CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. ANTHONY M. COLLINS
présentées le 26 janvier 2023 (1)
Affaire C‑817/21
R.I.
contre
Inspecția Judiciară,
N.L.
[demande de décision préjudicielle formée par la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest, Roumanie)]
« Renvoi préjudiciel – État de droit – Article 2 TUE – Article 19, paragraphe 1, TUE – Décision 2006/928/CE – Protection juridictionnelle effective – Indépendance de la justice – Enquête et procédure disciplinaires – Inspecția Judiciară (Inspection judiciaire) – Pouvoirs d’un inspecteur en chef – Traitement des procédures disciplinaires à l’encontre d’un inspecteur en chef – Rôle d’un inspecteur en chef adjoint »
I. Introduction
1. L’Inspecția Judiciară (Inspection judiciaire, Roumanie) est l’organe judiciaire chargé de mener des enquêtes disciplinaires et d’engager des procédures disciplinaires à l’encontre des juges et des procureurs en Roumanie. En vertu des règles régissant l’Inspection judiciaire, l’inspecteur en chef nomme l’inspecteur en chef adjoint à sa seule discrétion, la durée du mandat de l’inspecteur en chef adjoint dépend de celle de l’inspecteur en chef et coïncide avec celle-ci, et les inspecteurs judiciaires sont tous subordonnés à l’inspecteur en chef dont dépend l’évolution de leur carrière.
2. R.I. (ci-après la « requérante ») a déposé plusieurs plaintes auprès de l’Inspection judiciaire contre des juges et des procureurs impliqués dans des procédures pénales à son encontre. L’Inspection judiciaire a rejeté ses plaintes. L’inspecteur en chef a confirmé les décisions de l’Inspection judiciaire. La requérante a attaqué ces décisions devant les juridictions roumaines. Dans le cadre de la présente affaire, la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest, Roumanie) cherche à savoir si un organe, tel que l’Inspection judiciaire, doit offrir les mêmes garanties d’indépendance et d’impartialité que celles exigées des juridictions en vertu du droit de l’Union (2). En particulier, elle demande si, au regard des règles précédemment exposées, le droit de l’Union s’oppose à des dispositions législatives ou réglementaires nationales qui confient à l’inspecteur en chef adjoint de l’Inspection judiciaire la charge de superviser l’examen des plaintes déposées contre l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire ainsi que les éventuelles enquêtes et procédures disciplinaires qui pourraient en découler.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union – La décision 2006/928/CE
3. La décision 2006/928/CE de la Commission, du 13 décembre 2006, établissant un mécanisme de coopération et de vérification des progrès réalisés par la Roumanie en vue d’atteindre certains objectifs de référence spécifiques en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption (3) trouve son origine dans l’identification de deux risques. Le premier était celui du dysfonctionnement du marché intérieur résultant du non‑respect, par la Roumanie, d’engagements qu’elle avait pris dans le cadre de son adhésion à l’Union européenne. Le second risque consistait en des manquements graves de la part de la Roumanie quant au respect du droit de l’Union dans l’espace de liberté, de sécurité et de justice. Afin de remédier à ces défaillances, l’annexe de la décision 2006/928 a fixé des objectifs de référence pour la réforme du système judiciaire et la lutte contre la corruption. Ces objectifs de référence visent à assurer le respect par la Roumanie de la valeur de l’État de droit, telle qu’énoncée à l’article 2 TUE. La Roumanie est tenue de prendre les mesures appropriées aux fins de la réalisation de ces objectifs, en tenant dûment compte, au regard du principe de coopération loyale figurant à l’article 4, paragraphe 3, TUE, des rapports établis par la Commission européenne sur la base de la décision 2006/928, en particulier, des recommandations qui y sont contenues (4).
4. L’article 1er de la décision 2006/928 prévoit ainsi que, chaque année, le 31 mars au plus tard, et pour la première fois en 2007, la Roumanie fait rapport à la Commission sur les progrès qu’elle a réalisés en vue d’atteindre chacun des objectifs de référence exposés dans l’annexe. La Commission peut, à tout moment, apporter une aide technique par différents moyens ou collecter et échanger des informations sur la réalisation de ces objectifs de référence et organiser des missions d’experts en Roumanie à cet effet. Les autorités roumaines doivent apporter à la Commission tout soutien nécessaire dans ce contexte. L’annexe de la décision 2006/928 énonce les objectifs de référence visés à l’article 1er :
« 1) Garantir un processus judiciaire à la fois plus transparent et plus efficace, notamment en renforçant les capacités et la responsabilisation du [Consiliul Superior al Magistraturii (Conseil supérieur de la magistrature)]. Rendre compte de l’incidence des nouveaux codes de procédure civile et administrative et l’évaluer.
[...]
3) Continuer, en se basant sur les progrès déjà accomplis, à mener des enquêtes professionnelles et non partisanes sur les allégations de corruption de haut niveau.
