ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)
18 juin 1998 (1)
«Recours en manquement Entente Fixation de tarifs professionnels
Expéditeurs en douane Législation renforçant les effets de l'entente»
Dans l'affaire C-35/96,
Commission des Communautés européennes, représentée par M. Enrico Traversa,
membre du service juridique, en qualité d'agent, ayant élu domicile à Luxembourg
auprès de M. Carlos Gómez de la Cruz, membre du même service, Centre Wagner,
Kirchberg,
contre
République italienne, représentée par M. le professeur Umberto Leanza, chef du
service du contentieux diplomatique du ministère des Affaires étrangères, en qualité
d'agent, assisté de M. Pier Giorgio Ferri, avvocato dello Stato, ayant élu domicile
à Luxembourg au siège de l'ambassade d'Italie, 5, rue Marie-Adélaïde,
ayant pour objet de faire constater par la Cour que, en adoptant et en maintenant
en vigueur une loi qui impose au Consiglio nazionale degli spedizionieri doganali
(Conseil national des expéditeurs en douane), par l'attribution du pouvoir de
décision correspondant, l'adoption d'une décision d'association d'entreprises
contraire à l'article 85 du traité CE en ce qu'elle fixe un tarif obligatoire pour tous
les expéditeurs en douane, la République italienne a manqué aux obligations qui
lui incombent en vertu des articles 5 et 85 de ce même traité,
LA COUR (cinquième chambre),
composée de MM. C. Gulmann, président de chambre, M. Wathelet (rapporteur),
J. C. Moitinho de Almeida, P. Jann et L. Sevón, juges,
avocat général: M. G. Cosmas,
greffier: M. R. Grass,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les parties en leur plaidoirie à l'audience du 4 décembre 1997,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 12 février 1998,
rend le présent
Arrêt
- 1.
- Par requête déposée au greffe de la Cour le 9 février 1996, la Commission des
Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CE, un
recours visant à faire constater que, en adoptant et en maintenant en vigueur une
loi qui impose au Consiglio nazionale degli spedizionieri doganali (Conseil national
des expéditeurs en douane, ci-après le «CNSD»), par l'attribution du pouvoir de
décision correspondant, l'adoption d'une décision d'association d'entreprises
contraire à l'article 85 du traité CE en ce qu'elle fixe un tarif obligatoire pour tous
les expéditeurs en douane, la République italienne a manqué aux obligations qui
lui incombent en vertu des articles 5 et 85 de ce même traité.
- 2.
- En Italie, l'activité des expéditeurs en douane indépendants est réglementée par la
loi n° 1612, du 22 décembre 1960, relative à la reconnaissance juridique de la
profession d'expéditeur en douane et à l'institution des registres et du fonds de
prévoyance en faveur des expéditeurs en douane (GURI n° 4 du 5 janvier 1961, ci-après la «loi n° 1612/1960»), et par des dispositions d'exécution, notamment par
des décrets présidentiels et ministériels.
- 3.
- Cette activité implique la prestation de services dans le cadre de la procédure de
dédouanement (article 1er de la loi n° 1612/1960). Son exercice est subordonné à
la possession d'un agrément (patente) et à une inscription au registre national des
expéditeurs en douane. Celui-ci se compose de l'ensemble des registres
départementaux tenus par les Consigli compartimentali (conseils départementaux
des expéditeurs en douane), institués dans chaque département douanier (articles
2 et 4 à 12 de la loi n° 1612/1960).
- 4.
- La surveillance de l'activité des expéditeurs en douane est exercée par les conseils
départementaux des expéditeurs en douane. Les membres de ceux-ci sont élus à
bulletin secret par les expéditeurs en douane inscrits au registre des différentes
directions départementales pour un mandat de deux ans, renouvelable; la
présidence est assumée par un membre élu par ses pairs (article 10 de la loi
n° 1612/1960).
- 5.
- Les conseils départementaux des expéditeurs en douane sont chapeautés par le
CNSD, un organisme de droit public, composé de neuf membres désignés à bulletin
secret par les membres des conseils départementaux des expéditeurs en douane et
présidé par un membre élu parmi ses pairs (article 12 de la loi n° 1612/1960).
