Language of document : ECLI:EU:T:2003:81

ORDONNANCE DU TRIBUNAL (quatrième chambre)

21 mars 2003(1)

«Recours en annulation - Personnes physiques ou morales - Actes les concernant directement et individuellement - Directive 2002/2/CE - Irrecevabilité - Recours en indemnité»

Dans l'affaire T-167/02,

Établissements Toulorge,établis à Bricquebec (France), représentés par Mes D. Waelbroeck et D. Brinckman, avocats,

partie requérante,

contre

Parlement européen, représenté par M. C. Pennera et Mme E. Waldherr, en qualité d'agents, ayant élu domicile à Luxembourg,

et

Conseil de l'Union européenne, représenté par MM. I. Díez Parra et F. P. Ruggeri Laderchi, en qualité d'agents,

parties défenderesses,

soutenus par

République fédérale d'Allemagne, représentée par MM. W.-D. Plessing et M. Lumma, en qualité d'agents,

et par

Commission des Communautés européennes, représentée par M. A. Bordes, en qualité d'agent, ayant élu domicile à Luxembourg,

parties intervenantes,

ayant pour objet une demande, d'une part, d'annulation de la directive 2002/2/CE du Parlement européen et du Conseil, du 28 janvier 2002, modifiant la directive 79/373/CEE du Conseil concernant la circulation des aliments composés pour animaux et abrogeant la directive 91/357/CEE de la Commission (JO L 63, p. 23), et, d'autre part, de réparation du préjudice prétendument subi,

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (quatrième chambre),

composé de Mme V. Tiili, président, MM. P. Mengozzi et M. Vilaras, juges,

greffier: M. H. Jung,

rend la présente

Ordonnance

Cadre juridique

1.
    Le 28 janvier 2002, le Parlement et le Conseil ont adopté la directive 2002/2/CE modifiant la directive 79/373/CEE du Conseil concernant la circulation des aliments composés pour animaux et abrogeant la directive 91/357/CEE de la Commission (JO L 63, p. 23, ci-après la «directive 2002/2» ou la «directive litigieuse»).

2.
    En ce qui concerne l'étiquetage, la directive 79/373/CEE du Conseil, du 2 avril 1979, concernant la commercialisation des aliments composés pour animaux (JO L 86, p. 30), prévoyait une forme de déclaration souple, limitée à l'indication des matières premières, sans précision de leur quantité dans les aliments destinés aux animaux de rente, tout en maintenant la possibilité de déclarer des catégories de matières premières plutôt que les matières premières elles-mêmes (considérant 3 de la directive 2002/2).

3.
    Il est mentionné au considérant 4 de la directive 2002/2 que les crises de l'encéphalopathie spongiforme bovine et de la dioxine ont montré l'inadéquation de ces dispositions et la nécessité de disposer d'informations plus détaillées, d'ordre à la fois qualitatif et quantitatif, sur la composition des aliments composés destinés aux animaux de rente. Il est précisé, au considérant 5 de la même directive, qu'une information détaillée d'ordre quantitatif peut contribuer à assurer la traçabilité de matières premières potentiellement contaminées pour remonter aux lots spécifiques, ce qui est bénéfique pour la santé publique et permet d'éviter la destruction de produits ne présentant pas de risque significatif pour la santé publique.

4.
    Ainsi, l'article 5, paragraphe 1, sous l), de la directive 79/373, telle que modifiée par l'article 1er de la directive 2002/2, dispose:

«1. Les États membres prescrivent que les aliments composés ne peuvent être commercialisés que si les indications énumérées ci-après - qui doivent être bien visibles, clairement lisibles et indélébiles - et qui engagent la responsabilité du fabricant ou du conditionneur, ou de l'importateur ou du vendeur, ou du distributeur, établi à l'intérieur de la Communauté, sont reprises, dans un cadre réservé à cet effet, sur l'emballage, sur le récipient ou sur une étiquette fixée à celui-ci:

[.]

l) [d]ans le cas d'aliments composés autres que ceux destinés à des animaux familiers, la mention 'les pourcentages exacts en poids des matières premières pour aliments des animaux composant cet aliment peuvent être obtenus en s'adressant: ...' (indication du nom ou de la raison sociale, de l'adresse ou du siège social et du numéro de téléphone et de l'adresse du courrier électronique du responsable desindications visées au présent paragraphe). Cette information est fournie à la demande du client.»

5.
    L'article 1er de la directive 2002/2 prévoit également que l'article 5 quater de la directive 79/373 est modifié comme suit:

«1. Toutes les matières premières entrant dans la composition de l'aliment composé pour animaux sont énumérées sous leur nom spécifique.

