Language of document : ECLI:EU:C:2022:841

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MACIEJ SZPUNAR

présentées le 27 octobre 2022 (1)

Affaire C688/21

Confédération paysanne,

Réseau Semences Paysannes,

Les Amis de la Terre France,

Collectif Vigilance OGM et Pesticides 16,

Vigilance OG2M,

CSFV 49,

OGM : dangers,

Vigilance OGM 33

contre

Premier ministre,

Ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation,

en présence de

Fédération française des producteurs d’oléagineux et de protéagineux

[demande de décision préjudicielle formée par Conseil d’État (France)]

« Renvoi préjudiciel – Environnement – Dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés – Directive 2001/18/CE – Article 3, paragraphe 1 – Champ d’application – Annexe I B, point 1 – Mutagenèse – Exclusion – Techniques de mutagenèse aléatoire in vitro – Techniques/méthodes de modification génétique traditionnellement utilisées et dont la sécurité est avérée depuis longtemps – Protection de la santé humaine et de l’environnement »






 Introduction

1.        Des modifications génétiques interviennent naturellement chez tous les organismes vivants. Elles peuvent être provoquées par des facteurs endogènes, tels qu’une erreur de copie de l’ADN lors de la multiplication des cellules, ou exogènes, tels qu’une irradiation, notamment, par rayons UV, des agents chimiques, des virus, etc. Ces modifications se produisent au niveau cellulaire de l’organisme. Une fois stabilisées, elles peuvent être transmises aux générations suivantes. On parle alors de « mutations ». Les mutations favorables à l’organisme sont promues dans le processus de sélection naturelle, tandis que celles qui lui sont nuisibles sont éliminées. Ainsi, les mutations permettent aux organismes, entre autres, de s’adapter aux changements de l’environnement. C’est le moteur de l’évolution. Techniquement parlant, tous les organismes vivants sont donc génétiquement modifiés.

2.        Dès la révolution néolithique, l’humanité a pratiqué la modification génétique des plantes (2) pour transformer les espèces sauvages en espèces présentant un intérêt nutritionnel important. Pratiquement toutes les plantes actuellement destinées à la consommation humaine, du blé aux bananes, sont le résultat de la sélection artificielle et intentionnelle pratiquée par l’homme, des mutations survenues naturellement (mutations dites « spontanées »), ainsi que de l’hybridation des différentes variétés, et elles n’ont que très peu en commun avec leurs ancêtres sauvages.

3.        Dans le courant du XXe siècle, l’homme a maîtrisé la technique permettant de provoquer artificiellement, à l’aide de facteurs chimiques ou physiques, des mutations à un rythme bien plus rapide (de 1 000 à 10 000 fois) que celui des mutations spontanées. Cette technique est appelée « mutagenèse » (3). Les mutations ainsi induites ayant, comme dans la nature, un caractère accidentel, le processus nécessite de sélectionner ensuite celles qui présentent un intérêt agronomique. Il s’agit alors de la « mutagenèse aléatoire », appelée aussi « mutagenèse traditionnelle ».

4.        Pratiquée tout d’abord sur les plantes entières ou sur des parties de plantes (in vivo), la mutagenèse aléatoire peut aussi être appliquée à des cultures in vitro d’organes, de tissus, d’amas de cellules indifférenciées (le cal), de cellules isolées et de protoplastes (4). La culture in vitro aboutit à la régénération d’une plante entière à partir du matériel végétal ainsi cultivé.

5.        À la fin du XXe siècle, le progrès de la science a permis de scinder le génome et d’y introduire un ou plusieurs gènes provenant d’un autre organisme, y compris d’un organisme qui ne pourrait pas naturellement transmettre son matériel génétique à l’organisme hôte, tel qu’un organisme appartenant à une autre espèce. On parle alors de « transgenèse » ou de « génie génétique ».

6.        Enfin, les techniques développées principalement au début du siècle actuel permettent de provoquer des mutations ciblées, portant sur un gène concret et apportant dès le début les modifications souhaitées, sans besoin de recourir par la suite à la sélection. Ces techniques portent le nom de « mutagenèse dirigée » ou encore d’« édition du génome ».

7.        Ces nouvelles techniques de modification génétique, notamment la transgenèse, soulèvent, au sein de l’Union européenne, un fort sentiment de répulsion d’une partie importante de la société, ainsi que d’une partie des agriculteurs. Le scepticisme auquel elles se heurtent a conduit à un encadrement législatif strict des organismes génétiquement modifiés (OGM), qui se traduit d’ailleurs dans la majorité des États membres par une interdiction pure et simple (5).

8.        La présente affaire concerne le point de savoir si les variétés issues de la mutagenèse aléatoire in vitro, jusqu’à présent considérées comme exclues du champ d’application de cette législation et dont un certain nombre sont cultivées dans l’Union, y compris des variétés de colza résistantes aux pesticides en cause dans la procédure au principal, doivent désormais relever de ladite législation et partager, le plus probablement, le sort des variétés transgéniques.

 Le cadre juridique

9.        Aux termes de l’article 2, point 2, de la directive 2001/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 mars 2001, relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement et abrogeant la directive 90/220/CEE du Conseil (6) :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

2)      “organisme génétiquement modifié (OGM)” : un organisme, à l’exception des êtres humains, dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle.

Aux fins de la présente définition :

a)      la modification génétique se fait au moins par l’utilisation des techniques énumérées à l’annexe I A, première partie ;

b)      les techniques énumérées à l’annexe I A, deuxième partie, ne sont pas considérées comme entraînant une modification génétique ; »

10.      L’article 3, paragraphe 1, de cette directive dispose :

« La présente directive ne s’applique pas aux organismes obtenus par les techniques de modification génétique énumérées à l’annexe I B. »

11.      L’annexe I B, point 1, de ladite directive se lit comme suit :

« Les techniques/méthodes de modification génétique produisant des organismes à exclure du champ d’application de la présente directive, à condition qu’elles n’impliquent pas l’utilisation de molécules d’acide nucléique recombinant ou d’OGM autres que ceux qui sont issus d’une ou plusieurs des techniques/méthodes énumérées ci-après, sont :

1)      la mutagenèse ; »

12.      En vertu de l’article 5, paragraphe 1, de la directive (UE) 2015/1535 du Parlement européen et du Conseil, du 9 septembre 2015, prévoyant une procédure d’information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l’information (7) :

« Sous réserve de l’article 7, les États membres communiquent immédiatement à la Commission tout projet de règle technique, sauf s’il s’agit d’une simple transposition intégrale d’une norme internationale ou européenne, auquel cas une simple information quant à la norme concernée suffit ; ils adressent également à la Commission une notification concernant les raisons pour lesquelles l’établissement d’une telle règle technique est nécessaire, à moins que ces raisons ne ressortent déjà du projet.

