Language of document : ECLI:EU:C:2022:987

ARRÊT DE LA COUR (huitième chambre)

15 décembre 2022 (*)

« Renvoi préjudiciel – Politique étrangère et de sécurité commune – Règlement (CE) no 1210/2003 – Restrictions spécifiques applicables aux relations économiques et financières avec l’Iraq – Article 4 – Gel des fonds et des ressources économiques appartenant aux personnes, aux organes et aux entités associés au régime de l’ancien président Saddam Hussein – Article 6 – Transfert aux mécanismes successeurs du Fonds de développement pour l’Iraq – Propriété des fonds et des ressources économiques gelés »

Dans les affaires jointes C‑753/21 et C‑754/21,

ayant pour objet des demandes de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduites par la Cour de cassation (France), par décisions du 2 décembre 2021, parvenues à la Cour le 8 décembre 2021, dans les procédures

Instrubel NV

contre

Montana Management Inc.,

BNP Paribas Securities Services (C‑753/21),

et

Montana Management Inc.

contre

Heerema Zwijndrecht BV,

BNP Paribas Securities Services (C‑754/21),


LA COUR (huitième chambre),

composée de M. M. Safjan (rapporteur), président de chambre, MM. N. Piçarra et N. Jääskinen, juges,

avocat général : M. N. Emiliou,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

–        pour Instrubel NV et Heerema Zwijndrecht BV, par Mes S. Bonifassi et F. Boucard, avocats,

–        pour Montana Management Inc., par Mes D. Célice et B. Périer, avocats,

–        pour BNP Paribas Securities Services, par Me J. Martinet, avocat,

–        pour le gouvernement français, par MM. R. Bénard et J.-L. Carré, en qualité d’agents,

–        pour la Commission européenne, par M. J.-F. Brakeland et Mme M. Carpus Carcea, en qualité d’agents,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1        Les demandes de décision préjudicielle portent sur l’interprétation de l’article 4, paragraphes 2 à 4, et de l’article 6 du règlement (CE) no 1210/2003 du Conseil, du 7 juillet 2003, concernant certaines restrictions spécifiques applicables aux relations économiques et financières avec l’Iraq et abrogeant le règlement (CE) no 2465/1996 du Conseil (JO 2003, L 169, p. 6), tel que modifié en dernier lieu par le règlement (UE) no 85/2013 du Conseil, du 31 janvier 2013 (JO 2013, L 32, p. 1) (ci-après le « règlement no 1210/2003 »).

2        Ces demandes ont été présentées dans le cadre de deux litiges opposant, respectivement, Instrubel NV à Montana Management Inc. et à BNP Paribas Securities Services (ci-après « BNP Paribas ») (C‑753/21) ainsi que Montana Management à Heerema Zwijndrecht BV (ci-après « Heerema ») et à BNP Paribas (C‑754/21) au sujet de la validité des mesures conservatoires et des saisies diligentées par Instrubel et Heerema, sur des avoirs gelés, en raison des créances que ces entreprises détiennent contre l’État d’Iraq.

 Le cadre juridique

 Le droit international

3        Aux termes du paragraphe 12 de la résolution 1483 (2003), adoptée le 22 mai 2003 par le Conseil de sécurité des Nations unies, ce dernier « [p]rend acte de la création d’un Fonds de développement pour l’Iraq, qui sera détenu par la Banque centrale d’Iraq ».

