Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. NICHOLAS EMILIOU
présentées le 22 février 2024 (1)
Affaire C‑339/22
BSH Hausgeräte GmbH
contre
Electrolux AB
[demande de décision préjudicielle formée par le Svea hovrätt (cour d’appel siégeant à Stockholm, Suède)]
« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Coopération judiciaire en matière civile – Compétence judiciaire, reconnaissance et exécution des décisions en matière civile et commerciale – Règlement (UE) no 1215/2012 – Compétences exclusives – Procédure en matière de validité des brevets – Article 24, point 4 – Portée – Procédure en contrefaçon – Invalidité, invoquée en tant que moyen de défense, des brevets faisant prétendument l’objet d’une contrefaçon – Conséquences sur la compétence de la juridiction saisie de la procédure en contrefaçon – Brevet enregistré dans un État tiers – “Effet réflexe” de l’article 24, point 4 »
I. Introduction
1. La présente demande de décision préjudicielle du Svea hovrätt (cour d’appel siégeant à Stockholm, Suède) porte sur l’interprétation du règlement (UE) no 1215/2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (2).
2. Par ses questions, la juridiction de renvoi souhaite obtenir des clarifications, en premier lieu, sur la compétence des juridictions des États membres de l’Union, en vertu de ce règlement, pour connaître d’actions concernant la contrefaçon de brevets enregistrés dans d’autres États membres, en particulier lorsque la validité des brevets faisant prétendument l’objet d’une contrefaçon est contestée par la partie adverse. Comme je l’expliquerai dans les présentes conclusions, une incertitude importante règne sur cette question du fait, notamment, d’une décision ambiguë rendue par la Cour, il y a longtemps, à savoir l’arrêt GAT (3). Le présent renvoi préjudiciel donne à la Cour l’occasion de confirmer l’une des lectures possibles de cette décision.
3. En second lieu, la Cour est invitée à clarifier si les juridictions des États membres sont compétentes pour connaître de procédures en matière de validité de brevets enregistrés dans des États tiers. À cet égard, la Cour devra aborder la question délicate et déjà ancienne de savoir si certaines règles du règlement Bruxelles I bis s’appliquent aux situations « externes » de la même manière (ou d’une manière similaire) qu’elles s’appliquent aux conflits de compétence « intra-Union », ou si ces règles sont dotées d’un « effet réflexe », tel qu’expliqué dans les présentes conclusions.
II. Le cadre juridique
A. Le droit international
4. La convention sur la délivrance de brevets européens, qui a été signée à Munich (Allemagne) le 5 octobre 1973 et est entrée en vigueur le 7 octobre 1977, dans sa version applicable aux faits au principal (ci‑après la « CBE »), institue, comme l’indique son article 1er, « un droit commun aux États contractants en matière de délivrance de brevets d’invention ».
5. L’article 2, paragraphe 2, de la CBE prévoit que « [d]ans chacun des États contractants pour lesquels il est délivré, le brevet européen a les mêmes effets et est soumis au même régime qu’un brevet national délivré dans cet État ».
B. Le règlement Bruxelles I bis
6. L’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis dispose que « [s]ous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre ».
7. L’article 24 de ce règlement, intitulé « Compétences exclusives », dispose, en son point 4 :
« Sont seules compétentes les juridictions ci-après d’un État membre, sans considération de domicile des parties :
(…)
4) en matière d’inscription ou de validité des brevets (...), que la question soit soulevée par voie d’action ou d’exception, les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le dépôt ou l’enregistrement a été demandé [ou] a été effectué (...).
Sans préjudice de la compétence reconnue à l’Office européen des brevets par [la CBE], les juridictions de chaque État membre sont seules compétentes en matière d’inscription ou de validité d’un brevet européen délivré pour cet État membre ».
C. Le droit suédois
8. L’article 61, deuxième alinéa, de la Patentlagen (1967:837) (loi sur les brevets) dispose que « [s]i une action en contrefaçon est intentée et que la personne contre laquelle l’action est intentée fait valoir l’invalidité du brevet, la question de la validité ne peut être examinée qu’après l’introduction d’une action en invalidité. Le tribunal ordonne à la personne qui invoque l’invalidité du brevet d’introduire cette action dans un délai déterminé ».
III. Les faits, le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
9. BSH Hausgeräte GmbH (ci-après « BSH ») est titulaire du brevet européen EP 1 434 512, protégeant une invention dans le domaine des aspirateurs, délivré pour (et, par conséquent, validé en) Autriche, en Allemagne, en Espagne, en France, en Grèce, en Italie, aux Pays-Bas, en Suède, en Turquie et au Royaume-Uni.
10. Le 3 février 2020, BSH a intenté une action contre Aktiebolaget Electrolux (ci-après « Electrolux »), une société de droit suédois, devant le Patent- och marknadsdomstolen (tribunal de la propriété industrielle et de commerce, Suède). Cette action est fondée sur la prétendue contrefaçon par Electrolux du brevet EP 1 434 512 dans les différents États pour lesquels il avait été délivré. Dans ce contexte, BSH cherche à obtenir, entre autres, une ordonnance interdisant à Electrolux de continuer à utiliser l’invention brevetée dans tous ces États, ainsi qu’une indemnisation pour le dommage causé par cette utilisation illicite.
11. Dans son mémoire en défense, Electrolux a fait valoir que le Patent- och marknadsdomstolen (tribunal de la propriété industrielle et de commerce) devrait rejeter cette action dans la mesure où elle concerne les parties allemande, autrichienne, britannique, espagnole, française, grecque, italienne, néerlandaise et turque du brevet EP 1 434 512 (ci-après les « brevets étrangers »). À cet égard, Electrolux a invoqué, entre autres, l’invalidité des brevets étrangers.
12. En outre, Electrolux a fait valoir que, à la lumière de ce moyen de défense, les juridictions suédoises ne sont pas compétentes pour connaître de la procédure en contrefaçon dans la mesure où les brevets étrangers sont concernés. À cet égard, la procédure en contrefaçon devrait être considérée comme étant « en matière de (…) validité des brevets » au sens de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis et, en vertu de cette disposition, les juridictions des différents États membres dans lesquels ces brevets ont été validés sont seules compétentes pour connaître de l’affaire dans la mesure où ‘leur’ brevet est concerné.
13. En réponse, BSH a fait valoir que les juridictions suédoises sont compétentes pour connaître de la procédure en contrefaçon en vertu de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis étant donné qu’Electrolux est domiciliée en Suède. L’article 24, point 4, dudit règlement n’est pas applicable puisque l’action intentée par BSH n’est pas, en soi, « en matière de (…) validité des brevets » au sens de cette disposition. En outre, conformément à l’article 61, deuxième alinéa, de la Patentlagen, lorsque le défendeur fait valoir, dans le cadre d’une telle procédure en contrefaçon, l’invalidité du brevet, la juridiction saisie doit lui ordonner d’introduire une action distincte à cet effet devant les juridictions compétentes. En l’espèce, Electrolux devrait donc engager des procédures en invalidité distinctes devant les juridictions des différents États pour lesquels les brevets étrangers ont été délivrés. Parallèlement, le Patent- och marknadsdomstolen (tribunal de la propriété industrielle et de commerce) pourrait statuer sur la question de la contrefaçon dans un jugement provisoire et ensuite surseoir à statuer dans l’attente d’un jugement définitif dans la procédure en invalidité. Enfin, s’agissant de la partie turque du brevet EP 1 434 512, BSH a fait valoir que l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis n’est, en toute hypothèse, pas applicable aux brevets délivrés par des États tiers et qu’il ne peut, dès lors, avoir aucune incidence sur la compétence des juridictions suédoises.
14. Par décision du 21 décembre 2020, le Patent- och marknadsdomstolen (tribunal de la propriété industrielle et de commerce) a rejeté l’action en ce qui concerne la contrefaçon des brevets étrangers. Tandis que, au moment de l’introduction de la procédure, les juridictions suédoises étaient compétentes pour connaître de l’action en vertu de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis, l’article 24, point 4, dudit règlement est devenu applicable lorsqu’Electrolux a invoqué l’invalidité de ces brevets en tant que moyen de défense. En application de cette disposition, les juridictions d’autres États sont seules compétentes pour examiner la question de la validité, et étant donné que cette question est cruciale pour l’issue de l’action en contrefaçon introduite par BSH, la juridiction nationale s’est déclarée incompétente pour connaître de la procédure dans la mesure où les brevets étrangers sont concernés. Cette juridiction s’est également dessaisie en ce qui concerne le brevet turc, estimant que l’article 24, point 4, est l’expression d’un principe de compétence internationalement admis, selon lequel seules les juridictions de l’État qui a délivré un brevet peuvent statuer sur la validité de celui-ci.
