ARRÊT DE LA COUR
11 novembre 1997(1)
[234s«Concurrence Articles 85, 86 et 90 du traité CE Rejet d'une plainte portant
à la fois sur des mesures étatiques et sur un comportement privé Applicabilité
des articles 85 et 86 aux entreprises qui se conforment à une législation
nationale»[s
Dans les affaires jointes C-359/95 P et C-379/95 P,
Commission des Communautés européennes, représentée par MM. Francisco
Enrique González Díaz et Richard Lyal, membres du service juridique, en qualité
d'agents, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de M. Carlos Gómez de la Cruz,
membre du même service, Centre Wagner, Kirchberg,
et
République française, représentée par M. Jean-François Dobelle, directeur adjoint
à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, assisté
de Mme Catherine de Salins, sous-directeur à la même direction, et de M. Jean-Marc Belorgey, chargé de mission à la même direction, en qualité d'agents, ayant
élu domicile à Luxembourg au siège de l'ambassade de France, 8 B, boulevard
Joseph II,
parties requérantes,
ayant pour objet deux pourvois formés contre l'arrêt du Tribunal de première
instance des Communautés européennes (première chambre élargie), du 18
septembre 1995, Ladbroke Racing/Commission (T-548/93, Rec. p. II-2565), et
tendant à l'annulation de cet arrêt,
l'autre partie à la procédure étant:
Ladbroke Racing Ltd, société de droit anglais, représentée par MM. Jeremy Lever,
QC, et Christopher Vajda, barrister, mandatés par M. Stephen Kon, solicitor, ayant
élu domicile à Luxembourg en l'étude de Mes Winandy & Err, 60, avenue Gaston
Diderich,
LA COUR,
composée de MM. G. C. Rodríguez Iglesias, président, C. Gulmann,
H. Ragnemalm et R. Schintgen, présidents de chambre, G. F. Mancini, P. J. G.
Kapteyn (rapporteur), J. L. Murray, D. A. O. Edward, J.-P. Puissochet, G. Hirsch
et P. Jann, juges,
avocat général: M. G. Cosmas,
greffier: M. H. von Holstein, greffier adjoint,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les parties en leur plaidoirie à l'audience du 21 janvier 1997,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 13 mai 1997,
rend le présent
Arrêt
- Par requêtes déposées au greffe de la Cour les 22 et 27 novembre 1995, la
Commission des Communautés européennes (C-359/95 P) et la République
française (C-379/95 P) ont chacune, en vertu de l'article 49 du statut CE de la Cour
de justice, formé un pourvoi contre l'arrêt du Tribunal de première instance du 18
septembre 1995, Ladbroke Racing/Commission (T-548/93, Rec. p. II-2565, ci-après
l'«arrêt entrepris»), par lequel celui-ci a annulé la décision de la Commission
contenue dans sa lettre du 29 juillet 1993, rejetant une plainte déposée par
Ladbroke Racing Ltd (ci-après «Ladbroke») au titre des articles 85 et 86 du traité
CE (ci-après la «décision litigieuse»).
- Par ordonnance du président de la Cour du 29 janvier 1996, les affaires C-359/95 P
et C-379/95 P ont été jointes aux fins de la procédure écrite, de la procédure orale
et de l'arrêt.
- Il ressort de l'arrêt entrepris, points 2 à 7, que, le 24 novembre 1989, Ladbroke a
saisi la Commission d'une plainte (IV/33.374) dirigée, d'une part, contre la
République française au titre de l'article 90 du traité CE et, d'autre part, au titre
des articles 85 et 86 du traité, contre les dix principales sociétés de courses en
France ainsi que contre le Pari mutuel urbain, un groupement d'intérêt économique
créé par ces dix sociétés de courses en France pour gérer leurs droits à
l'organisation de paris sur des courses de chevaux du type pari mutuel hors
hippodrome (ci-après le «PMU»).