4        Le paragraphe 14 de cette résolution dispose :

« [...] le Fonds de développement pour l’Iraq sera utilisé dans la transparence pour répondre aux besoins humanitaires du peuple iraquien, pour la reconstruction économique et la remise en état de l’infrastructure de l’Iraq, la poursuite du désarmement de l’Iraq, les dépenses de l’administration civile iraquienne et à d’autres fins servant les intérêts du peuple iraquien. »

5        Le paragraphe 23 de ladite résolution énonce :

« [T]ous les États Membres où se trouvent :

a)      Des fonds ou d’autres avoirs financiers ou ressources économiques du Gouvernement iraquien précédent ou d’organes, entreprises ou institutions publiques qui avaient quitté l’Iraq à la date d’adoption de la présente résolution, ou

b)      Des fonds ou d’autres avoirs financiers ou ressources économiques sortis d’Iraq ou acquis par Saddam Hussein ou d’autres hauts responsables de l’ancien régime iraquien ou des membres de leur famille proche, y compris les entités appartenant à ces personnes ou à d’autres personnes agissant en leur nom ou selon leurs instructions, ou se trouvant sous leur contrôle direct ou indirect,

sont tenus de geler sans retard ces fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques et, à moins que ces fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques n’aient fait l’objet d’une mesure ou d’une décision judiciaire, administrative ou arbitrale, de les faire immédiatement transférer au Fonds de développement pour l’Iraq, étant entendu que, sauf si elles ont été soumises autrement, les demandes présentées par des particuliers ou des entités non gouvernementales concernant ces fonds ou autres avoirs financiers transférés, peuvent être soumises au gouvernement représentatif de l’Iraq, reconnu par la communauté internationale [...] »

6        Le 15 décembre 2010, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté la résolution 1956 (2010), laquelle prévoit, à son paragraphe 5 :

« [Le Conseil de sécurité décide] de faire transférer tous les produits du Fonds de développement pour l’Iraq au compte ou aux comptes des mécanismes successeurs du Gouvernement iraquien et de clôturer le Fonds de développement pour l’Iraq le 30 juin 2011 au plus tard, et demande à recevoir une confirmation écrite, lorsque le transfert et la clôture auront été effectués. »

 Le droit de l’Union

 Le règlement no 1210/2003

7        Le considérant 5 du règlement no 1210/2003 est ainsi libellé :

« Afin de permettre aux États membres de faire procéder au transfert des fonds, ressources économiques et produits des ressources économiques gelés au Fonds de développement pour l’Iraq, il convient de prévoir des dispositions permettant de lever le gel de ces fonds et ressources économiques. »

8        Aux termes de l’article 1er, points 4 et 5, de ce règlement :

« Aux fins du présent règlement, on entend par :

[...]

4)      “gel de fonds”, toute action visant à empêcher tout mouvement, transfert, modification, utilisation ou manipulation de fonds qui aurait pour conséquence un changement de leur volume, de leur montant, de leur localisation, de leur propriété, de leur possession, de leur nature, de leur destination ou toute autre modification qui pourrait en permettre l’utilisation, notamment la gestion de portefeuille ;

5)      “gel des ressources économiques”, toute action visant à empêcher leur utilisation afin d’obtenir des fonds, des biens ou des services de quelque manière que ce soit, y compris, mais pas uniquement, par leur vente, leur location ou leur hypothèque. »

9        L’article 4, paragraphes 2 à 4, dudit règlement dispose :

« 2.      Tous les fonds et ressources économiques appartenant aux personnes visées ci-après, désignées par le comité des sanctions et énumérées dans l’annexe IV, ou étant en leur possession ou détenus par elles, sont gelés :

a)      l’ancien président Saddam Hussein ;

b)      des hauts responsables de son régime ;

c)      des membres de leur famille proche, ou

d)      des personnes morales, des organes ou des entités détenus ou contrôlés directement ou indirectement par les personnes visées au[x] points a), b) et c) ou par des personnes morales ou physiques agissant en leur nom ou selon leurs instructions.

3.      Les fonds ne doivent pas être mis, directement ou indirectement, à la disposition ni utilisés au bénéfice des personnes, physiques ou morales, organes ou entités énumérés à l’annexe IV.

