarna Ljubljana et de la municipalité de Ljubljana relatifs aux années 2010, tels que fournis par PF. Ces extraits auraient mis en exergue certaines discordances entre les chiffres de la municipalité relatifs à la valeur des actifs octroyés en gestion à Lekarna Ljubljana et ceux ressortant des comptes publics de cette dernière. À cet égard, le Tribunal a relevé qu’« il n’apparaît pas possible de savoir, à la seule vue de ces comptes publics, ce qui, au sein des actifs octroyés en gestion à Lekarna Ljubljana, correspond respectivement à des actifs immobiliers qui lui auraient été fournis gratuitement ou dans des conditions préférentielles par la municipalité de Ljubljana, à des actifs immobiliers acquis dans des conditions de marché par Lekarna Ljubljana ou encore à des actifs financiers ou monétaires » et que « c’était non pas à [PF] de prouver sans doute possible que figuraient parmi les actifs en gestion de Lekarna Ljubljana des actifs correspondant à des aides d’État, mais à la Commission, face à une situation d’incertitude à cet égard, d’approfondir ses investigations » (38).
60. Au vu des éléments qui précèdent, le Tribunal a conclu, en substance, que, à l’issue de l’examen préliminaire effectué au titre de l’article 108, paragraphe 3, TFUE, la Commission n’avait pas levé les doutes quant au point de savoir si les actifs en gestion incorporés par Lekarna Ljubljana o.p. et par Lekarna Ljubljana après l’année 1979 l’avaient été dans des conditions de marché ni, par conséquent, si des aides d’État n’avaient pas été fournies à ces entités au moyen de ces actifs (39). Selon lui, la Commission était restée en défaut de s’acquitter de la charge de la preuve lui incombant, puisque certains des éléments mis en exergue par PF lors de la procédure administrative, tels que ceux mentionnés aux points 58 et 59 des présentes conclusions, révéleraient une situation « peu claire » quant à la nature et au statut de ces actifs en gestion. Le Tribunal a ajouté que, face à une telle situation, il incombait à la Commission d’approfondir ses investigations afin de déterminer – au moyen des pouvoirs étendus dont elle dispose au titre du traité FUE et du règlement 2015/1589 – si, parmi les actifs en gestion de Lekarna Ljubljana, figuraient des actifs correspondant à des aides d’État. La charge de la preuve à cet égard ne pouvait être considérée comme incombant à PF, pour laquelle il peut être beaucoup plus difficile d’obtenir des autorités publiques susceptibles d’avoir octroyé des aides d’État les éléments d’informations pertinents à cet égard (40).
61. C’est sur la base de cette analyse qu’il convient d’aborder les différents griefs avancés par la République de Slovénie et la Commission.
62. En premier lieu, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, lorsque le Tribunal a constaté ou apprécié les faits, la Cour est seulement compétente pour exercer, en vertu de l’article 256 TFUE, un contrôle sur la qualification juridique de ceux‑ci et les conséquences de droit qui en ont été tirées. L’appréciation des faits ne constitue donc pas, sous réserve du cas de la dénaturation des éléments de preuve produits devant le Tribunal, une question de droit soumise, comme telle, au contrôle de la Cour dans le cadre d’un pourvoi (41). En l’occurrence, indépendamment de la question de savoir si c’est à tort que le Tribunal a considéré, au point 50 de l’arrêt attaqué, que la Commission n’avait pas levé les doutes en ce qui concerne la question de savoir si les actifs en gestion après l’année 1979 constituaient des aides d’État, les griefs qui visent à contester la valeur des éléments de preuve que PF a fournis dans le cadre de la procédure administrative et que le Tribunal a examinés dans l’arrêt attaqué doivent être écartés comme étant irrecevables, dans la mesure où ils visent, en réalité, à obtenir une nouvelle appréciation de ces éléments de fait, ce qui échappe à la compétence de la Cour. Par ailleurs, lors de l’audience, la République de Slovénie et la Commission ont affirmé qu’elles ne remettaient pas en cause la matérialité des faits constatés par le Tribunal en invoquant une dénaturation des éléments de preuve. Partant, il n’y a pas lieu d’examiner les arguments spécifiques, de nature factuelle, soulevés par la République de Slovénie et la Commission, qui concernent les différents éléments de preuve.