2. L'énumération des matières premières pour aliments des animaux est soumise aux règles suivantes:

a) aliments composés destinés à des animaux autres que les animaux familiers:

i) énumération des matières premières pour aliments des animaux, avec indication, dans leur ordre d'importance décroissant, des pourcentages en poids présents dans l'aliment composé;

ii) en ce qui concerne les pourcentages précités, une tolérance de ± 15 % de la valeur déclarée est autorisée;

[.]»

6.
    L'article 3 de la directive 2002/2 dispose:

«1. Les États membres adoptent et publient, au plus tard le 6 mars 2003, les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer à la présente directive. Ils en informent immédiatement la Commission.

Ils appliquent ces dispositions à partir du 6 novembre 2003 [.]»

Faits à l'origine du litige et procédure

7.
    La partie requérante est une entreprise de nutrition animale dont l'activité principale est le développement et la fabrication des aliments composés destinés aux animaux de rente. Elle prétend posséder, grâce à des efforts importants de recherche et de développement, une connaissance très pointue en matière de nutrition animale qui lui permet de fabriquer des aliments composés très spécifiques et d'étendre ainsi sa clientèle.

8.
    Elle fait valoir, en substance, que la directive litigieuse instaure un nouveau régime d'étiquetage pour les aliments composés qui aura pour effet de divulguer son savoir-faire et ses secrets d'affaires et par la même d'affecter sérieusement ses activités économiques, voire de menacer sa viabilité.

9.
    Par requête déposée au greffe du Tribunal le 30 mai 2002, la partie requérante a introduit le présent recours.

10.
    Par actes séparés déposés au greffe du Tribunal le 16 août et le 30 septembre 2002, le Parlement et le Conseil ont soulevé une exception d'irrecevabilité au titre de l'article 114 du règlement de procédure du Tribunal. La partie requérante a déposé ses observations sur ces exceptions le 18 novembre 2002.

11.
    Par actes enregistrés au greffe du Tribunal les 10 et 11 septembre 2002, la République fédérale d'Allemagne et la Commission ont demandé à intervenir dans la présente procédure au soutien des défendeurs. Par ordonnance du 2 octobre 2002, le président de la quatrième chambre du Tribunal a admis cette intervention. La Commission et la République fédérale d'Allemagne ont déposé leur mémoire le 29 octobre et le 11 novembre 2002.

Conclusions des parties

12.
    Dans sa requête, la partie requérante conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    annuler la directive 2002/2;

-    constater la responsabilité non contractuelle de la Communauté, telle que représentée par les défendeurs, et condamner ces derniers à compenser tout dommage subi en raison de la directive 2002/2;

-    condamner les parties à communiquer, dans un délai raisonnable suivant la décision du Tribunal, les chiffres exacts du dommage sur lesquels elles se seront accordées ou, à défaut d'accord, des «conclusions additionnelles contenant des chiffres exacts»;

-    condamner les défendeurs aux dépens.

13.
    Dans leur exception d'irrecevabilité, les défendeurs concluent à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    rejeter le recours dans son intégralité comme irrecevable;

-    condamner la partie requérante aux dépens.

14.
    Dans ses observations sur les exceptions d'irrecevabilité, la partie requérante conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    rejeter les exceptions d'irrecevabilité ou, à tout le moins, joindre la question de la recevabilité au fond et déclarer ces exceptions non fondées dans l'arrêt au fond;

-    condamner les défendeurs aux dépens.

15.
    Dans leur mémoire en intervention, les intervenantes concluent à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    rejeter le recours comme irrecevable;

-    condamner la partie requérante aux dépens.

En droit

16.
    En vertu de l'article 114, paragraphe 1, du règlement de procédure, si une partie le demande, le Tribunal peut statuer sur l'irrecevabilité sans engager le débat au fond. Conformément au paragraphe 3 du même article, la suite de la procédure est orale, sauf décision contraire du Tribunal. En l'espèce, le Tribunal s'estime suffisamment éclairé par l'examen des pièces du dossier pour statuer sur les demandes présentées par les défendeurs sans ouvrir la procédure orale.

17.
    Il y a lieu, tout d'abord, d'examiner la recevabilité du recours en ce qu'il vise à l'annulation de la directive litigieuse.

Sur la nature de l'acte attaqué

Arguments des parties

18.
    Les défendeurs, soutenus par les intervenantes, font valoir que l'article 230, quatrième alinéa, CE ne mentionne pas les directives, mais seulement les décisions dont une personne physique ou morale est le destinataire et celles qui, «bien que prises sous l'apparence d'un règlement ou d'une décision adressée à une autre personne, la concernent directement ou individuellement».