4.      Les ressources économiques ne doivent pas être mises, directement ou indirectement, à la disposition ni utilisés au bénéfice des personnes, physiques ou morales, organes ou entités énumérés à l’annexe IV, de sorte que ces personnes, organes ou entités puissent obtenir des fonds, des biens ou des services. »

10      L’article 6 du règlement no 1210/2003 énonce :

« 1.      Par dérogation à l’article 4, les autorités compétentes identifiées sur les sites internet dont l’adresse figure à l’annexe V, peuvent autoriser l’utilisation de certains fonds et ressources économiques gelés, pour autant que l’ensemble des conditions suivantes soient réunies :

a)      les fonds ou ressources économiques font l’objet d’une mesure ou d’une décision judiciaire, administrative ou arbitrale prise avant le 22 mai 2003 ;

b)      les fonds ou ressources économiques sont utilisés exclusivement pour faire droit à des demandes garanties par une telle mesure ou dont la validité a été établie par une telle décision, dans les limites fixées par les lois et règlements en vigueur régissant les droits des personnes admises à présenter de telles demandes ;

c)      le fait de faire droit à la demande n’enfreint pas le règlement (CEE) no 3541/92 du Conseil [du 7 décembre 1992, interdisant de faire droit aux demandes irakiennes relatives aux contrats et opérations dont l’exécution a été affectée par la résolution 661 (1990) du Conseil de sécurité des Nations unies et par les résolutions connexes (JO 1992, L 361, p. 1)] ; et

d)      la reconnaissance de la mesure ou de la décision n’est pas contraire à l’ordre public de l’État membre concerné.

2.      Dans tous les autres cas, les fonds, ressources économiques et produits des ressources économiques gelés en application de l’article 4 ne font l’objet d’une levée du gel qu’aux fins de leur transfert aux mécanismes successeurs du Fonds de développement pour l’Iraq mis en place par le gouvernement iraquien, selon les conditions énoncées dans les résolutions 1483 (2003) et 1956 (2010) du Conseil de sécurité des Nations unies. »

11      La société Montana Management a été inscrite, par le règlement (CE) no 785/2006 de la Commission, du 23 mai 2006, modifiant le règlement no 1210/2003 (JO 2006, L 138, p. 7), sur la liste, figurant à l’annexe IV du règlement no 1210/2003, des personnes physiques et morales, des organes et des entités associés au régime de l’ancien président Saddam Hussein visés à l’article 4, paragraphes 2 à 4, de ce dernier règlement.

 Le règlement (CE) no 1799/2003

12      Le considérant 4 du règlement (CE) no 1799/2003 du Conseil, du 13 octobre 2003, modifiant le règlement n° 1210/2003 (JO 2003, L 264, p. 12), est ainsi libellé :

« La résolution 1483 (2003) présente le gel des fonds et des ressources économiques comme la première étape d’un processus conduisant au transfert de ces fonds et ressources économiques au Fonds de développement pour l’Iraq. Par ailleurs, elle exempte de ce processus les fonds et ressources économiques faisant l’objet d’une mesure ou d’une décision judiciaire adoptée ou rendue avant le 22 mai 2003. Il n’est donc pas approprié de maintenir les mesures de gel dès lors que les fonds et ressources économiques concernés sont expressément exemptés de l’obligation de les faire transférer à ce Fonds. »

 Le droit français

13      L’article R. 523-3 du code des procédures civiles d’exécution prévoit :

« Dans un délai de huit jours, à peine de caducité, la saisie conservatoire est dénoncée au débiteur par acte d’huissier de justice.

Cet acte contient à peine de nullité :

[...]

2)      Une copie du procès-verbal de saisie et la reproduction des renseignements communiqués par le tiers saisi si l’acte lui a été signifié par voie électronique ;

3)      La mention, en caractères très apparents, du droit qui appartient au débiteur, si les conditions de validité de la saisie ne sont pas réunies, d’en demander la mainlevée au juge de l’exécution du lieu de son domicile ;

[...] »

 Les litiges au principal et les questions préjudicielles

 L’affaire C753/21

14      À la suite de deux sentences arbitrales rendues, respectivement, le 6 février 1996 et le 22 mars 2003 et devenues entretemps définitives, mettant à la charge de l’État d’Iraq une somme à payer à Instrubel, société de droit néerlandais, deux ordonnances d’exequatur ont été délivrées par le tribunal de grande instance de Paris (France) le 20 mars 2013.