63. En deuxième lieu, ainsi qu’elles l’ont également confirmé lors de l’audience, tant la République de Slovénie que la Commission contestent la qualification juridique des faits susmentionnés, en tant qu’indices susceptibles d’établir que des doutes entourent l’existence ou la compatibilité de la mesure en cause avec le marché intérieur. Or, cette prétendue erreur de qualification juridique suppose une erreur dans la définition du seuil de la charge de la preuve incombant à PF lorsqu’elle invoque l’existence de « difficultés sérieuses » susceptibles de justifier l’ouverture de la procédure formelle d’examen.
64. À cet égard, dans le cadre de la détermination des « règles et principes applicables » (42), le Tribunal, aux points 35 et 36 de l’arrêt attaqué, s’est référé au standard juridique applicable de manière tout à fait conforme à la jurisprudence constante, citée aux points 41 à 47 des présentes conclusions. Plus précisément, au point 35 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a rappelé, à juste titre, que, « quand la Commission examine des mesures d’aides au regard de l’article 107 TFUE pour déterminer si elles sont compatibles avec le marché intérieur, elle est tenue d’ouvrir [la procédure formelle d’examen] lorsque, après la phase d’examen préliminaire, elle n’a pu écarter toutes les difficultés empêchant de conclure à la compatibilité de ces mesures avec le marché intérieur » et que « [l]es mêmes principes doivent s’appliquer lorsque la Commission conserve aussi des doutes sur la qualification même d’aide, au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, de la mesure examinée ». De la même manière, au point 36 de l’arrêt attaqué, le Tribunal conclut que, « lorsque la Commission examine une mesure au regard des articles 107 et 108 TFUE et qu’elle est confrontée, à l’issue d’un examen préliminaire [...], à des difficultés persistantes ou à des doutes, autrement dit à des difficultés sérieuses, soit quant à la qualification d’aide d’État de cette mesure, soit quant à sa qualification d’aide existante ou d’aide nouvelle, soit quant à sa compatibilité avec le marché intérieur si elle estime être en présence d’une aide nouvelle, elle est tenue d’ouvrir la procédure prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE ».
65. Il s’ensuit qu’il ne saurait être reproché au Tribunal d’avoir appliqué un seuil manifestement trop bas concernant les exigences probatoires à satisfaire pour déclencher l’obligation d’ouvrir la procédure formelle d’examen.
66. En troisième lieu, si le seuil probatoire apparaît bien défini, et au risque d’être amené à effectuer une nouvelle appréciation des faits, se pose la question d’une application supposément erronée de ce seuil par le Tribunal, notamment au regard des points 48, 49 et 50 de l’arrêt attaqué, qui sont expressément visés par le pourvoi. Pour rappel, au point 49 de l’arrêt attaqué, le Tribunal est arrivé à la conclusion que « alors que la décision [litigieuse] se limit[ait] à faire état, au sujet des actifs en gestion incorporés [...] après 1979, de l’affirmation des autorités slovènes d’après laquelle tous ont été acquis par ces entités aux conditions de marché, les éléments mis en avant par la requérante pendant la procédure administrative [...] montrent une situation peu claire sur la nature et le statut des actifs en gestion de Lekarna Ljubljana » (mise en italique par mes soins). La Commission fait valoir qu’une telle affirmation des autorités slovènes, eu égard à l’obligation de coopération loyale des États membres, aurait dû suffire pour dissiper toute incertitude concernant l’existence d’une aide d’État hypothétique.
67. Or, premièrement, si, certes, en vertu de l’article 4, paragraphe 3, TUE, les États membres sont tenus de coopérer avec la Commission et de lui fournir toutes les informations nécessaires pour lui permettre de remplir sa mission dans le cadre du règlement 2015/1589 (43), cela n’exclut pas, en soi, l’existence de « difficultés sérieuses » ou de « doutes » auxquels la Commission pourrait être confrontée à l’issue d’un examen préliminaire. En effet, il serait contraire à l’esprit même de la procédure de plainte devant la Commission et à son efficacité que des « doutes » puissent être automatiquement dissipés sur la seule base des affirmations des autorités nationales. Accepter que des doutes entourant l’existence ou la compatibilité d’une mesure d’aide puissent être dissipés avec une telle facilité, sur la seule base des affirmations des autorités nationales, priverait non seulement la procédure préliminaire prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE de toute raison d’être, mais risquerait également de mettre en péril le mécanisme de contrôle des aides d’État et le rôle confié à la Commission. Il suffirait ainsi à un État membre de rejeter les assertions que des plaignants avancent sans en apporter les preuves pour mettre fin à une procédure engagée au titre de l’article 108 TFUE. Par ailleurs, en l’occurrence, ainsi qu’il ressort des points 58 à 60 des présentes conclusions, ce n’est qu’à la suite d’une analyse approfondie des différents éléments mis en exergue par PF lors de la procédure administrative que le Tribunal a estimé que la situation était « peu claire » quant à la nature et au statut des actifs en gestion.