4) Prendre des mesures supplémentaires pour prévenir et combattre la corruption, en particulier au sein de l’administration locale. »
B. Le droit roumain
1. La loi no 317/2004
5. L’article 44 de la Legea nr. 317/2004 privind Consiliul Superior al Magistraturii (loi no 317/2004 sur le Conseil supérieur de la magistrature), du 1er juillet 2004 (5), telle que modifiée et complétée (ci‑après la « loi no 317/2004 »), dispose :
« (1) Le Conseil supérieur de la magistrature remplit le rôle d’instance de jugement, par l’intermédiaire de ses sections, dans le domaine de la responsabilité disciplinaire des juges et des procureurs, pour les actes visés par la loi no 303/2004, republiée, telle que modifiée et complétée.
[...]
(3) La procédure disciplinaire en cas de fautes commises par des juges, des procureurs et des magistrats-assistants est engagée par l’Inspection judiciaire, par l’intermédiaire de l’inspecteur judiciaire.
[...]
(6) Pour qu’une procédure disciplinaire puisse être engagée, l’Inspection judiciaire doit obligatoirement procéder à une enquête disciplinaire. »
6. L’article 45 de la loi no 317/2004 dispose :
« (1) L’Inspection judiciaire peut se saisir d’office ou être saisie d’une plainte écrite et motivée par toute personne intéressée, y compris le Conseil supérieur de la magistrature, en ce qui concerne les fautes disciplinaires commises par des juges et des procureurs.
[...]
(4) Si les vérifications préalables font apparaître qu’il n’y a pas d’indice de faute disciplinaire, la plainte est classée sans suite et le résultat est communiqué directement à l’auteur de la plainte et à la personne concernée par la plainte. La décision de classement sans suite est soumise à confirmation par l’inspecteur en chef. La décision peut être infirmée, une seule fois, par l’inspecteur en chef, qui peut ordonner, par décision écrite et motivée, des vérifications complémentaires.
[...] »
7. Aux termes de l’article 45 bis, paragraphe 1, de la loi no 317/2004 :
« La personne qui a déposé la plainte peut introduire une réclamation auprès de l’inspecteur en chef contre la décision de classement sans suite visée à l’article 45, paragraphe 4, dans les quinze jours suivant sa notification. La réclamation est traitée dans un délai de vingt jours à compter de la date de son enregistrement auprès de l’Inspection judiciaire. »
8. L’article 47 de la loi no 317/2004 dispose :
« (1) Une fois l’enquête disciplinaire achevée, l’inspecteur judiciaire peut ordonner, par décision écrite et motivée, de :
a) faire droit à la plainte, en engageant une procédure disciplinaire et en saisissant la section compétente du Conseil supérieur de la magistrature ;
b) rejeter la plainte si [l’inspecteur judiciaire] constate, à la suite d’une enquête disciplinaire, que les conditions d’engagement de la procédure ne sont pas réunies.
[...]
(3) La décision de l’inspecteur judiciaire est soumise à confirmation par l’inspecteur en chef. L’inspecteur en chef peut ordonner à l’inspecteur judiciaire de compléter l’enquête disciplinaire. Cette enquête complémentaire est effectuée par l’inspecteur judiciaire dans un délai de trente jours à compter de la date à laquelle elle a été ordonnée par l’inspecteur en chef.
(4) La décision de l’inspecteur judiciaire peut être infirmée, une seule fois, de manière écrite et motivée, par l’inspecteur en chef, qui peut ordonner, par décision écrite et motivée, une enquête disciplinaire complémentaire. Une fois l’enquête disciplinaire achevée, l’inspecteur en chef peut ordonner, de manière écrite et motivée, l’une des solutions prévues au paragraphe 1, point a) ou b).
[...] »
9. L’article 65, paragraphes 2 à 4, de la loi no 317/2004 dispose :
« (2) L’Inspection judiciaire est dirigée par un inspecteur en chef-juge, nommé à l’issue d’un concours organisé par le Conseil supérieur de la magistrature, assisté d’un inspecteur en chef adjoint-procureur, désigné par l’inspecteur en chef.
(3) L’Inspection judiciaire agit conformément au principe d’indépendance opérationnelle vis-à-vis du Conseil supérieur de la magistrature, des juridictions, des parquets près ces derniers et des autres autorités publiques, en exerçant ses pouvoirs d’analyse, de vérification et de contrôle dans les domaines d’activité spécifiques, en vertu de la loi et pour en assurer le respect.
(4) Les règles relatives à l’exécution des travaux d’inspection sont approuvées par l’inspecteur en chef par voie de règlement. »
10. Conformément à l’article 66, paragraphe 3, de la loi no 317/2004 :
« L’organisation et le fonctionnement de l’Inspection judiciaire, la structure organisationnelle et les attributions de ses départements sont établis par un règlement approuvé par arrêté de l’inspecteur en chef [...] »
11. Aux termes de l’article 69, paragraphes 1 et 4, de la loi no 317/2004 :
« (1) L’inspecteur en chef exerce, à titre principal, les fonctions suivantes :
a) il désigne, parmi les inspecteurs judiciaires, l’équipe dirigeante – l’inspecteur en chef adjoint, les directeurs des directions – sur le fondement d’une procédure dans le cadre de laquelle sont évalués les projets de gestion spécifiques à chaque poste, de manière à assurer la cohésion de l’encadrement, la compétence professionnelle et une communication efficace. Leur mandat prend fin en même temps que celui de l’inspecteur en chef ;
a bis) il exerce la fonction de direction et d’organisation de l’activité de l’Inspection judiciaire ;
a ter) il prend des mesures pour la coordination du travail du personnel de l’Inspection judiciaire, autre que les inspecteurs judiciaires ;
[...]
g) il nomme, dans les conditions de la loi, les inspecteurs judiciaires et les autres catégories de personnel de l’Inspection judiciaire, ordonne la modification, la suspension et la cessation de leurs relations de travail ou de service ;
h) il détermine les fonctions et les tâches individuelles du personnel placé sous son autorité, en approuvant ses fiches de poste ;
i) il procède, conformément à la loi, à l’évaluation du personnel placé sous son autorité ;
[...]