15      Le 20 janvier 2014, aux fins de l’exécution de ces deux sentences arbitrales, Instrubel a fait procéder entre les mains de BNP Paribas à des saisies conservatoires « à l’[égard] de la République d’Ira[q] et ses entités dont les fonds appartiennent à l’Ira[q] en vertu de résolutions de l’ONU, à savoir la société Montana [Management] ». Lesdites saisies ont été dénoncées à l’État d’Iraq le 28 juillet 2014, qui ne les a pas contestées.

16      Le 26 décembre 2017, Montana Management a assigné Instrubel devant le juge de l’exécution du tribunal de grande instance de Bobigny (France) et a demandé la mainlevée des saisies, invoquant tant la caducité que la nullité de ces saisies, au motif que celles-ci ne lui avaient pas été dénoncées alors qu’elle était la propriétaire des fonds visés par lesdites saisies.

17      Par jugement du 24 juillet 2018, ce juge de l’exécution a constaté la caducité des saisies et a ordonné leur mainlevée. En effet, il a estimé que, dès lors que les procès-verbaux de saisie désignaient comme débiteur l’État d’Iraq et ses entités, notamment Montana Management, cette dernière devait être considérée comme étant débitrice, au sens de l’article R. 523-3 du code des procédures civiles d’exécution. Partant, selon ledit juge de l’exécution, les procès-verbaux devaient être dénoncés à Montana Management et, à défaut, les saisies étaient caduques et leur mainlevée devait être ordonnée. Par arrêt du 24 octobre 2019, la cour d’appel de Paris (France) a confirmé ce jugement.

18      Instrubel a formé un pourvoi en cassation devant la Cour de cassation (France), à savoir la juridiction de renvoi, et a fait valoir qu’une saisie conservatoire ne doit être dénoncée qu’au débiteur mentionné dans le titre exécutoire sur lequel est fondée cette saisie, ce qui aurait été le cas en l’occurrence, le titre exécutoire visant comme débiteur l’État d’Iraq et ayant été signifié à cet État.

19      À cet égard, la juridiction de renvoi s’interroge sur la propriété des avoirs sur lesquels des mesures conservatoires ont été diligentées. En effet, pour que ces mesures conservatoires soient régulières et produisent leurs effets, il serait nécessaire, selon le droit français, que les avoirs touchés par ces mesures appartiennent au débiteur visé dans le titre exécutoire, en l’occurrence l’État d’Iraq.

20      Or, en l’espèce, ces avoirs feraient l’objet d’un gel en raison de la désignation de Montana Management par le règlement no 1210/2003. Par ailleurs, le gel des avoirs en vertu de ce règlement aurait pour objectif leur transfert aux mécanismes successeurs du Fonds de développement pour l’Iraq (ci-après le « Fonds de développement »), ayant pour effet de transférer la propriété de ces avoirs vers l’État d’Iraq.

21      Ainsi, ladite juridiction se demande si les avoirs gelés demeurent la propriété des personnes désignées par ce règlement, en l’occurrence Montana Management, jusqu’à la décision de transfert de l’autorité nationale compétente ou si les fonds gelés appartiennent à ce Fonds de développement, à savoir à l’État d’Iraq, dès l’entrée en vigueur dudit règlement, dès lors que, eu égard au transfert prévu par ledit règlement, les avoirs gelés n’ont pas vocation à revenir dans le patrimoine des personnes désignées par le même règlement.

22      Dans ces circonstances, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      [L’article] 4, paragraphes 2, 3 et 4, [ainsi que l’article] 6 du règlement [no 1210/2003] s’interprètent-ils en ce sens que :

–        les fonds et les ressources économiques gelés demeurent, jusqu’à la décision de transfert [au Fonds de développement], la propriété des personnes physiques et morales, des organes et des entités associés au régime de l’ancien président Saddam Hussein, visés par le gel des fonds et des ressources économiques ?