19.
    Dans ces conditions, et ainsi que la Cour l'a fait dans son ordonnance du 23 novembre 1995, Asocarne/Conseil (C-10/95 P, Rec. p. I-4149), il conviendrait de vérifier si la directive 2002/2 a effectivement une portée générale. Or, selon les défendeurs, la directive 2002/2 est bien un acte normatif, car elle s'applique de manière générale et abstraite à des situations déterminées objectivement, et non une décision «déguisée».

20.
    Le présent recours en annulation devrait, dès lors, être déclaré irrecevable du seul fait de la coïncidence entre la forme et le contenu de la directive et il serait superflu de trancher la question de savoir si la partie requérante est directement et individuellement concernée par la directive litigieuse.

21.
    La partie requérante fait observer que si l'article 230 CE ne traite pas expressément de la recevabilité des recours en annulation introduits à l'encontre d'une directive, il ressort néanmoins de la jurisprudence que le caractère normatifd'un acte, y compris dans le cas d'une directive, n'empêche pas un particulier de l'attaquer, pour peu qu'il soit directement et individuellement concerné par cet acte (arrêt du Tribunal du 17 juin 1998, UEAPME/Conseil, T-135/96, Rec. p. II-2335), ce qui serait le cas en l'espèce.

22.
    Elle conteste, dès lors, l'analyse de la jurisprudence faite par les défendeurs selon laquelle un recours introduit par un particulier contre une directive serait par principe exclu, à moins que cette dernière s'apparente, en raison de ses dispositions spécifiques, à une décision individuelle.

Appréciation du Tribunal

23.
    Aux termes de l'article 230, quatrième alinéa, CE, «[t]oute personne physique ou morale peut former [...] un recours contre les décisions dont elle est le destinataire et contre les décisions qui, bien que prises sous l'apparence d'un règlement ou d'une décision adressée à une autre personne, la concernent directement et individuellement».

24.
    Si l'article 230, quatrième alinéa, CE ne traite pas expressément de la recevabilité des recours en annulation introduits par une personne physique ou morale à l'encontre d'une directive, il ressort néanmoins de la jurisprudence que cette seule circonstance ne suffit pas pour déclarer irrecevables de tels recours (arrêt UEAPME/Conseil, précité, point 63; ordonnance du Tribunal du 10 septembre 2002, Japan Tobacco et JT International/Parlement et Conseil, T-223/01, non encore publiée au Recueil, point 28). Il y a lieu de rappeler, en outre, que les institutions communautaires ne sauraient, par le seul choix de la forme de l'acte en cause, exclure la protection juridictionnelle qu'offre aux particuliers cette disposition du traité (ordonnance Japan Tobacco et JT International/Parlement et Conseil, précitée, point 28). Il convient donc de vérifier si la directive litigieuse ne constitue pas une décision concernant directement et individuellement la partie requérante, au sens de l'article 230, quatrième alinéa, CE.

25.
    En l'espèce, il est constant que la directive litigieuse constitue bien un acte de nature normative. En effet, les règles qu'elle contient, et notamment l'obligation d'indiquer les pourcentages exacts en poids des matières premières composant les aliments destinés aux animaux de rente, sont énoncées de manière générale, s'appliquent à des situations déterminées objectivement et comportent des effets juridiques à l'égard de catégories de personnes envisagées de manière générale et abstraite, à savoir les fabricants, conditionneurs, importateurs, vendeurs et distributeurs d'aliments composés pour animaux.

26.
    Toutefois, le fait que l'acte attaqué a, par sa nature, un caractère normatif et ne constitue pas une décision au sens de l'article 249 CE ne suffit pas, en soi, à exclure la possibilité pour la partie requérante d'introduire un recours en annulation contre celui-ci.

27.
    En effet, dans certaines circonstances, même un acte normatif s'appliquant à la généralité des opérateurs économiques intéressés peut concerner directement et individuellement certains d'entre eux (arrêts de la Cour du 16 mai 1991, Extramet Industrie/Conseil, C-358/89, Rec. p. I-2501, point 13, et du 18 mai 1994, Codorniu/Conseil, C-309/89, Rec. p. I-1853, point 19, et ordonnance Japan Tobacco et JT International/Parlement et Conseil, précitée, point 29).

28.
    Il s'ensuit que le moyen d'irrecevabilité tiré de la nature normative de l'acte attaqué doit être rejeté et qu'il y a lieu, dès lors, de vérifier si la partie requérante est individuellement et directement concernée par la directive litigieuse.