[...]

La Commission porte aussitôt le projet de règle technique et tous les documents qui lui ont été communiqués à la connaissance des autres États membres ; elle peut aussi soumettre le projet pour avis au comité visé à l’article 2 de la présente directive et, le cas échéant, au comité compétent dans le domaine en question.

[...] »

13.      L’article 6, paragraphe 2, de cette directive dispose :

« Les États membres reportent :

[...]

–      [...] de six mois l’adoption de tout autre projet de règle technique, à l’exclusion des projets de règles relatives aux services,

à compter de la date de la réception par la Commission de la communication visée à l’article 5, paragraphe 1, si la Commission ou un autre État membre émet, dans les trois mois qui suivent cette date, un avis circonstancié selon lequel la mesure envisagée présente des aspects pouvant éventuellement créer des obstacles à la libre circulation des marchandises dans le cadre du marché intérieur,

[...] »

 Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et les questions préjudicielles

14.      Le litige au principal oppose la Confédération paysanne, un syndicat agricole français, ainsi que sept associations d’opposants aux OGM, au Premier ministre et au ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation (France), soutenus par la Fédération française des producteurs d’oléagineux et de protéagineux, une organisation professionnelle du secteur des huiles et protéines végétales (ci-après la « FOP »), au sujet de l’exclusion de certaines techniques de mutagenèse du champ d’application des dispositions du droit français régissant la culture, la commercialisation et l’utilisation des OGM, ainsi que de l’inscription des variétés issues de ces techniques au catalogue français des variétés végétales.

15.      Dans son arrêt du 25 juillet 2018, Confédération paysanne e.a. (8), la Cour, répondant aux questions préjudicielles du Conseil d’État (France), également juridiction de renvoi dans la présente affaire, posées dans le cadre de la même procédure au principal, a jugé, notamment, que « [l]’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/18, lu conjointement avec l’annexe I B, point 1, de cette directive et à la lumière du considérant 17 de celle‑ci, doit être interprété en ce sens que ne sont exclus du champ d’application de ladite directive que les organismes obtenus au moyen de techniques/méthodes de mutagenèse qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps » (9). La Cour a par ailleurs précisé que ne doivent pas être exclues de l’application de la même directive les méthodes ou techniques (10) de mutagenèse « qui sont apparues ou se sont principalement développées depuis l’adoption de [la directive 2001/18] » (11).

16.      Le Conseil d’État a rendu sa décision le 7 février 2020. Il a, notamment, enjoint au Premier ministre de fixer, dans un délai de six mois après la notification de cette décision, par décret pris après avis du Haut Conseil des biotechnologies (ci-après le « HCB »), la liste limitative des techniques ou méthodes de mutagenèse traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps. Le Conseil d’État a considéré dans ladite décision que tant les techniques ou méthodes de « mutagenèse dirigée » ou d’« édition du génome » que les techniques de « mutagenèse aléatoire in vitro » sont apparues ou se sont principalement développées après la date d’adoption de la directive 2001/18 et devaient donc être regardées comme étant soumises aux obligations imposées aux OGM par cette directive, lue à la lumière de l’arrêt Confédération paysanne e.a.

17.      Dans le cadre de l’exécution de l’injonction édictée par la décision du Conseil d’État du 7 février 2020, le gouvernement français a élaboré un projet de décret et deux projets d’arrêtés. Les projets en question visent à modifier la réglementation nationale en prévoyant que peut être regardée comme relevant d’une utilisation traditionnelle, sans inconvénient avéré pour la santé publique ou l’environnement, la mutagenèse aléatoire « à l’exception de la mutagenèse aléatoire in vitro consistant à soumettre des cellules végétales cultivées in vitro à des agents mutagènes chimiques ou physiques ». Ils prévoient aussi la suppression du catalogue officiel des variétés végétales français des variétés obtenues par cette dernière technique. Le projet de décret en question a été soumis au HCB, dont l’avis, composé de l’avis de son comité scientifique et de la recommandation de son comité économique, éthique et social, a été rendu le 7 juillet 2020 (12).

18.      Le 6 mai 2020, le projet de décret et les deux projets d’arrêtés ont été notifiés à la Commission européenne au titre de la directive 2015/1535. À la suite de cette notification, la Commission, s’appuyant sur le rapport préliminaire du 19 mai 2020 de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), a émis, le 7 août 2020, un avis circonstancié dans lequel elle a indiqué, notamment, que la suppression du catalogue officiel des variétés issues d’une mutagenèse aléatoire in vitro n’était pas justifiée. Cette institution a considéré que, si les projets de décret et d’arrêtés étaient adoptés en l’état, ils seraient, selon elle, incompatibles avec l’article 3, paragraphe 1, et l’annexe I B, de la directive 2001/18, ainsi qu’avec l’article 14 de la directive 2002/53/CE (13) et l’article 14 de la directive 2002/55/CE (14), dispositions qui énumèrent les situations dans lesquelles l’annulation de l’inscription d’une variété du catalogue est permise. Ladite institution soutient que la distinction entre la mutagenèse in vivo et la mutagenèse in vitro n’est justifiée ni par le texte de la directive 2001/18, ni par l’arrêt Confédération paysanne e.a., ni par les données scientifiques. Cet avis circonstancié est soutenu par huit États membres.