15. Par la suite, BSH a interjeté appel de cette décision devant le Svea hovrätt (cour d’appel siégeant à Stockholm), en maintenant que l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis n’est pas applicable aux actions en contrefaçon de brevets. Néanmoins, étant donné qu’Electrolux invoque l’invalidité en tant que moyen de défense, la compétence est répartie comme suit : les juridictions suédoises sont compétentes en vertu de l’article 4, paragraphe 1, pour statuer sur la question de la contrefaçon, tandis que la question de la validité doit être tranchée par les juridictions des États d’enregistrement en vertu de l’article 24, point 4. Les juridictions suédoises sont également compétentes en ce qui concerne le brevet turc sur la base de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement. En effet, la compétence de l’État sur le territoire duquel le défendeur est domicilié est un principe reconnu en droit international. Electrolux a soutenu, pour sa part, que l’article 24, point 4, s’applique aux procédures en contrefaçon dans le cadre desquelles l’invalidité est invoquée en tant que moyen de défense. Les juridictions suédoises ne sont pas compétentes pour connaître de la procédure dans son ensemble étant donné que les questions de contrefaçon et de validité ne peuvent être dissociées.
16. Dans ces conditions, le Svea hovrätt (cour d’appel siégeant à Stockholm) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 24, point 4, [du règlement Bruxelles I bis] doit-il être interprété en ce sens que la formulation “en matière d’inscription ou de validité des brevets (…) que la question soit soulevée par voie d’action ou d’exception” signifie qu’une juridiction nationale qui, en application de l’article 4, paragraphe 1, dudit règlement, s’est déclarée compétente pour connaître d’un litige en matière de contrefaçon de brevet, n’est plus compétente pour statuer sur la question de la contrefaçon si une exception d’invalidité du brevet en cause est soulevée, ou bien cette disposition doit-elle être interprétée en ce sens que la juridiction nationale est incompétente seulement pour connaître de l’exception d’invalidité ?
2) La réponse à la première question dépend-elle de l’existence, en droit national, de dispositions similaires à celles de l’article 61, deuxième alinéa, de la [Patentlagen], qui exigent que, pour que l’exception d’invalidité soulevée dans le cadre d’une action en contrefaçon soit recevable, il faut que le défendeur introduise un recours en invalidité distinct ?
3) L’article 24, point 4, du [règlement Bruxelles I bis] doit-il être interprété comme s’appliquant à l’égard d’une juridiction d’un [État] tiers, c’est-à-dire, en l’espèce, comme conférant également une compétence exclusive à une juridiction turque sur la partie du brevet européen validée en Turquie ? »
17. La présente demande de décision préjudicielle, du 24 mai 2022, a été déposée le même jour. Des observations écrites ont été présentées par BSH, Electrolux, le gouvernement français et la Commission européenne, et les parties intervenantes ont été représentées lors de l’audience qui s’est tenue le 22 juin 2023.
IV. Analyse
18. La présente affaire concerne la compétence des juridictions des États membres pour connaître d’actions en contrefaçon de brevets européens prétendument commise dans plusieurs États. Avant de disséquer les questions posées à la Cour, je considère qu’il est approprié de fournir au lecteur, qui peut ne pas être au fait des subtilités de ce domaine complexe du droit, un aperçu des règles matérielles et de compétence pertinentes.
19. De manière générale, les brevets sont des droits de propriété intellectuelle délivrés par les États à l’issue de procédures d’enregistrement menées par les offices nationaux des brevets, conformément aux exigences de délivrance (ou de « brevetabilité ») prévues par leur droit national. Ces brevets confèrent à leur titulaire certains droits exclusifs sur l’invention brevetée (essentiellement un monopole commercial), dont l’étendue est définie par ce droit. Étant donné que, en principe, un État dispose seulement du pouvoir souverain de réglementer le commerce sur son territoire, la protection conférée est ainsi circonscrite (une idée généralement désignée comme étant le principe de territorialité des brevets). L’inconvénient de ce système est qu’une personne cherchant à protéger une même invention dans plusieurs États doit déposer, de façon individuelle, une demande de brevet dans chacun d’entre eux.
20. La CBE a été adoptée pour apporter une solution (partielle, comme nous le verrons) à cet inconvénient. Ce traité, qui lie 39 parties contractantes, dont les États membres et la Turquie, a établi un système autonome pour la délivrance de ce que l’on appelle les brevets européens par la voie d’une procédure d’enregistrement centralisée devant l’Office européen des brevets (ci-après l’« OEB »), établi à Munich (4). À cet égard, elle fixe, entre autres, des exigences de brevetabilité uniformes. L’OEB est chargé d’examiner les demandes de brevets européens à la lumière de ces exigences (5). Lorsqu’elles sont remplies, l’OEB délivre un brevet européen pour une, plusieurs ou toutes les parties contractantes(6) (selon ce que souhaite le demandeur). Dans l’affaire au principal, BSH a obtenu, par la voie de cette procédure, le brevet EP 1 434 512, qui a été délivré pour plusieurs États membres et la Turquie.
21. Cela étant dit, en dépit de ce que son nom semble indiquer, un brevet européen n’est pas un titre unitaire assurant une protection uniforme de l’invention en question dans les États pour lesquels il a été délivré. En effet, un brevet européen prend forme, en substance, comme un ensemble de « parties » nationales assimilées à des brevets délivrés par les États en question. Il doit ainsi être « validé » par les offices des brevets respectifs de ces États. En tant que telles, les « parties » nationales d’un brevet européen sont juridiquement indépendantes les unes des autres. Chacune d’entre elles confère au titulaire du brevet les mêmes droits exclusifs sur l’invention brevetée qu’un brevet national « ordinaire » (7) et, de la même manière, est limitée au territoire national. En outre, un brevet européen ne peut, en principe (8), être révoqué que « partie » par « partie », étant entendu que la révocation d’une « partie » n’est effective que pour le territoire de l’État correspondant (9).
22. Par conséquent, lorsqu’une invention donnée est protégée par un brevet européen, d’une part, l’utilisation non autorisée de cette invention par un tiers peut entraîner une violation du monopole du titulaire du brevet dans de multiples États (à savoir ceux pour lesquels ce brevet a été délivré). Dans l’affaire au principal, BSH reproche à Electrolux précisément ce type de contrefaçon « pluriétatique » de brevet. D’autre part, étant donné que le brevet européen n’est pas un titre unitaire, sa contrefaçon dans plusieurs États est considérée, d’un point de vue juridique, comme un ensemble de contrefaçons de brevets nationaux, étant entendu que la contrefaçon de chacune de ses « parties » est appréciée séparément, à la lumière du droit national qui lui est applicable (10). En substance, l’action de BSH contre Electrolux constitue un ensemble de demandes en contrefaçon reposant sur les diverses « parties » du brevet EP 1 434 512.
23. Le contentieux des brevets européens, y compris les actions en contrefaçon, est également une matière laissée aux parties contractantes et à leurs juridictions nationales (11). S’agissant des litiges transfrontaliers, la CBE ne répartit pas les compétences entre ces juridictions non plus (12). Cette question doit être tranchée à la lumière des règles de droit international privé appliquées par les juridictions de ces parties contractantes.
24. Dans les États membres de l’Union, la compétence pour les litiges transfrontaliers en matière de brevets entre parties privées est déterminée par les règles du règlement Bruxelles I bis (13) lorsque le défendeur est, comme Electrolux, domicilié sur le territoire d’un tel État membre.
25. Le régime de compétence judiciaire établi dans cet instrument (et dans les instruments qui l’ont précédé) (14) (ci-après le « régime de Bruxelles ») fonctionne, s’agissant de ces litiges, selon la dichotomie suivante.
26. D’une part, les procédures « en matière d’inscription ou de validité des brevets » sont régies par une règle spéciale en vertu de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis, qui confère une compétence exclusive aux juridictions de l’État membre qui a délivré le brevet en question (ci-après l’« État d’enregistrement »). Lorsque l’inscription ou la validité d’un brevet européen est en cause, les juridictions des différents États membres pour lesquels ce brevet a été délivré ont chacune une compétence exclusive en ce qui concerne leur « partie » nationale (15). Cette règle est impérative : les parties ne peuvent y déroger par convention (16). En outre, lorsque les parties portent leur litige devant la « mauvaise » juridiction, cette juridiction est tenue, en vertu de l’article 27 de ce règlement, de se dessaisir d’office (17).
27. D’autre part, pour toutes les autres procédures relatives aux brevets, les règles générales du règlement sont applicables. En principe, ceci inclut les procédures en contrefaçon puisque celles-ci sont des litiges « en matière », non pas d’inscription ou de validité des brevets, mais de mise en œuvre de ceux-ci (18). Ces règles offrent aux parties au litige une certaine marge de manœuvre quant à la compétence judiciaire.
28. Tandis que les juridictions de l’État d’enregistrement sont effectivement compétentes pour les procédures en contrefaçon en vertu de l’article 7, point 2, du règlement Bruxelles I bis (19), cette compétence n’est pas exclusive, mais optionnelle. De telles procédures peuvent donc être engagées devant d’autres juridictions. En particulier, le titulaire du brevet peut saisir les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur est domicilié, en vertu de l’article 4, paragraphe 1, dudit règlement. En cas de contrefaçon « pluriétatique » d’un brevet européen, le titulaire du brevet a un intérêt évident à agir de la sorte.