Jusqu'en 1992, le directeur général des douanes et impôts indirects en était
membre de droit et occupait la fonction de président. Cette règle a cependant été
supprimée par l'article 32 du décret-loi n° 331 du 30 août 1992 (ci-après le «décret-loi n° 331/1992»). Les membres du CNSD sont nommés pour trois ans et peuvent
être réélus (article 13, paragraphe 2, de la loi n° 1612/1960).
- 6.
- Ne peuvent être élus comme membres des conseils départementaux ou du CNSD
que des expéditeurs en douane inscrits sur les registres (articles 8, deuxième alinéa,
et 22, deuxième alinéa, du décret du ministre des Finances du 10 mars 1964).
- 7.
- Le CNSD est notamment chargé d'établir le tarif des prestations professionnelles
des expéditeurs en douane sur la base des propositions des conseils
départementaux [article 14, sous d), de la loi n° 1612/1960]. Le tarif est obligatoire
(article 11, deuxième alinéa, de la loi n° 1612/1960). Les contrevenants s'exposent
à des sanctions disciplinaires allant du blâme à la suspension temporaire du registre
en cas de récidive, voire à la radiation du registre en cas de suspension prononcée
deux fois en cinq ans par le conseil départemental (articles 38 à 40 du décret du
ministre des Finances, du 10 mars 1964, portant règles d'application de la loi
n° 1612/1960, GURI, supplemento ordinario, n° 102, du 24 avril 1964).
- 8.
- Lors de la séance du 21 mars 1988, le CNSD a adopté le tarif des prestations
professionnelles des expéditeurs en douane (ci-après le «tarif») dans les termes
suivants:
«Le présent tarif prévoit les montants minimaux et maximaux à payer pour les
opérations en douane et les prestations fournies dans les domaines monétaire,
commercial et fiscal, y compris en matière de contentieux fiscal. Pour déterminer
concrètement le prix à payer compris entre le montant minimal et le montant
maximal, il convient de prendre en considération les caractéristiques, la nature et
l'importance de la prestation» (article 1er).
«En relation avec les dispositions de l'article 1er ci-dessus, le présent tarif est
toujours obligatoire à l'égard du mandant et annule toute autre convention
contraire...» (article 5).
«Le Conseil national des expéditeurs en douane est habilité à prononcer des
dérogations particulières et/ou temporaires aux montants minimaux prévus par le
présent tarif» (article 6).
«Le Conseil national des expéditeurs en douane procède à la mise à jour du
présent tarif, selon les indices fournis par l'Istat (Institut central de statistiques)
secteur industriel à compter de la date de la décision y relative» (article 7).
- 9.
- Ce tarif a été approuvé par le ministre des Finances italien par décret du 6 juillet
1988 (GURI n° 168, du 19 juillet 1988, p. 19).
- 10.
- En application de l'article 7 du tarif, le CNSD a décidé, lors de sa séance du 15
décembre 1989, de majorer de 8 % les prix fixés par le tarif à compter du
1er janvier 1990 (communiqué du ministère des Finances, publié au GURI n° 299,
du 23 décembre 1989).
- 11.
- La Commission a initié trois procédures distinctes contre la législation italienne.
- 12.
- Le 24 mars 1992, elle a introduit une requête devant la Cour visant à faire
constater que la République italienne avait violé les articles 9 et 12 du traité CE
en approuvant le tarif. Ce recours a été rejeté par l'arrêt du 9 février 1994,
Commission/Italie (C-119/92, Rec. p. I-393), faute d'obligation pour l'importateur
d'avoir recours en toute hypothèse aux services d'un expéditeur professionnel
(point 46).
- 13.
- Le 30 juin 1993, la Commission a arrêté la décision 93/438/CEE relative à une
procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV/33.407 CNSD, JO
L 203, p. 27), dans laquelle elle a constaté que le tarif constituait une infraction à
l'article 85, paragraphe 1, du traité. Le CNSD a introduit un recours en annulation
à l'encontre de cette décision, qui est actuellement pendant devant le Tribunal de
première instance des Communautés européennes (affaire T-513/93) et dont celui-ci a décidé de reporter l'examen jusqu'au prononcé de l'arrêt de la Cour dans la
présente affaire (ordonnance du Tribunal de première instance, du 6 mai 1996, non
publiée au Recueil).
