Language of document : ECLI:EU:C:2017:579

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

MME ELEANOR SHARPSTON

présentées le 20 juillet 2017 (1)

Affaire C201/16

Majid (également connu sous le nom de Madzhdi) Shiri

contre

Bundesamt für Fremdenwesen und Asyl

[demande de décision préjudicielle formée par le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche)]

« Espace de liberté, de sécurité et de justice – Interprétation du règlement (UE) no 604/2013 – Article 27, paragraphe 1 : droit à un recours effectif – Article 29 : modalités et délais pour le transfert d’une personne de l’État membre requérant vers l’État membre requis – Date à laquelle commence à courir le délai visé à l’article 29, paragraphe 1 »






1.        Dans la présente procédure préjudicielle, la Cour est une nouvelle fois appelée à préciser la portée du droit à un recours effectif que prévoit l’article 27, paragraphe 1, du règlement (UE) no 604/2013 (2). Le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche) entend s’assurer si, en faisant valoir ses droits au titre de l’article 27, paragraphe 1, du règlement Dublin III, un demandeur de protection internationale peut tirer argument de la non-exécution par l’État membre « A » (l’État requérant) de sa décision de transférer celui‑ci dans l’État membre « B » (l’État requis) dans le délai fixé à l’article 29, paragraphe 1, dudit règlement. Si le transfert n’a pas lieu durant la période spécifiée, de quelle façon s’appliquent les règles figurant à l’article 29, paragraphe 2, qui régissent la position entre l’État requérant et l’État requis ?

 Le règlement Dublin III

2.        Selon le considérant 5, il devrait être possible de déterminer rapidement l’État membre responsable afin de garantir un accès effectif aux procédures d’octroi d’une protection internationale et ne pas compromettre l’objectif de célérité dans le traitement de telles demandes. Aux termes du considérant 19, « [a]fin de garantir une protection efficace des droits des personnes concernées, il y a lieu d’instaurer des garanties juridiques et le droit à un recours effectif à l’égard de décisions de transfert vers l’État membre responsable conformément, notamment, à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [ci‑après la « Charte » (3)]. Afin de garantir le respect du droit international, un recours effectif contre de telles décisions devrait porter à la fois sur l’examen de l’application du présent règlement et sur l’examen de la situation en fait et en droit dans l’État membre vers lequel le demandeur est transféré ».

3.        Le considérant 32 rappelle que, pour ce qui concerne les demandeurs de protection internationale, « les États membres sont liés par les obligations qui leur incombent en vertu des instruments de droit international, y compris par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière ». Le considérant 39 précise que le règlement Dublin III respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus par la Charte.

4.        Conformément à son article 1er, le règlement Dublin III établit les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (4).

5.        En vertu de l’article 3, paragraphe 1, le principe général que consacre le règlement Dublin III est que les États membres examinent une demande de protection internationale présentée par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride sur le territoire de l’un quelconque d’entre eux. Une telle demande est examinée par un seul État membre, qui est celui que les critères énoncés au chapitre III désignent comme responsable (5).

6.        Les demandeurs de protection internationale se sont vu accorder certains droits lors de la procédure de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande. Ainsi, l’article 4, paragraphe 1, accorde aux demandeurs un droit à l’information, y compris quant à la possibilité de contester une décision de transfert et, le cas échéant, de demander une suspension du transfert. En vertu de l’article 5, paragraphe 1, les demandeurs ont également droit à un entretien individuel.

7.        Le chapitre III est intitulé « Critères de détermination de l’État membre responsable ». L’article 7, paragraphe 1, dispose que les critères de détermination de l’État membre responsable s’appliquent dans l’ordre dans lequel ils sont présentés dans ledit chapitre. La détermination de l’État membre responsable se fait sur la base de la situation qui existait au moment où le demandeur a introduit sa demande de protection internationale pour la première fois auprès d’un État membre (article 7, paragraphe 2). Les critères concernant les mineurs (article 8) et les membres de la famille occupent la première place dans la hiérarchie (articles 9, 10 et 11). Le critère qui est le plus fréquemment appliqué est celui de l’article 13, paragraphe 1, concernant les demandeurs qui ont franchi irrégulièrement la frontière d’un État membre en venant d’un État tiers. Dans de tels cas, l’État membre de la première entrée sur le territoire de l’Union européenne est responsable de l’examen de la demande de protection internationale.

8.        Les obligations de l’État membre responsable sont fixées au chapitre V. Elles incluent une obligation de reprendre en charge le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre [article 18, paragraphe 1, sous b)] (6).

9.        Les procédures applicables aux requêtes aux fins de reprise en charge sont fixées à la section III du chapitre VI. L’article 23, paragraphe 1, prévoit que, lorsqu’un État membre auprès duquel une personne a introduit une nouvelle demande de protection internationale estime qu’un autre État membre est responsable, il peut requérir cet autre État membre aux fins de reprise en charge de cette personne. L’article 25, paragraphe 1, prévoit que l’État membre requis procède aux vérifications nécessaires et statue sur la requête aux fins de reprise en charge de la personne concernée aussi rapidement que possible (7). L’absence de réponse à l’expiration du délai fixé s’entend d’une acceptation de la requête (article 25, paragraphe 2).

10.      La section IV du chapitre VI fixe certaines garanties procédurales pour les demandeurs. L’article 26, paragraphe 1, dispose que les États membres sont tenus de notifier les décisions de transfert aux demandeurs. Cette notification contient des informations sur les voies de recours disponibles, y compris sur le droit de demander un effet suspensif, et sur les délais applicables à l’exercice de ces voies de recours et à la mise œuvre du transfert (article 26, paragraphe 2).

11.      Aux termes de l’article 27, paragraphe 1, le demandeur « dispose d’un droit de recours effectif, sous la forme d’un recours contre la décision de transfert ou d’une révision, en fait et en droit, de cette décision devant une juridiction ». Conformément à l’article 27, paragraphe 3, les États membres doivent prévoir des dispositions aux fins des recours contre des décisions de transfert ou des demandes de révision de ces décisions, de sorte à protéger la position d’un demandeur pendant l’examen de son recours contre une décision de transfert, soit en lui conférant le droit de rester dans l’État membre concerné en attendant l’issue d’une telle procédure [option a)], soit en suspendant automatiquement le transfert [option b)], soit encore en lui garantissant la possibilité de demander à une juridiction de suspendre l’exécution de la décision de transfert tant qu’il n’a pas été statué sur son recours ou sa demande de révision [option c)].