19.      Compte tenu de l’avis circonstancié de la Commission, le décret et les arrêtés en question n’ont pas été adoptés. Les injonctions prévues par la décision de la juridiction de renvoi du 7 février 2020 n’ayant ainsi pas été exécutées malgré l’écoulement du délai imparti de six mois, les requérants au principal ont demandé à la juridiction de renvoi d’assurer l’exécution de cette décision par voie d’astreinte. Le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation a demandé à la juridiction de renvoi de constater que le gouvernement avait opéré l’ensemble des diligences qu’impliquait la mise en œuvre des injonctions édictées dans ladite décision et de ne pas prononcer d’astreinte.

20.      Au vu, d’une part, de l’avis circonstancié de la Commission et du rapport préliminaire de l’EFSA et, d’autre part, notamment, de l’avis du HCB du 7 juillet 2020, le Conseil d’État a éprouvé des doutes quant à l’interprétation correcte de la directive 2001/18 à la lumière de l’arrêt Confédération paysanne e.a. C’est dans ces conditions que le Conseil d’État a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      L’article 3, paragraphe 1, de la directive [2001/18], lu conjointement avec l’annexe I B, point 1, de cette directive et à la lumière du considérant 17 de celle-ci, doit-il être interprété en ce sens que, pour distinguer parmi les techniques/méthodes de mutagenèse les techniques/méthodes qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps, au sens de l’[arrêt Confédération paysanne e.a.], il y a lieu de ne considérer que les modalités selon lesquelles l’agent mutagène modifie le matériel génétique de l’organisme, ou y a-t-il lieu de prendre en compte l’ensemble des variations de l’organisme induites par le procédé employé, y compris les variations somaclonales, susceptibles d’affecter la santé humaine et l’environnement ?

2)      L’article 3, paragraphe 1, de la directive [2001/18], lu conjointement avec l’annexe I B, point 1, de cette directive et à la lumière du considérant 17 de celle-ci, doit-il être interprété en ce sens que, pour déterminer si une technique/méthode de mutagenèse a été traditionnellement utilisée pour diverses applications et si sa sécurité est avérée depuis longtemps, au sens de l’[arrêt Confédération paysanne e.a.], il y a lieu de ne prendre en compte que les cultures en plein champ des organismes obtenus au moyen de cette méthode/technique ou est-il possible de prendre également en compte les travaux et publications de recherches ne se rapportant pas à ces cultures si, s’agissant de ces travaux et publications, seuls sont à considérer ceux qui portent sur les risques pour la santé humaine ou l’environnement ? »

21.      La demande de décision préjudicielle est parvenue à la Cour le 17 novembre 2021. Le président de la Cour n’a pas fait droit à la demande de la juridiction de renvoi d’appliquer la procédure préjudicielle accélérée, prévue à l’article 105 du règlement de procédure de la Cour. Il a en revanche décidé, conformément à l’article 53, paragraphe 3, de ce règlement, que la présente affaire serait jugée par priorité. Des observations écrites ont été déposées par les requérants au principal, la FOP, le gouvernement français, ainsi que par la Commission. Les mêmes parties ont présenté leurs observations orales lors de l’audience qui s’est tenue le 20 juin 2022.

 Analyse

22.       La juridiction de renvoi pose deux questions relatives à l’interprétation de la directive 2001/18 à la lumière de l’arrêt Confédération paysanne e.a., dont la FOP remet en question la recevabilité. Je ne partage pas les doutes de cette partie. En revanche, il me semble qu’une simple réponse aux questions préjudicielles telles qu’elles sont formulées n’apporterait pas la précision souhaitée par la juridiction de renvoi ou, en tout cas, ne permettrait pas une application uniforme au sein de l’Union des dispositions en cause. Je vais donc, dans les présentes conclusions, proposer à la Cour d’aller au-delà de ces questions, dans la ligne déjà tracée dans l’arrêt Confédération paysanne e.a.

 Remarques liminaires

23.      Avant d’entamer l’analyse au fond, il me semble nécessaire de présenter les remarques suivantes.

 Sur l’objet du litige au principal

24.      En soumettant à la Cour ses questions préjudicielles dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Confédération paysanne e.a., la juridiction de renvoi (15) avait mentionné deux techniques ou méthodes de modification génétique dont l’exclusion du champ d’application de la directive 2001/18 soulevait, selon elle, des doutes : la mutagenèse aléatoire appliquée in vitro et la mutagenèse dirigée.

25.      Dans le dispositif de cet arrêt, la Cour n’a mentionné explicitement aucune de ces techniques ou méthodes. Elle a cependant considéré, notamment, que « la juridiction de renvoi est appelée à se prononcer, en particulier, sur des techniques/méthodes de mutagenèse dirigée impliquant le recours au génie génétique » et que ces techniques ou méthodes « sont apparues ou se sont principalement développées depuis l’adoption de la directive 2001/18 » (16). Puis, en se fondant sur les conclusions factuelles de la juridiction de renvoi, la Cour a observé que « les risques liés à l’emploi de ces techniques/méthodes nouvelles de mutagenèse pourraient s’avérer similaires à ceux résultant de la production et de la diffusion d’OGM par voie de transgenèse », car « d’une part, [...] la modification directe du matériel génétique d’un organisme par voie de mutagenèse permet d’obtenir les mêmes effets que l’introduction d’un gène étranger dans ledit organisme et, d’autre part, [...] le développement de ces techniques/méthodes nouvelles permet de produire des variétés génétiquement modifiées à un rythme et dans des proportions sans commune mesure avec ceux résultant de l’application de méthodes traditionnelles de mutagenèse aléatoire » (17).

26.      Ainsi, il ne fait pas de doute que, en vertu de l’arrêt Confédération paysanne e.a., la mutagenèse dirigée ne relève pas de l’exclusion du champ d’application de la directive 2001/18, conformément à l’article 3, paragraphe 1, de celle-ci, en liaison avec l’annexe I B, point 1, de cette directive. Par ailleurs, il semble être communément admis que cette technique s’est développée après l’adoption de ladite directive.