–        ou ces fonds gelés sont la propriété [du Fonds de développement] dès l’entrée en vigueur du règlement désignant aux annexes III et IV les personnes physiques et morales, les organes et les entités associés au régime de l’ancien président Saddam Hussein, visés par le gel des fonds et des ressources économiques ?

2)      Dans l’hypothèse où il serait répondu à la première question que les fonds et les ressources économiques gelés sont la propriété [du Fonds de développement], [l’article] 4, paragraphes 2, 3 et 4, [ainsi que l’article] 6 du règlement no 1210/2003 s’interprètent-ils en ce sens qu’ils s’opposent à ce que soit diligentée sur des avoirs gelés, sans autorisation préalable de l’autorité nationale compétente, une mesure dépourvue d’effet attributif, telle une sûreté judiciaire ou une saisie conservatoire, prévues par le code des procédures civiles d’exécution français ? Ou bien ces dispositions s’interprètent-elles comme n’exigeant l’autorisation de cette autorité nationale qu’au moment du déblocage des fonds gelés ? »

 L’affaire C754/21

23      Par un arrêt du Gerechtshof’s-Gravenhage (cour d’appel de La Haye, Pays-Bas) du 31 octobre 2000, rendu exécutoire en France par une ordonnance du président du tribunal de grande instance de Paris du 31 août 2011, l’État d’Iraq et la banque centrale d’Iraq ont été condamnés solidairement à payer une certaine somme à Heerema, société de droit néerlandais.

24      Le 28 juillet 2011, Heerema a fait procéder à des saisies conservatoires entre les mains de BNP Paribas sur des valeurs mobilières détenues par Montana Management. Ces saisies conservatoires ont été converties en saisie-attribution et en saisie-vente aux mois de juin et de septembre 2014.

25      Le 12 décembre 2014, Montana Management a assigné Heerema devant le juge de l’exécution du tribunal de grande instance de Bobigny afin de prononcer la nullité et la caducité des saisies et d’ordonner leur mainlevée.

26      Par jugement du 12 mai 2015, ce juge a rejeté la demande de Montana Management pour des raisons de procédure. Par arrêt du 28 février 2019, la cour d’appel de Paris a infirmé ce jugement et a validé les saisie-vente et saisie-attribution au motif que les fonds gelés étaient présumés appartenir à l’État d’Iraq.

27      Ayant formé un pourvoi en cassation devant la juridiction de renvoi, Montana Management conteste, en premier lieu, l’application d’une présomption selon laquelle les fonds gelés appartiendraient à l’État d’Iraq. Elle soutient que ces fonds demeurent sa propriété jusqu’à la décision de transfert au Fonds de développement, dès lors que le gel de fonds implique une mesure temporaire qui ne porte pas atteinte au droit de propriété.

28      En second lieu, Montana Management fait valoir que Heerema devait obtenir l’autorisation préalable de l’autorité nationale compétente en application de l’article 6 du règlement no 1210/2003 puisque la signification de l’acte de conversion emporterait attribution immédiate de la créance au créancier.

29      La juridiction de renvoi s’interroge sur la question de savoir si les avoirs gelés restent la propriété des personnes morales visées par le gel jusqu’à la décision de transfert de l’autorité nationale compétente au Fonds de développement ou si ceux-ci appartiennent à ce Fonds dès l’entrée en vigueur du règlement ayant désigné lesdites personnes.

30      Dans l’hypothèse où les avoirs gelés appartiendraient audit Fonds dès l’entrée en vigueur du règlement ayant inscrit, en l’occurrence, Montana Management sur la liste des sociétés visées par le gel en question, se poserait la question de la validité des saisies, compte tenu de l’absence d’autorisation préalable de l’autorité nationale pour l’utilisation des avoirs gelés.