Sur la qualité pour agir de la partie requérante

Arguments des parties

29.
    Les défendeurs et les intervenantes considèrent que la partie requérante n'est pas individuellement concernée par la directive litigieuse.

30.
    S'agissant, en particulier, de l'argumentation de la partie requérante fondée sur le principe d'une protection juridictionnelle effective, le Parlement précise que l'interprétation dudit principe ne peut pas aboutir à écarter l'application des critères de l'article 230, quatrième alinéa, CE, selon lesquels une personne physique ou morale ne peut introduire un recours en annulation contre un acte de portée générale que si elle est directement et individuellement concernée par celui-ci (arrêt de la Cour du 25 juillet 2002, Unión de Pequeños Agricultores/Conseil, C-50/00 P, Rec. p. I-6677, point 44).

31.
    Le Conseil affirme que, même si la Cour avait suivi dans l'arrêt susvisé l'approche suggérée par l'avocat général M. Jacobs dans ses conclusions concernant la recevabilité des recours introduits contre des règlements, l'extension de cette approche aux directives diminuerait en fait la sécurité et la protection juridique des particuliers. Ces derniers ne pourraient plus attendre de connaître les mesures de transposition et évaluer ainsi globalement et dans le détail les règles applicables avant de les contester devant les juridictions nationales, car, faute d'avoir introduit un recours devant la juridiction communautaire dans les délais stricts de l'article 230 CE, une éventuelle question préjudicielle sur la validité de la directive ne serait plus possible conformément à l'arrêt de la Cour du 9 mars 1994, TWD (C-188/92, Rec. p. I-833).

32.
    La partie requérante prétend satisfaire à la condition de l'intérêt individuel, telle qu'interprétée par le Tribunal dans son arrêt du 3 mai 2002, Jégo-Quéré/Commission (T-177/01, Rec. p. II-2365, point 51).

33.
    Ainsi, il ne ferait aucun doute que la situation juridique de la partie requérante est affectée de manière certaine et actuelle, au sens de l'arrêt précité, par la directive litigieuse. En effet, l'indication des pourcentages exacts en poids des matièrespremières composant les aliments introduite par cette mesure priverait la partie requérante de ses droits sur son savoir-faire et ses secrets d'affaires, ce qui porterait également atteinte à son droit d'exercer librement son activité économique.

34.
    En réponse à l'argumentation du Parlement selon laquelle la Cour aurait confirmé, dans son arrêt Unión de Pequeños Agricultores/Conseil, précité, la jurisprudence traditionnelle relative à l'intérêt individuel, dont l'arrêt Jégo-Quéré/Commission, précité, se serait écarté, la partie requérante fait valoir que la Cour n'a pas rejeté expressément le raisonnement du Tribunal. En réalité, la Cour ne se serait pas prononcée clairement sur le sens à donner à la condition de l'intérêt individuel, dans la mesure où l'argumentation de la partie requérante sur le droit à un recours effectif l'invitait à écarter purement et simplement la condition susvisée. Telle ne serait pas l'approche de la partie requérante en l'espèce.

35.
    En tout état de cause, le recours serait recevable même au regard de la jurisprudence antérieure à l'arrêt Jégo-Quéré/Commission, précité.

36.
    En premier lieu, la partie requérante soutient, en faisant référence à l'arrêt Codorniu/Conseil, précité, qu'elle est individuellement concernée par la directive 2002/2 étant donné que cette dernière la prive de droits spécifiques, à savoir les droits relatifs au savoir-faire et aux secrets d'affaires. Ces droits, qui sont protégés dans l'ordre juridique des États membres et par les règles du «GATT-TRIPS», seraient spécifiques, puisqu'ils font l'objet d'une «protection toute spéciale» en droit communautaire selon les termes mêmes employés par la Cour dans son arrêt du 24 juin 1986, AKZO Chemie/Commission (53/85, Rec. p. 1965, points 28 et 29).

37.
    Le droit communautaire reconnaîtrait ainsi que le savoir-faire constitue un paramètre de concurrence vital et qu'une entreprise octroyant par exemple une licence sur son savoir-faire à une autre entreprise mérite une protection juridique contre la divulgation de celui-ci qui est entièrement assimilée à celle d'un brevet [arrêt de la Cour du 28 janvier 1986, Pronuptia, 161/84, Rec. p. 353, point 16; article 5, sous b), du règlement (CE) n. 2790/1999 de la Commission, du 22 décembre 1999, concernant l'application de l'article 81, paragraphe 3, du traité à des catégories d'accords verticaux et de pratiques concertées (JO L 336, p. 21), et article 2, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 240/96 de la Commission, du 31 janvier 1996, concernant l'application de l'article [81], paragraphe 3, du traité à des catégories d'accords de transfert de technologie (JO L 31, p. 2)].