12.      La section VI est intitulée « Transferts ». L’article 29 dispose :

« 1.      Le transfert du demandeur ou d’une autre personne visée à l’article 18, paragraphe 1, point c) ou d), de l’État membre requérant vers l’État membre responsable s’effectue conformément au droit national de l’État membre requérant, après concertation entre les États membres concernés, dès qu’il est matériellement possible et, au plus tard, dans un délai de six mois à compter de l’acceptation par un autre État membre de la requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge de la personne concernée ou de la décision définitive sur le recours ou la révision lorsque l’effet suspensif est accordé conformément à l’article 27, paragraphe 3.

[…]

2.      Si le transfert n’est pas exécuté dans le délai de six mois, l’État membre responsable est libéré de son obligation de prendre en charge ou de reprendre en charge la personne concernée et la responsabilité est alors transférée à l’État membre requérant. Ce délai peut être porté à un an au maximum s’il n’a pas pu être procédé au transfert en raison d’un emprisonnement de la personne concernée ou à dix-huit mois au maximum si la personne concernée prend la fuite.

3.      En cas de transfert exécuté par erreur ou d’annulation, sur recours ou demande de révision, de la décision de transfert après l’exécution du transfert, l’État membre ayant procédé au transfert reprend en charge sans tarder la personne concernée.

[…]. »

13.      Les modalités spécifiques pour l’application effective du règlement Dublin III sont fixées dans le règlement d’exécution (UE) no 118/2014 (8). L’article 9, paragraphe 2, dispose : « Il incombe à l’État membre qui, pour un des motifs visés à l’article 29, paragraphe 2, du [règlement Dublin III], ne peut procéder au transfert dans le délai normal de six mois à compter de la date de l’acceptation de la requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge de la personne concernée, ou de la décision finale sur le recours ou le réexamen en cas d’effet suspensif, d’informer l’État responsable avant l’expiration de ce délai. À défaut, la responsabilité du traitement de la demande de protection internationale et les autres obligations découlant du [règlement Dublin III] incombent à cet État membre conformément aux dispositions de l’article 29, paragraphe 2, dudit règlement. »

 Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et les questions préjudicielles

14.      M. Majid (également connu sous le nom de Madzhdi) Shiri est de nationalité iranienne. La date exacte à laquelle il a quitté l’Iran n’est pas précisée ; il semble que ce soit aux environs de la fin de l’année 2014. Il est entré dans l’Union européenne via la Turquie. M. Shiri est arrivé en Bulgarie et y a déposé une demande de protection internationale le 19 février 2015. Il est ensuite allé en Autriche et y a demandé la protection internationale le 7 mars 2015.

15.      Le 9 mars 2015, les autorités autrichiennes ont demandé à leurs homologues bulgares de reprendre en charge M. Shiri conformément à l’article 18, paragraphe 1, sous b), du règlement Dublin III. Le 23 mars 2015, la République de Bulgarie a expressément consenti à cette demande de reprise en charge.

16.      Le 2 juillet 2015, le Bundesamt für Fremdenwesen und Asyl (office fédéral pour le droit des étrangers et le droit d’asile, Autriche, ci-après le « BFA ») a rejeté la demande de protection internationale de M. Shiri au motif qu’elle était irrecevable. Il a également ordonné l’éloignement de celui-ci et constaté que son renvoi vers la Bulgarie était licite (la « première décision du BFA »). M. Shiri a formé un recours contre cette décision devant le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral, Autriche) et demandé la suspension de la décision de transfert. Par ordonnance du 20 juillet 2015, cette juridiction a fait droit au recours de M. Shiri, annulé la première décision du BFA et renvoyé l’affaire devant le BFA aux fins d’une nouvelle décision. Cette juridiction n’a pas statué sur la demande de suspension de la décision de transfert. En renvoyant l’affaire devant les autorités compétentes, les juridictions nationales ont demandé au BFA d’examiner notamment l’éventuelle vulnérabilité de M. Shiri, compte tenu des préoccupations qui avaient été soulevées en ce qui concerne sa santé. La juridiction nationale souhaitait s’assurer de la conformité de toute décision relative à son transfert à la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (9).

17.      Par une autre décision en date du 3 septembre 2015, le BFA a de nouveau rejeté la demande de protection internationale de M. Shiri au motif qu’elle était irrecevable (la « seconde décision du BFA »). Il a estimé que la République de Bulgarie était l’État membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale de M. Shiri, et a de nouveau ordonné son éloignement et son transfert en Bulgarie.

18.      Le 17 septembre 2015, M. Shiri a introduit un recours contre cette décision devant le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral), lequel n’a pas statué sur la demande d’effet suspensif dont était assorti ce recours. Se fondant sur la première décision du BFA, M. Shiri a fait valoir que la responsabilité de l’examen de sa demande de protection internationale incombait désormais à la République d’Autriche, au motif que le délai de six mois prévu à l’article 29, paragraphe 1, du règlement Dublin III pour l’exécution du transfert avait expiré sans que son transfert vers la Bulgarie ait été mis en œuvre. Il a fait valoir que le délai d’exécution de son transfert avait débuté le 23 mars 2015 (la date à laquelle la République de Bulgarie avait consenti à la demande de reprise en charge faite par la République d’Autriche) et que ce délai de six mois avait expiré le 23 septembre 2015, puisque la juridiction nationale n’avait pas décidé que son recours formé contre la première décision du BFA était assorti d’un effet suspensif.

19.      Le 30 septembre 2015, le recours de M. Shiri a été rejeté. Le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral) a estimé que l’annulation de la première décision du BFA et le renvoi de l’affaire de M. Shiri aux fins d’une seconde décision du BFA avaient pour effets juridiques que celui-ci ne pouvait pas être renvoyé en Bulgarie avant que le BFA ne réexamine sa situation. Aussi cette juridiction a-t-elle estimé que sa décision du 20 juillet 2015 équivalait à la suspension de la décision de transfert aux fins de l’article 27, paragraphe 3, lu en combinaison avec l’article 29, paragraphe 1, du règlement Dublin III.

20.      Par acte du 4 octobre 2015, M. Shiri a contesté cette décision devant la juridiction de renvoi (10). Il fait valoir que la décision de transfert n’est pas automatiquement suspendue en droit autrichien, puisque la République d’Autriche a choisi de transposer l’article 27, paragraphe 3, du règlement Dublin III en accordant au demandeur la possibilité de solliciter la suspension de la mise en œuvre de la décision de transfert en vertu de l’article 27, paragraphe 3, sous c) (11).

21.      La juridiction de renvoi demande des éclaircissements sur le point de savoir si, par principe, le demandeur de protection internationale dispose d’un droit de recours effectif, sous la forme d’un recours contre la décision de transfert ou d’une révision de celle‑ci, au sens de l’article 27, paragraphe 1, du règlement Dublin III, au motif que la responsabilité de l’examen de sa demande de protection internationale incombe à l’État membre requérant du fait de l’expiration du délai de six mois pour procéder au transfert en vertu des dispositions combinées de l’article 29, paragraphe 2, et de l’article 29, paragraphe 1, du règlement Dublin III.