68. Deuxièmement, j’estime que c’est à bon droit que le Tribunal a constaté, au point 49 de l’arrêt attaqué, que la Commission n’avait pas « elle-même éclairci la question sur une base documentée, qu’elle ne peut pas reprocher à [PF] de ne pas lui avoir fournie » et qu’« il peut en effet être beaucoup plus difficile pour un plaignant d’obtenir des autorités publiques susceptible d’avoir octroyé des aides d’État les éléments d’information pertinents [...] que pour la Commission, qui dispose de pouvoirs étendus à cet effet, découlant directement du traité FUE, mais aussi du règlement 2015/1589 ». En effet, d’une part, les plaignants ont généralement un accès limité aux informations pertinentes, tant publiques que privées, ce qui ne leur permet pas de fournir des informations détaillées pour que la Commission puisse prendre une décision sur la base d’éléments suffisamment complets et fiables. Cette difficulté à accéder aux éléments de preuve est d’autant plus notable dans le contexte d’une affaire telle que celle en cause, dont l’origine se situe dans les années 1970 et qui est marquée par le passage d’une économie dirigée à une économie libre ainsi que par un rapport de concurrence entre les pharmacies publiques et privées (qui rend encore plus difficile pour PF l’accès aux informations pertinentes concernant Lekarna Ljubljana). D’autre part, il convient de souligner que la Commission dispose d’un important arsenal de pouvoirs lui permettant de demander des renseignements supplémentaires aux États membres, qui sont, en règle générale, mieux placés que les plaignants pour dissiper des doutes le cas échéant (44). Par ailleurs, la Commission est tenue de conduire la phase préliminaire d’examen de manière diligente et impartiale afin de disposer, lors de l’adoption d’une décision finale établissant l’existence et la compatibilité ou la légalité de l’aide, des éléments les plus complets et fiables possibles (45). En ce sens, il ne me paraît pas excessif ou déraisonnable de considérer que, dans un tel cas de figure, le déclenchement de la procédure formelle d’examen s’impose à elle, l’ouverture d’une enquête contradictoire lui permettant d’être mieux éclairée avant de prendre une décision.
69. Troisièmement et, dès lors que cette appréciation appartient au Tribunal, à titre surabondant, j’observe que, dans la mesure où l’existence de difficultés qui doivent « objectivement » susciter des doutes quant à la qualification d’une mesure d’« aide » entraîne l’obligation d’ouvrir une procédure formelle d’examen, force est de constater, d’une part, qu’un régime particulier, tel que le régime slovène, qui permet un rapport de concurrence entre les pharmacies publiques et privées, soulève à mes yeux, en soi et « objectivement », des interrogations évidentes concernant sa compatibilité avec les règles en matière d’aides d’État. D’autre part, la circonstance qu’il existerait un transfert non pas d’actifs, mais, comme le fait valoir la République de Slovénie, d’« actifs en gestion » provenant de la municipalité de Ljubljana, une fois de plus, « objectivement », n’exclut pas, en soi, la possibilité d’un transfert d’un avantage constitutif d’une aide d’État, qui aurait dû être examinée davantage.