31      Dans ces circonstances, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      [L’article] 4, paragraphes 2, 3 et 4, [ainsi que l’article] 6 du règlement no 1210/2003 s’interprètent-ils en ce sens que :

–        les fonds et les ressources économiques gelés demeurent, jusqu’à la décision de transfert [au Fonds de développement], la propriété des personnes physiques et morales, des organes et des entités associés au régime de l’ancien président Saddam Hussein, visés par le gel des fonds et des ressources économiques ?

–        ou ces fonds gelés sont la propriété [du Fonds de développement] dès l’entrée en vigueur du règlement désignant aux annexes III et IV les personnes physiques et morales, organes et entités associées au régime de l’ancien président Saddam Hussein, visés par le gel des fonds et des ressources économiques ?

2)      Dans l’hypothèse où il serait répondu à la première question que les fonds et les ressources économiques gelés sont la propriété [du Fonds de développement], les articles 4 et 6 du règlement no 1210/2003 s’interprètent-ils en ce sens que la mise en œuvre d’une saisie sur les avoirs gelés est subordonnée à l’autorisation préalable de l’autorité nationale compétente ? Ou bien ces dispositions s’interprètent-elles comme n’exigeant l’autorisation de cette autorité nationale qu’au moment du déblocage des fonds gelés ? »

 Sur la procédure devant la Cour

32      Par décision du président de la Cour du 20 janvier 2022, les affaires C‑753/21 et C‑754/21 ont été jointes aux fins des phases écrite et orale de la procédure ainsi que de l’arrêt.

 Sur les demandes d’ouverture de la procédure orale

33      Par demandes présentées les 25 juillet et 7 novembre 2022, Instrubel et Heerema ont sollicité l’ouverture de la phase orale de la procédure au titre de l’article 83 du règlement de procédure de la Cour, en faisant valoir l’existence de certains faits nouveaux qui seraient de nature à exercer une influence décisive sur la décision de la Cour.

34      Ces faits nouveaux consisteraient, premièrement, en la radiation du nom de Montana Management de la liste des personnes et des entités auxquelles devrait s’appliquer le gel des avoirs, intervenue postérieurement au dépôt des observations écrites des parties et intéressés visés à l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne.

35      En effet, si la Cour devait répondre aux premières questions dans les affaires C‑753/21 et C‑754/21 que les avoirs gelés demeurent, jusqu’à la décision de transfert au Fonds de développement, la propriété des entités visées par la mesure de gel, cela impliquerait, du fait de cette radiation, que ces avoirs, qui n’auraient toujours pas été transférés à ce Fonds de développement, seront restitués à cette société. Or, une telle conséquence serait contraire aux objectifs poursuivis par le règlement no 1210/2003.

36      Deuxièmement, l’ouverture de la phase orale de la procédure serait motivée par la circonstance que Montana Management n’aurait plus la qualité pour agir, à la suite du décès de son président et représentant légal, intervenu au cours de l’année 2020.

37      Troisièmement, il serait nécessaire de discuter de l’influence, sur la décision préjudicielle de la Cour, du décret no 2015-1134 du 11 septembre 2015 relatif aux modalités de transfert de fonds et de ressources économiques aux mécanismes successeurs du Fonds de développement pour l’Iraq et du jugement du 12 janvier 2021 du tribunal judiciaire de Grasse (France).

38      À cet égard, il convient de relever que, conformément à l’article 83 de son règlement de procédure, la Cour peut, l’avocat général entendu, ordonner à tout moment l’ouverture ou la réouverture de la phase orale de la procédure, notamment si elle considère qu’elle est insuffisamment éclairée, ou lorsqu’une partie a soumis, après la clôture de cette phase, un fait nouveau de nature à exercer une influence décisive sur la décision de la Cour, ou encore lorsque l’affaire doit être tranchée sur la base d’un argument qui n’a pas encore été débattu.