22.      La juridiction pose en conséquence les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Les dispositions relatives au droit à un recours effectif contre les décisions de transfert, prévues dans le règlement [Dublin III], notamment l’article 27, paragraphe 1, dudit règlement doivent-elles, à la lumière du considérant 19 de ce même règlement, être interprétées en ce sens qu’un demandeur [de protection internationale] peut se prévaloir d’un transfert de la responsabilité à l’État membre requérant en raison de l’expiration du délai de six mois pour effectuer le transfert (dispositions combinées de l’article 29, paragraphe 2, et de l’article 29, paragraphe 1, du règlement [Dublin III]) ?

Dans le cas où la première question appelle une réponse affirmative :

2)      L’écoulement d’un délai de transfert non mis à profit suffit‑il à entraîner le transfert de responsabilité prévu à l’article 29, paragraphe 2, première phrase, du règlement [Dublin III], ou un tel transfert de responsabilité en raison de l’expiration du délai suppose-t-il également que l’État membre responsable refuse de prendre en charge ou de reprendre en charge la personne concernée ? »

23.      Des observations écrites ont été présentées par M. Shiri, la République d’Autriche, la République tchèque, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, la Confédération suisse et la Commission européenne. Lors de l’audience du 14 mars 2017, ces parties ont présenté des observations orales, à l’exception de la République tchèque et de la Confédération suisse.

 Appréciation

 Observations préliminaires

24.      Comme le souligne la juridiction de renvoi, l’importante question de principe que soulève l’affaire de M. Shiri est celle de savoir si le non-respect par un État membre des délais auxquels le règlement Dublin III soumet l’exécution d’une décision de transfert d’un demandeur de protection internationale d’un État membre « A » vers un État membre « B » doit faire l’objet d’un contrôle juridictionnel (12).

25.      M. Shiri invite la Cour, en statuant sur cette question de principe, à examiner également des problèmes de portée plus large, tels que celui de savoir si le règlement Dublin III est compatible avec les droits fondamentaux consacrés dans la Charte. Il s’agit d’un point qui touche au cœur de la validité du règlement lui-même. Toutefois, étant entendu que cette question particulière n’a pas été soulevée par la juridiction de renvoi, elle n’entre pas dans le champ de la présente demande préjudicielle. Il n’est d’ailleurs pas non plus nécessaire de statuer sur ce point pour répondre aux questions effectivement posées.

 Sur la première question

26.      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande si les dispositions du règlement Dublin III relatives au droit à un recours effectif contre une décision de transfert, notamment l’article 27, paragraphe 1, doivent être interprétées en ce sens qu’un demandeur peut se prévaloir du fait que la responsabilité de l’examen de sa demande incombe à l’État membre requérant (en l’occurrence la République d’Autriche) en raison de l’expiration du délai de six mois que prévoit l’article 29, paragraphe 1, dudit règlement pour effectuer le transfert.

27.      M. Shiri, la République d’Autriche, la République tchèque et la Confédération suisse ont tous fait valoir qu’un recours contre la décision de transfert ou une demande de révision de celle-ci, fondés sur un tel motif, relèvent de l’article 27, paragraphe 1. Dans ses observations écrites, la Commission a également adopté cette approche. Toutefois, lors de l’audience, la Commission a modifié son analyse et soutient maintenant le point de vue du Royaume‑Uni, qui retient la thèse inverse de celle des autres parties à la présente procédure.

28.      J’admets que le règlement Dublin III ne délimite pas expressément le droit à un recours effectif visé à l’article 27, paragraphe 1. Cela dit, il me semble que l’objectif, l’économie et le contexte du règlement plaident en faveur de la thèse selon laquelle cette disposition devrait être interprétée comme englobant le non-respect, par un État membre, des délais fixés, notamment du délai de six mois auquel est soumise l’exécution d’une décision de transfert en vertu de l’article 29, paragraphe 1 (13).

29.      Selon moi, les modifications introduites par le règlement Dublin III (la troisième version des règles établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite par un demandeur dans l’un des États membres) (14) font que l’arrêt de la Cour dans l’affaire Abdullahi (15), relatif à l’interprétation du règlement (CE) no 343/2003 (ci-après le « règlement Dublin II ») (16), est aujourd’hui dépassé. Cette analyse est confirmée par les arrêts ultérieurs de la grande chambre dans les affaires Ghezelbash (17) et Karim (18).

30.      Dans son arrêt Abdullahi, la Cour avait jugé qu’un accord entre États membres au sujet d’une demande de prise en charge, suivant lequel l’État membre de la première entrée du demandeur d’asile sur le territoire de l’Union européenne assume la responsabilité d’examiner la demande de protection internationale de la personne concernée, ne pouvait être contesté que si le demandeur invoquait l’existence de défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans cet État membre qui constituaient des motifs sérieux et avérés de croire que ledit demandeur aurait couru un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte (19).

31.      La Cour a revu les conclusions auxquelles elle était parvenue dans son arrêt Abdullahi (20) à la lumière des modifications apportées au règlement Dublin II par le règlement Dublin III, en interprétant l’article 27, paragraphe 1, de ce dernier règlement dans son arrêt Ghezelbash. Elle y a déclaré : i) que le recours prévu à l’article 27, paragraphe 1, doit être effectif et qu’il porte sur les questions tant de fait que de droit ; ii) qu’il n’y a pas de limitation quant aux arguments qu’un demandeur de protection internationale peut soulever en vertu de cette disposition ; iii) qu’il n’existe pas de lien spécifique entre le droit de recours ou de révision visant une décision de transfert et l’article 3, paragraphe 2, du règlement Dublin III ; et iv) qu’il est clairement établi dans le considérant 19 du règlement Dublin III que le droit à un recours effectif porte à la fois sur l’examen de l’application dudit règlement et sur la situation en fait et en droit dans l’État membre vers lequel le demandeur est transféré (21).

32.      Ces principes généraux s’appliquent également en l’espèce.

33.      L’affaire Ghezelbash portait sur le point de savoir si les critères pertinents du chapitre III pour la détermination de l’État membre responsable avaient été correctement appliqués (22). Le raisonnement suivi dans l’arrêt Ghezelbash a été appliqué dans l’arrêt Karim, qui portait sur le point de savoir si un demandeur de protection internationale peut faire valoir que l’article 19, paragraphe 2, du règlement Dublin III n’a pas été correctement appliqué lors de la détermination de l’État membre responsable (23). La Cour y a déclaré que l’article 19, paragraphe 2, du règlement Dublin III établit le cadre dans lequel l’appréciation des critères du chapitre III doit être effectuée (24).