38.
    La partie requérante précise que la protection des secrets d'affaires est expressément énoncée à l'article 287 CE et a été confirmée à maintes reprises par le législateur communautaire et la Cour.

39.
    La Commission aurait, en outre, reconnu le caractère spécifique des droits en cause et le Parlement ne contesterait pas, en l'espèce, que les informations que la partie requérante devra dévoiler sont substantielles et secrètes.

40.
    Le simple fait que la partie requérante n'est pas la seule entreprise affectée par la directive litigieuse, comme le souligne le Parlement à l'appui de son exception d'irrecevabilité, serait sans pertinence aucune pour autant que les droits dont elle se prévaut ne sont pas généraux mais spécifiques, c'est-à-dire différents de ceux de ses concurrents (arrêt de la Cour du 11 février 1999, Antillean Rice Mills e.a., C-390/95 P, Rec. p. I-769, points 67 et suivants; arrêts du Tribunal du 27 avril 1995, ASPEC e.a./Commission, T-435/93, Rec. p. II-1281, Jégo-Quéré/Commission, précité, point 51). Or, tel serait le cas en l'espèce, puisque le savoir-faire de la partie requérante aurait été obtenu par ses efforts constants de recherche dans l'alimentation animale.

41.
    La partie requérante soutient, en deuxième lieu, qu'elle est également individuellement concernée, au sens de l'arrêt Extramet Industrie/Conseil, précité, dans la mesure où elle risque, en tant que petite ou moyenne entreprise (PME), d'être sérieusement affectée par la directive litigieuse, son activité économique dépendant, pour une très large part, de la protection octroyée à son savoir-faire. La directive 2002/2 priverait la partie requérante de ce qui constituerait, en pratique, son atout compétitif principal et la valeur ajoutée essentielle de son activité, tout en donnant un avantage concurrentiel significatif aux concurrents de la partie requérante et en particulier aux grands producteurs d'aliments composés.

42.
    Elle souligne que la Cour a itérativement souligné l'intérêt des entreprises à ce que leurs secrets d'affaires ne soient pas divulgués et le préjudice extrêmement grave qui pourrait résulter de la communication irrégulière de documents à un concurrent (arrêt AKZO Chemie/Commission, précité, points 28 et 29). D'une manière générale, il résulterait de la jurisprudence que, pour apprécier la recevabilité d'un recours, est pris en considération l'importance de l'effet de la mesure en cause, et pas seulement l'objet de celle-ci, ou la seule obligation de tenir compte de droits spécifiques.

43.
    La partie requérante fait observer que sa situation est unique face à celle de nombreux autres mélangeurs. Il existerait en effet de plus en plus fréquemment dans le secteur concerné des situations d'«intégration verticale», depuis l'éleveur jusqu'à l'abattoir en passant par la production d'aliments. Or, dans ce cas de figure, l'intérêt à ne pas dévoiler le savoir-faire disparaîtrait, puisque l'entreprise intégrée est à la fois fournisseur et son propre client. La partie requérante en déduit que son préjudice est donc bien spécifique.

44.
    Se référant à l'arrêt Jego-Quéré/Commission, précité, ainsi qu'aux conclusions de l'avocat général M. Jacobs sous l'arrêt Unión de Pequeños Agricultores/Conseil, précité (Rec. p. I-6681), la partie requérante soutient, en troisième lieu, que seul un recours direct devant le Tribunal est de nature à lui offrir une protection juridique adéquate. Elle estime que c'est à juste titre que le Tribunal a jugé, dans l'arrêt susmentionné, que les procédures prévues aux articles 234 CE, d'une part, et 235 CE et 288, deuxième alinéa, CE, d'autre part, ne peuvent plus être considérées, à la lumière des articles 6 et 13 de la convention européenne desauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH), signée à Rome le 4 novembre 1950, et de l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, proclamée à Nice le 7 décembre 2000 (JO 2000, C 364, p. 1), comme garantissant aux justiciables un droit de recours effectif leur permettant de contester la légalité de dispositions communautaires de portée générale qui affectent directement leur situation juridique.

45.
    À cet égard, l'argument tiré de la protection de la sécurité juridique, tel qu'invoqué dans les conclusions susvisées, s'appliquerait a fortiori dans le cas d'une directive dont la transposition par les États membres peut varier considérablement dans le temps. Une telle situation justifierait la nécessité d'un contrôle de légalité centralisé et immédiat afin de prévenir les effets préjudiciables, en l'espèce irréparables, nés de l'application de la mesure en cause.