- 14.
- Enfin, considérant que la législation nationale en cause contrevenait aux articles 5
et 85 du traité, la Commission a engagé la procédure précontentieuse à l'origine
du présent recours.
- 15.
- Par lettre du 18 octobre 1993, elle a mis le gouvernement italien en demeure de
présenter ses observations à cet égard dans un délai de deux mois.
- 16.
- En l'absence de réponse, la Commission a, le 21 juin 1995, émis un avis motivé
invitant la République italienne à adopter les mesures nécessaires pour s'y
conformer dans les deux mois à compter de sa notification.
- 17.
- Les autorités italiennes n'ayant pas donné suite à cet avis motivé, la Commission
a saisi la Cour du présent recours.
- 18.
- Dans un mémoire déposé le 15 mai 1996, le gouvernement italien a soulevé une
exception d'irrecevabilité conformément à l'article 91, paragraphe 1, du règlement
de procédure.
- 19.
- La Cour a décidé de joindre son examen à celui du fond de l'affaire.
- 20.
- Le gouvernement italien n'a pas présenté de mémoire en défense.
Sur l'exception d'irrecevabilité
- 21.
- Dans un premier moyen, le gouvernement italien soutient que la Commission ne
pouvait engager une seconde procédure en constatation de manquement pour des
griefs fondés sur les articles 5 et 85 du traité, sans se désister du premier recours,
relatif à la violation des articles 9 et 12 du traité.
- 22.
- La raison en serait tout d'abord que les pratiques incriminées consistent soit dans
l'imposition d'une taxe, soit dans la conclusion d'un accord par une association
d'entreprises et entériné par l'État membre concerné, mais ne peuvent constituer
les deux en même temps.
- 23.
- Ensuite, il ressortirait de l'économie générale des règles relatives au recours en
manquement que, une fois saisie, la Cour doit inéluctablement rendre un arrêt sur
le fond du litige, à moins que le requérant ne se désiste de son recours. Dès lors,
si la Commission acquiert la conviction que l'État n'a pas manqué aux obligations
dont la violation lui a été reprochée dans l'avis motivé émis dans le cadre de la
première procédure, mais à d'autres obligations incompatibles avec celles-ci, elle
ne peut simultanément continuer à exiger de la Cour qu'elle se prononce sur ledit
avis et engager une nouvelle procédure portant sur une contestation distincte et
incompatible avec la première.
- 24.
- Enfin, en procédant de la sorte, la Commission aurait violé les droits de la défense
du gouvernement italien, car elle l'aurait contraint à se défendre simultanémentdans deux causes ayant pour objet les mêmes faits mais fondées sur des dispositions
différentes.
- 25.
- Dans un second moyen, le gouvernement italien fait état de lacunes dans la lettre
de mise en demeure et dans l'avis motivé. Ainsi, seule la requête contiendrait une
analyse détaillée des éléments constitutifs de la prétendue infraction à l'article 85,
paragraphe 1, du traité. En revanche, tant dans la lettre de mise en demeure que
dans l'avis motivé, la Commission se serait bornée, pour la violation de l'article 85,
paragraphe 1, à renvoyer à la décision 93/438. Or, selon une jurisprudence
constante, l'avis motivé devrait contenir un exposé cohérent et détaillé des raisons
ayant amené la Commission à la conviction que l'État intéressé a manqué à une
des obligations qui lui incombent en vertu du traité (arrêt du 11 juillet 1991,
Commission/Portugal, C-247/89, Rec. p. I-3659).
- 26.
- S'agissant du premier moyen, outre le fait que seule la mise en demeure dans la
présente affaire a été effectuée à un moment où la Cour n'avait pas encore rendu
son arrêt dans l'affaire C-119/92, il convient de rappeler que, conformément aux
articles 155 et 169 du traité CE, la Commission est la gardienne de la légalité
communautaire. En cette qualité, elle a pour mission de veiller, dans l'intérêt
général communautaire, à la bonne application du traité par les États membres et
de faire constater, en vue de leur cessation, l'existence de manquements éventuels
aux obligations qui en dérivent (arrêt du 4 avril 1974, Commission/France, 167/73,
Rec. p. 359, point 15).