39      En l’occurrence, la Cour, l’avocat général entendu, estime, sur la base des demandes de décision préjudicielle et des observations écrites, qu’elle dispose de tous les éléments nécessaires pour traiter le présent renvoi préjudiciel et que les faits invoqués par Instrubel et Heerema dans leurs demandes des 25 juillet et 7 novembre 2022, dont la portée pour les procédures au principal doit être appréciée par la juridiction de renvoi, ne constituent pas des faits nouveaux de nature à exercer une influence décisive sur la décision préjudicielle de la Cour.

40      Partant, il n’y a pas lieu d’ordonner l’ouverture de la phase orale de la procédure.

 Sur les questions préjudicielles

 Sur les premières questions dans les affaires C753/21 et C754/21

41      Par ses premières questions dans les présentes affaires, qu’il convient d’examiner conjointement, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 4, paragraphes 2 à 4, et l’article 6 du règlement no 1210/2003 doivent être interprétés en ce sens que les fonds et les ressources économiques gelés demeurent, jusqu’à la décision de transfert au Fonds de développement, la propriété des personnes physiques et morales, des organes et des entités associés au régime de l’ancien président Saddam Hussein, visés par le gel, ou si ces fonds et ces ressources économiques appartiennent à ce Fonds de développement dès l’entrée en vigueur du règlement désignant les personnes, les organes et les entités visés par le gel.

42      À cet égard, l’article 4, paragraphe 2, du règlement no 1210/2003 prévoit le gel des fonds et des ressources économiques appartenant à des personnes désignées par le comité des sanctions et énumérées à l’annexe IV de ce règlement, ou étant en leur possession ou détenus par elles.

43      L’article 6 dudit règlement prévoit, à son paragraphe 1, des dérogations permettant, dans les conditions énumérées à ce paragraphe, que l’utilisation de certains fonds et ressources économiques gelés soit autorisée par les autorités compétentes. Le second paragraphe de cet article dispose que, dans tous les cas qui ne sont pas visés audit paragraphe 1, les fonds et les ressources économiques ne font l’objet d’une levée du gel qu’aux fins de leur transfert au Fonds de développement. Ce transfert a pour conséquence que l’État d’Iraq devient propriétaire des avoirs transférés.

44      Ainsi, une lecture combinée de l’article 4, paragraphe 2, et de l’article 6 du même règlement fait apparaître deux étapes distinctes consistant, d’une part, en un gel des avoirs et, d’autre part, en un transfert de ces avoirs au Fonds de développement.

45      Plus particulièrement, l’article 6, paragraphe 1, sous a), du règlement no 1210/2003 prévoit, conformément au paragraphe 23 de la résolution 1483 (2003), que les autorités nationales compétentes peuvent autoriser l’utilisation de certains fonds et ressources économiques gelés lorsque ceux-ci font l’objet d’une mesure ou d’une décision judiciaire, administrative ou arbitrale prise avant le 22 mai 2003. En d’autres termes, et ainsi que cela ressort également du considérant 4 du règlement no 1799/2003, dans l’hypothèse où les fonds ou les ressources économiques gelés feraient l’objet d’une telle mesure ou d’une telle décision, cette circonstance pourrait suffire pour lever le gel sur ceux-ci afin d’en permettre l’utilisation et ainsi les exempter de l’obligation de les faire transférer au Fonds de développement.

46      En revanche, s’il devait être considéré que le transfert au Fonds de développement s’effectue automatiquement au moment du gel, l’article 6, paragraphe 1, du règlement no 1210/2003 serait privé de tout effet utile.

47      Cette conclusion n’est pas infirmée par les dispositions du paragraphe 23 de la résolution 1483 (2003). En effet, si ce paragraphe prévoit un transfert immédiat des avoirs au Fonds de développement, son libellé même conditionne, toutefois, ce transfert à l’absence d’une mesure ou d’une décision judiciaire, administrative ou arbitrale susceptible d’entraîner le report ou l’annulation dudit transfert.