70. Eu égard à ce qui précède, j’estime que le premier moyen du pourvoi doit être rejeté comme étant non fondé.
C. Sur le deuxième moyen du pourvoi
1. Arguments des parties
71. Par le deuxième moyen du pourvoi, qui vise les points 51 à 55 de l’arrêt attaqué et qui porte sur l’octroi des actifs en gestion au cours de l’année 1979, la République de Slovénie reproche, en substance, au Tribunal d’avoir jugé que la Commission était confrontée à des « difficultés sérieuses » quant au point de savoir si cette mesure, pour autant qu’elle puisse être considérée comme constituant une aide d’État, serait constitutive d’une aide « existante », au sens de l’article 1er, sous b), du règlement 2015/1589, ou si elle a été entre-temps « modifiée », au sens de l’article 4, paragraphe 1, du règlement n° 794/2004, conduisant à ce qu’elle soit qualifiée d’« aide nouvelle » au sens de l’article 1er, sous c), du règlement 2015/1589.
72. En effet, selon la République de Slovénie, ce serait à tort que le Tribunal a conclu, aux points 55 et 56 de l’arrêt attaqué, à l’existence de difficultés sérieuses concernant ladite mesure, alors qu’il ressortirait sans équivoque du considérant 39 de la décision litigieuse que la Commission avait clairement décidé que la mesure d’octroi des actifs en gestion accordée à Lekarna Ljubljana p.o. au cours de l’année 1979, lors de son établissement, « dans la mesure où cette mesure pourrait constituer une aide d’État, pourrait être tout au plus une aide existante ».
73. Ce serait également à tort que le Tribunal a considéré, au point 54 de l’arrêt attaqué, que la situation « de départ », à savoir celle existant au 10 décembre 1994 (46), était incertaine, dès lors que la décision litigieuse ne comportait aucune information à même de clarifier si, à cette date, des pharmacies privées avaient déjà obtenu des concessions municipales ou si Lekarna Ljubljana o.p. était encore en situation de monopole sur sa zone d’activité (47).
74. En outre, le Tribunal aurait considéré à tort, aux points 51 à 54 de l’arrêt attaqué, que Lekarna Ljubljana et Lekarna Ljubljana p.o. opéraient dans des conditions différentes, alors que, eu égard aux changements juridiques et législatifs qui étaient intervenus avant le 10 décembre 1994, cette dernière aurait, en réalité, opéré dans les mêmes conditions que son successeur (48).
75. Enfin, la République de Slovénie s’emploie, dans ce cadre, à réfuter les différents griefs soulevés par PF lors de la procédure administrative, en particulier ceux tirés, d’une part, de ce que la Commission n’aurait pas levé les doutes quant au point de savoir si la mesure en cause aurait été modifiée après le 1er mai 2004, à savoir la date d’adhésion de la République de Slovénie à l’Union européenne et, d’autre part, de ce que la Commission n’aurait pas vérifié la compatibilité de cette mesure avec le marché intérieur. S’agissant du premier de ces griefs, elle fait valoir en substance que, dans la mesure où c’est à tort que le Tribunal relève, au point 54 de l’arrêt attaqué, que Lekarna Ljubljana présentait des différences notables avec l’entité à laquelle elle a succédé au cours de l’année 1997, ce grief soulevé par PF serait dépourvu de fondement. Quant au second de ces griefs, la République de Slovénie considère qu’il est juridiquement sans pertinence, motif pris de ce que la compatibilité d’une mesure d’aide ne saurait être requise, au titre de l’article 108, paragraphe 1, TFUE, qu’en ce qui concerne les régimes d’aides, alors que la mesure en cause en l’espèce serait une aide individuelle. Or, le Tribunal aurait accueilli cet argument en droit, étant donné qu’il n’a pas indiqué de motifs quelconques pour le rejeter.
76. Au vu des considérations qui précèdent, la République de Slovénie conclut que la Commission n’avait aucune obligation d’ouvrir la procédure formelle d’examen au titre de l’article 108, paragraphe 2, TFUE. En effet, eu égard aux données dont elle disposait lors de la phase préliminaire d’examen, elle n’aurait eu aucune base matérielle ou juridique pour conclure à l’existence de « difficultés sérieuses ». Par ailleurs, contrairement à ce qu’a fait valoir le Tribunal dans l’arrêt attaqué, cette décision aurait été suffisamment motivée.
77. PF propose d’écarter ce moyen comme étant non fondé.
2. Appréciation
78. Eu égard au caractère technique et spécifique des différents griefs avancés par la République de Slovénie dans le cadre du deuxième moyen, leur examen nécessite un rappel du raisonnement suivi par le Tribunal exposé aux points 51 à 55 de l’arrêt attaqué.