- 27.
- C'est donc à la Commission qu'il incombe d'apprécier l'opportunité d'agir contre
un État membre, de déterminer les dispositions qu'il aurait violées et de choisir le
moment où elle initiera la procédure en manquement à son encontre, les
considérations qui déterminent ce choix ne pouvant affecter la recevabilité de
l'action (arrêt du 1er juin 1994, Commission/Allemagne, C-317/92, Rec. p. I-2039,
point 4).
- 28.
- Par ailleurs, comme l'objet du litige soumis à la Cour est circonscrit par l'avis
motivé, dans la mesure où le recours doit être fondé sur les mêmes motifs et
moyens que celui-ci (arrêts du 7 février 1984, Commission/Italie, 166/82, Rec.
p. 459, point 16; du 1er décembre 1993, Commission/Danemark, C-234/91, Rec.
p. I-6273, point 16, et du 12 janvier 1994, Commission/Italie, C-296/92, Rec. p. I-1,
point 11), la Commission n'a d'autre possibilité, lorsqu'elle considère que la
législation nationale incriminée viole d'autres règles de droit communautaire,
violations qu'elle souhaite aussi faire constater, que de diligenter une nouvelle
procédure en manquement afin de s'acquitter pleinement des missions qui lui sont
assignées par les articles 155 et 169 du traité.
- 29.
- Des considérations qui précèdent, il découle que le fait qu'un État membre doive
se défendre dans deux causes distinctes ayant pour objet les mêmes faits mais
fondées sur des dispositions différentes ne saurait en soi constituer une violation
des droits de la défense. Par ailleurs, le gouvernement italien n'a fait état d'aucun
autre élément susceptible de démontrer que le déroulement des deux procédures,
envisagées séparément ou même cumulativement, a donné lieu à une violation de
ses droits de défense.
- 30.
- S'agissant du second moyen, il suffit de constater que l'avis motivé contient un
exposé cohérent et précis des raisons ayant amené la Commission à la conviction
que l'État intéressé a manqué à une des obligations qui lui incombent en vertu du
traité.
- 31.
- En effet, quoique succinctement, la lettre de mise en demeure et l'avis motivé
déterminent clairement l'objet du litige. En outre, ils renvoient tous deux
expressément à la décision 93/438 dans laquelle la Commission a décrit en détail
le cadre factuel et juridique dans lequel s'exerce l'activité des expéditeurs en
douane et du CNSD (partie I, «Les faits», p. 27 à 31), puis a donné son
appréciation juridique de manière tout aussi détaillée (partie II, «Appréciation
juridique», p. 31 à 33). Enfin, la lettre de mise en demeure et l'avis motivé
contiennent un exposé détaillé sur la seule question qui n'a pas été traitée dans la
décision 93/438, celle de l'imputabilité à la République italienne de l'infraction au
droit communautaire qu'aurait commise le CNSD.
- 32.
- Le recours est donc recevable.
Sur le fond
- 33.
- Afin de statuer sur le recours en manquement introduit par la Commission, il
convient, en premier lieu, d'examiner si le tarif constitue une décision d'une
association d'entreprises au sens de l'article 85 du traité.
- 34.
- Lors de l'audience, le gouvernement italien a soutenu que, si, exerçant une
profession libérale, à l'instar d'un avocat, d'un géomètre ou d'un interprète,
l'expéditeur en douane est un travailleur indépendant, il ne peut toutefois être
considéré comme une entreprise, au sens de l'article 85 du traité, parce que les
services qu'il fournit sont de nature intellectuelle et parce que l'exercice de sa
profession nécessite une autorisation et implique le respect de certaines conditions.
Le traité ferait d'ailleurs une distinction entre les travailleurs indépendants et les
entreprises, de sorte que toute activité non salariée ne serait pas nécessairement
exercée dans le cadre d'une entreprise. De plus, ferait défaut l'élément
organisationnel indispensable, c'est-à-dire la réunion d'éléments personnels,
matériels et immatériels durablement affectés à la poursuite d'un but économique
déterminé.
- 35.