29. En effet, la compétence des juridictions de l’État membre d’enregistrement au titre de l’article 7, point 2, du règlement Bruxelles I bis est territorialement limitée. Conformément à ce qui est indiqué au point 22 des présentes conclusions, les juridictions de chaque État pour lequel un brevet européen a été délivré ne peuvent statuer que dans la mesure où leur « partie » nationale et leur territoire sont concernés (20). Par conséquent, le titulaire du brevet qui cherche à obtenir une solution globale devrait initier des procédures distinctes dans tous ces États.
30. En revanche, la compétence des juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur est domicilié, au titre de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis est universelle. Ainsi, elle peut s’étendre à la contrefaçon du brevet européen commise dans tous les États pour lesquels il a été délivré (21). Ces juridictions peuvent accorder une indemnisation pour compenser la perte totale subie par le titulaire du brevet ou rendre une ordonnance interdisant de continuer la contrefaçon dans tous ces États. En résumé, cette disposition permet au titulaire du brevet de concentrer toutes ses demandes en contrefaçon et d’obtenir une réparation globale devant un seul for. En l’espèce, BSH a précisément fait usage de cette possibilité et porté l’intégralité de son action contre Electrolux devant la juridiction en matière de brevets compétente en Suède, où Electrolux est domiciliée.
31. Dans ce contexte, la juridiction de renvoi nourrit des doutes quant au point de savoir si une telle concentration est, en fait, possible dans l’affaire au principal et, dans l’affirmative, dans quelle mesure. Ces doutes découlent du fait qu’Electrolux a invoqué, en tant que moyen de défense à l’encontre des demandes de BSH, l’invalidité des différentes « parties » du brevet EP 1 434 512 sur lesquelles ces demandes reposent (22). À la lumière de cette défense, la juridiction de renvoi se demande si, et dans quelle mesure, l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis s’applique et « l’emporte » sur l’article 4, paragraphe 1, dudit règlement. En vertu de l’article 24, point 4, ces juridictions auraient une compétence exclusive uniquement en ce qui concerne la « partie » suédoise, tandis que d’autres juridictions auraient une compétence exclusive en ce qui concerne les « parties » étrangères. La concentration des procédures devant un seul for ne serait pas possible et un éclatement de celles-ci serait, au contraire, inévitable.
32. En particulier, les première et deuxième questions de la juridiction de renvoi, qu’il convient d’examiner ensemble, concernent le point de savoir si la procédure en contrefaçon relève de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis lorsque la validité du brevet sous‑jacent est contestée par voie d’exception. Si tel est le cas, cette juridiction se demande si, en l’espèce, cette disposition la prive de sa compétence (dans la mesure où les « parties » étrangères du brevet EP 1 434 512 sont concernées) pour connaître de la procédure en contrefaçon en général, ou de la question de la validité seulement. J’examinerai cette question dans la Section A des présentes conclusions.
33. À supposer que la Cour réponde aux deux premières questions en ce sens que l’article 24, point 4, est pertinent dans une situation telle que celle au principal, la troisième question porte sur le point de savoir si cette disposition s’applique également en ce qui concerne la validité de la « partie » turque du brevet EP 1 434 512. J’examinerai cette question dans la Section B des présentes conclusions.
A. Le champ d’application matériel de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis (première et deuxième questions)
34. Comme indiqué ci-dessus, le champ d’application de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis semble clair. En vertu de cette disposition, la compétence exclusive des juridictions de l’État d’enregistrement ne couvre que les litiges « en matière de validité des brevets », et non ceux « en matière » d’autres questions liées aux brevets, en ce compris la contrefaçon.
35. En réalité, une ambiguïté se cache sous ces termes. Cette dichotomie est parfois floue dans la pratique. En effet, tandis que la validité de brevets peut faire l’objet d’actions spécifiques (en révocation ou en nullité), l’invalidité d’un brevet peut également être invoquée en tant que moyen de défense à l’encontre, en particulier, de demandes en contrefaçon. Ce faisant, le supposé contrefacteur cherche à obtenir le rejet de ces demandes en viciant le titre sur lequel elles reposent (23). Electrolux a invoqué un tel moyen de défense dans l’affaire au principal.
36. Il a toujours été certain que les juridictions de l’État d’enregistrement sont seules compétentes pour connaître de la première catégorie d’actions. En revanche, la question de savoir si, et dans quelle mesure, elles le sont également dans le deuxième scénario fait l’objet d’un débat de longue date.
37. Les juridictions des États membres ont été confrontées à la question, depuis le début des années 1990, lorsque les titulaires de brevets ont commencé à faire bon usage des possibilités de concentrer leurs demandes en contrefaçon en vertu des règles générales du régime de Bruxelles. Le libellé initial de la règle litigieuse de compétence exclusive, telle qu’elle figurait (à l’époque) à l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles, ne fournissait pas d’indications en la matière. Ces juridictions ont proposé trois approches principales :
– Premièrement, certaines juridictions, en particulier en Allemagne, ont considéré que la règle de compétence exclusive en question ne s’applique pas lorsque l’invalidité est invoquée en tant que moyen de défense dans le cadre d’une procédure en contrefaçon. Les juridictions en dehors de l’État d’enregistrement pourraient, en vertu des règles générales de la convention, connaître de telles procédures et, dans ce contexte, statuer sur la validité du (des) brevet(s) en question.
– Deuxièmement, d’autres juridictions, notamment au Royaume-Uni, ont considéré que, lorsqu’une exception d’invalidité est soulevée, la procédure en contrefaçon devient une procédure « en matière de validité des brevets » et relève donc de la compétence exclusive des juridictions de l’État membre ou des États membres d’enregistrement.
– Troisièmement, un dernier groupe de juridictions, y compris celles aux Pays-Bas, a considéré que la règle litigieuse s’appliquait lorsque l’invalidité est invoquée en tant que moyen de défense dans le cadre d’une procédure en contrefaçon, mais d’une manière quelque peu sophistiquée : seule la question de la validité relèverait de la compétence exclusive des juridictions de l’État d’enregistrement ; d’autres juridictions pourraient statuer sur la question de la contrefaçon (24).
38. En 2006, la Cour est entrée dans le débat avec son arrêt GAT. Il est à noter que cette affaire ne concernait pas une procédure en contrefaçon en tant que telle. Elle portait sur une action par laquelle une société demandait aux juridictions allemandes de déclarer qu’elle n’avait pas violé deux brevets français détenus par une société allemande (« déclaration de non‑contrefaçon »), entre autres au motif que ces brevets étaient invalides. Ces juridictions soupçonnaient que l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles pourrait être pertinent et ont posé une question à la Cour à ce sujet. Toutefois, la Cour n’a pas apporté de réponse spécialement adaptée à ces faits particuliers ; au lieu de cela, elle a jugé en des termes généraux que la règle de compétence exclusive prévue (à l’époque) par cette disposition « concerne tous les litiges portant sur (...) la validité d’un brevet, que la question soit soulevée par voie d’action ou d’exception » (25). Contrairement à ce que soutient BSH, cette réponse est suffisamment générale pour couvrir, entre autres, le scénario d’une procédure en contrefaçon dans le cadre de laquelle une exception d’invalidité est soulevée. La référence à la voie « d’exception » a, de toute évidence, été ajoutée à cet effet (26).
39. Quelques années plus tard, le législateur a codifié l’enseignement de l’arrêt GAT à l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis, en précisant, dans le libellé de cette disposition, que la compétence exclusive des juridictions de l’État membre d’enregistrement couvre les litiges en matière de validité des brevets « que la question soit soulevée par voie d’action ou d’exception ».
40. Toutefois, le moins que l’on puisse dire, c’est que la clarté n’a pas été faite sur la question. En fait, la réponse apportée dans l’arrêt GAT(et, à présent, à l’ article 24, point 4) à la question examinée dans la présente section a soulevé plus de questions qu’elle n’en a résolu. En effet, tandis que cette réponse a porté un coup fatal injustifié à la première approche mentionnée ci-dessus (1), la Cour (et le législateur de l’Union) ont laissé les juridictions nationales et les parties au litige débattre de la question de savoir si, en lieu et place de la première approche, la deuxième ou la troisième approche était correcte (2).
1. L’arrêt injustifié dans l’affaire GAT
41. Habituellement, lorsqu’une procédure unique porte sur deux matières distinctes (comme, en l’espèce, la contrefaçon et la validité) relevant de règles de compétence qui s’excluent mutuellement (en l’espèce, les règles générales en ce qui concerne la contrefaçon ; l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis en ce qui concerne la validité des brevets), la Cour suit certains principes pragmatiques pour déterminer quelle(s) juridiction(s) est (ou sont) compétente(s) pour en connaître.
42. Premièrement, aux fins de déterminer quelles règles de compétence s’appliquent, une telle procédure doit être classée sur la base de l’objet principal de la demande formée par le demandeur et toute question préalable (ou incidente) qui pourrait autrement être soulevée, notamment par voie d’exception, doit être laissée de côté (27).
43. Deuxièmement, le for désigné par les règles de compétence applicables est compétent pour connaître de l’ensemble de la procédure, à savoir non seulement de l’action, mais aussi de la défense, même si cette dernière concerne une matière habituellement réservée à un autre juge (28). En effet, d’un point de vue procédural, une telle défense fait partie intégrante de l’action et, en toute logique, suit le traitement en termes de compétence judiciaire appliqué à cette dernière.