34.      Certes, les arrêts Ghezelbash et Karim concernaient tous deux des éléments du processus prévu par le règlement Dublin III qui s’appliquent avant que les autorités d’un État membre ne prennent une décision de transfert. Le cas de M. Shiri est différent, dans la mesure où il porte sur le processus suivi après qu’une telle décision a été adoptée (25). Toutefois, cela n’implique pas, selon moi, que le droit à un recours effectif cesse de s’appliquer.

35.      Une telle différence ne modifie pas la question de principe, à savoir que le droit à un recours effectif comporte le droit de contester une absence d’application correcte du règlement Dublin III. Cette analyse est entièrement compatible avec la jurisprudence de la Cour (26).

36.      Le règlement Dublin III a apporté un certain nombre de modifications au système antérieur que régissait le règlement Dublin II. Le considérant 19 souligne l’une des modifications notables que le législateur de l’Union a introduites pour apporter une protection renforcée aux demandeurs individuels (27). Aussi le règlement Dublin III diffère-t-il dans une mesure significative du règlement Dublin II.

37.      En outre il est nécessaire de donner effet aux objectifs du règlement Dublin III en veillant à ce que celui-ci soit appliqué d’une manière permettant aux États membres de se conformer à leurs obligations de droit international (28). Le règlement vise aussi à garantir le respect des droits fondamentaux (29). Les droits à une bonne administration et à un recours effectif (articles 41 et 47 de la Charte) fournissent des critères qui présentent une pertinence particulière aux fins de la bonne interprétation de l’article 27, paragraphe 1, du règlement Dublin III (30).

38.      Le Royaume-Uni avance un certain nombre d’arguments au soutien de l’interprétation contraire. En premier lieu, il souligne la nécessité de retenir une approche téléologique dans l’interprétation du règlement Dublin III. L’objectif central dudit règlement, tel que défini à l’article 3, paragraphe 1, veut qu’un seul État membre soit responsable de l’examen d’une demande de protection internationale (31). J’approuve cet argument, mais n’estime pas pour autant que le fait de soumettre à un contrôle juridictionnel le non-respect par un État membre des délais fixés dans le règlement Dublin III contredise le principe fondamental du système de Dublin.

39.      En deuxième lieu, le Royaume-Uni s’inquiète d’une incompatibilité avec l’objectif assigné au règlement Dublin III d’éviter le « forum shopping » si l’on autorise les demandeurs à contester des décisions de transfert au titre de l’expiration de leur délai d’exécution. Si cette expression désigne l’introduction de plusieurs demandes de protection internationale dans différents États membres par le même demandeur (32), le règlement Dublin III prévoit toutefois lui-même des dispositions spécifiques pour répondre à ce problème (33).

40.      L’article 29, paragraphe 2, du règlement Dublin III prévoit que le non‑respect par un État membre requérant du délai de six mois auquel est soumis l’exécution du transfert a pour conséquence de le rendre lui‑même responsable de l’examen de la demande de protection internationale. La personne concernée resterait ainsi dans l’État membre requérant. Cette conséquence découle du fonctionnement des règles figurant dans le règlement Dublin III lui-même. L’objectif de l’article 29, paragraphe 2, dudit règlement est d’inciter l’État membre requérant à se conformer à l’objectif commun consistant à respecter les délais prescrits, en vue d’assurer un traitement rapide des demandes et d’éviter la création de situations dans lesquelles un demandeur de protection internationale serait maintenu dans « les limbes », sans qu’aucun État membre ait été désigné comme responsable de l’examen de sa demande de protection internationale (34). Si un demandeur dans la situation de M. Shiri sollicite la protection internationale dans plus d’un État membre, le législateur de l’Union a délibérément choisi d’inciter l’État membre requérant à exécuter rapidement le transfert. Le non-respect par l’État membre requérant de cet objectif clé a pour conséquence que le demandeur reste dans ledit État membre. C’est précisément la façon dont est conçu le fonctionnement de la législation. Cela n’est ni analogue ni identique au « forum shopping ».

41.      En troisième lieu, bien que la distinction que le Royaume-Uni cherche à établir entre les questions de fond et les questions de procédure soit à première vue séduisante, elle ne résiste pas à un examen plus poussé. Cette distinction ne résout pas le problème en cause. Les délais fixés dans le règlement Dublin III recouvrent certes des questions de procédure, mais ils ont également des conséquences de fond, tant pour les demandeurs que pour les États membres concernés. S’agissant des demandeurs, les délais offrent un degré de certitude et ont aussi des conséquences de fond en ce qui concerne l’État membre qui examinera la demande de protection internationale. Les aspects de fond et procéduraux des délais fixés sont pareillement liés entre eux en ce qui concerne les États membres.

42.      En quatrième lieu, il me semble que les préoccupations du Royaume-Uni quant à l’autonomie procédurale nationale sont sans fondement. La question de principe sur laquelle la Cour est appelée à se prononcer ne porte pas sur le fonctionnement des règles nationales de procédure en tant que telles.

43.      Enfin, il ne résulte pas du droit de recours ou de révision, dont dispose le demandeur à l’encontre d’une décision de transfert en raison de l’expiration du délai de six mois auquel est soumise l’exécution de cette décision, que tous les recours de ce type seront nécessairement accueillis. Il me semble au contraire que les juridictions nationales peuvent et doivent apprécier le bien-fondé de tels recours ou de telles révisions. Ce faisant, il convient de tenir compte de la finalité des dispositions en cause. Le délai de six mois pour l’exécution d’une décision de transfert a initialement été fixé en vue de permettre aux États membres d’établir les détails pratiques de la mise en œuvre du transfert (35). Ainsi que je l’ai déjà exposé, l’un des objectifs assignés tant au délai qu’à l’incitation pour les États membres de le respecter est d’assurer que les demandeurs ne seront pas laissés dans une situation dans laquelle aucun État membre n’assumerait la responsabilité de l’examen de leur(s) demande(s) de protection internationale. En déterminant si l’article 29, paragraphe 2, doit s’appliquer dans un cas particulier, il est également nécessaire d’établir si la personne concernée a été ou risque d’être exposée à un tel risque (36).

44.      J’estime donc que l’article 27, paragraphe 1, du règlement Dublin III doit être interprété en ce sens qu’un demandeur de protection internationale peut en principe contester une décision de transfert au motif que l’État membre requérant n’a pas exécuté celle-ci dans le délai de six mois fixé à l’article 29, paragraphe 1, dudit règlement.