- Les expéditeurs en douane indépendants n'étant pas des entreprises, le CNSD ne
saurait constituer, à plus forte raison, une association d'entreprises au sens de
l'article 85 du traité.
- 36.
- Il convient de rappeler tout d'abord que, selon une jurisprudence constante, la
notion d'entreprise comprend toute entité exerçant une activité économique,
indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement
(arrêts du 23 avril 1991, Höfner et Elser, C-41/90, Rec. p. I-1979, point 21; du 16
novembre 1995, Fédération française des sociétés d'assurances e.a., C-244/94, Rec.
p. I-4013, point 14, et du 11 décembre 1997, Job Centre, C-55/96, Rec. p. I-7119,
point 21) et que constitue une activité économique toute activité consistant à offrir
des biens ou des services sur un marché donné (arrêt du 16 juin 1987,
Commission/Italie, 118/85, Rec. p. 2599, point 7).
- 37.
- Or, l'activité des expéditeurs en douane présente un caractère économique. En
effet, ceux-ci offrent, contre rémunération, des services consistant à effectuer des
formalités douanières, concernant surtout l'importation, l'exportation et le transit
de marchandises, ainsi que d'autres services complémentaires, comme des services
relevant des domaines monétaire, commercial et fiscal. En outre, ils assument les
risques financiers afférents à l'exercice de cette activité (arrêt du 16 décembre
1975, Suiker Unie e.a./Commission, 40/73 à 48/73, 50/73, 54/73 à 56/73, 111/73,
113/73 et 114/73, Rec. p. 1663, point 541). En cas de déséquilibre entre dépenses
et recettes, l'expéditeur en douane est appelé à supporter lui-même les déficits.
- 38.
- Dans ces conditions, la circonstance que l'activité d'expéditeur en douane serait
intellectuelle, nécessiterait une autorisation et pourrait être poursuivie sans la
réunion d'éléments matériels, immatériels et humains n'est pas de nature à l'exclure
du champ d'application des articles 85 et 86 du traité CE.
- 39.
- Il convient ensuite d'examiner dans quelle mesure une organisation professionnelle
telle que le CNSD se comporte comme une association d'entreprises, au sens de
l'article 85, paragraphe 1, du traité, dans le cadre de l'élaboration du tarif.
- 40.
- A cet égard, il y a lieu de rappeler que le statut de droit public d'un organisme
national tel que le CNSD ne fait pas obstacle à l'application de l'article 85 du
traité. Selon ses propres termes, cette disposition s'applique à des accords entre
entreprises et à des décisions d'associations d'entreprises. Dès lors, le cadre
juridique dans lequel s'effectue la conclusion de tels accords et sont prises de telles
décisions, ainsi que la qualification juridique donnée à ce cadre par les différents
ordres juridiques nationaux sont sans incidence sur l'applicabilité des règles
communautaires de la concurrence, et notamment de l'article 85 du traité (arrêt du
30 janvier 1985, Clair, 123/83, Rec. p. 391, point 17).
- 41.
- De plus, les membres du CNSD sont des représentants des expéditeurs
professionnels que rien dans la réglementation nationale concernée n'empêche
d'agir dans l'intérêt exclusif de la profession.
- 42.
- En effet, d'une part, les membres du CNSD ne peuvent être que des expéditeurs
en douane inscrits sur les registres puisqu'ils sont élus parmi les membres des
conseils départementaux, lesquels ne réunissent que des expéditeurs en douane
(articles 13 de la loi n° 1612/1960, 8, deuxième alinéa, et 22, deuxième alinéa, du
décret du ministre des Finances du 10 mars 1964). A cet égard, il importe de
souligner que, depuis la modification introduite par le décret-loi n° 331/1992, le
directeur général des douanes ne participe plus au CNSD en qualité de président.
Enfin, le ministre des Finances italien, qui est chargé de la surveillance de
l'organisation professionnelle concernée, ne peut intervenir dans la désignation des
membres des conseils départementaux et du CNSD.
- 43.