44. Si la Cour avait suivi ces principes dans l’affaire GAT, elle aurait adopté la première approche mentionnée au point 37 des présentes conclusions. En effet, s’agissant d’une procédure en contrefaçon dans le cadre de laquelle une exception d’invalidité a été soulevée, l’objet principal de la demande est, tout simplement, la contrefaçon. En revanche, la question de la validité est un bon exemple de question préalable. Étant donné qu’un brevet invalide ne peut faire l’objet d’une contrefaçon, le juge devra d’abord déterminer la validité du titre sur lequel le demandeur se fonde en vue de résoudre, ensuite, la question principale de savoir si les actes du défendeur ont méconnu les droits conférés par le titre en question. En application de ces principes, une telle procédure aurait dû être régie, à la lumière de cet objet et indépendamment de ce moyen de défense, par les règles générales fixées (à l’époque) dans la convention de Bruxelles. En outre, les juridictions désignées comme compétentes pour connaître de la procédure en contrefaçon en vertu de ces règles générales, plus particulièrement les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur est domicilié, auraient également dû être compétentes pour statuer sur ce moyen de défense.
45. Manifestement, ce n’est pas l’approche de la Cour dans l’arrêt GAT. Au contraire, elle a considéré que la règle de compétence exclusive « en matière de validité des brevets » s’applique même aux procédures dans lesquelles cette question n’est soulevée que par voie d’exception. Ce faisant, la Cour a adopté une interprétation qui est, à ma connaissance, unique dans le régime de Bruxelles. En fait, cette solution s’écarte même de celles que la Cour a adoptées, jusqu’à présent, au titre des autres règles de compétence exclusive fixées (actuellement) à l’article 24 du règlement Bruxelles I bis. En application des principes dont il est discuté ci-dessus, la Cour considère que ces autres règles s’appliquent uniquement lorsqu’une question qui y est visée constitue l’objet de la demande (29). Dans plusieurs versions linguistiques du règlement (mais malheureusement pas dans toutes), cette approche découle même de la lettre de cette disposition (30). Par ailleurs, dans l’arrêt BVG, rendu quelques années après l’arrêt GAT, la Cour a considéré que la règle de compétence exclusive en matière de validité des sociétés ou de validité des décisions de leurs organes (actuellement prévue à l’article 24, point 2, dudit règlement) ne s’applique pas aux procédures dans lesquelles une telle question n’est soulevée que par voie d’exception (31).
46. Les implications précises de l’interprétation adoptée dans l’arrêt GAT sont incertaines, comme cela est mentionné ci-dessus, et seront examinées à la Section 2 des présentes conclusions. Pour ce qui nous occupe à ce stade, ce qui est clair, c’est que, contrairement à ce que BSH soutient, lorsqu’une procédure en contrefaçon est engagée en dehors de l’État membre d’enregistrement et qu’une exception d’invalidité est soulevée, ces juridictions ne sont pas autorisées à statuer à titre préalable sur la validité des brevets.
47. Cela étant dit, malheureusement, selon moi, la motivation plutôt brève de la Cour dans l’arrêt GAT n’offre pas une justification convaincante pour cette solution.
48. Le premier argument avancé par la Cour tient à la « position de [cette règle de compétence exclusive] dans le système de [la convention de Bruxelles] » (à savoir sa primauté sur les règles générales de compétence) et à son « caractère impératif » (32). Cet argument ne me convainc pas (33). En fait, ces éléments plaident plutôt en faveur de l’interprétation inverse.
49. Les règles de compétence exclusive sont des exceptions dans le régime de Bruxelles. En tant que telles, elles doivent être interprétées de manière stricte (34). En effet, elles ne sont censées s’appliquer que dans « quelques cas bien déterminés » (35). En outre, comme la Cour l’a jugé dans l’arrêt BVG, une interprétation stricte de ces règles « s’impose d’autant plus » précisément parce qu’elles priment les règles générales et qu’elles sont impératives (36). Lorsque l’article 24, point 4, s’applique, il prive les demandeurs du choix du for qui leur appartiendrait autrement, et peut conduire à ce que les défendeurs soient attraits en dehors de l’État membre sur le territoire duquel ils sont domiciliés, où ils seraient généralement mieux placés pour se défendre.
50. En revanche, l’interprétation adoptée par la Cour dans l’arrêt GAT ne peut être qualifiée que de « large » (37). Certes, la validité des brevets est, en soi, une question « bien déterminé[e] ». Elle peut, toutefois, être soulevée dans un éventail « mal déterminé » de procédures concernant d’autres matières (38).
51. Les deux autres motifs donnés par la Cour dans l’arrêt GAT ont trait à l’objectif général de sécurité juridique poursuivi par le régime de Bruxelles (39). En substance, la Cour a expliqué que, si la règle litigieuse de compétence exclusive ne s’appliquait pas lorsque la question de la validité de brevets est soulevée par voie d’exception dans une procédure en contrefaçon (et ainsi de suite) et que des juridictions en dehors de l’État d’enregistrement, saisies d’une telle procédure, étaient autorisées à statuer sur cette question à titre préalable, cela « conduirait à une multiplication » du nombre de juridictions qui pourraient statuer sur ladite question. Cela, à son tour, aurait pour effet d’« affecter la prévisibilité des règles de compétence » et « multiplierait (...) le risque de contrariétés de décisions » en la matière, tout cela portant atteinte au principe de sécurité juridique (40).
52. Je ne suis pas convaincu par ces motifs non plus. Lorsqu’on « voit l’ensemble du tableau », ces éléments, une nouvelle fois, soutiennent plutôt l’interprétation inverse. Certes, dans un sens, la solution de l’arrêt GAT permet d’éviter que des juridictions différentes aient des points de vue contradictoires sur la validité d’un brevet. Dans cette mesure, elle contribue à la sécurité juridique. Dans un autre, cependant, l’arrêt GAT est susceptible de rendre la mise en œuvre du régime de Bruxelles, s’agissant des procédures en contrefaçon, précaire pour les titulaires de brevets.
53. Tandis que ce régime permet normalement au titulaire d’un brevet d’engager une telle procédure en dehors de l’État d’enregistrement, notamment devant les juridictions de l’État membre du défendeur, la solution retenue dans l’arrêt GAT crée une incertitude quant au point de savoir si ces juridictions seraient en mesure d’accorder un remède à la contrefaçon ou, à tout le moins, à le faire dans un délai raisonnable. En effet, si une exception d’invalidité venait à être soulevée par le supposé contrefacteur à un certain stade de la procédure, ces juridictions ne seraient pas en mesure de simplement statuer sur ce moyen de défense et de poursuivre l’affaire mais, en fonction de la manière dont cette solution doit être comprise, soit elles perdraient leur compétence et devraient mettre fin à l’instance, soit elles pourraient avoir à surseoir à statuer jusqu’à ce que les juridictions des États membres d’enregistrement aient déterminé la validité du brevet (voir, pour plus de détails, Section 2 des présentes conclusions).
54. Quelle que soit l’interprétation correcte, l’arrêt GAT fait de la concentration des demandes en contrefaçon concernant les différentes « parties » d’un brevet européen devant ces juridictions une option peu attrayante. Il encourage les titulaires de brevets à engager plutôt des procédures séparées dans les différents États d’enregistrement de ces « parties » puisque, à tout le moins, il est certain que les juridictions de ces États sont compétentes pour statuer tant sur la contrefaçon que sur la validité de « leur partie » (comme cela est expliqué aux points 26, 28 et 29 des présentes conclusions). Cela crée, à son tour, un risque que différentes juridictions adoptent des points de vue contradictoires sur le même litige en matière de contrefaçon.
55. Une telle incertitude ou une telle complexité en ce qui concerne la mise en œuvre des brevets est d’autant plus indésirable que la propriété intellectuelle est protégée en tant que droit fondamental, entre autres, par l’article 17, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »). Au titre de cette disposition, les titulaires de brevets doivent bénéficier d’un « niveau élevé » de protection de leurs droits de propriété intellectuelle dans l’Union. La possibilité d’engager une procédure civile efficace et d’obtenir un remède en cas de contrefaçon est essentielle à cet égard. Cela est également exigé par le droit fondamental à un recours effectif, garanti à l’article 47 de la Charte. En lien avec ce qui précède, je rappelle que l’article 41, paragraphe 2, de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ci-après l’« accord sur les ADPIC ») (41) dispose que « [l]es procédures destinées à faire respecter les droits de propriété intellectuelle (...) ne seront pas inutilement complexes ou coûteuses ; (...) ni n’entraîneront de retards injustifiés [»]. Cela concerne également, selon moi, la mise en œuvre des règles pertinentes de compétence internationale.
56. En toute hypothèse, conformément à la jurisprudence constante de la Cour relative à l’interprétation des règles de compétence exclusive dans le cadre du régime de Bruxelles (42), la seule question à laquelle la Cour dans l’arrêt GAT devait répondre (mais qu’elle n’a pas abordée) était celle de savoir si l’objectif spécifique poursuivi par la règle litigieuse de compétence exclusive « exigeait » que cette règle s’applique également aux procédures en contrefaçon dans le cadre desquelles une exception d’invalidité est soulevée. Selon moi, tel n’est pas le cas.