46.
    La partie requérante estime que les défendeurs affirment à tort que l'arrêt Unión de Pequeños Agricultores/Conseil, précité, démontre l'absence de pertinence de son argumentation fondée sur le principe d'une protection juridictionnelle effective. Dans cet arrêt, la Cour reconnaîtrait, d'une part, le droit à une telle protection, consacré par les articles 6 et 13 de la CEDH, et, d'autre part, que la condition de l'intérêt individuel, dont l'exigence n'est pas contestée en l'espèce, doit être interprétée à la lumière du principe d'une protection juridictionnelle effective en tenant compte des diverses circonstances qui sont de nature à individualiser un requérant.

47.
    En réponse à l'argumentation du Conseil sur l'impact que la recevabilité du présent recours aurait sur la possibilité de soulever des questions sur la validité de la directive litigieuse devant les juridictions nationales du fait de la solution adoptée dans l'arrêt TWD, précité, la partie requérante fait valoir que ce dernier concernait une décision individuelle et que ladite solution n'est pas applicable à des actes de portée générale et en particulier à des directives (arrêt de la Cour du 11 novembre 1997, Eurotunnel e.a., C-408/95, Rec. p. I-6315).

Appréciation du Tribunal

48.
    Il convient de rappeler que, selon la jurisprudence, une personne physique ou morale ne saurait prétendre être concernée individuellement que si elle est atteinte, par l'acte en cause, en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d'une situation de fait qui la caractérise par rapport à toute autre personne et, de ce fait, l'individualise d'une manière analogue à celle d'un destinataire (arrêt de la Cour du 15 juillet 1963, Plaumann/Commission, 25/62, Rec. p. 197, 223, et arrêt UEAPME/Conseil, précité, point 69).

49.
    Cette condition de recevabilité du recours introduit par une personne physique ou morale a encore été récemment rappelée par la Cour et ce dans une formulation identique à celle mentionnée au point 48 ci-dessus (arrêt Unión de Pequeños Agricultores/Conseil, précité, point 36).

50.
    En l'espèce, il est constant que les règles contenues dans la directive litigieuse, et notamment l'obligation d'indiquer les pourcentages exacts en poids des matières premières composant les aliments destinés aux animaux, sont énoncées de manière générale, s'appliquent à des situations déterminées objectivement et comportent des effets juridiques à l'égard de catégories de personnes envisagées de manière générale et abstraite, à savoir les fabricants, conditionneurs, importateurs, vendeurs et distributeurs d'aliments composés pour animaux

51.
    Il en résulte que la directive 2002/2 ne concerne la partie requérante qu'en sa qualité objective de fabricant de tels aliments, et cela au même titre que tout autre opérateur économique actif dans ce secteur.

52.
    Cette conclusion n'est pas infirmée par l'argumentation de la partie requérante quant au caractère prétendument spécifique des droits qu'elle prétend détenir et dont elle se verrait priver par la directive litigieuse.

53.
    Il y a lieu, tout d'abord, de relever que l'existence alléguée d'une «protection toute spéciale» en droit communautaire, voire dans les ordres juridiques nationaux ou dans d'autres réglementations, du savoir-faire et des secrets d'affaires d'une entreprise n'est pas de nature à individualiser la partie requérante par rapport à tous les autres fabricants d'aliments concernés par la directive litigieuse, lesquels pourraient tout autant invoquer à leur profit ladite protection.

54.
    À cet égard, la situation à l'origine de l'arrêt Codorniu/Conseil, précité, se distingue nettement de celle de l'espèce. À la différence de la présente affaire, l'arrêt susvisé concernait une entreprise requérante qui était empêchée, par une disposition normative réglementant l'emploi d'une appellation, d'utiliser la marque graphique qu'elle avait enregistrée et utilisée pendant une longue période avant l'adoption du règlement litigieux, de sorte qu'elle se trouvait mise en évidence par rapport à tous les autres opérateurs économiques.

55.
    Il convient, ensuite, de souligner qu'il résulte des propres écritures de la partie requérante que le paramètre de concurrence le plus important pour «les fabricants d'aliments» est la «recette» de leur produit, laquelle repose sur des formules tenant compte de leur connaissance et de leur savoir-faire en matière de besoins nutritionnels des animaux, et que la directive 2002/02 aurait pour effet une divulgation du savoir-faire et des secrets d'affaires de base «des fabricants d'aliments composés, y compris la partie requérante».

56.
    Dans ce contexte, l'affirmation de la partie requérante selon laquelle elle détient des droits spécifiques, différents de ceux de ses concurrents, dans la mesure où son savoir-faire a été obtenu par ses efforts constants de recherche dans l'alimentation animale, est dépourvue de toute pertinence au regard de l'exigence de l'intérêt individuel.