27.      En revanche, la Cour ne s’est pas prononcée expressément sur la méthode de la mutagenèse aléatoire appliquée in vitro. Or, c’est précisément sur cette méthode que porte le litige dans la procédure au principal. En effet, les projets de réglementation notifiés à la Commission par le gouvernement français ont fait l’objet d’un avis circonstancié de cette institution en raison de l’exclusion, dans le projet de décret, de la liste des méthodes relevant d’une utilisation traditionnelle, sans inconvénient avéré pour la santé publique ou l’environnement, de la mutagenèse aléatoire in vitro, et de la suppression, dans les projets d’arrêtés, du catalogue français des variétés végétales des variétés obtenues à l’aide de cette méthode. Le retard dans l’adoption de ces projets en raison de cet avis circonstancié constitue à son tour la cause du recours en exécution introduit devant la juridiction de renvoi.

28.      La solution du litige au principal dépend donc de la réponse à apporter à la question de l’exclusion éventuelle de la méthode de mutagenèse aléatoire appliquée in vitro du champ d’application de la directive 2001/18.

 Sur la recevabilité

29.      La FOP soutient que le présent renvoi préjudiciel est irrecevable en ce que, après l’arrêt Confédération paysanne e.a. et à la lumière des informations et données scientifiques factuelles dont dispose la juridiction de renvoi, il ne persiste aucun doute raisonnable en ce qui concerne l’interprétation correcte de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/18, lu conjointement avec l’annexe I B, point 1, de cette directive. Concrètement, selon cette partie, dans le contexte de la procédure au principal, ces dispositions doivent être interprétées en ce sens que ladite directive n’est pas applicable à la mutagenèse aléatoire in vitro.

30.      Cependant, les positions diamétralement opposées des requérants au principal, d’un côté, et du gouvernement français, de la FOP elle-même et de la Commission, de l’autre côté, démontrent à mon avis que ni l’interprétation de l’arrêt Confédération paysanne e.a., ni l’appréciation des données scientifiques et factuelles concernant la mutagenèse aléatoire in vitro ne sont aussi claires que les présente la FOP. Je considère donc qu’un doute raisonnable quant à l’interprétation sollicitée par la juridiction de renvoi existe et que le présent renvoi préjudiciel est recevable. En revanche, comme je l’ai signalé ci-dessus, je proposerai de reformuler les questions préjudicielles, afin de donner à la juridiction de renvoi une réponse utile pour la solution du litige qui est pendant devant elle (18).

 Les arguments des parties

31.      Les requérants au principal soulignent, en premier lieu, l’importance des principes de confiance légitime dans le maintien d’une législation protectrice de la santé et de l’environnement, de non-régression en matière de la protection de la santé et de l’environnement et de précaution dans le cadre de l’interprétation et de l’application de la directive 2001/18.

32.      En deuxième lieu, les requérants au principal évoquent les différences entre la mutagenèse in vivo et la mutagenèse in vitro. Selon eux, non seulement les agents mutagènes opèrent différemment lorsqu’ils sont appliqués à des cellules isolées ou à des plantes entières, mais la culture in vitro en elle-même et la régénération des cellules ainsi cultivées en plantes induisent des modifications génétiques additionnelles, nommées « variations somaclonales ». Or, ces modifications doivent être également prises en compte dans l’évaluation de l’impact de la méthode de la mutagenèse in vitro, car elles comportent des risques potentiels pour la santé humaine et pour l’environnement.

33.      Enfin, en troisième lieu, les requérants au principal affirment que, à l’exception d’une variété de colza, les plantes issues de la mutagenèse aléatoire in vitro ont été principalement développées après l’année 2001, parallèlement aux plantes transgéniques.

34.      De leur côté, tant la FOP que le gouvernement français et la Commission soutiennent des positions opposées à celles des requérants au principal. En premier lieu, ces parties soulignent, en substance, que la culture in vitro est une technique fort ancienne et bien connue et qu’elle n’est pas spécifiquement associée à la modification génétique. Ses effets, y compris les variations somaclonales, seraient également bien connus et ne comporteraient pas de risques spécifiques pour la santé humaine ou pour l’environnement. Par ailleurs, la culture in vitro ne changerait pas la façon dont l’agent mutagène conduit à l’apparition des mutations. Ainsi, hormis la fréquence et le nombre des mutations générées, la mutagenèse aléatoire in vitro donnerait les mêmes résultats que la mutagenèse aléatoire in vivo, de sorte que leur distinction sur le plan juridique serait dépourvue de fondement.

35.      En second lieu, ces parties affirment, exemples à l’appui, que des variétés végétales issues de la mutagenèse in vitro, celles destinées à l’alimentation humaine ou animale comme le maïs et le colza, auraient été commercialisées dès le début des années 90, c’est-à-dire bien avant l’adoption de la directive 2001/18.

 La reformulation des questions préjudicielles

36.      Ce n’est pas par pur formalisme que je présente les positions et les arguments des parties. Lors de la rédaction de la directive 2001/18, le législateur de l’Union a désigné l’une des techniques exclues du champ d’application de celle-ci par la notion claire, bien que peut-être pas assez précise, de « mutagenèse ». Dans l’arrêt Confédération paysanne e.a., la Cour a restreint la portée de cette exclusion en se référant au considérant 17 de cette directive. Ce considérant utilise cependant un critère général et non univoque de techniques ou de méthodes de mutagenèse « qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps » (19). La Cour y a ajouté un critère supplémentaire, celui de techniques ou méthodes de mutagenèse « qui sont apparues ou se sont principalement développées depuis l’adoption de ladite directive » (20). Or, les positions et les arguments des parties montrent à quel point il est complexe d’évaluer la sécurité d’une technique ou méthode de modification génétique et qu’il peut exister plusieurs points de vue divergents s’agissant de la question, pourtant simple d’apparence, de savoir si cette technique ou méthode est utilisée depuis longtemps (21).

37.      Dans la présente affaire, la juridiction de renvoi invite la Cour à poursuivre dans la voie tracée dans l’arrêt Confédération paysanne e.a. en complétant les critères développés dans cet arrêt sur deux points, à savoir le caractère des variations de l’organisme induites et le caractère des données scientifiques, qu’il y a lieu de prendre en compte afin d’apprécier si une technique ou méthode de modification génétique a été traditionnellement utilisée pour diverses applications et si sa sécurité est avérée depuis longtemps.