 Sur la seconde question

45.      Par sa seconde question, la juridiction de renvoi souhaite obtenir des éclaircissements sur l’interprétation de l’article 29, paragraphe 2, du règlement Dublin III (37). Dans le cas où l’État membre requérant n’exécute pas une décision de transfert dans le délai de six mois fixé à l’article 29, paragraphe 1, l’État membre requis est-il libéré de sa responsabilité d’examiner la demande de protection internationale introduite par la personne concernée, et ce au seul motif que ce délai a expiré ? Ou bien existe-t-il une condition supplémentaire qui s’applique avant que la responsabilité de l’examen de la demande de protection internationale ne soit transférée à l’État membre requérant, c’est‑à‑dire, faut-il que l’État membre requis notifie à l’État membre requérant qu’il refuse désormais de reprendre en charge le demandeur de protection internationale ?

46.      À l’exception du Royaume-Uni, toutes les parties ayant présenté des observations écrites dans la présente procédure s’accordent à dire que l’article 29, paragraphe 2, du règlement Dublin III ne doit pas être interprété comme imposant une telle condition supplémentaire. Le Royaume-Uni fait à l’inverse valoir que l’expiration d’un délai n’est pas en soi suffisante pour placer la responsabilité sur l’État membre requérant, et que l’État membre requis conserve le pouvoir d’examiner la demande de protection internationale de la personne concernée.

47.      Je ne partage pas l’avis du Royaume-Uni.

48.      Le libellé de l’article 29, paragraphe 2, du règlement Dublin III (« Si le transfert n’est pas exécuté dans le délai de six mois, l’État membre responsable est libéré de son obligation de prendre en charge ou de reprendre en charge la personne concernée et la responsabilité est alors transférée à l’État membre requérant […] ») ne comporte aucun mot indiquant que le législateur aurait introduit une condition supplémentaire dans le processus entre l’État membre requérant et l’État membre requis. Le Royaume-Uni fait valoir que les termes « la responsabilité est alors transférée à l’État membre requérant » démontrent que l’État membre requis doit prendre des mesures positives avant d’être libéré de ses obligations. Je lis toutefois ces termes comme signifiant simplement que la responsabilité est placée sur l’État membre requérant après l’expiration du délai de six mois. Ce texte n’indique pas qu’il y aurait une étape suivante (non spécifiée) dans le processus, en plus de l’expiration du délai de six mois fixé à l’article 29, paragraphe 1, qui devrait être accomplie pour que la responsabilité de l’examen de la demande de protection internationale incombe à l’État membre requérant. Ce transfert de responsabilité résulte de l’application de l’article 29, paragraphe 2, lui-même (38).

49.      Cette thèse est entièrement compatible avec la finalité de cette disposition (39). L’ajout d’une condition supplémentaire dans le processus entre l’État membre requérant et l’État membre requis est incompatible avec l’objectif consistant à déterminer rapidement l’État membre responsable. Cet ajout serait également incompatible avec un objectif fondamental du système de Dublin, à savoir garantir qu’un demandeur ne soit pas laissé dans une situation dans laquelle aucun État n’accepte la responsabilité de l’examen de sa demande de protection internationale.

50.      Je note également que l’économie du règlement Dublin III prévoit que la responsabilité revient à l’État membre requérant lorsque ce dernier ne respecte pas les délais fixés pour les demandes de prise en charge (article 22, paragraphe 7) et de reprise en charge (article 25, paragraphe 2). Il n’existe de condition supplémentaire dans aucune de ces situations. Il serait incompatible avec cette économie d’introduire une telle condition lorsque l’État membre requérant ne respecte pas le délai d’exécution d’une décision de transfert (article 29, paragraphes 1 et 2). Enfin, comme le soulignent la République d’Autriche, la République tchèque et la Confédération suisse, il ressort de l’économie plus large du système de Dublin qu’une telle condition supplémentaire n’existe pas dans le processus interétatique. L’on ne saurait rien trouver de tel à l’article 9, paragraphe 2, du règlement d’exécution Dublin (40).

51.      J’estime en conséquence que l’article 29, paragraphe 2, du règlement Dublin III doit être interprété en ce sens que, dans le cadre des arrangements passés entre l’État membre requérant et l’État membre requis en ce qui concerne le transfert, l’expiration du délai de six mois fixé à l’article 29, paragraphe 1, est en soi suffisante pour que l’État membre requérant devienne responsable de l’examen de la demande de protection internationale de la personne concernée.

 Le cas de M. Shiri

52.      Le cas de M. Shiri soulève la difficile question de savoir comment les règles régissant le droit à un recours effectif du demandeur, que prévoit l’article 27, paragraphe 1, du règlement Dublin III, doivent être interprétées en combinaison avec l’article 29, qui concerne les modalités et les délais d’exécution des décisions de transfert.

53.      M. Shiri fait valoir que, dans son cas, le délai d’exécution de la décision de transfert a commencé à courir le 23 mars 2015, lorsque les autorités bulgares ont accepté la demande de reprise en charge formée par leurs homologues autrichiens. Il considère que ce délai a expiré six mois plus tard, à savoir le 23 septembre 2015. Il s’ensuit selon lui que, conformément à l’article 29, paragraphe 2, du règlement Dublin III, il ne peut pas être transféré en Bulgarie : cet État membre a été libéré de ses obligations de le reprendre en charge, au motif que le transfert n’a pas été exécuté durant le délai prescrit de six mois. En substance, M. Shiri fait valoir qu’il est maintenant trop tard pour exécuter la décision de transfert. Il ajoute que le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral) n’a pas statué sur sa demande de suspension de la décision de transfert.

54.      Selon moi, la situation n’est pas aussi limpide que M. Shiri l’affirme.

55.      En examinant les circonstances particulières de sa situation, il convient en premier lieu d’établir une distinction entre les règles figurant à l’article 27, paragraphe 3, qui régissent la suspension de l’exécution des décisions de transfert, et les dispositions relatives aux modalités et aux délais d’exécution de telles décisions, figurant à l’article 29 du règlement Dublin III, avant d’examiner, en deuxième lieu, la façon dont ces règles pourraient être lues conjointement.

56.      L’article 27, paragraphe 3, dispose que les États membres doivent prendre des dispositions prévoyant la suspension de l’exécution des décisions de transfert. Les États membres peuvent choisir de : i) conférer à la personne concernée le droit de rester dans l’État membre concerné en attendant l’issue de son recours (41) ; ii) prévoir que la décision de transfert est automatiquement suspendue (42) ; iii) veiller à ce que la personne concernée ait la possibilité de demander dans un délai raisonnable à une juridiction de suspendre l’exécution de la décision de transfert en attendant l’issue de son recours ou de sa demande de révision (43). En permettant aux autorités compétentes des États membres de décider de suspendre ou non l’exécution d’une décision de transfert, le législateur avait pour objectif de renforcer les garanties juridiques en faveur des demandeurs d’une protection internationale et de leur permettre de mieux défendre leurs droits (44).