(4) L’inspecteur en chef adjoint est le remplaçant de droit de l’inspecteur en chef, il aide celui-ci à vérifier et à émettre un avis sur les actes et décisions établis par les inspecteurs judiciaires et exerce toutes les autres fonctions fixées par l’inspecteur en chef. »
12. L’article 70 de la loi no 317/2004 dispose :
« (1) Les inspecteurs de l’Inspection judiciaire sont nommés par l’inspecteur en chef à l’issue d’un concours organisé par l’Inspection judiciaire [...]
(2) Ce concours consiste en une épreuve écrite et un entretien [...] Le règlement relatif à l’organisation et au déroulement du concours est approuvé par arrêté de l’inspecteur en chef et publié au Monitorul Oficial al României, partie I. »
13. Aux termes de l’article 71, paragraphe 2, de la loi no 317/2004 :
« Les dispositions relatives aux sanctions et aux fautes disciplinaires, ainsi que la procédure disciplinaire, s’appliquent mutatis mutandis aux inspecteurs judiciaires. »
14. Conformément à l’article 72 de la loi no 317/2004 :
« (1) Les inspecteurs judiciaires exercent leur activité de manière indépendante et impartiale.
[...] »
15. L’article 77 de la loi no 317/2004 dispose :
« (1) L’activité professionnelle des inspecteurs judiciaires est évaluée annuellement par une commission composée de l’inspecteur en chef et de deux autres membres élus par l’assemblée générale des inspecteurs judiciaires, au moyen d’un qualificatif : “très bien”, “bien”, “satisfaisant” ou “insatisfaisant”.
[...]
(5) Un inspecteur judiciaire qui reçoit le qualificatif “insatisfaisant”, ou le qualificatif “satisfaisant” deux fois de suite, est démis de ses fonctions d’inspecteur judiciaire.
(6) Les critères d’évaluation de l’activité professionnelle des inspecteurs judiciaires et la procédure d’évaluation sont établis par le règlement relatif à l’organisation et au fonctionnement de l’Inspection judiciaire. »
2. Les règlements adoptés par l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire
16. En 2018, l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire a adopté trois règlements (6) dans l’exercice de la compétence que lui conférait l’article 66, paragraphe 3, de la loi no 317/2004.
17. En vertu de l’Ordinul nr. 131/2018 al inspectorului-șef al Inspecției Judiciare privind aprobarea Regulamentului de organizare și desfășurare a concursului pentru numirea în funcție a inspectorilor judiciari (arrêté no 131/2018 de l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire approuvant le règlement relatif à l’organisation et au déroulement du concours pour la nomination des inspecteurs judiciaires) (7), l’inspecteur en chef désigne les inspecteurs judiciaires à l’issue d’un concours consistant en une épreuve écrite et un entretien. L’inspecteur en chef préside la commission d’entretien, dont il est membre, aux côtés des directeurs des directions de l’Inspection judiciaire et d’un psychologue, désigné par l’inspecteur en chef, qui exerce un rôle consultatif.
18. En vertu de l’Ordinul nr. 134/2018 al inspectorului-șef al Inspecției judiciare privind aprobarea Regulamentului de organizare și funcționare a Inspecției judiciare (arrêté no 134/2018 de l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire approuvant le règlement relatif à l’organisation et au fonctionnement de l’Inspection judiciaire) (8), l’inspecteur en chef désigne, parmi les inspecteurs judiciaires, l’équipe dirigeante de l’Inspection judiciaire. Il s’agit de l’inspecteur en chef adjoint et des directeurs des directions de l’Inspection judiciaire. Dans le cadre de la procédure de nomination à ces postes, l’inspecteur en chef soumet un projet de gestion aux candidats appelés en entretien. Une commission composée de l’inspecteur en chef et de deux inspecteurs judiciaires élus par l’assemblée générale des inspecteurs judiciaires évalue les prestations du personnel de l’Inspection judiciaire. Les critères d’évaluation concernent notamment le comportement des candidats et leurs facultés de communication avec l’inspecteur en chef.
19. L’Ordinul nr. 136/2018 al inspectorului-șef al Inspecției judiciare de aprobare a Regulamentului privind Normele de efectuare a Lucrărilor de Inspecție (arrêté no 136/2018 de l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire portant approbation du règlement relatif aux normes d’exécution des travaux d’inspection), du 11 décembre 2018 (9), définit la méthodologie d’analyse, de vérification et de contrôle des enquêtes disciplinaires des juges et des procureurs. Il régit notamment la procédure de traitement des plaintes, la désignation des inspecteurs, l’établissement, le calcul et la prolongation des délais ainsi que la signification de certains actes de procédure.
