Language of document : ECLI:EU:T:2021:640

Affaires jointes T344/19 et T-356/19

Front populaire pour la libération de la Saguia el-Hamra et du Rio de oro (Front Polisario)

contre

Conseil de l’Union européenne

 Arrêt du Tribunal (neuvième chambre élargie) du 29 septembre 2021

« Relations extérieures – Accords internationaux – Accord euro‑méditerranéen d’association CE‑Maroc – Accord de partenariat dans le domaine de la pêche durable entre l’Union et le Maroc – Protocole de mise en œuvre de l’accord de partenariat – Échange de lettres accompagnant l’accord de partenariat – Décision de conclusion – Règlement relatif à la répartition des possibilités de pêche entre les États membres – Recours en annulation – Recevabilité – Capacité d’ester en justice – Affectation directe – Affectation individuelle – Champ d’application territorial – Compétence – Interprétation du droit international retenue par la Cour – Principe d’autodétermination – Principe de l’effet relatif des traités – Invocabilité – Notion de consentement – Mise en œuvre – Pouvoir d’appréciation – Limites –Maintien des effets de la décision attaquée »

1.      Recours en annulation – Personnes physiques ou morales – Personne morale – Notion autonome du droit de l’Union – Exigence d’une personnalité juridique et de la capacité d’ester en justice

(Art. 263, 4e al., TFUE)

(voir points 134-136)

2.      Recours en annulation – Personnes physiques ou morales – Capacité d’ester en justice – Personnes morales – Notion – Entité reconnue sur le plan international en tant que représentant d’un peuple d’un territoire non autonome – Inclusion

(Art. 263, 4e al., TFUE)

(voir points 141, 142, 146-148, 150, 151)

3.      Procédure juridictionnelle – Représentation des parties – Recours d’une personne morale de droit privé – Mandat délivré à l’avocat – Validité – Habilitation des organes de la personne morale de droit privé à introduire un recours – Prise en compte de la nature de la personne morale – Personne morale n’étant pas constituée selon les règles juridiques habituellement applicables

(Règlement de procédure du Tribunal, art. 51, § 3)

(voir points 161, 165)

4.      Union européenne – Contrôle juridictionnel de la légalité des actes des institutions – Portée – Acte portant approbation d’un accord international conclu par l’Union – Inclusion

(Art. 263 TFUE)

(voir point 171)

5.      Accords internationaux – Accords de l’Union – Conclusion – Effets juridiques à l’égard des tiers – Principe de droit international général de l’effet relatif des traités – Accord susceptible d’affecter un tiers

(Art. 218, § 6, TFUE)

(voir points 182, 183)

6.      Union européenne – Contrôle juridictionnel de la légalité des actes des institutions – Accords internationaux – Actes susceptibles de recours – Acte de l’Union portant conclusion d’un accord international – Contrôle de validité d’une décision de conclusion d’un tel accord – Prise en compte du contenu même de l’accord – Respect du principe de protection juridictionnelle effective

(Art 263 TFUE)

(voir points 185-187)

7.      Recours en annulation – Personnes physiques ou morales – Actes les concernant directement et individuellement – Affectation directe – Affectation individuelle – Critères – Accord de partenariat dans le domaine de la pêche durable entre l’Union et le Maroc – Décision 2019/441 – Prise en compte du contenu même de l’accord international ainsi que de ses effets juridiques sur un territoire tiers – Respect du principe de protection juridictionnelle effective

(Art. 263, 4e al., TFUE)

(voir points 188, 189, 231-233, 255, 262, 265)

8.      Accords internationaux – Accords de l’Union – Interprétation – Compétence du juge de l’Union – Conditions – Accords régis par le droit international – Application de la convention de Vienne sur le droit des traités – Relations entre États – Naissance d’un droit pour un État tiers d’une disposition d’un traité – Principes – Champ d’application – Autres sujets de droit international – Inclusion

[Art 216 et 267, 1er al., b), TFUE]

(voir point 308)

9.      Accords internationaux – Accords de l’Union – Interprétation – Compétence du juge de l’Union – Conditions – Accords régis par le droit international – Application de la convention de Vienne sur le droit des traités – Traités et états tiers – Principe du libre consentement – Exigences et effets juridiques


(voir points 316, 317)

10.    Recours en annulation – Personnes physiques ou morales – Notion d’acte réglementaire au sens de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE – Tout acte de portée générale à l’exception des actes législatifs – Règlement du Conseil relatif à la répartition des possibilités de pêche au titre de l’accord de partenariat dans le domaine de la pêche durable entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc et de son protocole de mise en œuvre – Inclusion