38.      Si ces questions sont pertinentes dans le cadre de l’appréciation de la sécurité d’un organisme génétiquement modifié concret, tel n’est cependant pas le cas dans le cadre de l’évaluation de la sécurité d’une technique ou méthode de modification génétique en général. Comme l’a observé à juste titre la Commission lors de l’audience, il importe de ne pas confondre ces deux analyses lors de la délimitation du champ d’application de la directive 2001/18. Appliqués à une technique ou méthode de modification génétique, les critères d’analyse proposés par la juridiction de renvoi, compte tenu de la multitude des données disponibles, souvent contradictoires, et les opinions divergentes que ces données sont susceptibles de fonder, ne peuvent aboutir qu’à des solutions disparates et incohérentes.

39.      Le premier exemple des ambiguïtés qui peuvent surgir se trouve déjà dans la décision du Conseil d’État du 7 février 2020 et dans le projet de décret qui est censé exécuter cette décision. En vertu de celle-ci, doivent être soumis aux obligations découlant de la directive 2001/18 les organismes obtenus à l’aide de la mutagenèse aléatoire in vitro « consistant à soumettre les cellules végétales cultivées in vitro à des agents mutagènes ». Or, il n’est pas clair si cette précision doit être comprise comme la définition par le Conseil d’État de la mutagenèse in vitro, ou bien comme une limitation concernant uniquement la mutagenèse in vitro sur des cellules isolées, cette technique pouvant également être pratiquée sur d’autres entités, comme les protoplastes, le cal ou les tissus. Cependant, l’application des critères établis par la Cour dans l’arrêt Confédération paysanne e.a. lors de l’évaluation de la sécurité de la mutagenèse in vitro peut donner des résultats divergents en fonction de l’entité soumise à cette culture, induisant ainsi un risque de confusion concernant le champ d’application de la directive 2001/18 (22).

40.      Je partage donc l’avis de la Commission selon lequel le fait de  laisser à l’appréciation des autorités et des juridictions des États membres le soin de décider quelle technique ou méthode de modification génétique a été traditionnellement utilisée pour diverses applications et si sa sécurité est avérée depuis longtemps, même à l’aide des critères complémentaires issus éventuellement de la réponse aux questions préjudicielles posées dans la présente affaire, porterait nécessairement atteinte à l’uniformité de l’interprétation de la directive 2001/18, et ceci dans son aspect le plus fondamental, à savoir son champ d’application.

41.      Par ailleurs, pour parvenir à la conclusion retenue dans l’arrêt Confédération paysanne e.a., la Cour a pu se fonder, d’une part, sur le considérant 17 de la directive 2001/18 (23) et, d’autre part, sur les constatations factuelles de la juridiction de renvoi, selon lesquelles « les risques liés à l’emploi de ces techniques/méthodes nouvelles de mutagenèse [dirigée] pourraient s’avérer similaires à ceux résultant de la production et de la diffusion d’OGM par voie de transgenèse » (24).

42.      Or, ni le texte de la directive 2001/18, ni les éléments du dossier à la disposition de la Cour ne comportent d’indications sur lesquelles celle-ci pourrait fonder les règles dont l’établissement est sollicité par la juridiction de renvoi dans la présente affaire (25). La Cour serait donc amenée à élaborer ces règles ex nihilo, en donnant aux questions des réponses non pas juridiques, mais scientifiques et factuelles.

43.      Je suggère donc à la Cour d’éliminer l’ambiguïté induite par le considérant 17 de la directive 2001/18 et de trancher définitivement la question de savoir si la mutagenèse aléatoire in vitro est exclue du champ d’application de cette directive. Ainsi, je propose de comprendre les questions préjudicielles dans la présente affaire comme portant, en substance, sur le point de savoir si l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/18, lu conjointement avec l’annexe I B, point 1, de cette directive, à la lumière du considérant 17 de celle-ci, doit être interprété en ce sens que la mutagenèse aléatoire appliquée in vitro relève de l’annexe I B, point 1, de ladite directive.

 Analyse des questions reformulées

44.      Je signale d’emblée que, selon moi, il n’existe aucune raison, ni sur le plan scientifique, ni sur le plan juridique, pour donner une réponse négative à cette question.

 Les conclusions découlant des documents scientifiques disponibles

45.      Il découle des documents établis dans le cadre de la procédure législative en cause au principal qu’effectuer une distinction entre mutagenèse in vivo et mutagenèse in vitro n’est pas pertinent du point de vue scientifique.

46.      Dans le cadre de l’examen des projets de réglementation notifiés par la France, mentionnés au point 17 des présentes conclusions, la Commission a sollicité l’avis de l’EFSA. Le rapport final du groupe scientifique GMO de l’EFSA a été adopté le 29 septembre 2021 (26).

47.      Dans le rapport EFSA, le groupe scientifique GMO a estimé que toutes les techniques de mutagenèse aléatoire peuvent être appliquées aussi bien in vivo qu’in vitro, même si la dose de l’agent mutagène ou le temps d’exposition à celui-ci peuvent varier. Les mécanismes moléculaires qui participent de la mutagenèse aléatoire induite (27) seraient les mêmes que dans le cas des mutations spontanées. Ces mécanismes intervenant au niveau de la cellule, il serait indifférent si l’agent mutagène agit sur une cellule isolée ou un tissu cultivé in vitro ou bien sur la partie d’une plante in vivo. Pour cette raison, les types de mutations résultant de la mutagenèse aléatoire in vitro et in vivo seraient également les mêmes (28).

48.      Le rapport EFSA aborde également les variations somaclonales, mentionnées dans la première question préjudicielle, non pas en tant que problème pour la sécurité de la mutagenèse aléatoire appliquée in vitro, mais comme un mécanisme propre à la culture in vitro elle-même qui peut être mis à profit dans le processus de la mutagenèse, en ce qu’il provoque des mutations additionnelles, parmi lesquelles la mutation recherchée peut être ensuite sélectionnée. Ce rapport énumère d’autres avantages de la culture in vitro pour la mutagenèse aléatoire par rapport à celle pratiquée in vivo (29), notamment l’uniformité du processus et la plus grande facilité de sélection des mutations présentant un intérêt.