III. Le litige au principal, la question préjudicielle et la procédure devant la Cour
20. La requérante est partie dans plusieurs affaires pénales devant les juridictions roumaines. Elle a déposé plusieurs plaintes disciplinaires auprès de l’Inspection judiciaire à l’encontre de certains juges et procureurs impliqués dans ces procédures. La demande de décision préjudicielle résulte de procédures devant la Judecătoria Bolintin-Vale (tribunal de première instance de Bolintin-Vale, Roumanie) et devant le Tribunalul Giurgiu (tribunal de grande instance de Giurgiu, Roumanie). L’Inspection judiciaire a adopté plusieurs décisions concernant les plaintes de la requérante (10), dont certaines ont été confirmées par l’inspecteur en chef.
21. La requérante a introduit un recours contre une décision de l’Inspection judiciaire du 2 juillet 2018, laquelle avait été confirmée par l’inspecteur en chef (11). Le 27 septembre 2019, la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest) a annulé la décision du 2 juillet 2018 au motif que l’Inspection judiciaire n’avait pas examiné correctement les arguments de la requérante. Elle a renvoyé l’affaire devant l’Inspection judiciaire pour suite (12). Le 29 septembre 2020, l’Înalta Curte de Casație și Justiție (Haute Cour de cassation et de justice, Roumanie) a déclaré irrecevable le pourvoi introduit par l’Inspection judiciaire contre cet arrêt.
22. Le 11 mars 2021, l’Inspection judiciaire a adopté une nouvelle décision par laquelle elle a de nouveau rejeté la plainte disciplinaire de la requérante (13). Le 31 mai 2021, l’inspecteur en chef a rejeté la réclamation introduite par la requérante contre cette décision. La requérante a formé un recours en annulation contre la décision de l’inspecteur en chef, qui est pendant devant la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest) (14).
23. Dans le cadre de ses réclamations adressées à l’Inspection judiciaire et dans la présente affaire, la requérante a fait valoir que la plainte faisant l’objet de l’affaire no 6172/2/2018 avait été traitée de manière dilatoire. Par conséquent, le délai légal dans lequel une action disciplinaire aurait pu être introduite contre la personne à l’égard de laquelle elle avait déposé sa plainte était expiré. Ce retard aurait été imputable à l’inspecteur en chef.
24. Le 29 novembre 2019, la requérante a saisi le Ministerului Justiției (ministère de la Justice, Roumanie) d’une plainte relative à la violation de ses droits constitutionnels. Elle y faisait référence à un « groupement » de personnes, parmi lesquelles l’inspecteur en chef, « ayant des fonctions importantes qui auraient contribué à l’enquête pénale menée à son encontre ou à la violation de ses droits procéduraux ». La requérante affirmait notamment que l’inspecteur en chef « est un juge [...] qui habite dans la ville de Giurgiu et qui, pendant toute sa carrière, a exercé des fonctions ayant une influence particulièrement importante sur l’exercice de la justice dans tout le département de Giurgiu et au niveau national ». Après avoir énuméré ces fonctions, la requérante a soutenu que, dans son cas, « les décisions [de l’Inspection judiciaire] s’avèrent être manifestement orientées vers la dissimulation des abus et des illégalités commis par le parquet de Bolintin-Vale, département de Giurgiu ». La requérante faisait également valoir que « l’[inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire] doit être tenu pour responsable de cette déstabilisation aiguë de la confiance dans la justice, dès lors que, en sa qualité de chef et de superviseur [...] de cette institution, qui joue un rôle clé dans le système judiciaire, il était tenu de veiller à ce que les contrôles effectués par [cette institution] soient pleinement conformes aux dispositions légales ».
25. Le ministère de la Justice a considéré qu’il n’était pas compétent pour connaître des affaires disciplinaires de cette nature et a transmis la plainte de la requérante à l’Inspection judiciaire (15).
26. Le 16 février 2021, la requérante a déposé une plainte distincte auprès de l’Inspection judiciaire, qui portait exclusivement sur les agissements reprochés à l’inspecteur en chef. La requérante mettait en cause, notamment, l’absence de véritable examen de ses plaintes, l’examen tardif de sa plainte du 29 novembre 2019 contre l’Inspection judiciaire et son inspecteur en chef, le fait que l’inspecteur en chef ne s’était pas déporté du traitement de cette plainte alors qu’il était visé par cette dernière, ainsi que la non‑exécution par l’Inspection judiciaire de l’arrêt de la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest) du 27 septembre 2019. Le 17 mars 2021, l’Inspection judiciaire a rejeté cette plainte (16). Le 11 mai 2021, l’inspecteur en chef adjoint a rejeté la réclamation introduite contre cette décision (17).