79. D’emblée, il convient de rappeler que, dans le cadre du système de contrôle des aides étatiques, la procédure diffère selon que les aides sont existantes ou nouvelles. Alors que les aides existantes peuvent, conformément à l’article 108, paragraphe 1, TFUE, être régulièrement mises à exécution tant que la Commission n’a pas constaté leur incompatibilité, l’article 108, paragraphe 3, TFUE prévoit que les projets tendant à instituer des aides nouvelles ou à modifier des aides existantes doivent être notifiés, en temps utile, à la Commission et ne peuvent être mis à exécution avant que la procédure n’ait abouti à une décision finale. Doivent être considérées comme des aides nouvelles soumises à l’obligation de notification les mesures prises après l’entrée en vigueur du traité FUE qui tendent à instituer ou à modifier des aides, étant précisé que ces modifications peuvent porter soit sur des aides existantes, soit sur des projets initiaux notifiés à la Commission (49).
80. À cet égard, la notion d’« aide nouvelle » est définie, à l’article 1er, sous c), du règlement 2015/1589, comme étant « toute aide, c’est-à-dire tout régime d’aides ou toute aide individuelle, qui n’est pas une aide existante, y compris toute modification d’une aide existante ». L’article 4, paragraphe 1, première phrase, du règlement no 794/2004 dispose, à cet égard, qu’« on entend par modification d’une aide existante tout changement autre que les modifications de caractère purement formel ou administratif qui ne sont pas de nature à influencer l’évaluation de la compatibilité de la mesure d’aide avec le marché [intérieur] ». La Cour a jugé qu’une modification ne saurait être qualifiée de « purement formelle ou administrative », au sens de cette disposition, lorsqu’elle est susceptible d’influer sur l’évaluation de la compatibilité de la mesure d’aide avec le marché intérieur (50).
81. À cet égard, le point de départ de l’analyse du Tribunal est la décision litigieuse. Ainsi, il a rappelé, au point 52 de l’arrêt attaqué, que, pour expliquer que les actifs octroyés en gestion au cours de l’année 1979 et transférés au cours de l’année 1997 à Lekarna Ljubljana constituaient, pour autant qu’ils puissent avoir le caractère d’aides d’État, des aides existantes, la Commission s’est bornée à indiquer, au considérant 39 de la décision litigieuse, que la succession, au cours de l’année 1997, entre Lekarna Ljubljana o.p. et Lekarna Ljubljana était de nature purement administrative et que le contexte légal de même que l’usage et les conditions d’usage des actifs n’avaient pas changé depuis lors, si bien que l’aide existante en vigueur au cours de l’année 1997 n’avait pas été modifiée et restait toujours une aide existante.
82. Le Tribunal, au point 53 de l’arrêt attaqué, a constaté que, conformément aux dispositions de l’annexe IV, point 3, paragraphe 1, sous a), de l’acte d’adhésion, les aides individuelles mises à exécution avant le 10 décembre 1994 en Slovénie et toujours applicables après la date d’adhésion de cet État membre, à savoir le 1er mai 2004, étaient considérées lors de l’adhésion comme des aides existantes. En l’espèce, le Tribunal a donc estimé qu’une aide mise à exécution en Slovénie avant le 10 décembre 1994 devait être considérée comme une aide existante au 1er mai 2004, pour autant qu’elle n’ait pas été modifiée entre ces deux dates, faute de quoi elle devait être considérée comme une « aide nouvelle » à partir de cette seconde date. Par ailleurs, une modification de cette aide après le 1er mai 2004 en ferait aussi une aide nouvelle. Partant, pour que les actifs octroyés en gestion au cours de l’année 1979 à Lekarna Ljubjana o.p., puis transférés au cours de l’année 1997 à Lekarna Ljubjana, constituent des « aides existantes », il faudrait qu’aucune modification de ces aides supposées ne soit intervenue entre le 10 décembre 1994 et le jour de l’adoption de la décision litigieuse. Ce cadre d’analyse, qui n’est au demeurant pas contesté, est fondé en droit.
83. Dans ce contexte, aux points 54 et 55 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a donc, à juste titre, vérifié si les différents éléments avancés par PF étaient susceptibles de démontrer une « modification » de la nature de l’« aide existante » qui serait intervenue après le 10 décembre 1994 et qui l’aurait transformée en « aide nouvelle ».