49.      Ces spécificités de la culture in vitro utilisée dans le cadre de la mutagenèse aléatoire, y compris l’apparition des variations somaclonales, ne changent cependant en rien le constat de l’identité des résultats d’une telle mutagenèse appliquée in vivo et in vitro. Le groupe scientifique GMO conclut que la distinction entre variétés issues de la mutagenèse aléatoire in vivo et in vitro n’est pas justifiée, car les mêmes mutations peuvent être obtenues par les deux techniques et les mutants en résultant seront indiscernables (30).

50.      Or, s’il est vrai que les questions préjudicielles portent non pas sur les différences entre les plantes obtenues, mais sur celles entre les méthodes utilisées pour leur obtention, la directive 2001/18 a néanmoins pour objectif non pas de réglementer les méthodes de modification génétique, mais d’établir une procédure d’autorisation de la dissémination dans l’environnement des organismes obtenus à l’aide de ces méthodes. L’exclusion du champ d’application de cette directive, énoncée à l’article 3, paragraphe 1, de celle-ci, en lien avec l’annexe I B, point 1, de ladite directive, concerne donc non pas la mutagenèse en tant que telle, mais les organismes obtenus par cette méthode. L’identité de ces organismes rend donc injustifié le traitement différencié des méthodes utilisées pour leur obtention.

51.      Les mêmes conclusions figurent dans l’avis du comité scientifique du HCB du 29 juin 2020, rendu dans le cadre de la procédure d’élaboration du projet de décret mentionné au point 17 des présentes conclusions (ci-après l’« avis du CS ») (31).

52.      À part l’identité des mutations induites par la mutagenèse aléatoire in vivo et in vitro, l’avis du CS mentionne que les mêmes types de mutations peuvent résulter de la culture in vitro sans agent mutagène (par le biais des variations somaclonales), voire apparaître spontanément au champ. Cet avis donne l’exemple de la résistance à certains herbicides, trait présent également chez les variétés de colza dont la suppression du catalogue est envisagée par le gouvernement français dans le cadre de l’exécution de la décision du Conseil d’État du 7 février 2020. En conclusion de son avis, le comité scientifique « n’identifie pas de différences biochimiques entre les mutations, qu’elles soient obtenues par mutagenèse aléatoire in vitro, in vivo, ou spontanément, sur cellules isolées ou entités pluricellulaires », et précise qu’« [i]l n’y a pas non plus de différences entre les phénotypes induits par ces techniques » (32). Il exprime en revanche le regret que le projet de décret lui ayant été soumis se focalise, « sans fondement scientifique », sur la dangerosité d’un ensemble de techniques, sans aborder l’impact et les conséquences potentielles des traits générés, quelle que soit leur méthode d’obtention (33). Sur ce dernier point, il y a lieu d’observer que tel a été le choix du législateur de l’Union lors de l’adoption de la directive 2001/18 et qu’il n’est pas possible de le modifier par voie prétorienne, ni au niveau national, ni à celui de la Cour.

53.      Sur le plan de la temporalité, le comité scientifique du HCB observe que la mutagenèse induite in vitro a été développée dans les années 1960-1970, y compris sur des cellules isolées à partir de l’année 1974, notamment sur des variétés de colza commercialisées à grande échelle depuis l’année 1992 (34). La sélection in vitro sans agent mutagène ou combinée à la mutagenèse induite aurait été utilisée pour obtenir la tolérance à un herbicide dès les années 80. Il note également que la base commune des données des espèces génétiquement modifiées de l’Agence internationale de l’énergie atomique et de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, qui est non exhaustive, car basée sur inscription volontaire, énumère une centaine d’espèces obtenues par la mutagenèse in vitro, dont la moitié avant l’année 2001 (35).

54.      Si le comité scientifique du HCB aborde la question des variations somaclonales, c’est en tant que phénomène propre à la culture in vitro qui par lui-même peut provoquer des modifications génétiques ou épigénétiques, qu’il soit associé ou non à la mutagenèse induite. Le mécanisme de ces mutations est identique à celui des mutations induites par une mutagenèse aléatoire (et, d’ailleurs, à celui des modifications spontanées) : il s’agit de multiples modifications accidentelles et incontrôlées, et seul un processus postérieur de sélection permet de choisir celles présentant un intérêt agronomique (36).

55.      En revanche, on ne saurait déduire de ce passage de l’avis du CS, comme le fait la juridiction de renvoi dans sa demande, qu’il existe « deux approches [qui] s’opposent », l’une, présentée dans le rapport EFSA, consistant à ne prendre en compte que le processus par lequel le matériel génétique est modifié, et l’autre, que la juridiction de renvoi prend à son compte, mais qu’elle associe contextuellement avec l’avis du CS, consistant à prendre en compte l’ensemble des incidences du procédé utilisé sur l’organisme, notamment les variations somaclonales.

56.      Tout au contraire, ces deux documents scientifiques mentionnent les variations somaclonales et indiquent de manière univoque que ces variations peuvent intervenir indépendamment de tout agent mutagène, mais que les modifications qu’elles provoquent sont de même nature que celles découlant de la mutagenèse induite ainsi que des mutations spontanées. Sur le plan général, l’EFSA et le HCB concluent que la distinction entre les plantes obtenues par mutagenèse in vivo et in vitro n’est pas justifiée. La prémisse de l’existence d’un type de modifications spécifiquement associées à la mutagenèse aléatoire in vitro, dont le risque pour la santé et pour l’environnement devrait être évalué séparément, sur laquelle est basée la première question préjudicielle, ainsi que la distinction que s’efforce d’établir la juridiction de renvoi entre la mutagenèse aléatoire in vivo et la mutagenèse aléatoire in vitro sont donc, à la lumière des documents cités, dépourvues de fondement scientifique.

57.      Je dois encore observer que les requérants au principal ne contestent pas de manière sérieuse les conclusions formulées dans l’avis du HCB et le rapport EFSA. L’expertise jointe à leurs observations dans la présente affaire se concentre sur la démonstration des effets spécifiques de la mutagenèse aléatoire in vitro sur des cellules isolées par rapport non seulement à la mutagenèse aléatoire in vivo, mais également à la mutagenèse appliquée in vitro sur des entités pluricellulaires.