27. Le 31 mai 2021, la requérante a saisi la juridiction de renvoi d’un recours tendant, notamment, à l’annulation des décisions du 17 mars 2021 et du 11 mai 2021 et à la réparation du préjudice qui lui aurait ainsi été causé. Elle reprochait à l’inspecteur en chef adjoint, P.M., de ne pas avoir exécuté l’arrêt du 27 septembre 2019 de la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest) dès lors qu’il n’avait pas procédé à l’enquête que ce jugement avait ordonnée. La requérante fait également valoir que l’Inspection judiciaire et son inspecteur en chef, N.L., ont systématiquement omis de donner une suite appropriée à ses plaintes déposées contre certains juges. La requérante déplore au moins trois irrégularités systémiques dans l’organisation et dans le fonctionnement de l’Inspection judiciaire qui ont empêché un traitement impartial de ses plaintes. Premièrement, l’inspecteur en chef nommait, évaluait et pouvait finalement révoquer les inspecteurs judiciaires chargés de mener des enquêtes disciplinaires sur le comportement de l’inspecteur en chef. Deuxièmement, l’inspecteur en chef nomme l’inspecteur en chef adjoint, qui a confirmé la décision de rejet de la réclamation de la requérante et qui occupe également un poste lié et subordonné au mandat de l’inspecteur en chef. Troisièmement, l’inspecteur en chef adopte les règlements intérieurs régissant l’organisation et le fonctionnement de l’Inspection judiciaire.
28. Eu égard aux doutes exprimés quant à l’organisation et au fonctionnement de l’Inspection judiciaire et à l’obligation de rendre compte de son inspecteur en chef dans le cadre d’enquêtes et de procédures disciplinaires, la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« L’article 2 et l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, la décision [2006/928] ainsi que les garanties d’indépendance et d’impartialité imposées en vertu du droit de l’Union doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale qui permet à l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire d’émettre des actes administratifs réglementaires (infralégaux) et/ou individuels par lesquels il décide de manière autonome de l’organisation du cadre institutionnel de l’Inspection judiciaire pour la sélection des inspecteurs judiciaires, de l’évaluation de leur travail [et] de l’exécution des travaux d’inspection, [ainsi que] de la désignation de l’inspecteur en chef adjoint, alors que, en vertu de la loi organique, ces personnes sont les seules à pouvoir accomplir, confirmer ou infirmer des actes d’enquête disciplinaire à l’encontre de l’inspecteur en chef ? »
29. La juridiction de renvoi a demandé un traitement accéléré de sa demande de décision préjudicielle au titre, notamment, de l’article 23 bis du statut de la Cour de justice de l’Union européenne. Par décision du 1er février 2022, le président de la Cour a rejeté cette demande.
30. La requérante, l’Inspection judiciaire (18) et la Commission ont présenté des observations écrites.
IV. Sur la question préjudicielle
A. Recevabilité
31. L’Inspection judiciaire soutient que la demande de décision préjudicielle est irrecevable. D’une part, elle considère que la juridiction de renvoi cherche davantage à obtenir une interprétation de la loi no 317/2004 qu’une décision sur l’interprétation des traités ou sur la validité et/ou l’interprétation d’un acte émanant d’une institution de l’Union en vertu de l’article 267 TFUE. D’autre part, l’Inspection judiciaire estime que, à défaut de constater qu’une disposition de droit national est contraire au droit de l’Union, l’allégation selon laquelle les pouvoirs de l’inspecteur en chef emportent violation de l’indépendance des inspecteurs judiciaires est dépourvue de tout fondement.
32. Je propose à la Cour de rejeter la première exception d’irrecevabilité soulevée par l’Inspection judiciaire en ce qui concerne la question posée par la juridiction de renvoi. Il ressort clairement du libellé de cette question qu’elle vise à obtenir une interprétation du droit de l’Union, et non du droit roumain. La seconde exception d’irrecevabilité soulevée par l’Inspection judiciaire concerne le fond de la question préjudicielle. Par essence même, une telle exception ne saurait justifier l’irrecevabilité de la demande de décision préjudicielle (19).
B. Sur le fond
1. Observations liminaires
33. La demande de décision préjudicielle porte sur l’organisation et le fonctionnement de l’Inspection judiciaire, sur les pouvoirs étendus conférés à son inspecteur en chef (20) et sur la prétendue absence d’obligation de rendre compte de ce dernier dans le cadre d’enquêtes et de procédures disciplinaires engagées contre lui (21). La juridiction de renvoi relève que les règlements intérieurs adoptés par l’inspecteur en chef (22) régissent l’organisation et le fonctionnement de l’Inspection judiciaire. Les décisions de cette dernière d’accueillir ou de rejeter les plaintes disciplinaires et d’ouvrir des enquêtes et des procédures disciplinaires sont également soumises à confirmation par l’inspecteur en chef (23). La juridiction de renvoi se demande si les plaintes contre l’inspecteur en chef peuvent être traitées de manière objective et impartiale dès lors qu’elles sont examinées par des inspecteurs judiciaires qui sont nommés, évalués et révocables par cette personne (24). L’inspecteur en chef adjoint, qui est directement nommé par l’inspecteur en chef qu’il assiste et dont le mandat expire en même temps que le sien, est, en outre, chargé du contrôle des décisions concernant les plaintes déposées contre l’inspecteur en chef.