84. À cet égard, le Tribunal a jugé, tout d’abord, que, le 10 décembre 1994, le contexte réglementaire était « incertain » en ce qu’aucune information figurant dans la décision litigieuse ne permettait de dire si des pharmacies privées avaient, à cette date, déjà obtenu des concessions municipales ni si Lekarna Ljubljana o.p. était encore en situation de monopole sur sa zone d’activité. Ensuite, sur la base d’indications non démenties fournies par PF, le Tribunal a constaté que, au cours de l’année 1997, au moment où Lekarna Ljubljana a succédé à Lekarna Ljubljana o.p., le marché était concurrentiel et que cela aurait engendré des changements notables pour la nouvelle entité, tels que la capacité d’acquérir des propriétés, la poursuite, au moins à partir de l’année 2007, d’un but lucratif et l’extension de son activité au-delà du territoire de la commune de Ljubljana. En l’absence d’un examen plus approfondi concernant l’évolution du contexte légal et économique de l’activité en cause, que la Commission devait, au titre de ses obligations de contrôle, effectuer de sa propre initiative, le Tribunal a conclu que ces éléments « empêchent d’avoir une certitude quant à l’absence de modification de l’éventuelle aide en cause depuis le 10 décembre 1994 ». Cette conclusion n’a pas été remise en cause par l’affirmation de la Commission selon laquelle la succession intervenue au cours de l’année 1997 était de nature purement administrative et que le contexte légal, de même que les conditions d’usage des actifs en question , n’avaient pas changé, affirmation qui était, « à tout le moins, insuffisamment étayée à cet égard ».C’est ainsi que le Tribunal a conclu, au point 55 de l’arrêt attaqué, que la Commission n’avait pas levé les doutes en ce qui concerne la question de savoir si les actifs en cause, pour autant qu’ils puissent être qualifiés d’« aide d’État », étaient constitutifs d’aides existantes ou d’aides nouvelles.
85. À l’aune de cette analyse, je relève en premier lieu que, pour les mêmes raisons que celles évoquées au point 62 des présentes conclusions, les arguments avancés par la République de Slovénie dans le cadre du deuxième moyen, qui visent, en réalité, à remettre en cause des appréciations d’ordre factuel opérées par le Tribunal, doivent être rejetés comme irrecevables.
86. En deuxième lieu, à l’instar de ma conclusion dans le cadre du premier moyen du pourvoi, je relève qu’aucune erreur dans la définition du standard juridique permettant de prouver l’existence de difficultés sérieuses n’a été constatée, les observations liminaires du Tribunal figurant aux points 35 et 36 de l’arrêt attaqué, examinées au point 64 des présentes conclusions, étant tout aussi valables et pertinentes pour l’analyse du deuxième moyen du pourvoi. Par ailleurs, c’est à ces mêmes points que le Tribunal s’est référé, au point 54 de l’arrêt attaqué, lorsqu’il a jugé qu’un examen plus approfondi quant à l’évolution du contexte légal et économique de l’activité en cause était nécessaire.
87. En troisième lieu, s’agissant des griefs plus circonscrits relatifs à la qualification juridique des faits, et au risque d’être amené à effectuer un nouvel exercice d’appréciation, il me semble raisonnable, compte tenu de la nature et de l’importance des incertitudes entourant le contexte légal et économique, identifiées par le Tribunal au point 54 de l’arrêt attaqué, de conclure que ces incertitudes aurait dû objectivement susciter des doutes quant à la qualification d’aide existante de l’aide en cause et donner lieu à l’ouverture d’une procédure formelle d’examen. En effet, à la lumière de la jurisprudence citée au point 80 des présentes conclusions, ces incertitudes portaient sur des éléments susceptibles « d’influer sur l’évaluation de la compatibilité de la mesure avec le marché intérieur ».
88. Par conséquent, j’estime que le deuxième moyen du pourvoi doit également être rejeté comme étant non fondé.
VII. Conclusion
89. Eu égard aux considérations qui précèdent, et dans la mesure où les présentes conclusions visent les deux premiers moyens du pourvoi, je propose à la Cour de rejeter ces moyens comme étant non fondés.