58.      Cependant, en premier lieu, il n’est pas clair si la décision du Conseil d’État du 7 février 2020 et le projet de décret qui en résulte doivent être compris comme se limitant à la mutagenèse aléatoire in vitro sur des cellules isolées, la notion des « cellules végétales » n’étant pas précise (37). En second lieu, faire dépendre le champ d’application de la directive 2001/18 non seulement du point de savoir si la mutagenèse a été appliquée in vivo ou in vitro, mais également de celui de savoir si elle a été appliquée sur des cellules isolées ou sur des entités pluricellulaires me paraît aller clairement à l’encontre de la volonté du législateur de l’Union lors de l’adoption de cette directive. Il en est d’autant plus ainsi que l’avis du HCB et le rapport EFSA, établis dans le cadre de la procédure législative en cause au principal, n’étayent pas une telle distinction.

 Les conséquences juridiques

59.      Tout comme la distinction entre mutagenèse aléatoire in vivo et mutagenèse aléatoire in vitro n’est pas justifiée sur le plan scientifique, la différence de traitement des organismes obtenus à l’aide de ces deux techniques n’est pas justifiée sur le plan juridique.

60.      En vertu de son article 3, paragraphe 1, la directive 2001/18 ne s’applique pas aux organismes obtenus par les techniques de modification génétique énumérées à l’annexe I B de cette directive, à savoir, notamment, « la mutagenèse ».

61.      À cet égard, il découle clairement de l’avis du CS et du rapport EFSA que la mutagenèse aléatoire in vivo et la mutagenèse aléatoire in vitro sont non pas deux techniques de modification génétique distinctes, mais la même technique, à savoir la mutagenèse aléatoire induite, qui peut être appliquée à divers types de matériels, tels que les organismes entiers ou des parties d’organisme, les tissus, le cal, les cellules ou les protoplastes. Or, rien dans le texte de la directive 2001/18, y compris dans ses considérants, n’indique que le législateur de l’Union ait voulu différencier les techniques de mutagenèse en fonction du matériel auquel la mutagenèse a été appliquée.

62.      De même, rien n’indique que le législateur de l’Union aurait attaché de l’importance au fait d’associer une technique exclue du champ d’application de la directive 2001/18 à la culture in vitro. Comme l’observe à juste titre la Commission, tant la technique énumérée dans l’annexe I B au point 2 (la fusion cellulaire) que les techniques énumérées dans l’annexe I A, deuxième partie, de cette directive (38) (notamment la fécondation in vitro et l’induction polyploïde) sont ou peuvent être pratiquées in vitro, sans que cela entraîne une qualification différente du point de vue de ladite directive. Je ne vois pas de raison pour qu’il en soit autrement dans le cas de la mutagenèse.

63.      Cette conclusion n’est pas remise en cause par l’arrêt Confédération paysanne e.a. D’une part, comme je l’ai déjà mentionné (39), la Cour a clairement laissé entendre que les techniques nouvelles de mutagenèse dirigée n’étaient pas exclues du champ d’application de la directive 2001/18 en vertu de l’article 3, paragraphe 1, de celle-ci. En revanche, cet arrêt ne contient aucune suggestion de ce genre concernant la mutagenèse aléatoire appliquée in vitro. Il est donc permis de considérer que cette technique n’est pas visée par celui-ci.

64.      D’autre part, conformément à l’arrêt Confédération paysanne e.a., relèvent de l’annexe I B, point 1, de la directive 2001/18 les organismes obtenus au moyen des techniques ou des méthodes de mutagenèse qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps, contrairement aux techniques qui sont apparues ou se sont principalement développées postérieurement à l’adoption de cette directive.

65.      Or, il découle, notamment, de l’avis du CS que la mutagenèse aléatoire, tant in vivo qu’in vitro, était utilisée dans la sélection des variétés végétales bien avant l’année 2001 et que le législateur de l’Union ne pouvait pas l’ignorer au moment de l’adoption de la directive 2001/18 (40). Par ailleurs, les mécanismes et les types de modifications génétiques induites par la mutagenèse aléatoire tant in vivo qu’in vitro étant les mêmes, ces deux modalités d’application de cette technique ne présentent pas de différences en ce qui concerne leur sécurité, laquelle est avérée depuis longtemps, au sens de l’arrêt Confédération paysanne e.a.

 Les conséquences pratiques

66.      L’avis du CS souligne les difficultés pratiques de mise en œuvre d’une éventuelle soumission rétroactive des organismes issus d’une mutagenèse aléatoire in vitro aux obligations découlant de la directive 2001/18. Selon cet avis, « en l’absence de différences à l’échelle moléculaire, et dans le cadre actuel des moyens de contrôle reposant sur des techniques de biologie moléculaire, la traçabilité et l’attribution de mutations à une technique donnée d’obtention seraient très compliquées » (41). Cette observation trouve un écho dans la conclusion du rapport EFSA selon laquelle les mutants issus de la mutagenèse aléatoire in vivo et in vitro sont indiscernables.

67.      Or, contrairement à ce qui est le cas pour les techniques de mutagenèse dirigée, expressément mentionnées dans l’arrêt Confédération paysanne e.a., des variétés obtenues à l’aide de la technique de mutagenèse aléatoire in vitro ont été inscrites au catalogue commun des variétés végétales et sont cultivées sur le territoire de l’Union. Dans la mesure où les traits caractéristiques de ces variétés sont semblables à ceux des variétés issues de la mutagenèse aléatoire in vivo, voire des mutations spontanées, l’application pratique d’éventuelles décisions de suppression de ces variétés du catalogue pourrait s’avérer problématique, tout comme le seraient l’étiquetage et la surveillance des produits issus de ces variétés.

68.      Enfin, il me paraît important de souligner que l’exclusion de la mutagenèse aléatoire in vitro du champ d’application de la directive 2001/18 ne soustrait pas les variétés végétales issues de cette technique et leur culture, ni les produits obtenus à partir des plantes appartenant à ces variétés, à tout contrôle. En effet, les législations sur les espèces et les variétés végétales, sur l’utilisation des pesticides, sur la sécurité des aliments, etc., continuent de s’appliquer.