34. L’Inspection judiciaire est un organe judiciaire indépendant doté d’une personnalité juridique distincte au sein du Conseil supérieur de la magistrature (25). Alors que ce dernier remplit son « office de juge » dans les affaires disciplinaires (26), l’Inspection judiciaire est chargée de mener des enquêtes disciplinaires et d’engager des procédures disciplinaires contre les juges et les procureurs. L’Inspection judiciaire exerce ainsi de larges pouvoirs d’enquête dans les procédures disciplinaires à l’encontre des juges (27).
35. Les rapports de la Commission établis au titre de l’article 2 de la décision 2006/928 se réfèrent à la structure et à l’activité institutionnelles de l’Inspection judiciaire (28). Le rapport de 2021 de la Commission au Parlement européen et au Conseil sur les progrès réalisés par la Roumanie au titre du mécanisme de coopération et de vérification (29) indique que « [c]es dernières années, les institutions judiciaires, y compris le [Conseil supérieur de la magistrature] même, ont fait part de leurs préoccupations concernant l’absence d’obligation de rendre compte incombant à l’Inspection judiciaire, citant la forte proportion d’affaires soumises par l’inspection [judiciaire] qui ont été rejetées en définitive par les tribunaux, la concentration de l’ensemble du processus décisionnel dans les mains de l’inspecteur en chef et les limites des pouvoirs de contrôle du [Conseil supérieur de la magistrature] ». À cet égard, « [l]’inspecteur en chef ne peut faire l’objet que d’un audit externe ordonné par l’inspection [judiciaire] elle-même, et le rapport d’audit n’est ensuite examiné que par un petit nombre de membres du Conseil ».
36. En dépit des préoccupations de la Commission, il ne ressort pas du dossier dont dispose la Cour que cette institution a engagé une procédure en manquement à l’encontre de la Roumanie en ce qui concerne l’organisation et le fonctionnement de l’Inspection judiciaire. Par ailleurs, rien n’indique que la Roumanie ait adopté des mesures pour répondre aux préoccupations exprimées par la Commission dans les rapports susmentionnés.
37. La juridiction de renvoi mentionne incidemment les graves allégations avancées par la requérante contre l’Inspection judiciaire, son inspecteur en chef et certains juges et procureurs qui, si elles étaient confirmées, mettraient en doute leur conformité à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et à la décision 2006/928 (30). Elle exprime davantage des préoccupations de nature systémique concernant la structure institutionnelle et l’absence d’obligation de rendre compte de l’Inspection judiciaire. En particulier, elle s’inquiète du pouvoir absolu de l’inspecteur en chef qui consiste à adopter toutes les décisions concernant l’organisation et le fonctionnement de l’Inspection judiciaire, la sélection, l’évaluation et la révocation des inspecteurs judiciaires, y compris l’inspecteur en chef adjoint, et à confirmer ou infirmer toutes les décisions individuelles adoptées par l’Inspection judiciaire.
2. Analyse
38. Si l’organisation de la justice, y compris les règles régissant la procédure disciplinaire à l’encontre des juges, relève de la compétence des États membres, l’exercice de ce pouvoir doit respecter le droit de l’Union. L’exigence d’indépendance de la justice en vertu du droit de l’Union exige que le régime disciplinaire applicable aux juges présente les garanties nécessaires afin d’éviter tout risque d’utilisation de celui-ci comme instrument de contrôle politique de leurs activités. L’édiction de règles qui définissent les faits constitutifs d’une infraction disciplinaire et les peines qui y sont applicables, qui prévoient l’intervention d’une instance indépendante conformément à une procédure garantissant pleinement les droits consacrés aux articles 47 et 48 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, notamment les droits de la défense, et qui consacrent la possibilité de contester en justice les décisions des organes disciplinaires, constitue une garantie essentielle de l’indépendance du pouvoir judiciaire (31).
39. La Cour a également jugé que, la perspective d’ouverture d’une enquête disciplinaire étant susceptible d’exercer une pression sur les personnes qui ont la tâche de juger, il est essentiel que l’organe compétent pour conduire les enquêtes et exercer l’action disciplinaire agisse lors de l’exercice de ses missions de manière objective et impartiale. À cette fin, il doit être à l’abri de toute influence extérieure (32). Le régime disciplinaire ne doit pas être détourné de ses finalités légitimes (33).
40. Afin d’assurer l’indépendance du pouvoir judiciaire, la jurisprudence de la Cour met l’accent sur les garanties offertes aux juges faisant l’objet d’enquêtes et de procédures disciplinaires. Les mêmes garanties d’objectivité et d’impartialité s’appliquent indépendamment du fait qu’un juge fasse l’objet d’une procédure disciplinaire ou que, comme dans l’affaire au principal, les plaintes contre des juges ou des procureurs soient rejetées et que des enquêtes et des procédures disciplinaires ne soient pas ouvertes. À cet égard, il convient de souligner que ces garanties assurent au public de conserver l’image, essentielle dans une société démocratique, de l’indépendance et de l’impartialité du pouvoir judiciaire. L’ébranlement de la confiance du public en raison d’un comportement non professionnel et partial dans la conduite des enquêtes et des procédures disciplinaires, comme l’allègue la requérante, peut entraîner de facto un déni de protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union conformément à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE (34).