- La gestion par le PMU des droits des sociétés de courses pour l'organisation de ces
paris était assurée initialement sous forme de «service commun» opérant dans le
cadre d'un décret du 11 juillet 1930, relatif à l'extension du pari mutuel hors
hippodrome, qui, pris en application de l'article 186 de la loi de finances du 16 avril
1930, disposait, en son article 1er: «Il pourra être procédé, avec l'autorisation du
ministre de l'Agriculture, à l'organisation et au fonctionnement du Pari mutuel hors
des hippodromes par les sociétés de courses parisiennes agissant en commun avec
le concours des sociétés de courses de province». Selon les dispositions de l'article
13 du décret n° 74-954, du 14 novembre 1974, relatif aux sociétés de courses de
chevaux, le PMU assure, depuis cette date, la gestion des droits des sociétés de
courses sur les paris mutuels hors hippodrome, à titre exclusif, dans la mesure où
ces dispositions prévoient que «les sociétés de courses autorisées à organiser le pari
mutuel hors des hippodromes ... en confient la gestion à un service commun
dénommé Pari mutuel urbain». Cette exclusivité du PMU est, en outre, protégée
par l'interdiction, pour d'autres personnes que le PMU, d'engager ou de prendre
des paris sur les courses de chevaux (article 8 de l'arrêté interministériel du 13
septembre 1985, portant règlement du Pari mutuel urbain). Elle s'étend aux paris
pris à l'étranger sur les courses organisées en France, ainsi qu'à ceux pris en France
sur des courses organisées à l'étranger, lesquels ne peuvent, non plus, être engagés
que par les sociétés autorisées et/ou par le PMU (article 15, paragraphe 3, de la
loi n° 64-1279, du 23 décembre 1964, portant loi de finances pour 1965, et article
21 du décret n° 83-878, du 4 octobre 1983, relatif aux sociétés de courses de
chevaux et au pari mutuel) (point 3 de l'arrêt entrepris).
- La plainte visait notamment ce mode d'organisation en France des paris mutuels
hors hippodrome.
- S'agissant de la partie de la plainte dirigée contre le PMU et ses sociétés membres,
Ladbroke alléguait l'existence d'accords ou de pratiques concertées des sociétés de
courses autorisées en France entre elles et avec le PMU, ayant pour objet, en
violation de l'article 85 du traité, d'octroyer au PMU des droits exclusifs pour la
gestion et l'organisation du pari mutuel hors hippodrome sur les courses organisées
ou contrôlées par lesdites sociétés (point 5 de l'arrêt entrepris). L'octroi de tels
droits exclusifs au PMU constituerait également, en violation de l'article 86 du
traité, un abus de position dominante de la part des sociétés de courses (point 6
de l'arrêt entrepris).
- Cette partie de la plainte visait, en outre, des accords ou pratiques concertées ayant
pour objet, en violation de l'article 85 du traité, d'appuyer une demande et
l'obtention d'une aide d'État en faveur du PMU ainsi que de permettre au PMU
d'étendre ses activités à des États membres autres que la République française
(point 5 de l'arrêt entrepris). Elle visait également à ce qu'il soit mis fin à des
infractions à l'article 86 du traité résultant de l'obtention par le PMU d'une aide
d'État illégale et de l'utilisation des avantages procurés par cette aide pour
affronter la concurrence. Enfin, Ladbroke a informé la Commission d'autres abus
de position dominante de la part du PMU, consistant en l'exploitation des parieurs,
utilisateurs de ses services (point 6 de l'arrêt entrepris).
- S'agissant de la partie de la plainte dirigée contre la République française,
Ladbroke prétendait que cette dernière avait violé, tout d'abord, les articles 3, sous
g) [anciennement 3, sous f)], 5, 52, 53, 85, 86 et 90, paragraphe 1, du traité CE, en
raison de l'édiction et du maintien d'une législation conférant une base légale aux
accords des sociétés de courses entre elles, d'une part, et avec le PMU, d'autre
part, octroyant à ce dernier des droits exclusifs en matière de prises de paris hors
hippodrome et interdisant à quiconque d'engager ou de prendre, autrement que
par l'intermédiaire du PMU, des paris hors hippodrome sur des courses de chevaux
organisées en France. Elle aurait, ensuite, également violé les articles 3, sous g)
[anciennement 3, sous f)], 52, 53, 59, 62, 85, 86 et 90, paragraphe 1, du traité CE,
en raison de l'édiction et du maintien d'une législation interdisant à quiconque
d'engager en France des paris sur des courses organisées à l'étranger autrement
que par l'intermédiaire des sociétés autorisées et/ou du PMU. Enfin, elle aurait
violé les articles 90, paragraphe 1, 92 et 93 du traité CE, en raison d'aides illégales
accordées au PMU (point 7 de l'arrêt entrepris).