57. D’emblée, je souhaite dissiper une certaine confusion quant à ce qu’est cet objectif. L’explication habituellement fournie par la Cour à cet égard (et mentionnée « en passant » par la Cour dans l’arrêt GAT) est que la règle en question poursuit un objectif de bonne administration de la justice. Selon elle, les juridictions de l’État d’enregistrement sont « les mieux placées » pour statuer sur les litiges en matière d’inscription ou de validité des brevets en raison de la « proximité matérielle et juridique » qui existe entre de telles procédures et cet État (43). Toutefois, selon moi, il ne s’agit pas de la véritable raison d’être de cette règle.
58. Certes, comme cela est expliqué aux points 19 et 21 des présentes conclusions, un brevet est régi par le droit de l’État d’enregistrement. L’argument selon lequel, par exemple, un juge allemand est « mieux placé » pour appliquer le droit allemand des brevets (en raison de la langue, de la connaissance de ce droit, etc.) a un certain poids (44). En outre, étant donné qu’un brevet n’est protégé que dans l’État d’enregistrement, il existe habituellement une proximité matérielle entre les litiges concernant ce brevet et le territoire de cet État.
59. Toutefois, ces considérations expliquent seulement pourquoi les juridictions de l’État d’enregistrement peuvent connaître de ces litiges. Elles justifient pourquoi, par exemple, ces juridictions sont, en vertu du régime de Bruxelles, compétentes pour les procédures en contrefaçon concernant leur territoire (45). En revanche, de telles considérations ne permettent pas de comprendre pourquoi, s’agissant des procédures en matière d’inscription ou de validité des brevets, lesdites juridictions devraient être compétentes à l’exclusion de toutes autres (46). En particulier, le droit des brevets de l’État d’enregistrement n’est pas à ce point unique que seules les juridictions de cet État auraient la capacité de le comprendre (47). Même si cela peut être plus difficile pour elles, les juridictions d’un autre État membre sont parfaitement capables d’appliquer un tel droit étranger. Laisser entendre le contraire reviendrait à remettre en cause les fondements mêmes du régime de Bruxelles (et le domaine entier du droit international privé) (48).
60. La véritable raison d’être de la règle litigieuse réside dans le fait que, comme l’indique le rapport Jenard, « l’octroi d’un brevet (...) découle de la souveraineté nationale » (49). En effet, la seule justification convaincante d’une telle règle de compétence exclusive est le rôle (traditionnellement) joué par les autorités étatiques dans la délivrance de tels droits de propriété intellectuelle, mentionné au point 19 des présentes conclusions (50), en particulier le fait que les administrations nationales sont chargées d’examiner les demandes de brevet, de délivrer les brevets lorsque les exigences applicables sont remplies et d’enregistrer les brevets en conséquence. Toutefois, la solution retenue dans l’arrêt GAT n’était, selon moi, pas « requise » par cette considération non plus.
61. En effet, d’une part, les procédures qui ont pour objet l’inscription ou la validité de brevets remettent en question, par leur nature même, le fonctionnement de l’administration de l’État d’enregistrement (51). Le cœur du litige est de savoir si l’autorité étatique compétente (l’office des brevets) a « fait son travail » correctement. Par une action en révocation, en particulier, un requérant demande, en substance, à la juridiction de contrôler si cette autorité a délivré à bon droit le brevet et, dans la négative, de déclarer le brevet invalide à titre de remède. Une telle déclaration a, par nature, un effet erga omnes et peut, comme telle, être opposée à l’autorité en question. La décision rendue par la juridiction peut même enjoindre à cette autorité de rectifier ses registres en conséquence. Il est évident que de telles décisions ne devraient être rendues que par les juridictions de l’État d’enregistrement. Le respect de la souveraineté des États vaut ici. Les États membres trouveraient inacceptable que les actions de leurs autorités soient sanctionnées par les juridictions d’un État étranger et que celui-ci leur donne des instructions sur la manière de gérer leurs registres nationaux (52).
62. D’autre part, les procédures en contrefaçon, en particulier, ne remettent pas en cause le fonctionnement de l’administration de l’État d’enregistrement, même si l’invalidité du brevet faisant prétendument l’objet d’une contrefaçon est soulevée par voie d’exception. Dans ce cas, cette question, en tant que question préalable, est examinée par la juridiction, mais uniquement aux fins de résoudre la question de la contrefaçon. La seule conséquence qui peut en résulter est que la juridiction rejette l’action en contrefaçon. Une telle décision porte sur les intérêts privés des parties au litige et, par conséquent, n’a, de manière générale, que des effets inter partes (53). Elle ne saurait empiéter sur la souveraineté de l’État d’enregistrement étant donné qu’elle n’a pas d’effet sur son administration, ni ne prétend en avoir. La validité du brevet, d’un point de vue juridique, n’est pas affectée. Il n’est donné à cette administration aucune instruction par une juridiction d’un autre État souverain.
2. L’interprétation correcte de l’arrêt GAT
63. Pour toutes ces raisons, l’arrêt GAT est, à mon avis (et selon la majorité des auteurs de doctrine que j’ai consultés) (54), une décision malheureuse. Si la solution qui y est établie reposait sur ce seul arrêt, j’aurais conseillé à la Cour de le revirer et de déclarer, plutôt, que les règles de compétence exclusive en matière de validité des brevets ne s’appliquent pas lorsqu’une exception d’invalidité est soulevée dans le cadre d’une procédure en contrefaçon, dans la mesure où le jugement rendu par la juridiction saisie ne produirait que des effets inter partes (55).
64. Toutefois, comme indiqué ci-dessus, le législateur de l’Union a codifié cet arrêt dans l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis (56). Ainsi, en l’état actuel du droit de l’Union, la Cour est « enfermée » dans la solution qu’elle a initialement adoptée. Il ne lui reste qu’à choisir, à l’invitation de la juridiction de renvoi, entre deux lectures possibles de l’arrêt GAT (et de sa codification), qui correspondent respectivement aux deuxième et troisième approches énumérées au point 3[7] des présentes conclusions.
65. Selon la première lecture, prônée par Electrolux, et que je qualifierai de « large », lorsque l’invalidité est invoquée en tant que moyen de défense dans le cadre d’une procédure en contrefaçon, les juridictions de l’État membre d’enregistrement sont (ou deviennent) exclusivement compétentes en vertu de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis pour statuer dans cette procédure. Toute autre juridiction doit se dessaisir en application de l’article 27 de ce règlement.
66. Selon la deuxième lecture, prônée par la Commission et que je qualifierai d’« étroite », lorsque l’invalidité est invoquée en tant que moyen de défense dans une procédure en contrefaçon, les juridictions de l’État membre d’enregistrement ont une compétence exclusive en vertu de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis pour statuer sur la question de la validité seulement. D’autres juridictions pourraient être (ou rester) compétentes, en vertu des règles générales de ce règlement, pour statuer sur la question de la contrefaçon.
67. En l’état actuel, le droit de l’Union ne donne pas d’indications claires quant à la lecture qui est censée être correcte. Premièrement, tandis que, comme le soutient Electrolux, l’interprétation « large » du dispositif de l’arrêt GAT et du libellé de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis semble la plus naturelle (57), ces éléments peuvent également raisonnablement être lus de la manière « étroite ». Bien que la Cour ait indiqué, dans cet arrêt, que la règle litigieuse de compétence exclusive « concerne tous les litiges portant sur (...) la validité d’un brevet », elle n’a pas indiqué dans quelle mesure. Cette rédaction est tout simplement ambiguë. Deuxièmement, la jurisprudence ultérieure de la Cour n’étaye pas une lecture ou une autre de l’arrêt GAT étant donné qu’elle contient des indications contradictoires à cet égard. D’une part, comme le souligne Electrolux, la Cour s’est apparemment ralliée à la lecture « large » dans l’arrêt BVG (58). D’autre part, comme le souligne la Commission, la Cour s’est apparemment ralliée à la lecture « étroite » dans l’arrêt Roche Nederland e.a. (59). Enfin, le législateur n’a pas exprimé une quelconque position à cet égard dans le libellé de l’article 24, point 4, ou dans un considérant du règlement (60).
68. Dès lors, pour régler la controverse, il faut se tourner vers le système établi par le règlement Bruxelles I bis ainsi que les objectifs poursuivis par cet instrument, en général, et par l’article 24, point 4, dudit règlement, en particulier. À la lumière de ces éléments, la Cour devrait rejeter la lecture « large » de l’arrêt GAT [partie a)] et se rallier plutôt à la lecture « étroite » [partie b)]. Elle devrait également fournir certaines lignes directrices aux juridictions nationales quant à la manière dont cette lecture doit être mise en pratique [partie c)].
a) Les défauts majeurs de la lecture « large »
69. En premier lieu, la lecture « large » de l’arrêt GAT est difficilement conciliable avec le système établi par le règlement Bruxelles I bis. Dans ce système, tel qu’il a été voulu par ses rédacteurs, la compétence exclusive des juridictions de l’État d’enregistrement est une exception, circonscrite « en matière d’inscription ou de validité des brevets », tandis que les procédures en contrefaçon, et le reste des litiges en matière de brevets, peuvent normalement être portés devant d’autres juridictions.