41. Dans son arrêt rendu dans l’affaire Asociația « Forumul Judecătorilor din România » e.a., la Cour a jugé que la réglementation roumaine portant sur la nomination ad interim aux postes de direction de l’Inspection judiciaire relève du champ d’application de la décision 2006/928 et doit respecter les exigences découlant du droit de l’Union et, en particulier, de l’État de droit (35). Compte tenu de l’étendue des pouvoirs de l’Inspection judiciaire pour mener des enquêtes disciplinaires et pour exercer l’action disciplinaire à l’encontre des juges et des procureurs, ces exigences s’appliquent également à la nomination ad interim de son inspecteur en chef ainsi qu’à l’organisation et au fonctionnement de l’Inspection judiciaire. La loi conférant, par ailleurs, des prérogatives et des pouvoirs étendus à l’inspecteur en chef (36), ce dernier est également tenu de satisfaire auxdites exigences.
42. Il ressort du dossier dont dispose la Cour que les décisions de l’Inspection judiciaire de rejeter une plainte contre un juge ou un procureur sont susceptibles de faire l’objet d’un pourvoi devant la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest) puis devant l’Înalta Curte de Casație și Justiție (Haute Cour de cassation et de justice) (37). L’existence de telles voies de recours est essentielle (38) pour préserver la confiance du public dans le régime disciplinaire. Les actions en justice engagées par des requérants pour contester les décisions d’un organe disciplinaire peuvent néanmoins se révéler insuffisantes pour répondre aux préoccupations systémiques exprimées dans les circonstances qui entourent le fonctionnement de ce régime. Devant la juridiction de renvoi, la requérante a fait valoir que, en raison de l’expiration des délais dans lesquels des mesures disciplinaires effectives auraient pu être prises, les retards et les défaillances dans le traitement de ses plaintes l’avaient empêchée de tirer un quelconque bénéfice du régime disciplinaire et de faire usage des voies de recours prévues par celui-ci. La juridiction de renvoi souligne qu’elle n’est pas tenue de se prononcer sur cette question à ce stade de la procédure dont elle est saisie. Elle relève simplement le lien de causalité entre les prétentions de la requérante et l’interprétation du droit de l’Union qu’elle sollicite auprès de la Cour (39).
43. La requérante et la Commission estiment que la prorogation, par le gouvernement roumain, du mandat de l’inspecteur en chef à titre intérimaire en 2018 (40), en méconnaissance de la procédure ordinaire de nomination, a fait naître des doutes quant à l’éventuelle utilisation des prérogatives et des fonctions de l’Inspection judiciaire comme instrument de pression sur l’activité des juges et des procureurs ou de contrôle politique de cette activité (41). La présente procédure devrait donc prendre en considération cette prorogation.
44. L’assemblée générale du Conseil supérieur de la magistrature a nommé l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire, N.L., à compter du 1er septembre 2015. En dépit de l’expiration, le 31 août 2018, de son mandat de trois ans, le gouvernement roumain a prorogé ce mandat à titre intérimaire du 1er septembre 2018 au 14 mai 2019. Au moment de l’introduction de la demande de décision préjudicielle, le 10 décembre 2021, l’inspecteur en chef était toujours en fonction à la suite de sa reconduction par le Conseil supérieur de la magistrature pour un second mandat (42). De manière plus importante encore, le 7 décembre 2021, dans un arrêt définitif, la Curtea de Apel Craiova (cour d’appel de Craiova, Roumanie) (43) a jugé que la prorogation à titre intérimaire du mandat de l’inspecteur en chef n’avait pas fait naître de doutes quant à une possible pression politique exercée sur les juges et les procureurs (44). La pertinence pour la présente procédure des modalités de prorogation à titre intérimaire du mandat de l’inspecteur en chef du 1er septembre 2018 au 14 mai 2019 n’est donc pas immédiatement perceptible.
45. La requérante fait valoir que les règlements de 2018 sont invalides au regard du droit de l’Union dès lors qu’ils ont été adoptés par l’inspecteur en chef, N.L., à la suite de la prorogation illégale de son mandat à titre intérimaire. L’Inspection judiciaire soutient que, dans son arrêt rendu dans l’affaire Asociația « Forumul Judecătorilor din România » e.a. (45), la Cour ne s’est pas prononcée sur la validité de ces règlements. En outre, elle affirme que, pour garantir la sécurité juridique, les règlements de 2018 doivent être réputés valides.
46. Compte tenu du libellé de l’arrêt no 3014/2021 de la Curtea de Apel Craiova (cour d’appel de Craiova), auquel renvoie le point 44 des présentes conclusions, l’argument selon lequel les règlements de 2018 sont invalides au motif que l’inspecteur en chef, N.L., les avait adoptés au cours de son mandat à titre intérimaire ne saurait prospérer.
47. En outre, il convient de souligner que l’article 66, paragraphe 3, de la loi no 317/2004 prévoit clairement l’adoption, par l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire, de règlements relatifs à l’organisation et au fonctionnement de cet organe. L’article 45 et l’article 45 bis, paragraphe 1, sous a), de la loi no 317/2004 confèrent également à l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire des pouvoirs étendus pour confirmer ou infirmer les décisions individuelles prises par cet organe en matière d’enquêtes et de procédures disciplinaires (46).