57.
    En effet, la circonstance que la partie requérante fabrique des aliments composés à partir de formules qui lui sont propres, à l'instar exactement de ce que font ses concurrents, ne démontre en rien qu'elle se trouve dans une situation spécifique par rapport à tout autre fabricant des produits en cause. Les producteurs d'aliments composés pour animaux seront, le cas échéant, tous affectés de la même façon par la directive litigieuse, dans la mesure où chacun d'entre eux élabore ses produits à partir de «recettes» et d'un savoir-faire qui lui sont propres.

58.
    La conclusion mentionnée au point 51 ci-dessus n'est pas davantage mise en cause par l'argument de la partie requérante selon lequel ses activités économiques vont être sérieusement affectées par la directive 2002/02, au sens de l'arrêt Extramet Industrie/Conseil, précité.

59.
    Dans cet arrêt, relatif à un règlement antidumping, la Cour a considéré que l'entreprise requérante, agissant comme importateur indépendant, était individuellement concernée par l'acte litigieux en raison de circonstances exceptionnelles. Ainsi, la partie requérante avait démontré, premièrement, qu'elle était l'importateur le plus important du produit faisant l'objet de la mesure antidumping et, en même temps, l'utilisateur final de celui-ci, deuxièmement, que ses activités économiques dépendaient dans une très large mesure de ses importations et, troisièmement, que lesdites activités étaient sérieusement affectées par le règlement en cause, en raison du nombre restreint de producteurs du produit concerné et du fait qu'elle éprouvait des difficultés à s'approvisionner auprès du seul producteur de la Communauté, qui était, au surplus, son principal concurrent pour le produit transformé.

60.
    En l'espèce, à supposer même que la directive 2002/2 puisse affecter la situation de la partie requérante, celle-ci n'a pas rapporté la preuve de circonstances permettant de considérer que le préjudice prétendument subi serait de nature à l'individualiser par rapport à tous les autres fabricants d'aliments composés, concernés par ladite directive de la même façon qu'elle.

61.
    Ainsi, sauf à vouloir signifier que la partie requérante est sérieusement affectée par la directive 2002/2 parce qu'elle est l'unique producteur d'aliments composés pour animaux ne se trouvant pas dans une configuration d'intégration verticale, ce qui n'est nullement démontré, l'argumentation mentionnée au point 43 ci-dessus est dépourvue de pertinence dans la mesure où, loin d'être unique, la situation de la partie requérante est partagée par l'ensemble des fabricants d'aliments composés qui, comme elle, ne sont pas, également, éleveurs et producteurs de viande (voir, par analogie, ordonnance du Tribunal du 8 décembre 1998, Sadam Zuccherifici e.a./Conseil, T-39/98, Rec. p. II-4207, point 22).

62.
    De même, le fait que la partie requérante puisse être particulièrement touchée en tant que PME n'est pas une circonstance suffisante pour individualiser celle-ci au sens de l'article 230 CE, étant donné qu'il y aurait, comme le souligne à juste titrele Parlement, une multitude d'opérateurs concernés au même titre par la directive 2002/2.

63.
    Il y a lieu encore de relever que la circonstance qu'un acte normatif puisse avoir des effets concrets différents pour les divers sujets de droit auxquels il s'applique n'est pas de nature à caractériser la partie requérante par rapport à tous les autres opérateurs concernés, dès lors que l'application de cet acte s'effectue en vertu d'une situation objectivement déterminée (arrêt du Tribunal du 22 février 2000, ACAV e.a./Conseil, T-138/98, Rec. p. II-341, point 66), ce qui est incontestablement le cas en l'espèce.

64.
    Enfin, l'affirmation de la partie requérante selon laquelle il n'a pas été examiné, dans les arrêts de la Cour du 17 janvier 1985, Piraiki-Patraiki e.a./Commission (11/82, Rec. p. 207), du 26 juin 1990, Sofrimport/Commission (C-152/88, Rec. p. I-2477) et Antillean Rice Mills e.a, précité, si les requérantes étaient dans une situation unique procède d'une lecture erronée de ces arrêts. Il convient de noter que la Cour a, dans chacune de ces affaires, vérifié si les intéressées avaient apporté la preuve de l'existence de certaines qualités particulières ou d'une situation de fait les caractérisant par rapport à toute autre personne et, de ce fait, les individualisant d'une manière analogue à celle d'un destinataire. Elle a, ensuite, conclu que tel était bien le cas pour chacune des requérantes dans la mesure où une disposition de droit supérieur imposait à l'auteur de l'acte normatif en cause de prendre en considération leur situation de façon spécifique par rapport à celle de toute autre personne concernée par cet acte.