70. Toutefois, si l’arrêt GAT devait être compris de la manière suggérée par Electrolux, l’exception deviendrait, en fait, la règle, comme l’observe la Commission. Étant donné que des exceptions d’invalidité sont souvent soulevées dans le cadre de procédures en contrefaçon, ces procédures relèveraient souvent de la compétence exclusive des juridictions de l’État d’enregistrement. L’application des règles générales de compétence, et les options qu’elles confèrent aux titulaires de brevets, seraient limitées aux affaires où une telle défense n’est pas soulevée.
71. Deuxièmement, contrairement à ce que soutient Electrolux, étant donné que la classification de la procédure en contrefaçon et, partant, les règles de compétence qui lui sont applicables dépendraient de la question de savoir si une exception d’invalidité est soulevée ou non (en contradiction avec le principe énoncé au point 42 des présentes conclusions), la lecture « large » de l’arrêt GAT compromettrait la prévisibilité et la sécurité juridique en termes de compétence visées par le règlement Bruxelles I bis (61).
72. En effet, pour que la compétence en matière de procédures en contrefaçon soit prévisible, les titulaires de brevets devraient être en mesure d’identifier aisément la juridiction devant laquelle ils peuvent engager de telles procédures. Il leur serait toutefois difficile, en vertu de la lecture « large » de l’arrêt GAT, de déterminer à l’avance si de telles procédures relèvent de la compétence exclusive de l’État d’enregistrement ou si elles peuvent être portées devant d’autres juridictions, étant donné qu’ils n’ont aucun contrôle sur la stratégie de défense qu’adoptera le supposé contrefacteur (62).
73. En outre, si le titulaire du brevet venait à choisir d’engager une procédure en dehors de l’État d’enregistrement, par exemple devant les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le supposé contrefacteur est domicilié, la compétence de ces juridictions serait précaire. En effet, elle pourrait disparaître si le supposé contrefacteur devait invoquer une exception d’invalidité. Ces juridictions devraient refuser de continuer à connaître de l’affaire (63). Si, en vertu des règles de procédure du for, un tel moyen de défense peut être soulevé non seulement au début du procès, mais également à des stades subséquents, ultérieurs, y compris en appel, une procédure qui est en cours depuis des mois, voire même des années, pourrait soudainement se trouver dans une impasse. Le supposé contrefacteur pourrait également choisir stratégiquement le moment pour soulever un tel moyen de défense et, de fait, « torpiller » la procédure. Comme l’observent BSH et la Commission, les conséquences pour le titulaire du brevet seraient profondes. En effet, en l’état actuel du droit, il n’existe aucune possibilité, au titre du règlement Bruxelles I bis, pour les juridictions d’un État membre de renvoyer une affaire devant les juridictions d’un autre État. Les juridictions initialement saisies ne pourraient que mettre fin à l’instance, laissant au demandeur la tâche d’engager une nouvelle procédure dans l’État d’enregistrement.
74. Pour couronner le tout, il pourrait ne plus être possible pour le titulaire du brevet d’engager une telle procédure. En effet, les délais de prescription applicables aux demandes en contrefaçon peuvent avoir expiré dans l’intervalle. En pratique, le titulaire du brevet serait privé, sans qu’il y ait faute de sa part, de toute possibilité de recours contre la violation de ses droits de propriété intellectuelle. Un tel résultat serait contraire à l’article 17, paragraphe 2, et à l’article 47 de la Charte, ainsi qu’à l’article 41, paragraphe 2, de l’accord sur les ADPIC.
75. Même s’il était encore possible pour le titulaire du brevet d’engager une nouvelle procédure dans l’État d’enregistrement, en cas de contrefaçon « pluriétatique » d’un brevet européen, il serait tenu d’engager une procédure en contrefaçon dans tous les États concernés afin d’obtenir une solution globale (64). Il ne serait pas possible de concentrer les demandes devant un seul for. Plusieurs juridictions pourraient être impliquées dans ce qui est essentiellement le même litige, augmentant ainsi le risque de contrariété de décisions mentionné au point 54 des présentes conclusions.
76. Enfin, contrairement à ce que soutient Electrolux, la lecture « large » de l’arrêt GAT va au-delà de ce qui est « requis » par l’objectif spécifique de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis, à savoir, comme cela a été expliqué aux points 60 et 61 des présentes conclusions, l’objectif d’assurer qu’il soit fait preuve de déférence à l’égard de la souveraineté de l’État d’enregistrement. Même compris largement, cet objectif pourrait seulement « exiger », lorsqu’une exception d’invalidité est soulevée dans le cadre d’une procédure en contrefaçon, que les juridictions de cet État soient seules compétentes pour statuer sur la question de la validité, non sur celle de la contrefaçon.
b) La lecture « étroite » de l’arrêt GAT est « le moindre mal »
77. La lecture « étroite » de l’arrêt GAT fait significativement mieux sur tous les aspects examinés ci-dessus. Le principe demeure que les règles générales du règlement Bruxelles I bis régissent la procédure en contrefaçon. Comme telle, la compétence est prévisible et certaine pour le titulaire du brevet. S’il engage la procédure en dehors de l’État d’enregistrement et que le supposé contrefacteur soulève une exception d’invalidité, les juridictions saisies ne perdent pas leur compétence pour connaître de l’action. Ces juridictions ne peuvent « simplement » pas se prononcer sur la validité du (des) brevet(s) en question qui, en vertu de la règle exceptionnelle prévue à l’article 24, point 4, de ce règlement ne peut être tranchée que par les juridictions (65) de l’État d’enregistrement. En outre, en cas de violation « pluriétatique » d’un brevet européen, cette lecture permet la concentration partielle des demandes devant un seul for. Seule la validité du brevet, si elle est contestée, devrait être déterminée dans les différents États pour lesquels il a été délivré.
78. Comme l’observe la Commission, cette lecture de l’arrêt GAT implique que la Cour a admis une dérogation au principe, en vertu du régime de Bruxelles, selon lequel la compétence pour connaître d’une action s’étend à tout moyen de défense éventuel (voir point 43 des présentes conclusions). Cela étant dit, une telle dérogation, bien qu’elle soit unique au sein de ce régime, n’est pas totalement inédite. En effet, des dérogations similaires figurent dans les règles de compétence territoriale de l’État membre pour certaines matières soumises à une compétence exclusive en vertu du droit national (66).
79. Concrètement, il en résulte que, lorsqu’une procédure en contrefaçon d’un brevet enregistré dans un État membre est pendante devant les juridictions d’un autre État membre et qu’une exception d’invalidité est soulevée, étant donné que ces juridictions ne peuvent ni statuer sur la question de la validité, ni (en l’état actuel du règlement Bruxelles I bis) poser une question incidente en la matière aux autorités de l’État d’enregistrement, c’est au supposé contrefacteur qu’il appartient d’engager une procédure en invalidité devant ces autorités (s’il ne l’a pas déjà fait) afin qu’elles statuent sur cette question (67).
80. Electrolux objecte, non sans fondement, que la « scission » des questions de contrefaçon et de validité en deux procédures engagées dans des États membres différents est discutable en termes d’administration de la justice. En effet, ces questions sont étroitement liées (68). Comme cela a été expliqué au point 44 des présentes conclusions, en principe, la question préalable de la validité du brevet doit être résolue afin de se prononcer sur la question principale de la contrefaçon. De plus, outre le fait que la loi de l’État d’enregistrement s’applique aux deux questions, celles-ci dépendent essentiellement du même élément, à savoir de l’interprétation des revendications du brevet (69).
81. Néanmoins, selon moi, s’il n’est pas toujours idéal d’un point de vue pratique que les questions de validité et de contrefaçon soient tranchées par des juridictions et/ou des autorités différentes (70), cela n’est pas non plus impossible. En effet, au niveau national, plusieurs États membres, tels que, semble-t-il, la Suède (71), ont adopté un « système de bifurcation » pour le règlement des litiges en matière de brevets, en vertu duquel ces questions sont tranchées par des juges différents dans le cadre de procédures distinctes spécifiques (72).
82. Tandis que la validité et la contrefaçon doivent être « scindées » de cette manière, il ne s’ensuit pas, comme le prétend Electrolux, que, lorsqu’une exception d’invalidité est soulevée dans le cadre d’une procédure en contrefaçon, la juridiction saisie de cette procédure devrait, ou même pourrait, systématiquement ignorer ce moyen de défense, présumer que le brevet est valide et rendre une décision définitive sur la question de la contrefaçon, indépendamment de la procédure en invalidité qui pourrait être pendante, en parallèle, dans un autre État membre.
83. En effet, comme le font valoir BSH et la Commission, l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis ne saurait être interprété de cette manière. Autrement, un supposé contrefacteur serait totalement privé de l’une des protections les plus efficaces contre les demandes en contrefaçon fantaisistes. Cela constituerait une limitation inacceptable de ses droits de la défense, qui sont garantis, entre autres, par l’article 47 de la Charte, et que le régime de Bruxelles vise à garantir (73).