[Art. 43, § 3, et 263, 4e al., TFUE ; règlement du Conseil 2019/440]

(voir points 377-379)

11.    Recours en annulation – Personnes physiques ou morales – Actes les concernant directement – Affectation directe – Règlement du Conseil relatif à la répartition des possibilités de pêche au titre de l’accord de partenariat dans le domaine de la pêche durable entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc et de son protocole de mise en œuvre – Acte portant uniquement sur les relations entre l’Union et ses États membres – Affectation directe du peuple du Sahara occidental – Absence – Mise en œuvre ayant un caractère purement automatique

[Art. 263, 4e al., TFUE ; règlement du Conseil 2019/440]

(voir points 381-387, 390, 391)

Résumé

Le Tribunal annule les décisions du Conseil relatives, d’une part, à l’accord entre l’UE et le Maroc modifiant les préférences tarifaires accordées par l’UE aux produits d’origine marocaine ainsi que, d’autre part, à leur accord de partenariat dans le domaine de la pêche durable. Toutefois, les effets desdites décisions sont maintenus pendant une certaine période afin de préserver l’action extérieure de l’Union et la sécurité juridique de ses engagements internationaux.

Les présentes affaires portent sur des recours en annulation introduits par le Front populaire pour la libération de la Saguia el-Hamra et du Rio de oro (Front Polisario) (ci-après le « requérant ») contre deux décisions du Conseil approuvant la conclusion d’accords entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc (1).

Les accords approuvés par les décisions attaquées (ci-après les « accords litigieux ») sont le résultat de négociations menées au nom de l’Union, avec le Maroc, à la suite de deux arrêts prononcés par la Cour (2), en vue de modifier des accords antérieurs. D’une part, il s’agissait de conclure un accord modifiant les protocoles de l’accord d’association euro-méditerranéen (3) relatifs au régime applicable à l’importation, dans l’Union européenne, des produits agricoles originaires du Maroc, et à la définition de la notion de « produits originaires », pour étendre aux produits originaires du Sahara occidental exportés sous le contrôle des autorités douanières marocaines, le bénéfice des préférences tarifaires octroyées aux produits d’origine marocaine exportés dans l’Union. D’autre part, le but était de modifier l’accord de pêche entre la Communauté européenne et le Maroc (4) et, notamment, d’inclure dans le champ d’application de cet accord les eaux adjacentes au territoire du Sahara occidental.

Par requêtes déposées en 2019, le requérant a demandé l’annulation des décisions attaquées. Affirmant agir « au nom du peuple sahraoui », il fait notamment valoir que, en approuvant, par les décisions attaquées, les accords litigieux sans le consentement de ce peuple, le Conseil a violé les obligations qui incombaient à l’Union dans le cadre de ses relations avec le Maroc, en vertu du droit de l’Union et du droit international. En effet, selon le requérant, ces accords s’appliquent au Sahara occidental, prévoient l’exploitation de ses ressources naturelles et favorisent la politique d’annexion de ce territoire par le Maroc. En outre, le second de ces accords s’appliquerait également aux eaux adjacentes à ce territoire. En particulier, le requérant soutient que ces accords ne sont pas conformes à la jurisprudence de la Cour énoncée dans les arrêts Conseil/Front Polisario (C‑104/16 P) et Western Sahara Campaign UK (C‑266/16), qui aurait exclu une telle application territoriale.

Par ses arrêts dans l’affaire T‑279/19, d’une part, et dans les affaires jointes T‑344/19 et T‑356/19, d’autre part, le Tribunal annule les décisions attaquées, tout en décidant que les effets desdites décisions sont maintenus pendant une certaine période (5), car leur annulation avec effet immédiat est susceptible d’avoir des conséquences graves sur l’action extérieure de l’Union et de remettre en cause la sécurité juridique des engagements internationaux auxquels elle a consenti. En revanche, le Tribunal rejette comme irrecevable le recours du requérant dans l’affaire T‑356/19 contre le règlement relatif à la répartition des possibilités de pêche au titre de l’accord de pêche, pour défaut d’affectation directe (6).

Appréciation du Tribunal

Sur la recevabilité des recours

En premier lieu, le Tribunal vérifie si le requérant dispose de la capacité d’ester en justice devant les juridictions de l’Union. En effet, selon le Conseil et les intervenants, le requérant ne possède pas la personnalité juridique en vertu du droit interne d’un État membre, n’est pas un sujet de droit international, et ne satisfait pas aux critères établis par les juridictions de l’Union en vue de reconnaître la capacité d’ester en justice à une entité dépourvue de la personnalité juridique. Selon eux, le requérant ne serait donc pas une personne morale au sens de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE.