- D'autre part, le CNSD est chargé d'établir le tarif des prestations professionnelles
des expéditeurs en douane sur la base des propositions des conseils
départementaux [article 14, sous d), de la loi n° 1612/1960]. A cet égard, aucune
règle dans la législation nationale en cause n'oblige ni même n'incite les membres
tant du CNSD que des conseils départementaux à tenir compte de critères d'intérêt
public.
- 44.
- Il en découle que les membres du CNSD ne sauraient être qualifiés d'experts
indépendants (voir en ce sens les arrêts du 17 novembre 1993, Reiff, C-185/91, Rec.
p. I-5801, points 17 et 19; du 9 juin 1994, Delta Schiffahrts- und
Speditionsgesellschaft, C-153/93, Rec. p. I-2517, points 16 et 18, et du 17 octobre
1995, DIP e.a., C-140/94 à C-142/94, Rec. p. I-3257, points 18 et 19) et qu'ils ne
sont pas tenus par la loi de fixer les tarifs en prenant en considération non pas
seulement les intérêts des entreprises ou des associations d'entreprises du secteur
qui les a désignés, mais aussi l'intérêt général et les intérêts des entreprises des
autres secteurs ou des usagers des services en question (arrêts précités Reiff, points
18 et 24; Delta Schiffahrts- und Speditionsgesellschaft, point 17, et DIP e.a., point
18).
- 45.
- En deuxième lieu, il convient de constater que les décisions par lesquelles le CNSD
a fixé un tarif uniforme et obligatoire pour tous les expéditeurs en douane
restreignent la concurrence au sens de l'article 85 du traité et qu'elles sont
susceptibles d'affecter les échanges intracommunautaires.
- 46.
- Le tarif fixe, en effet, directement les prix des services des expéditeurs en douane.
Il prévoit, pour chaque type distinct d'opérations, les prix maximaux et minimaux
qui peuvent être réclamés aux clients. En outre, le tarif détermine différents
échelons en fonction de la valeur ou du poids de la marchandise à dédouaner ou
du type spécifique de marchandise, voire du type de prestation professionnelle
(article 1er).
- 47.
- Enfin, le tarif est impératif (article 5) de sorte qu'un expéditeur en douane ne peut
s'en écarter de sa propre initiative. Seul le CNSD est habilité à prononcer des
dérogations (article 6).
- 48.
- Quant à l'affectation des échanges intracommunautaires, il suffit de rappeler qu'une
entente s'étendant à l'ensemble du territoire d'un État membre a, par sa naturemême, pour effet de consolider des cloisonnements de caractère national, entravant
ainsi l'interpénétration économique voulue par le traité (arrêts du 17 octobre 1972,
Vereeniging van Cementhandelaren/Commission, 8/72, Rec. p. 977, point 29, et du
11 juillet 1985, Remia e.a./Commission, 42/84, Rec. p. 2545, point 22).
- 49.
- Cette incidence est d'autant plus sensible en l'espèce que divers types d'opérations
d'importation ou d'exportation de marchandises à l'intérieur de la Communauté
ainsi que d'opérations effectuées entre opérateurs communautaires exigent
l'accomplissement de formalités douanières et peuvent, par conséquent, rendre
nécessaire l'intervention d'un expéditeur en douane indépendant inscrit au registre.
- 50.
- Ainsi en va-t-il des opérations dites de «transit interne», qui couvrent l'envoi de
marchandises d'Italie vers un État membre, c'est-à-dire d'un point à un autre du
territoire douanier de la Communauté, moyennant un transit par un pays tiers (par
exemple la Suisse). Ce type d'opérations revêt une importance particulière pour
l'Italie, puisqu'une grande partie des marchandises expédiées des régions du nord-ouest du pays vers l'Allemagne et les Pays-Bas transite par la Suisse.
- 51.
- Des considérations qui précèdent, il découle que, en adoptant le tarif, le CNSD a
enfreint l'article 85, paragraphe 1, du traité.
- 52.
- En troisième lieu, il y a lieu d'examiner dans quelle mesure cette infraction peut
être imputée à la République italienne.
- 53.