57.      Le libellé de l’article 27, paragraphes 1 et 3, et les objectifs généraux de ces dispositions ne vont pas jusqu’à régir le fonctionnement des délais fixés à l’article 29 du règlement Dublin III. Toutefois, lorsqu’une décision de transfert est contestée (comme dans le cas de M. Shiri), il convient de lire ces deux groupes de dispositions de façon compatible et cohérente avec l’économie de ce texte. En général, lorsque le demandeur de protection internationale conteste une décision de transfert au motif que l’État membre concerné n’a pas respecté le délai de six mois fixé à l’article 29, paragraphe 1, du règlement Dublin III, je considère que les règles s’appliquent comme suit. Il convient de garder à l’esprit qu’un tel recours est formé après que la décision déterminant l’État membre responsable a été prise conformément aux critères du chapitre III. L’État membre responsable (la République de Bulgarie dans le cas de M. Shiri) est tenu de reprendre le demandeur (45).

58.      Il se peut que les décisions de transfert soient immédiatement exécutoires en Autriche, dès qu’elles sont prises par les autorités compétentes : il s’agit là d’une question relevant du droit national.

59.      L’article 29, paragraphe 1, dispose que le transfert du demandeur de l’État membre requérant (en l’occurrence, la République d’Autriche) vers l’État membre responsable (en l’occurrence, la République de Bulgarie) s’effectue conformément au droit national de l’État membre requérant, dès qu’il est matériellement possible et, au plus tard, dans un délai de six mois à compter de l’acceptation par un autre État membre de la requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge de la personne concernée (la « première condition ») ou de la décision définitive sur le recours ou la révision lorsque l’effet suspensif est accordé conformément à l’article 27, paragraphe 3 (la « seconde condition »). La première condition est fondée sur la prémisse selon laquelle seuls les détails pratiques de l’exécution restent à déterminer, y compris la fixation de la date de celle-ci (46). La seconde condition est fondée sur la prémisse voulant que l’État membre concerné mette en œuvre la procédure de suspension de l’exécution des décisions de transfert prévue à l’article 27, paragraphe 3, du règlement Dublin III.

60.      J’ajoute que l’article 29, paragraphe 3, prévoit que, en cas de transfert exécuté par erreur ou d’annulation, sur recours ou demande de révision, de la décision de transfert après l’exécution du transfert, l’État membre ayant procédé au transfert reprend en charge sans tarder la personne concernée. Lorsqu’une décision de transfert est suspendue dans l’attente de l’issue de la procédure, le recours à l’article 29, paragraphe 3, sera naturellement évité (47). Nonobstant la non‑suspension de la décision de transfert concernant M. Shiri, ce dernier est, de fait, resté en Autriche. Aussi l’article 29, paragraphe 3, n’est-il pas pertinent.

61.      Le cas de M. Shiri ne relève de façon nette ni de la première ni de la seconde condition fixée à l’article 29, paragraphe 1. La juridiction de renvoi n’en devra pas moins se pencher sur la question complexe de la façon dont les règles figurant dans le règlement Dublin III, d’une part, et les dispositions pertinentes de droit national, d’autre part, interagissent et s’appliquent, pour statuer sur la demande qu’a formée M. Shiri pour contester la décision de transfert du BFA. Je propose les commentaires suivants.

62.      S’agissant de la première décision du BFA, et bien que la République d’Autriche ait transposé l’article 27, paragraphe 3, du règlement Dublin III dans la mesure où les textes nationaux prévoient que les personnes concernées ont la possibilité de demander à une juridiction de suspendre l’exécution d’une décision de transfert, il est constant qu’une telle suspension n’a pas été ordonnée dans le cas de M. Shiri. Il n’en a pas moins, de fait, été autorisé à rester en Autriche. Le délai d’exécution du transfert en vertu de l’article 29, paragraphe 1, du règlement Dublin III a commencé à courir le 23 mars 2015. Ce délai s’est interrompu lorsque la première décision du BFA a été annulée le 20 juillet 2015. Il n’y avait, à compter de cette date, aucune décision de transfert à exécuter : la juridiction nationale avait renvoyé l’affaire de M. Shiri devant le BFA aux fins de l’adoption d’une nouvelle décision (48). La question de savoir si l’annulation de la première décision du BFA est un jugement ex nunc (invalide à compter du 20 juillet 2015 – la date du jugement) ou ex tunc (considéré comme si la première décision du BFA du 2 juillet 2015 n’avait pas été adoptée) n’est pas régie par le règlement Dublin III. Il s’agit d’une question relevant purement du droit autrichien.

63.      Ainsi, en l’absence de décision de transfert ayant effet (à tout le moins) au 20 juillet 2015, ni la première ni la seconde condition figurant à l’article 29, paragraphe 1, n’était remplie à cette date. Il n’apparaît donc pas que, par le jeu de l’article 29, paragraphe 2, la République de Bulgarie ait été libérée de ses obligations de le reprendre en charge.

64.      En ce qui concerne la seconde décision du BFA, qui a été adoptée avant le 13 septembre 2015 (la fin de la période de six mois), la juridiction de renvoi indique qu’il n’y a pas eu d’autre communication de la part des autorités bulgares. Ce n’est pas surprenant, étant entendu que rien dans le règlement n’oblige la République de Bulgarie à confirmer son acceptation.

65.      La situation de M. Shiri n’en est cependant pas plus compatible avec la prémisse à la base de la première ou de la seconde condition figurant à l’article 29, paragraphe 1, du règlement Dublin III. Cette disposition n’indique pas si le délai d’exécution d’une décision de transfert commence à courir dans de telles circonstances. Il ressort du libellé de cette disposition que la base de la première condition est qu’aucun recours ou demande de révision n’a été formé au titre de l’article 27, paragraphe 1. Ainsi, sous réserve de l’établissement des détails pratiques, la décision de transfert est effectivement certaine (49). Il n’en va toutefois clairement pas ainsi dans le cas de M. Shiri, où des procédures successives ont été engagées et où la seconde décision du BFA fait actuellement l’objet d’un recours. Il doit encore être statué au fond sur cette décision. Le cas de M. Shiri ne relève donc pas de cette condition.

66.      M. Shiri a formé un recours contre la seconde décision du BFA. Les juridictions nationales ayant omis de statuer sur la demande qu’il a faite au titre des règles nationales transposant l’article 27, paragraphe 3, du règlement Dublin III, il n’y a pas d’effet suspensif de droit. Aussi les exigences de la deuxième condition figurant à l’article 29, paragraphe 1, ne sont pas non plus remplies dans le cas de M. Shiri (50). Cela peut s’expliquer par le fait que la simple introduction d’un recours contre une décision de transfert est suffisante pour garantir que la personne concernée ne sera pas transférée dans un autre État membre en vertu des dispositions de la loi autrichienne ; ou il s’agit peut-être d’une pratique générale en Autriche de ne pas statuer sur les demandes d’effet suspensif (comme le soutient M. Shiri). Le cas de M. Shiri révèle l’existence d’une éventuelle lacune dans la législation telle qu’elle est mise en œuvre en Autriche (51).