Faisant référence à la jurisprudence antérieure, le Tribunal précise que celle-ci n’exclut pas que la capacité d’agir devant le juge de l’Union soit reconnue à une entité, indépendamment de sa personnalité juridique de droit interne, notamment si les exigences de la protection juridictionnelle effective l’imposent, une interprétation restrictive de la notion de personne morale devant être écartée. Examinant la question de l’existence de la personnalité juridique du requérant en droit international public, le Tribunal estime que le rôle et la représentativité du requérant sont de nature à lui conférer la capacité d’ester en justice devant le juge de l’Union.

À cet égard, le Tribunal constate que le requérant est reconnu sur le plan international en tant que représentant du peuple du Sahara occidental, même à supposer que cette reconnaissance s’inscrive dans le cadre limité du processus d’autodétermination de ce territoire. En outre, sa participation à ce processus implique qu’il dispose de l’autonomie et de la responsabilité nécessaires pour agir dans ce cadre. Enfin, les exigences de la protection juridictionnelle effective imposent de reconnaître au requérant la capacité d’introduire un recours devant le Tribunal pour défendre le droit à l’autodétermination du peuple du Sahara occidental. Le Tribunal en conclut donc que le requérant est une personne morale, au sens de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE et rejette la fin de non-recevoir du Conseil.

En second lieu, le Tribunal examine la fin de non-recevoir du Conseil tirée du défaut de qualité pour agir du requérant. Quant au point de savoir si le requérant est directement concerné par les décisions attaquées, il relève qu’une décision de conclusion, au nom de l’Union, d’un accord international est un élément constitutif dudit accord et que, partant, les effets de la mise en œuvre de cet accord sur la situation juridique d’un tiers sont pertinents pour apprécier son affectation directe par la décision en cause. En l’espèce, afin de défendre les droits que le peuple du Sahara occidental tire des règles de droit international liant l’Union, le requérant doit pouvoir invoquer les effets des accords litigieux sur ces droits pour établir son affectation directe. Or, le Tribunal estime que, dans la mesure où les accords litigieux s’appliquent explicitement au Sahara occidental ainsi que, en ce qui concerne le second de ces accords, aux eaux adjacentes à celui-ci, ils affectent le peuple de ce territoire et impliquaient de recueillir son consentement. Par conséquent, le Tribunal en conclut que les décisions attaquées produisent des effets directs sur la situation juridique du requérant en tant que représentant de ce peuple et en tant que partie au processus d’autodétermination sur ce territoire. Enfin, le Tribunal relève que la mise en œuvre des accords litigieux, en ce qui concerne leur application territoriale, présente un caractère purement automatique et ne laisse aucun pouvoir d’appréciation à leurs destinataires.

En ce qui concerne l’affectation individuelle du requérant, le Tribunal constate que, eu égard aux circonstances ayant conduit à conclure à son affectation directe, en particulier à sa situation juridique en tant que représentant du peuple du Sahara occidental et partie au processus d’autodétermination sur ce territoire, le requérant doit être considéré comme affecté par les décisions attaquées en raison de qualités qui lui sont particulières et qui l’individualisent d’une manière analogue à celle dont le serait le destinataire de ces décisions.

Sur le bien-fondé des recours

En ce qui concerne le fond et, plus particulièrement, la question de savoir si le Conseil a violé l’obligation de se conformer à la jurisprudence de la Cour relative aux règles de droit international applicables aux accords litigieux, le Tribunal constate que, dans l’arrêt Conseil/Front Polisario, la Cour a déduit du principe d’autodétermination et du principe de l’effet relatif des traités des obligations claires, précises et inconditionnelles s’imposant à l’égard du Sahara occidental dans le cadre des relations entre l’Union et le Maroc, à savoir, d’une part, le respect de son statut séparé et distinct et, d’autre part, l’obligation de s’assurer du consentement de son peuple en cas de mise en œuvre de l’accord d’association sur ce territoire. Dès lors, le requérant doit pouvoir invoquer la violation desdites obligations à l’encontre des décisions attaquées, dans la mesure où cette violation peut affecter ledit peuple, en tant que tiers à un accord conclu entre l’Union et le Maroc. Dans ce contexte, le Tribunal écarte l’argument avancé par le requérant selon lequel il serait juridiquement impossible pour l’Union et le Maroc de conclure un accord explicitement applicable au Sahara occidental, cette hypothèse n’étant pas exclue par le droit international tel qu’interprété par la Cour.

En revanche, le Tribunal accueille l’argument du requérant par lequel il fait valoir que l’exigence relative au consentement du peuple du Sahara occidental, en tant que tiers aux accords litigieux, au sens du principe de l’effet relatif des traités, n’a pas été respectée.