48. Le fait que l’inspecteur en chef joue un rôle déterminant dans la gestion et l’organisation de l’Inspection judiciaire et qu’il puisse adopter des règlements intérieurs et confirmer ou infirmer toutes les décisions individuelles de l’Inspection judiciaire ne suscite pas nécessairement, en l’absence d’autres éléments, de doutes raisonnables quant à l’utilisation effective des prérogatives et des fonctions de l’Inspection judiciaire comme instrument de pression sur l’activité judiciaire ou de contrôle politique de cette activité, ou comme moyen d’ébranler, même indirectement, la confiance du public dans le pouvoir judiciaire (47).
49. Compte tenu des pouvoirs étendus de l’inspecteur en chef, de son rôle déterminant au sein de l’Inspection judiciaire et de l’absence de tout mécanisme interne (48) visant à empêcher un usage inapproprié de ces pouvoirs, l’Inspection judiciaire (49) doit traiter les plaintes disciplinaires à son encontre avec le plus grand professionnalisme et la plus grande impartialité, afin d’assurer la confiance du public dans cet organe et dans l’ensemble du pouvoir judiciaire.
50. Ainsi que le prétend l’Inspection judiciaire, il peut ne pas être nécessaire de créer un organe distinct pour traiter les plaintes disciplinaires à l’encontre de l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire (50). Cette observation vaut à la condition qu’il existe des procédures efficaces et transparentes pour traiter toutes ces plaintes de manière impartiale (51). Dans ce contexte, il peut être préoccupant que l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire nomme l’inspecteur en chef adjoint de l’Inspection judiciaire à sa seule discrétion (52), dans la mesure où il revient à l’inspecteur en chef adjoint de décider d’examiner les plaintes et d’exercer l’action disciplinaire à l’encontre de l’inspecteur en chef.
51. Avant l’adoption de la Legea nr. 234/2018 (loi no 234/2018), du 4 octobre 2018 (53) (ci-après la « loi no 234/2018 »), le Conseil supérieur de la magistrature nommait tant l’inspecteur en chef que l’inspecteur en chef adjoint selon une procédure similaire et la durée du mandat de l’inspecteur en chef adjoint était indépendante de celle de l’inspecteur en chef. Sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, il apparaît que, depuis l’adoption de la loi no 234/2018, l’inspecteur en chef adjoint de l’Inspection judiciaire est nommé à la seule discrétion de l’inspecteur en chef et que son mandat dépend de celui de l’inspecteur en chef et coïncide avec celui-ci (54). Les lois et les règlements régissant l’Inspection judiciaire ne prévoient aucun mécanisme interne de contrôle de griefs tirés d’un usage inapproprié des pouvoirs étendus de l’inspecteur en chef, autrement qu’au moyen de procédures disciplinaires. Compte tenu de l’ensemble de ces circonstances, j’estime que la loi no 234/2018 risque de porter atteinte à la perception du public selon laquelle l’inspecteur en chef adjoint peut superviser les enquêtes et les procédures disciplinaires concernant les plaintes contre l’inspecteur en chef de manière objective et impartiale. Ainsi, l’adoption de la loi no 234/2018 apparaît comme une régression de la protection de l’État de droit en Roumanie.
52. La loi no 234/2018 encadre les carrières de l’inspecteur en chef et de l’inspecteur en chef adjoint de l’Inspection judiciaire. Malgré l’obligation de l’inspecteur en chef adjoint d’agir de manière indépendante et impartiale, ce dernier peut être perçu comme ayant un intérêt personnel à l’issue des enquêtes et/ou des procédures disciplinaires à l’encontre de l’inspecteur en chef. Par ailleurs, il va de soi que les inspecteurs judiciaires au sein de l’Inspection judiciaire sont tous subordonnés à l’inspecteur en chef et que l’évolution de leur carrière dépend de la personne qui occupe cette fonction (55). Cela pourrait également porter atteinte à la perception du public selon laquelle les inspecteurs judiciaires examinent de manière professionnelle et impartiale les plaintes contre l’inspecteur en chef.
V. Conclusion
53. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre en ces termes à la question posée à titre préjudiciel par la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest, Roumanie) :
L’article 2 et l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, et la décision 2006/928/CE de la Commission, du 13 décembre 2006, établissant un mécanisme de coopération et de vérification des progrès réalisés par la Roumanie en vue d’atteindre certains objectifs de référence spécifiques en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption
doivent être interprétés en ce sens que :
ils s’opposent à des dispositions législatives ou réglementaires nationales qui prévoient la supervision des enquêtes et procédures disciplinaires contre l’inspecteur en chef de l’Inspecția Judiciară (Inspection judiciaire, Roumanie) par son inspecteur en chef adjoint et l’examen de ces plaintes par les inspecteurs judiciaires de cet organe dans des circonstances où l’inspecteur en chef adjoint est nommé à la seule discrétion de l’inspecteur en chef, que le mandat de l’inspecteur en chef adjoint dépend de celui de l’inspecteur en chef et coïncide avec celui-ci et que les inspecteurs judiciaires sont tous subordonnés à l’inspecteur en chef dont dépend l’évolution de leur carrière.