84. En outre, dans certains cas, cela pourrait aboutir à ce que des jugements inconciliables soient rendus. En effet, d’une part, les juridictions en charge de la procédure en contrefaçon pourraient reconnaître la contrefaçon alors que, d’autre part, les autorités de l’État d’enregistrement pourraient ultérieurement déclarer le brevet invalide. Ces dernières pourraient également confirmer la validité du brevet, mais en vertu d’une interprétation étroite de ses revendications (qui exclurait normalement la constatation d’une contrefaçon), tandis que les juridictions en charge de la procédure en contrefaçon pourraient reconnaître la contrefaçon en vertu d’une interprétation large des revendications du brevet (qui aurait conduit le juge de la validité à déclarer le brevet invalide) (74).
85. Comme je l’expliquerai davantage dans la section qui suit, il existe des circonstances dans lesquelles les juridictions en charge de la procédure en contrefaçon seraient en droit de présumer que le brevet est valide et de statuer en conséquence, indépendamment d’une exception d’invalidité. Dans d’autres circonstances, toutefois, le respect des droits de la défense exigera que ces juridictions attendent jusqu’à ce que les autorités de l’État d’enregistrement se soient prononcées sur la validité du brevet, avant de rendre une décision définitive et concordante sur la contrefaçon (75).
86. Ainsi, des mesures de gestion de l’affaire ou de procédure devront parfois être prises pour assurer la coordination des procédures en contrefaçon et en invalidité. À cet égard, Electrolux observe que ni le règlement Bruxelles I bis, ni le droit de l’Union en général ne prévoient de solution à cet égard. Spécifiquement, l’article 30, paragraphe 1, de ce règlement pourrait permettre aux juridictions en charge de la procédure en contrefaçon de surseoir à statuer jusqu’à ce que les autorités de l’État d’enregistrement se soient prononcées sur la validité du brevet, mais cela uniquement si ces dernières ont été saisies en premier lieu. Cette disposition n’offre aucune solution en cas de procédure d’invalidité ultérieure. Néanmoins, comme le font valoir BSH et la Commission, tant que le législateur de l’Union n’a pas adopté de dispositions en ce sens (76), les juridictions saisies de la contrefaçon peuvent, et parfois doivent, appliquer les solutions prévues par leur droit procédural (lex fori).
87. Electrolux rétorque qu’un tel recours au droit procédural national présente un risque pour le traitement uniforme des affaires et des justiciables dans les États membres, étant donné que des juridictions différentes peuvent disposer de pouvoirs différents ou les appliquer de manière différente. Toutefois, il s’agit là, selon moi, d’un autre inconvénient inévitable de l’arrêt GAT. En outre, la question n’est pas totalement laissée au droit national. Comme je l’expliquerai davantage dans la section qui suit, le droit de l’Union encadre fortement ce droit national, assurant un degré d’uniformité suffisant.
88. Enfin, il est souvent avancé que la lecture « étroite » de l’arrêt GAT n’est pas non plus idéale pour la mise en œuvre effective des brevets. La « scission » des questions de validité et de contrefaçon en deux procédures augmente les coûts et les inconvénients pour les parties. La nécessité pour les juridictions en charge de la procédure en contrefaçon, dans certaines circonstances, d’attendre une réponse sur la validité des autorités de l’État d’enregistrement pourrait potentiellement retarder cette procédure, alors qu’il est généralement urgent pour le titulaire du brevet qu’une telle contrefaçon soit sanctionnée et interdite (77). Elle peut également inciter les supposés contrefacteurs à soulever des moyens de défense « torpilles » ou à retarder l’introduction et le déroulement de l’action en invalidité afin de paralyser la procédure en contrefaçon. Bien que je sois généralement d’accord avec ces objections (comme cela découle de la Section 1), il n’en reste pas moins que, des deux approches possibles subsistant après l’arrêt GAT, il s’agit du « moindre mal ». En outre, les problèmes décrits ci-dessus peuvent être limités par des mesures pragmatiques, comme il en sera discuté plus loin.
c) Lignes directrices pratiques pour les juridictions nationales
89. Lors de l’audience, à l’invitation de la Cour, les parties intervenantes ont discuté de la manière dont les juridictions en dehors de l’État d’enregistrement devraient agir lorsqu’elles sont saisies d’une procédure en contrefaçon et qu’une exception d’invalidité est soulevée. Bien que cette question relève, comme il en a été discuté plus haut, principalement des règles procédurales de ces juridictions, la Cour est, selon moi, compétente pour fixer des lignes directrices à cet égard. En effet, je rappelle que, selon une jurisprudence constante, ces règles procédurales ne peuvent porter atteinte à l’effet utile du règlement Bruxelles I bis et doivent être appliquées en conséquence (78). Les principes fixés dans l’accord sur les ADPIC et dans la directive 2004/48, ainsi que, pour le titulaire du brevet, le droit à un recours effectif et, pour le supposé contrefacteur, les droits de la défense, tous deux protégés par l’article 47 de la Charte, encadrent également le droit national à cet égard.
90. Lorsqu’une exception d’invalidité a été (dûment) (79) soulevée par le supposé contrefacteur, une solution, souvent avancée par les commentateurs et débattue devant la Cour, consisterait pour les juridictions saisies de la procédure en contrefaçon lorsque leurs règles procédurales leur en donnent le pouvoir (ce qui, je suppose, est généralement le cas) (80) de garder l’affaire en suspens jusqu’à ce que les autorités de l’État d’enregistrement aient tranché la question de la validité du brevet concerné (81).
91. Tandis qu’il s’agit effectivement d’une solution, je suis d’accord avec BSH sur le fait que ces juridictions ne devraient pas automatiquement surseoir à statuer. Elles doivent, en effet, examiner attentivement la question avant d’agir ainsi, en raison des retards (potentiellement importants) qu’une telle mesure entraînerait inévitablement pour la résolution de la procédure en contrefaçon. Un sursis à statuer ne devrait être accordé que lorsque, conformément à l’article 3 de la directive 2004/48 et à l’article 41 de l’accord sur les ADPIC, cela est proportionné et équitable et que ces retards sont « justifiés ». Ces juridictions doivent, par conséquent, se voir accorder un pouvoir d’appréciation pour mettre en balance, d’une part, les exigences d’efficacité de la procédure ainsi que le droit à un recours effectif du titulaire du brevet et, d’autre part, la bonne administration de la justice et les droits de la défense du supposé contrefacteur.
92. En particulier, comme le soutiennent BSH et la Commission, les juridictions saisies de la procédure en contrefaçon devraient d’abord apprécier le sérieux de l’objection tirée de l’invalidité. Selon moi, l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis ne leur interdit pas de se faire une opinion préliminaire sur la manière dont les autorités de l’État d’enregistrement trancheraient la question (82). À cet égard, ces juridictions ne devraient envisager de surseoir à statuer que lorsque cette objection a de réelles perspectives d’aboutir. En effet, étant donné que les brevets sont délivrés après un contrôle préalable de la condition de brevetabilité par les offices des brevets, ils bénéficient d’une présomption de validité. Par conséquent, les motifs avancés par le supposé contrefacteur doivent sembler, à première vue, suffisamment solides pour remettre en cause cette présomption. Lorsque ce n’est pas le cas, ces juridictions peuvent supposer que le brevet est valable et statuer sur la contrefaçon en conséquence. De plus, il y aurait peu de sens, au regard de l’efficacité de la procédure et du droit à un recours effectif du titulaire du brevet, de retarder la procédure en contrefaçon en cas d’exceptions d’invalidité manifestement mal fondées. Par ailleurs, le risque de contrariétés des décisions est inexistant (ou, à tout le moins, négligeable) puisqu’il n’y a aucune chance (raisonnable) que les autorités de l’État d’enregistrement déclarent ultérieurement le brevet invalide (83). Une telle appréciation limite également la possibilité pour les contrefacteurs d’invoquer des moyens de défense fallacieux à des fins dilatoires (84).
93. Lorsque l’exception d’invalidité est sérieuse, les juridictions en charge de la procédure en contrefaçon devraient surseoir à statuer. En effet, dans de telles circonstances, les droits de la défense l’exigeraient habituellement (85). Il en serait de même de la bonne administration de la justice étant donné que le risque de contrariétés des décisions dont il discuté ci-dessus serait important. Toutefois, comme le fait valoir la Commission, pour assurer l’efficacité de la procédure et éviter, une fois de plus, les manœuvres dilatoires par le supposé contrefacteur, ces juridictions devraient fixer un délai à celui-ci aux fins d’engager une procédure en invalidité dans l’État d’enregistrement (si elles ne l’ont pas déjà fait). Si le supposé contrefacteur ne le fait pas, ces juridictions devraient lever la suspension de la procédure, considérer que le brevet est valide et statuer sur la contrefaçon. Lorsqu’une telle suspension de la procédure a été accordée, lesdites juridictions devraient suivre l’évolution de la procédure en invalidité et décider de maintenir ou de lever la suspension de la procédure en conséquence.
94. Enfin, pendant la durée de la suspension de la procédure, rien n’empêche les juridictions saisies de la procédure en contrefaçon d’ordonner des mesures provisoires, en ce compris des mesures conservatoires, telles qu’une ordonnance de référé interdisant la poursuite des actes potentiellement constitutifs de contrefaçon (ici encore, en fonction du sérieux de la contestation de la validité) (86). En effet, une telle possibilité a été expressément préservée par la Cour dans l’arrêt Solvay (87) et il faudrait en faire usage lorsqu’elle est proportionnée pour sauvegarder les droits du titulaire du brevet.