À cet égard, d’une part, le Tribunal considère que la règle du droit international, selon laquelle le consentement d’un tiers à un accord international peut être présumé, lorsque les parties à cet accord ont entendu lui accorder des droits, n’est pas applicable en l’espèce, les accords litigieux ne visant pas à accorder des droits audit peuple, mais lui imposant, en revanche, des obligations.

D’autre part, le Tribunal relève que, lorsqu’une règle de droit international exige le consentement d’une partie ou d’un tiers, l’expression de ce consentement conditionne la validité de l’acte pour lequel il est requis, la validité dudit consentement lui-même dépend de son caractère libre et authentique et ledit acte est opposable à la partie ou au tiers y ayant valablement consenti. Cependant, les démarches entreprises par les autorités de l’Union avant la conclusion des accords litigieux ne peuvent pas être considérées comme ayant permis de recueillir le consentement du peuple du Sahara occidental à ces accords, conformément au principe de l’effet relatif des traités, tel qu’interprété par la Cour. Le Tribunal précise, à cet égard, que le pouvoir d’appréciation des institutions dans le cadre des relations extérieures ne leur permettait pas, en l’espèce, de décider si elles pouvaient se conformer ou non à cette exigence.

En particulier, le Tribunal constate, tout d’abord, que, eu égard à la portée juridique, en droit international, de la notion de « peuple », d’une part, et de la notion de « consentement », d’autre part, les « consultations » des « populations concernées » organisées par les institutions n’ont pu aboutir à l’expression du consentement du peuple du Sahara occidental. Ainsi cette approche a-t-elle permis, tout au plus, de recueillir l’opinion de parties concernées, sans que cette opinion conditionne la validité des accords litigieux et lie ces parties de sorte que ces accords leur seraient opposables. Ensuite, le Tribunal considère que les différents éléments relatifs à la situation particulière du Sahara occidental, invoqués par le Conseil, ne démontrent pas l’impossibilité de recueillir, en pratique, le consentement du peuple du Sahara occidental aux accords litigieux, en tant que tiers à ceux-ci. Enfin, le Tribunal relève que les institutions ne sauraient valablement se fonder sur la lettre du 29 janvier 2002 du conseiller juridique de l’ONU pour substituer le critère des bénéfices des accords litigieux pour les populations concernées à l’exigence de l’expression dudit consentement. Le Tribunal en conclut que le Conseil n’a pas suffisamment pris en compte tous les éléments pertinents relatifs à la situation du Sahara occidental et a considéré, à tort, qu’il disposait d’une marge d’appréciation pour décider s’il y avait lieu de se conformer à cette exigence.


1      Décision (UE) 2019/217 du Conseil, du 28 janvier 2019, relative à la conclusion de l’accord sous forme d’échange de lettres entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc sur la modification des protocoles no 1 et no 4 de l’accord euro-méditerranéen établissant une association entre les Communautés européennes et leurs États membres, d’une part, et le Royaume du Maroc, d’autre part (JO L 34, p. 1), et décision (UE) 2019/441 du Conseil, du 4 mars 2019, relative à la conclusion de l’accord de partenariat dans le domaine de la pêche durable entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc, de son protocole de mise en œuvre ainsi que de l’échange de lettres accompagnant l’accord (JO L 77, p. 4), ci-après « les décisions attaquées ».


2      Arrêts du 21 décembre 2016, Conseil/Front Polisario (C‑104/16 P, EU:C:2016:973, voir CP n.º 146/16), et du 27 février 2018, Western Sahara Campaign UK (C‑266/16, EU:C:2018:118, voir CP n.º 21/18). Dans ces arrêts, la Cour a précisé que l’accord d’association ne couvrait que le territoire du Maroc et pas le Sahara occidental, et que ni l’accord de pêche ni son protocole de mise en œuvre ne sont applicables aux eaux adjacentes au territoire du Sahara occidental.


3      Accord euro-méditerranéen établissant une association entre les Communautés européennes et leurs États membres, d’une part, et le Royaume du Maroc, d’autre part (JO L 70, 2000, p. 2).


4      Accord de partenariat dans le secteur de la pêche entre la Communauté européenne et le Royaume du Maroc (JO L 141, 2006, p. 4).


5      À savoir une période ne pouvant excéder le délai de deux mois pour former un pourvoi ou la date de prononcé de l’arrêt de la Cour statuant sur un éventuel pourvoi.


6      Règlement (UE) 2019/440, relatif à la répartition des possibilités de pêche au titre de l’accord de partenariat dans le domaine de la pêche durable entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc et de son protocole de mise en œuvre (JO 2019, L 77, p. 1).