65.
    S'agissant de l'argumentation de la partie requérante fondée sur le droit à une protection juridictionnelle effective, il suffit de relever que, ainsi que la Cour l'a indiqué dans l'arrêt Unión de Pequeños Agricultores/Conseil, précité, le traité, par ses articles 230 CE et 241 CE, d'une part, et par son article 234 CE, d'autre part, a établi un système complet de voies de recours et de procédures destiné à assurer le contrôle de la légalité des actes des institutions, en le confiant au juge communautaire (voir, également, arrêt de la Cour du 23 avril 1986, Les Verts/Parlement, 294/83, Rec. p. 1339, point 23). Dans ce système, des personnes physiques ou morales ne pouvant pas, en raison des conditions de recevabilité visées à l'article 230, quatrième alinéa, CE, attaquer directement des actes communautaires de portée générale, ont la possibilité, selon les cas, de faire valoir l'invalidité de tels actes soit, de manière incidente en vertu de l'article 241 CE, devant le juge communautaire, soit devant les juridictions nationales et d'amener celles-ci, qui ne sont pas compétentes pour constater elles-mêmes l'invalidité desdits actes (arrêt de la Cour du 22 octobre 1987, Foto-Frost, 314/85, Rec. p. 4199, point 20), à interroger à cet égard la Cour par la voie de questions préjudicielles (arrêt Unión de Pequeños Agricultores/Conseil, précité, point 40).

66.
    Outre qu'il incombe aux États membres de prévoir un système de voies de recours et de procédures permettant d'assurer le respect du droit à une protection juridictionnelle effective, la Cour a également jugé qu'une interprétation des règlesde recevabilité énoncées à l'article 230 CE, selon laquelle le recours en annulation devrait être déclaré recevable lorsqu'il est démontré, après un examen concret par le juge communautaire des règles procédurales nationales, que celles-ci n'autorisent pas un particulier à introduire un recours lui permettant de mettre en cause la validité de l'acte communautaire contesté, n'est pas admissible. En effet, «un tel régime exigerait dans chaque cas concret que le juge communautaire examine et interprète le droit procédural national, ce qui excéderait sa compétence dans le cadre du contrôle de la légalité des actes communautaires» (arrêt Unión de Pequeños Agricultores/Conseil, précité, point 43). Cette appréciation doit a fortiori être retenue lorsqu'il n'est pas allégué, comme en l'espèce, d'absence de voies de recours devant le juge national permettant de mettre en cause la validité de la directive litigieuse (voir, en ce sens, ordonnance du président du Tribunal du 8 août 2002, VVG International e.a./Commission, T-155/02 R, Rec. p. II-3239, point 39).

67.
    Dans ces conditions, l'argumentation de la partie requérante fondée sur le droit à une protection juridictionnelle effective, en ce compris les considérations sur l'exigence de sécurité juridique développées dans ce cadre, doit être rejetée.

68.
    Il résulte de l'ensemble de ces considérations que la partie requérante ne peut être considérée comme individuellement concernée par la directive litigieuse. Dans la mesure où elle ne satisfait pas à l'une des conditions de recevabilité posée par l'article 230, quatrième alinéa, CE, il n'est pas nécessaire d'examiner l'argument des défendeurs et des intervenantes selon lequel la partie requérante ne serait pas directement concernée par ladite directive.

69.
    Il s'ensuit que le recours, pour autant qu'il vise à l'annulation de la directive 2002/2, doit être rejeté comme étant irrecevable.

70.
    En revanche, il y a lieu de joindre au fond les demandes présentées par les défendeurs tendant à ce que le recours, en ce qu'il vise à la réparation du préjudice prétendument subi, soit déclaré irrecevable.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (quatrième chambre)

ordonne:

1)    Le recours est rejeté comme irrecevable en ce qu'il vise à l'annulation de la directive 2002/2/CE du Parlement européen et du Conseil, du 28 janvier 2002, modifiant la directive 79/373/CEE du Conseil concernant la circulation des aliments composés pour animaux et abrogeant la directive 91/357/CEE de la Commission.

2)    Les demandes présentées par les parties défenderesses, tendant à ce que le recours, en ce qu'il vise à la réparation du préjudice prétendument subi, soit déclaré irrecevable, sont jointes au fond.

3)    Les dépens sont réservés.

Fait à Luxembourg, le 21 mars 2003.

Le greffier

Le président

H. Jung

V. Tiili


1: Langue de procédure: le français.