- A cet égard, il convient de rappeler que, s'il est vrai que, par lui-même, l'article 85
du traité concerne uniquement le comportement des entreprises et ne vise pas des
mesures législatives ou réglementaires émanant des États membres, il n'en reste
pas moins que cet article, lu en combinaison avec l'article 5 du traité, impose aux
États membres de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures, même de
nature législative ou réglementaire, susceptibles d'éliminer l'effet utile des règles
de concurrence applicables aux entreprises (pour l'article 85 du traité, voir arrêts
du 21 septembre 1988, Van Eycke, 267/86, Rec. p. 4769, point 16; Reiff, précité,
point 14, et Delta Schiffahrts- und Speditionsgesellschaft, précité, point 14; pour
l'article 86 du traité, voir arrêt du 16 novembre 1977, GB-Inno-BM, 13/77, Rec.
p. 2115, point 31).
- 54.
- Tel est notamment le cas si un État membre impose ou favorise la conclusion
d'ententes contraires à l'article 85, s'il renforce les effets ou s'il retire à sa propre
réglementation son caractère étatique en déléguant à des opérateurs privés la
responsabilité de prendre des décisions d'intervention en matière économique
(arrêts précités Van Eycke, point 16; Reiff, point 14, et Delta Schiffahrts- und
Speditionsgesellschaft, point 14).
- 55.
- Force est de constater que, en édictant la réglementation nationale en cause, la
République italienne a non seulement prescrit la conclusion d'un accord contraire
à l'article 85 du traité et renoncé à influer sur sa teneur, mais concourt aussi à en
assurer le respect.
- 56.
- Premièrement, l'article 14, sous d), de la loi n° 1612/1960 contraint le CNSD à
élaborer un tarif obligatoire et uniforme pour les prestations des expéditeurs en
douane.
- 57.
- Deuxièmement, ainsi qu'il ressort des points 41 à 44 du présent arrêt, la législation
nationale en cause a complètement abandonné à des opérateurs économiques
privés la compétence des autorités publiques en matière de détermination des
tarifs.
- 58.
- Troisièmement, la législation italienne interdit expressément aux expéditeurs en
douane inscrits au registre de déroger au tarif (article 11 de la loi n° 1612/1960),
sous peine d'interdiction, de suspension ou de radiation du registre (articles 38 à
40 du décret du ministre des Finances du 10 mars 1964).
- 59.
- Quatrièmement, si aucune disposition légale ou réglementaire ne confère au
ministre des Finances le pouvoir d'approuver le tarif, il n'en reste pas moins que
le décret du ministre des Finances du 6 juillet 1988 a conféré au tarif l'apparence
d'une réglementation publique. Tout d'abord, la publication dans la «Série
générale» de la Gazzetta ufficiale della Repubblica italiana a entraîné une
présomption de connaissance du tarif par des tiers à laquelle la décision du CNSD
n'aurait jamais pu prétendre. Ensuite, le caractère officiel ainsi conféré au tarif
facilite l'application par les expéditeurs en douane des prix qu'il fixe. Enfin, il est
de nature à dissuader les clients qui voudraient contester les prix pratiqués par les
expéditeurs en douane.
- 60.
- Compte tenu des considérations qui précèdent, il y a lieu de constater que, en
adoptant et en maintenant en vigueur une loi qui impose au CNSD, par
l'attribution d'un pouvoir de décision correspondant, l'adoption d'une décision
d'association d'entreprises contraire à l'article 85 du traité, consistant à fixer un
tarif obligatoire pour tous les expéditeurs en douane, la République italienne a
manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 5 et 85 du traité.
Sur les dépens
- 61.
- Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie
qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La République
italienne ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre)
déclare et arrête:
1) En adoptant et en maintenant en vigueur une loi qui impose au Conseil
national des expéditeurs en douane (Consiglio nazionale degli
spedidizionieri doganali CNSD), par l'attribution du pouvoir de décision
correspondant, l'adoption d'une décision d'association d'entreprises
contraire à l'article 85 du traité CE, consistant à fixer un tarif obligatoire
pour tous les expéditeurs en douane, la République italienne a manqué aux
obligations qui lui incombent en vertu des articles 5 et 85 du même traité.
2) La République italienne est condamnée aux dépens.
Gulmann Wathelet
Moitinho de Almeida
Jann Sevón
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Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 18 juin 1998.
Le greffier
Le président de la cinquième chambre
R. Grass
C. Gulmann