- Par la décision litigieuse, la Commission a rejeté la plainte au titre des articles 85
et 86 du traité contre le PMU et ses sociétés membres pour des motifs relatifs,
d'une part, à l'inapplicabilité des articles 85 et 86 du traité et, d'autre part, à
l'absence d'intérêt communautaire (points 13 à 19 de l'arrêt entrepris).
- La Commission n'a pas pris position sur les aspects de la plainte dirigée contre la
République française au titre de l'article 90 du traité. Avant que la Commission
n'adopte la décision litigieuse, un recours en carence introduit par Ladbroke, au
motif que la Commission s'était abstenue de faire usage des pouvoirs que lui
confère l'article 90, paragraphe 3, du traité, avait été déclaré irrecevable par le
Tribunal dans un arrêt du 27 octobre 1994, Ladbroke/Commission (T-32/93, Rec.
p. II-1015, point 37) (point 10 de l'arrêt entrepris).
- Par l'arrêt entrepris, le Tribunal a annulé la décision litigieuse au motif que, en
ayant rejeté définitivement la partie de la plainte dirigée contre le PMU et ses
sociétés membres, au motif de l'inapplicabilité des articles 85 et 86 du traité et de
l'absence d'intérêt communautaire, sans avoir au préalable conclu son examen de
la compatibilité de la législation nationale française avec les règles de la
concurrence du traité, la Commission n'avait pas répondu à son obligation
d'examiner attentivement les éléments de fait et de droit portés à sa connaissance
par les plaignants afin de pouvoir satisfaire à l'exigence de certitude qui doit
caractériser une décision finale portant sur l'existence ou non d'une infraction
(point 50 de l'arrêt entrepris). La Commission aurait donc fondé son raisonnement
sur une interprétation erronée en droit des conditions dans lesquelles une
appréciation définitive peut être portée sur l'existence ou non des infractions
alléguées (point 51 de l'arrêt entrepris).
- Pour un plus ample exposé des faits à l'origine du litige, il est renvoyé aux points
1 à 19 de l'arrêt entrepris.
- La Commission conclut à ce qu'il plaise à la Cour:
1) annuler l'arrêt entrepris en tant qu'il annule la décision litigieuse;
2) rejeter le recours au titre de l'article 173 du traité CE comme non fondé et
3) condamner Ladbroke aux dépens exposés tant devant le Tribunal que
devant la Cour.
- La République française conclut à ce qu'il plaise à la Cour:
1) annuler l'arrêt entrepris en tant qu'il annule la décision litigieuse et
2) faire droit aux conclusions présentées par la Commission devant le Tribunal.
- Ladbroke conclut à ce qu'il plaise à la Cour:
1) rejeter les pourvois formés dans les affaires C-359/95 P et C-379/95 P;
2) condamner la Commission et la République française aux dépens de
Ladbroke;
3) subsidiairement, si la Cour accueille les pourvois, examiner l'affaire et
statuer sur les points non résolus du recours de Ladbroke dans l'affaire
T-548/93 ou renvoyer l'affaire au Tribunal pour qu'il statue sur ces points.
- A l'appui de son pourvoi, la Commission avance trois moyens. Le premier est pris
d'une erreur de droit en ce que le Tribunal a considéré que, lorsque l'article 90,
d'une part, et les articles 85 et 86 du traité, d'autre part, peuvent être pertinents
aux fins de la solution d'une même affaire, la Commission doit conclure son
examen au regard de l'article 90 avant de se prononcer sur l'applicabilité des
articles 85 et 86 ou sur l'existence d'un intérêt communautaire à instruire la plainte.
Le Tribunal aurait ainsi établi un ordre de priorité entre la procédure prévue par
le règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d'application
des articles 85 et 86 du traité (JO 1962, 13, p. 204), et celle dirigée contre un État
membre pour manquement à ses obligations, ce qui serait incompatible avec le
pouvoir discrétionnaire de la Commission pour décider quel aspect d'une plainte
doit être abordé en premier lieu et contre qui (les entreprises ou l'État membre)
la procédure doit d'abord être engagée.
- Le deuxième moyen est tiré d'une erreur de droit en ce que le Tribunal a jugé que
ce principe général doit s'appliquer même lorsqu'une constatation relative à l'article
90 du traité n'est pas logiquement nécessaire à une constatation relative àl'applicabilité des articles 85 ou 86 du traité. En l'espèce, le Tribunal aurait
méconnu la constatation faite par la Commission selon laquelle, quelle que soit la
compatibilité de la législation française avec le traité, certaines conditions
préalables requises pour l'application des articles 85 et 86 faisaient défaut et, en
tout état de cause, il n'y avait pas suffisamment d'intérêt à instruire la plainte au
titre des articles 85 et 86.