 Proposition de réponse

69.      Compte tenu des considérations scientifiques, juridiques et pratiques qui ont été présentées, je propose de répondre aux questions préjudicielles, telles que reformulées au point 43 des présentes conclusions, que l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/18, lu conjointement avec l’annexe I B, point 1, de cette directive et à la lumière du considérant 17 de celle-ci, doit être interprété en ce sens que la mutagenèse aléatoire appliquée in vitro relève de l’annexe I B, point 1, de ladite directive.

 Conclusion

70.      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles déférées par le Conseil d’État (France) :

L’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 mars 2001, relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement et abrogeant la directive 90/220/CEE du Conseil, lu conjointement avec l’annexe I B, point 1, de cette directive et à la lumière du considérant 17 de celle-ci,

doit être interprété en ce sens que :

la mutagenèse aléatoire appliquée in vitro relève de l’annexe I B, point 1, de ladite directive.


1      Langue originale : le français.


2      Ainsi que des animaux, mais cette question ne fait pas l’objet des présentes conclusions.


3      Il serait plus précis de parler de « mutagenèse induite ». J’utiliserai cependant le terme de « mutagenèse », car c’est celui employé tant dans la législation de l’Union pertinente que dans la jurisprudence de la Cour.


4      Cellules dépourvues de paroi.


5      Actuellement, une seule variété transgénique est admise à la culture en plein champ sur le territoire de l’Union. Elle fait cependant l’objet d’une interdiction totale ou partielle dans 19 États membres, dont la France.


6      JO 2001, L 106, p. 1.


7      JO 2015, L 241, p. 1.


8      C‑528/16, ci-après l’« arrêt Confédération paysanne e.a. », EU:C:2018:583.


9      Arrêt Confédération paysanne e.a. (point 1, second alinéa, du dispositif).


10      La directive 2001/18 ne semble pas faire de distinction entre les termes « techniques » et « méthodes » en matière de modification génétique. Si l’article 3, paragraphe 1, de cette directive emploie le terme de « techniques », l’annexe I B de celle-ci emploie le double terme de « techniques/méthodes ».


11      Arrêt Confédération paysanne e.a. (point 51).


12      Cet avis est disponible sur le site Internet du HCB.


13      Directive du Conseil du 13 juin 2002 concernant le catalogue commun des variétés des espèces de plantes agricoles (JO 2002, L 193, p. 1).


14      Directive du Conseil du 13 juin 2002 concernant la commercialisation des semences de légumes (JO 2002, L 193, p. 33).


15      La même, je le rappelle, que dans la présente affaire.


16      Arrêt Confédération paysanne e.a. (point 47).


17      Arrêt Confédération paysanne e.a. (point 48).


18      Voir point 43 des présentes conclusions.


19      Arrêt Confédération paysanne e.a.(point 1, second alinéa, du dispositif).


20      Arrêt Confédération paysanne e.a. (point 51).


21      Voir, en ce sens, déjà, conclusions de l’avocat général Bobek dans l’affaire Confédération paysanne e.a. (C‑528/16, EU:C:2018:20, points 105 et 106).


22      Dans leurs observations écrites, les requérants au principal font état des effets prétendument différents qu’aurait la culture in vitro sur des cellules isolées par rapport aux entités pluricellulaires cultivées in vitro.


23      Voir points 44 à 46 de cet arrêt. Ce considérant énonce que « [l]a [directive 2001/18] ne devrait pas s’appliquer aux organismes obtenus au moyen de certaines techniques de modification génétique qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps ».


24      Voir arrêt Confédération paysanne e.a.(points 47 et 48).


25      Notamment, les deux rapports scientifiques établis dans le cadre de l’affaire au principal (voir points 46 à 56 des présentes conclusions), qui traitent des différences et des similitudes entre la mutagenèse aléatoire in vivo et la mutagenèse aléatoire in vitro, ne permettent pas, ou ne permettent que de manière indirecte, de répondre aux questions préjudicielles telles que formulées par la juridiction de renvoi.


26      EFSA Panel on Genetically Modified Organisms, « In vivo and in vitro random mutagenesis techniques in plants », EFSA Journal, 2021;19(11):6611 (ci-après le « rapport EFSA »).


27      À savoir l’altération et la réparation de l’ADN.


28      Voir conclusions du rapport EFSA, p. 21.


29      Voir rapport EFSA, p. 11.


30      Voir conclusions du rapport EFSA, p. 21.


31      En ce qui concerne la recommandation du comité économique, éthique et social du HCB, celui-ci avait constaté que le projet de décret en question était globalement en conformité avec le droit de l’Union ainsi qu’avec la décision du Conseil d’État du 7 février 2020. Ce comité n’a cependant pas analysé en détail la question de savoir si la mutagenèse aléatoire in vitro relevait de l’annexe I B, point 1, de la directive 2001/18 en vertu de l’arrêt Confédération paysanne e.a. Il s’est plutôt basé sur le point 3 du dispositif de cet arrêt, selon lequel les États membres sont libres de soumettre les organismes exclus du champ d’application de cette directive aux obligations qui en découlent ou à d’autres obligations.


32      Avis du CS, p. 7.


33      Avis du CS, p. 6.


34      Avis du CS, p. 5 et 6.


35      Avis du CS, p. 18 et 19.


36      « Les mécanismes biochimiques d’induction des mutations étant les mêmes pour les mutations spontanées, la mutagenèse induite (in vivo ou in vitro) et la culture in vitro (variations somaclonales) – chaque agent mutagène induisant préférentiellement l’une des formes de la mutagenèse spontanée –, il est attendu que l’on produise potentiellement les mêmes types de variants génétiques et phénotypiques, quelle que soit l’approche. Le choix de l’approche dépendra de la fréquence escomptée des mutations induites, de l’aptitude à la régénération du matériel utilisé in vitro et surtout des conditions/stades et facilité de sélection du phénotype recherché. » Voir résumé à la page 6 de l’avis du CS. Les variations somaclonales sont traitées plus en détail aux pages 23 et 24 de cet avis.


37      Voir point 39 des présentes conclusions.


38      Techniques qui ne sont pas considérées comme entraînant une modification génétique.


39      Voir points 24 à 27 des présentes conclusions.


40      Voir point 53 des présentes conclusions.


41      Avis du CS, p. 30.