67.      Selon moi, l’article 29, paragraphe 1, prévoit que le délai d’exécution du transfert commence à courir une fois que la future mise en œuvre du transfert est en principe convenue et certaine, et que seuls les détails pratiques doivent encore être fixés (52). Il convient a fortiori de retenir cette analyse lorsque la juridiction nationale saisie du recours contre la décision de transfert n’a pas encore statué sur son bien‑fondé et que la procédure est suspendue en raison d’une demande préjudicielle formée devant la Cour. Toute mise en œuvre de la décision de transfert ne saurait être certaine avant qu’il n’ait été statué sur cette procédure.

68.      Je conclus donc que, dans les circonstances particulières du cas de M. Shiri, le délai d’exécution du transfert ne peut commencer à courir qu’à la date à laquelle l’exécution future dudit transfert sera en principe convenue et certaine, et qu’il ne s’agira plus que de déterminer les détails pratiques. C’est un point qu’il appartiendra aux autorités nationales compétentes d’établir formellement, en conformité avec le droit national de l’État membre requérant. Tout transfert d’un demandeur de protection internationale de l’État membre requérant vers l’État membre requis doit être mis en œuvre dès que possible et, au plus tard, six mois après que la décision de justice sur le bien-fondé d’un recours ou la révision d’une décision de transfert est devenue certaine.

 Conclusion

69.      À la lumière des considérations qui précèdent, je propose que la Cour apporte la réponse suivante aux questions posées par le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche) :

–        Conformément à l’article 27, paragraphe 1, du règlement (UE) no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, un demandeur de protection internationale peut en principe contester une décision de transfert au motif que l’État membre requérant n’a pas exécuté ladite décision dans le délai de six mois prévu à l’article 29, paragraphe 1, dudit règlement.

–        En vertu de l’article 29, paragraphe 2, du règlement no 604/2013, l’expiration du délai de six mois fixé à l’article 29, paragraphe 1, dudit règlement est en soi suffisante pour que l’État membre requérant devienne responsable de l’examen de la demande de protection internationale de la personne concernée.


1      Langue originale : l’anglais.


2      Règlement du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (JO 2013, L 180, p. 31 ; ci-après le « règlement Dublin III »). Voir point 29 des présentes conclusions en ce qui concerne les affaires antérieures et note 12 pour trois affaires pendantes relatives audit règlement.


3      Note sans objet pour la version FR des présentes conclusions


4      Le règlement Dublin III s’applique à la Confédération suisse en vertu de l’accord et du protocole conclus avec la Confédération suisse et la Principauté de Liechtenstein, entrés en vigueur le 1er mars 2008 (JO 2008, L 53, p. 5). Ils ont été approuvés par la décision 2008/147/CE du Conseil, du 28 janvier 2008 (JO 2008, L 53, p. 3), et par la décision 2009/487/CE du Conseil, du 24 octobre 2008 (JO 2009, L 161, p. 6). L’Islande et la Norvège appliquent le système de Dublin en vertu d’accords bilatéraux avec l’Union européenne qui ont été approuvés par la décision 2001/258/CE du Conseil, du 15 mars 2001 (JO 2001, L 93, p. 38). Voir, également, point 23 et note 32 de mes conclusions dans les affaires A. S. et Jafari (C‑490/16 et C‑646/16, EU:C:2017:443).


5      Le deuxième alinéa de l’article 3, paragraphe 2, prévoit une exception au principe général fixé à l’article 3, paragraphe 1, lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.


6      Les obligations fixées à l’article 18, paragraphe 1, cessent si l’État membre responsable peut établir que la personne concernée a quitté le territoire de l’Union pendant une durée d’au moins trois mois (article 19, paragraphe 2).


7      Lorsqu’une demande de reprise en charge est fondée sur des données obtenues du système Eurodac, ce délai est réduit à deux semaines.


8      Règlement d’exécution de la Commission, du 30 janvier 2014, modifiant le règlement (CE) no 1560/2003 portant modalités d’application du règlement (CE) no 343/2003 du Conseil établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers (JO 2014, L 39, p. 1 ; les deux règlements d’exécution de la Commission constituent ensemble le « règlement d’exécution Dublin »).


9      Signée à Rome le 4 novembre 1950.


10      Mes propres recherches dans le dossier national me permettent de confirmer que le recours a été signé par les conseillers de M. Shiri à cette date, bien qu’il apparaisse avoir été introduit le 6 octobre 2015.


11      La décision de renvoi est ambiguë quant au point de savoir si, pour mettre en œuvre l’exigence imposant qu’un demandeur soit protégé en attendant l’issue de son recours contre une décision de transfert, la République d’Autriche a choisi d’instituer des mesures au titre de l’article 27, paragraphe 3, sous b), ou sous c), du règlement Dublin III. Au point 9 de son ordonnance de renvoi, la juridiction autrichienne déclare que la République d’Autriche a transposé l’article 27, paragraphe 3, sous b) (qui prévoit qu’un transfert est automatiquement suspendu). Elle poursuit toutefois en relevant qu’un recours « […] contre la décision de transfert n’est pas automatiquement doté d’un effet suspensif ; en effet, le Bundesverwaltungsgericht [tribunal administratif fédéral, Autriche] doit se prononcer sur l’octroi d’un tel effet suspensif à l’issue d’un examen attentif et rigoureux ». Cette description correspond au libellé de l’article 27, paragraphe 3, sous c), et suggère que la République d’Autriche a choisi cette option. Voir, également, points 52 à 68 des présentes conclusions.


12      Voir mes conclusions dans les affaires A. S. et Jafari (C‑490/16 et C‑646/16, EU:C:2017:443), et Mengesteab (C‑670/16, EU:C:2017:480), et arrêts pendants ; voir, également, affaire Hasan (C‑360/16, en cours).


13      Voir points 244 à 247 de mes conclusions dans les affaires A. S. et Jafari (C‑490/16 et C‑646/16, EU:C:2017:443), ainsi que les points 77 à 110 de mes conclusions dans l’affaire Mengesteab (C‑670/16, EU:C:2017:480).


14      Pour plus de détails, voir mes récentes conclusions dans l’affaire Mengesteab (C‑670/16, EU:C:2017:480, point 79).