- Le troisième moyen est tiré d'un défaut de motivation, en ce que le Tribunal a
méconnu l'obligation, d'une part, d'expliquer pourquoi la Commission devait
examiner la législation française au regard de l'article 90 avant de rejeter les
demandes formées au titre des articles 85 et 86 dans la plainte et, d'autre part,
d'indiquer pourquoi la Commission ne pouvait pas tenir compte de l'intérêt
communautaire pour déterminer la priorité à accorder aux différents aspects de la
plainte ou en quoi la Commission aurait apprécié de façon manifestement erronée,
en l'espèce, l'intérêt communautaire.
- La République française invoque également trois moyens à l'appui de son pourvoi.
Le premier est tiré d'une erreur de droit en ce que le Tribunal n'a pas tenu compte
de la jurisprudence de la Cour selon laquelle, lorsque des mesures étatiques ne
laissent pas de liberté d'action aux entreprises, comme ce serait le cas en l'espèce
à compter de l'année 1974, les articles 85 et 86 du traité ne peuvent pas être
appliqués à ces dernières aussi longtemps que ces mesures restent en vigueur.
- En réponse à ce moyen du gouvernement français, la Commission précise,
toutefois, qu'il convient de distinguer entre les mesures étatiques imposant aux
entreprises des comportements contraires aux articles 85 et 86 du traité et celles
qui, sans imposer un quelconque comportement contraire à ces dispositions, créent
un cadre juridique qui lui-même restreint la concurrence. Dans le premier cas, la
Commission estime que l'article 85 reste applicable au comportement des
entreprises malgré l'existence d'obligations légales nationales, indépendamment
d'une éventuelle application des articles 3, sous g), 5 et 85 du traité à l'égard de ces
mesures étatiques. En fait, la Commission soutient qu'une entreprise pourrait et
devrait, en vertu de la primauté du droit communautaire et de l'effet direct des
articles 85, paragraphe 1, et 86 du traité, refuser de se plier à une mesure étatique
imposant un comportement contraire à ces dispositions.
- En revanche, dans le second cas, l'article 85 pourrait, dans certaines circonstances,
ne pas être applicable. Il en serait ainsi dans le cas d'espèce où la législation de
1974 n'imposerait pas la conclusion d'un accord entre les principales sociétés de
courses, mais confierait elle-même à titre exclusif au PMU l'organisation du pari
mutuel hors hippodrome. L'effet restrictif de concurrence découlerait ainsi
directement de la législation nationale, sans qu'un comportement d'entreprise soit
nécessaire.
- Le deuxième moyen du gouvernement français est tiré d'une erreur de droit en ce
que le Tribunal n'a pas tenu compte d'une jurisprudence constante selon laquelle
une personne formant une demande au titre du règlement n° 17 n'a pas le droit
d'exiger une décision définitive quant à l'existence ou non d'une infraction alléguée
aux articles 85 et 86 du traité. Le Tribunal aurait notamment méconnu la
motivation de la Commission sur l'absence d'intérêt communautaire à poursuivre
la plainte, qui serait fondée sur le fait que, depuis l'année 1974, l'absence de
concurrence sur le marché français de la prise de paris résulte directement de la
législation, en sorte que la constatation éventuelle d'une infraction aux articles 85
et 86 par les sociétés de courses et le PMU n'aurait aucun effet utile sur la
situation de concurrence à compter de cette date; s'agissant de la période
antérieure à l'année 1974, la constatation d'une éventuelle infraction aux règles du
traité ne pourrait conduire qu'à l'octroi de dommages et intérêts dont la
Commission n'est pas compétente pour en ordonner le paiement.
- Le troisième moyen du gouvernement français est tiré d'une erreur de droit en ce
que le Tribunal a remis en cause le pouvoir discrétionnaire de la Commission d'agir
contre un État membre en raison d'une législation prétendument contraire au
traité.
- Il convient de relever que, par leurs divers moyens, la Commission et la République
française contestent, bien que dans des termes et à des fins différents, le bien-fondé
de l'argumentation du Tribunal selon laquelle la Commission aurait d'abord dû
conclure son examen de la compatibilité de la législation nationale française avec
les règles de concurrence du traité, avant d'être en mesure de rejeter
définitivement la plainte au titre des articles 85 et 86 du traité.