48      En outre, le considérant 5 du règlement no 1210/2003 fait également apparaître les deux étapes mentionnées au point 44 du présent arrêt, dès lors qu’il énonce, d’une part, que ce sont les États membres qui procèdent au transfert des fonds et des ressources économiques au Fonds de développement à la suite du gel de ces avoirs et, d’autre part, que, afin de leur permettre d’effectuer ce transfert, il conviendrait de prévoir des dispositions pour lever le gel. Ainsi, le transfert intervient comme une mesure active de la part des États membres après le gel et ne se fait qu’à la suite de la levée de ce gel conformément aux modalités prévues à cet effet par ce règlement.

49      Par conséquent, l’existence même de dispositions régissant la procédure de transfert vers le Fonds de développement démontre qu’un tel transfert ne s’opère pas automatiquement par le simple gel des avoirs concernés. Bien que le transfert soit obligatoire dans le cadre du règlement no 1210/2003, il n’en demeure pas moins qu’il intervient postérieurement au gel et constitue une étape distincte par rapport à ce dernier.

50      En ce qui concerne, plus particulièrement, la notion de « gel », telle que définie aux points 4 et 5 de l’article 1er de ce règlement, et le point de savoir si le gel peut, en tant que tel, entraîner une modification de la propriété des avoirs gelés, la Cour a déjà jugé que la mesure de gel est une mesure conservatoire qui n’est pas censée priver de leur propriété les personnes visées par la mesure (voir, en ce sens, arrêt du 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission, C‑402/05 P et C‑415/05 P, EU:C:2008:461, point 358), celle-ci étant une mesure temporaire et réversible par nature (voir, en ce sens, arrêt du 5 mars 2015, Ezz e.a./Conseil, C‑220/14 P, EU:C:2015:147, point 113).

51      Il s’ensuit que la mesure de gel n’a pas, à elle seule, d’incidence sur la propriété des avoirs faisant l’objet de cette mesure.

52      À cet égard, il convient de préciser que la circonstance que le règlement no 1210/2003 vise à transférer les avoirs gelés au Fonds de développement ne saurait justifier, pour ce qui concerne l’étape préalable à ce transfert, de faire une interprétation différente de la notion de « gel » que celle qui a été retenue dans le cadre d’autres règlements relatifs aux mesures restrictives qui ne prévoient pas un tel transfert, d’autant plus que cette notion est définie de manière identique dans la plupart de ces règlements.

53      Eu égard aux motifs qui précèdent, il convient de répondre aux premières questions dans les affaires C‑753/21 et C‑754/21 que l’article 4, paragraphes 2 à 4, et l’article 6 du règlement no 1210/2003 doivent être interprétés en ce sens que les fonds et les ressources économiques gelés demeurent, jusqu’à la décision de transfert au Fonds de développement, la propriété des personnes physiques et morales, des organes et des entités associés au régime de l’ancien président Saddam Hussein, visés par le gel.

 Sur les secondes questions dans les affaires C753/21 et C754/21

54      Eu égard à la réponse apportée aux premières questions dans les présentes affaires, il n’y a pas lieu de répondre aux secondes questions.

 Sur les dépens

55      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) dit pour droit :

L’article 4, paragraphes 2 à 4, et l’article 6 du règlement (CE) no 1210/2003 du Conseil, du 7 juillet 2003, concernant certaines restrictions spécifiques applicables aux relations économiques et financières avec l’Iraq et abrogeant le règlement (CE) no 2465/1996 du Conseil, tel que modifié en dernier lieu par le règlement (UE) no 85/2013 du Conseil, du 31 janvier 2013,

doivent être interprétés en ce sens que :

les fonds et les ressources économiques gelés demeurent, jusqu’à la décision de transfert aux mécanismes successeurs du Fonds de développement pour l’Iraq, la propriété des personnes physiques et morales, des organes et des entités associés au régime de l’ancien président Saddam Hussein, visés par le gel.

Safjan

Piçarra

Jääskinen

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 15 décembre 2022.

Le greffier

 

Le président de chambre

A. Calot Escobar

 

M. Safjan


*      Langue de procédure : le français.