15      Arrêt du 10 décembre 2013 (C‑394/12, EU:C:2013:813).


16      Règlement du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers (JO 2003, L 50, p. 1) (ce règlement a lui-même été remplacé par le règlement Dublin III). L’affaire Abdullahi portait sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 2, du règlement Dublin II, qui prévoyait un droit de recours contre une décision de transfert ou de révision d’une telle décision, fondée sur l’acceptation de l’État membre requis de prendre en charge un demandeur de protection internationale en vertu dudit règlement.


17      Arrêt du 7 juin 2016 (C‑63/15, EU:C:2016:409).


18      Arrêt du 7 juin 2016 (C‑155/15, EU:C:2016:410).


19      Arrêt du 10 décembre 2013 (C‑394/12, EU:C:2013:813, point 62).


20      Arrêt du 10 décembre 2013 (C‑394/12, EU:C:2013:813).


21      Arrêt du 7 juin 2016, Ghezelbash (C‑63/15, EU:C:2016:409, points 36, 37 et 38).


22      Ces critères, qui concernent la délivrance des visas, sont fixés à l’article 12, paragraphes 1 et 4, du règlement Dublin III.


23      L’article 19 du règlement Dublin III fixe les règles applicables lorsqu’un État membre délivre au demandeur un titre de séjour et devient l’État membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale (article 19, paragraphe 1). Cette responsabilité cesse si l’État membre ainsi désigné peut établir que la personne concernée a quitté le territoire des États membres pendant une durée d’au moins trois mois, à moins qu’elle ne soit titulaire d’un titre de séjour en cours de validité délivré par l’État membre responsable (article 19, paragraphe 2).


24      Arrêt du 7 juin 2016, Karim (C‑155/15, EU:C:2016:410, point 23).


25      Voir point 57 des présentes conclusions.


26      Voir arrêt du 7 juin 2016, Ghezelbash (C‑63/15, EU:C:2016:409, points 40 à 44).


27      Voir arrêt du 7 juin 2016, Ghezelbash (C‑63/15, EU:C:2016:409, points 45 à 52). Voir, en outre, la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale présentée dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, en date du 3 décembre 2008 [COM(2008) 820 final], p. 6 et 7.


28      Voir considérant 32 dudit règlement.


29      Voir considérant 39 dudit règlement.


30      Voir point 104 et note 97 de mes conclusions dans l’affaire Mengesteab (C‑670/16, EU:C:2017:480).


31      Dans le cas de M. Shiri, les règles désignant l’État membre responsable sont celles de l’article 29 du règlement Dublin III. L’application des critères du chapitre III n’est pas en cause : voir point 34 des présentes conclusions.


32      Je considère la notion de « forum shopping » comme visant les abus des procédures d’asile, sous la forme de demandes multiples présentées par la même personne dans plusieurs États membres dans le seul but de prolonger son séjour dans ces derniers : voir COM(2008) 820 final, en date du 3 décembre 2008, p. 4. L’expression est également utilisée dans un sens plus large, pour viser les ressortissants de pays tiers qui souhaitent introduire leur demande de protection internationale dans un État membre particulier. Je n’emploie toutefois pas les termes « forum shopping » en ce sens dans les présentes conclusions. Comme je l’ai indiqué au point 69 et à la note 66 de mes conclusions dans l’affaire Mengesteab (C‑670/16, EU:C:2017:480), ce dernier usage de l’expression « forum shopping » a été critiqué, au motif qu’il est à la fois trompeur et inapproprié, voir The reform of the Dublin III Regulation, étude pour la commission LIBE demandée par le département thématique des droits des citoyens et des affaires constitutionnelles du Parlement européen, p. 21.


33      Voir articles 23 à 25 dudit règlement.


34      Voir considérant 5 du règlement Dublin III.


35      Voir arrêt du 29 janvier 2009, Petrosian (C‑19/08, EU:C:2009:41, points 40 et 41).


36      Voir, notamment, points 96 à 98 de mes conclusions dans l’affaire Mengesteab (C‑670/16, EU:C:2017:480).


37      Voir, également, points 248 à 257 de mes conclusions dans les affaires A. S. et Jafari (C‑490/16 et C‑646/16, EU:C:2017:443).


38      S’il ressort du texte de l’article 9, paragraphe 2, du règlement d’exécution Dublin (voir point 13 des présentes conclusions) que le délai peut être prolongé à la condition que l’État membre requérant informe dûment l’État membre requis qu’il ne peut procéder au transfert dans les six mois, cette possibilité est toutefois expressément limitée aux circonstances particulières énoncées à l’article 29, paragraphe 2, du règlement Dublin III. S’il s’en abstient, l’État membre requérant devient responsable de l’examen de la demande au fond selon la règle normale des six mois.


39      Voir point 40 des présentes conclusions.


40      Voir, en outre, note 38 des présentes conclusions.


41      Article 27, paragraphe 3, sous a), du règlement Dublin III.


42      Article 27, paragraphe 3, sous b), du règlement Dublin III.


43      Article 27, paragraphe 3, sous c), du règlement Dublin III ; voir, également, point 20 et note 11 des présentes conclusions.


44      Voir COM(2008) 820 final, en date du 3 décembre 2008, p. 7.


45      Conformément à l’article 18, paragraphe 1, sous b), la République de Bulgarie (l’État membre requis) est tenue de reprendre en charge M. Shiri dans les conditions fixées aux articles 23, 24, 25 et 29 du règlement Dublin III.


46      Voir arrêt du 29 janvier 2009, Petrosian (C‑19/08, EU:C:2009:41).


47      S’il est indubitablement approprié d’avoir une disposition permettant aux autorités compétentes de corriger les erreurs, je n’en considère pas moins que l’article 29, paragraphe 3, doit servir d’exception plutôt que de règle, puisque déplacer de façon systématique des demandeurs entre États membres serait incompatible avec l’objectif consistant à ce que les transferts soient effectués dans le plein respect des droits fondamentaux et de la dignité humaine (voir considérant 24 et deuxième alinéa de l’article 29, paragraphe 1, du règlement Dublin III).


48      Voir point 16 des présentes conclusions.


49      Voir point 59 des présentes conclusions.


50      Malgré l’absence de décision de justice au titre de l’article 27, paragraphe 3, sous c), du règlement Dublin III, M. Shiri a de fait été autorisé à rester en Autriche.


51      Il appartient à la Commission d’apprécier s’il existe une pratique qui présente un certain degré de constance et de généralité, et s’il convient d’engager un recours en manquement au titre de l’article 258 TFUE ; voir, par analogie, arrêt du 26 avril 2005, Commission/Irlande (C‑494/01, EU:C:2005:250, point 28) ; voir, également, conclusions de l’avocat général Geelhoed dans l’affaire Commission/Irlande (C‑494/01, EU:C:2004:546, point 48).


52      Voir arrêt du 29 janvier 2009, Petrosian (C‑19/08, EU:C:2009:41, point 45).