- Il y a donc lieu d'examiner cette argumentation ainsi que le raisonnement qui la
sous-tend.
- Le Tribunal a constaté, au point 46 de l'arrêt entrepris, que la Commission avait
«procédé à l'ouverture de la procédure d'examen de la plainte de la requérante au
titre de l'article 90 du traité afin d'évaluer la compatibilité de la législation
nationale française avec les autres dispositions du traité et que cette procédure est
encore pendante». Selon le Tribunal, il convenait «par conséquent d'examiner si
la Commission pouvait rejeter définitivement la plainte de la requérante au titre
des articles 85 et 86 du traité et du règlement n° 17 sans avoir auparavant conclu
l'examen de la plainte au titre de l'article 90 du traité».
- Le Tribunal a relevé, au point 47 de l'arrêt entrepris, que «la Commission a
soutenu, dans le cadre de la procédure écrite et lors de la procédure orale, que le
problème de concurrence soulevé par la plainte de la requérante ne pourrait être
résolu que par l'examen de la compatibilité de la législation nationale française
concernant le monopole légal du PMU avec les règles du traité et par une
éventuelle intervention au titre de l'article 90 du traité et que, dès lors, cet examen,
revêtait un caractère prioritaire, ses résultats étant valables pour tous accords
préalables ou futurs entre les sociétés de courses (mémoire en défense, point 46)».
Le Tribunal en a déduit que «l'appréciation, au regard des articles 85 et 86 du
traité, des comportements des sociétés de courses et du PMU, dénoncés par
Ladbroke dans sa plainte, n'a pas pu être pleinement effectuée, sans une évaluation
préalable de la législation nationale à l'égard des dispositions du traité».
- Selon le Tribunal, au cas où la Commission constaterait la conformité de la
législation nationale concernée avec les dispositions du traité, les comportements
des sociétés de courses et du PMU conformes à cette législation nationale
devraient également être considérés comme compatibles avec les articles 85 et 86
du traité, tandis que, si les comportements en question n'étaient pas conformes à
cette législation, il resterait encore à déterminer s'ils constituaient des infractions
aux articles 85 et 86 du traité (point 48 de l'arrêt entrepris). En revanche, si la
Commission devait constater que la législation enfreignait le traité, il faudrait
examiner, par la suite, si le fait pour les sociétés et le PMU de se conformer aux
dispositions de cette législation pouvait ou non donner lieu à l'adoption de mesures
à leur encontre visant à mettre fin à des infractions aux dispositions des articles 85
et 86 du traité (point 49 de l'arrêt entrepris).
- Le Tribunal a, dès lors, conclu, au point 50 de l'arrêt entrepris, que, «en adoptant
la décision de rejeter définitivement la plainte de la requérante, au titre des articles
85 et 86 du traité, sans avoir au préalable conclu son examen de la compatibilité
de la législation nationale française avec les dispositions du traité, la Commission
ne peut pas être regardée comme ayant répondu à son obligation d'examiner
attentivement les éléments de fait et de droit portés à sa connaissance par les
plaignants ... afin de pouvoir satisfaire à l'exigence de certitude qui doit caractériser
une décision finale portant sur l'existence ou non d'une infraction... Elle n'était
donc pas en droit de conclure, à ce stade, à l'inapplicabilité des dispositions
précitées du traité aux comportements des principales sociétés de courses françaises
et du PMU mis en cause par la requérante et, consécutivement, à l'absence
d'intérêt communautaire pour constater les infractions alléguées par la requérante
au motif qu'il s'agissait d'anciennes infractions aux règles de concurrence».
- Le raisonnement du Tribunal repose donc sur la prémisse que la légalité au regard
des articles 85 et 86 du traité, du comportement des entreprises qui se conforment
à une législation nationale, ainsi que l'action qu'il y a intérêt à engager à l'encontre
de ces dernières, doit être appréciée en fonction de la compatibilité ou non de
cette législation avec le traité.
- Il convient de relever à cet égard que la compatibilité d'une législation nationale
avec les règles de concurrence du traité ne saurait être considérée comme
déterminante dans le cadre de l'examen de l'applicabilité des articles 85 et 86 du
traité aux comportements des entreprises qui se conforment à cette législation.
- S'il est vrai que l'appréciation, au regard des articles 85 et 86 du traité, des
comportements des sociétés de courses et du PMU exige une évaluation préalable
de la législation française, cette évaluation a toutefois pour seul objet l'incidence
que cette législation est susceptible d'avoir sur ces comportements.
- En effet, les articles 85 et 86 du traité ne visent que des comportements
anticoncurrentiels qui ont été adoptés par les entreprises de leur propre initiative
(voir, en ce sens, s'agissant de l'article 86 du traité, arrêts du 20 mars 1985,
Italie/Commission, 41/83, Rec. p. 873, points 18 à 20; du 19 mars 1991,
France/Commission, dit «Terminaux», C-202/88, Rec. p. I-1223, point 55, et du 13
décembre 1991, GB-Inno-BM, C-18/88, Rec. p. I-5941, point 20). Si un
comportement anticoncurrentiel est imposé aux entreprises par une législation
nationale ou si celle-ci crée un cadre juridique qui lui-même élimine toute
possibilité de comportement concurrentiel de leur part, les articles 85 et 86 ne sont
pas d'application. Dans une telle situation, la restriction de concurrence ne trouve
pas sa cause, ainsi que l'impliquent ces dispositions, dans des comportements
autonomes des entreprises (voir, également, arrêt du 16 décembre 1975, Suiker
Unie e.a./Commission, 40/73 à 48/73, 50/73, 54/73, 55/73, 56/73, 111/73, 113/73 et
114/73, Rec. p. 1663, points 36 à 72 et, plus particulièrement, points 65 et 66 ainsi
que 71 et 72).
- En revanche, les articles 85 et 86 du traité peuvent s'appliquer s'il s'avère que la
législation nationale laisse subsister la possibilité d'une concurrence susceptible
d'être empêchée, restreinte ou faussée par des comportements autonomes des
entreprises (voir arrêts du 29 octobre 1980, Van Landewyck e.a./Commission,
209/78 à 215/78 et 218/78, Rec. p. 3125; du 10 décembre 1985, Stichting
Sigarettenindustrie e.a./Commission, 240/82, 241/82, 242/82, 261/82, 262/82, 268/82
et 269/82, Rec. p. 3831, et du 17 juillet 1997, Ferriere Nord/Commission, C-219/95
P, non encore publié au Recueil).
- Dans le cadre d'un examen par la Commission de l'applicabilité des articles 85 et
86 du traité aux comportements des entreprises, l'évaluation préalable d'une
législation nationale, ayant une incidence sur ces comportements, ne porte donc
que sur la question de savoir si celle-ci laisse subsister la possibilité d'une
concurrence susceptible d'être empêchée, restreinte ou faussée par des
comportements autonomes de leur part.
- Il s'ensuit que le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant que la
Commission, en ayant rejeté définitivement la plainte en invoquant l'inapplicabilité
des articles 85 et 86 du traité et l'absence d'intérêt communautaire avant de
conclure son examen de la compatibilité de la législation nationale française avec
les règles de concurrence du traité, a fondé son raisonnement sur une
interprétation erronée en droit des conditions dans lesquelles une appréciation
définitive peut être portée sur l'existence ou non des infractions alléguées.
- Il convient dès lors, sans qu'il soit nécessaire d'examiner les autres arguments
invoqués par les requérants, d'annuler l'arrêt entrepris.
Sur le renvoi de l'affaire au Tribunal
- Aux termes de l'article 54, premier alinéa, du statut CE de la Cour de justice,
lorsque le pourvoi est fondé, la Cour annule la décision du Tribunal. Elle peut alors
soit statuer elle-même définitivement sur le litige, lorsque celui-ci est en état d'être
jugé, soit renvoyer l'affaire devant le Tribunal pour qu'il statue.
- Le litige n'étant pas en état d'être jugé puisque le Tribunal n'a statué que sur l'un
des griefs soulevés par Ladbroke, il y a lieu de lui renvoyer l'affaire.
Par ces motifs,
LA COUR
déclare et arrête:
- L'arrêt du Tribunal de première instance du 18 septembre 1995, LadbrokeRacing/Commission (T-548/93), est annulé.
- L'affaire est renvoyée devant le Tribunal de première instance.
- Les dépens sont réservés.
Rodríguez Iglesias Gulmann Ragnemalm Schintgen Mancini Kapteyn Murray Edward Puissochet Hirsch Jann
|
Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 11 novembre 1997.
Le greffier
Le président
R. Grass
G. C. Rodríguez Iglesias
1: Langue de procédure: l'anglais.