B. L’« effet réflexe » de l’article 24, point 4 (troisième question)
95. Il découle de la Section A des présentes conclusions que, tandis que les juridictions suédoises sont compétentes, en vertu de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis, pour connaître de la procédure en contrefaçon introduite par BSH, elles ne peuvent statuer sur la validité des parties du brevet européen faisant prétendument l’objet d’une contrefaçon. En vertu de l’article 24, point 4, dudit règlement, les juridictions des différents États membres où ces parties du brevet ont été validées sont seules compétentes pour trancher cette question.
96. Cela étant dit, étant donné que l’action de BSH est également fondée sur la partie de ce brevet européen qui a été validée en Turquie et qu’Electrolux conteste, la juridiction de renvoi se demande, par sa troisième question, si l’article 24, point 4, de ce règlement « s’appliqu[e] à l’égard d’une juridiction d’un [État] tiers », c’est-à-dire si, dans l’affaire au principal, il « conf[ère] une compétence exclusive » aux juridictions turques sur cette question.
97. Prise littéralement, cette question appelle une réponse évidente. En tant que partie du droit de l’Union, le règlement Bruxelles I bis lie les États membres. Il détermine la compétence de leurs juridictions. Cet instrument ne saurait conférer un quelconque type de compétence aux juridictions d’États tiers. L’Union n’a pas de compétence à cet égard. La compétence de ces juridictions d’États tiers dépend de leurs propres règles de droit international privé.
98. Néanmoins, afin de fournir une réponse utile à la juridiction de renvoi, la Cour ne peut se limiter à cette constatation évidente. Il est clair que la troisième question, lue dans le contexte de l’affaire au principal, concerne, en substance, non pas l’effet positif, attributif de compétence de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis mais son effet négatif, privatif de compétence. Ce qui est véritablement en cause est le point de savoir si cette disposition prive les juridictions des États membres du pouvoir de statuer sur la validité de brevets d’États tiers, de la même manière que ces juridictions en sont privées en ce qui concerne les brevets enregistrés dans d’autres États membres.
99. Comme l’observe le gouvernement français, cette question, comprise de cette manière, soulève un problème transversal dont la pertinence dépasse largement le cadre de la présente affaire. En effet, il peut se poser en rapport avec n’importe laquelle des matières pour lesquelles l’article 24 du règlement Bruxelles I bis prévoit une règle de compétence exclusive. Par exemple, qu’en est-il si les juridictions de l’État membre sont saisies d’une demande concernant la validité de droits réels immobiliers (une matière abordée à l’article 24, point 1, dudit règlement), mais que les biens sont situés en Chine ? La même question peut également se poser en ce qui concerne les accords exclusifs d’élection de for. Lorsqu’un tel accord désigne les juridictions d’un État membre, une autre disposition de ce règlement, à savoir l’article 25, prive toutes les autres juridictions de compétence. Toutefois, qu’en est-il si les juridictions d’un État membre sont saisies nonobstant un accord similaire en faveur des juridictions d’un État tiers ?
100. La réponse à cette question est, en revanche, très obscure. En fait, elle a suscité un débat important dans la doctrine et devant les juridictions nationales. Jusqu’à présent, la Cour n’y a pas apporté de réponse claire et complète. Comme je l’expliquerai en détails dans les sections suivantes, la complexité de la question découle du fait que, s’agissant de son champ d’application territorial, le régime de Bruxelles souffre de ce que j’appellerais un « défaut de conception » (1), ce qui nécessite une réflexion plus approfondie sur la meilleure façon de « combler les lacunes » de ce régime en ce qui concerne ces scénarios (2).
1. Le « défaut de conception » du régime de Bruxelles
101. Le « défaut de conception » mentionné ci-dessus est le résultat d’un paradoxe. D’une part, il est clair que le champ d’application territorial du règlement Bruxelles I bis s’étend aux litiges fortement liés à des États tiers. En effet, en vertu de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, interprété à la lumière de l’arrêt fondateur Owusu (88), ce règlement est applicable, ratione territoriae, à tout litige transfrontalier dans lequel le défendeur est, comme Electrolux en l’espèce, domicilié sur le territoire d’un État membre ; cela ne signifie pas seulement les litiges « intra-Union ». Les litiges qui, au-delà du siège de cette partie au litige, sont liés à des États tiers sont également couverts, même lorsque l’objet du litige est étroitement lié à un tel État ou lorsqu’il existe un accord d’élection de for en faveur des juridictions d’un État tiers (89). En principe, ce n’est que lorsque le défendeur n’est pas domicilié dans l’Union que la question est exclue du champ d’application de ce règlement, en vertu de son article 6, paragraphe 1.
102. D’autre part, le régime de Bruxelles n’a pas réellement été conçu pour des litiges liés à des États tiers. Ce régime a été, pour l’essentiel, élaboré en ayant à l’esprit des litiges « intra-Union ». Les articles 24 et 25 du règlement Bruxelles I bis le démontrent clairement. Le libellé de la première disposition limite son champ d’application aux litiges dont l’objet est étroitement lié à un « État membre ». La seconde se réfère aux accords d’élection de for concernant uniquement les « juridictions d’un État membre ». Le scénario de litiges ayant des liens similaires avec des États tiers n’a pas été envisagé lors de l’élaboration de ces règles. En conséquence, ce régime est généralement muet sur l’effet, le cas échéant, que ces liens devraient avoir sur la compétence des juridictions des États membres (90).
2. « Combler les lacunes » du régime de Bruxelles
103. Lorsqu’une juridiction d’un État membre est saisie d’un litige qui, d’une part, implique un défendeur de l’Union mais, d’autre part, est fortement lié à un État tiers (parce qu’il concerne un objet étroitement lié à cet État ou parce qu’il est couvert par un accord exclusif d’élection de for en faveur de ses juridictions), le silence général du règlement Bruxelles I bis à cet égard laisse ouverte la question de savoir de quelle manière cette juridiction doit procéder. Trois réponses possibles peuvent être tirées de la doctrine et du débat qui a eu lieu devant la Cour dans la présente affaire.
104. À un extrême, se situe une première réponse, qui n’a été avancée par aucune partie intervenante devant la Cour, réponse selon laquelle l’article 24 ou l’article 25 du règlement Bruxelles I bis s’appliquerait, par analogie, dans ce scénario. Par conséquent, en vertu de la disposition pertinente, une juridiction d’un État membre serait privée de la compétence pour connaître d’un tel litige et serait tenue de mettre fin à l’instance.
105. À l’autre extrême, se situe une deuxième réponse, qui est prônée par BSH, le gouvernement français (à contrecœur) (91) et la Commission, réponse selon laquelle les règles générales de ce règlement s’appliqueraient à la place. Il en résulte, entre autres, que les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur est domicilié auraient compétence en vertu de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis. En outre, elles seraient tenues de l’exercer et ainsi de trancher le litige, sauf dans certaines circonstances limitées.
106. Entre les deux, se trouve une troisième réponse, qu’Electrolux soutient. Elle correspond à la théorie de l’« effet réflexe » développée il y a de nombreuses années par Droz (92). Elle revient à dire que, tandis qu’une juridiction d’un État membre peut avoir compétence en vertu de ce règlement pour connaître d’un litige présentant de tels liens avec un État tiers, elle peut refuser de l’exercer lorsque cela « reflète » le système qui y est établi.
107. Selon moi, les deux réponses extrêmes doivent être rejetées et il y a lieu de se rallier à la réponse intermédiaire. En effet, comme je l’expliquerai dans les sections ci-dessous, étant donné que les articles 24 et 25 ne sauraient s’appliquer dans de telles circonstances (a), ce sont les règles générales du règlement qui s’appliquent à la place (b) ; toutefois, une juridiction d’un État membre ne peut être tenue d’exercer la compétence qu’elle tire de ces règles dans de telles situations (c). Je clarifierai, ensuite, les conditions dans lesquelles elle peut légitimement se dessaisir (d).
a) Les articles 24 et 25 ne peuvent trouver à s’appliquer
108. Bien qu’une partie de la doctrine suggère le contraire (93), il est clair, selon moi, que les articles 24 et 25 du règlement Bruxelles I bis ne peuvent trouver à s’appliquer, comme tels, à des litiges ayant des liens du type de ceux qui y sont envisagés avec des États tiers.
109. Une telle interprétation serait en conflit direct avec le libellé exprès de ces deux articles, qui, comme cela a été indiqué ci-dessus, sont limités aux litiges dont l’objet est étroitement lié à un « État membre » et aux accords d’élection de for désignant les juridictions d’un « État membre » (94). En outre, étendre la portée de ces dispositions, par un raisonnement analogique, à des scénarios similaires impliquant des États tiers serait incompatible avec le principe de l’interprétation stricte des exceptions, comme le soutiennent BSH, le gouvernement français et la Commission. En outre, la Cour a déjà refusé de le faire. Dans l’arrêt IRnova, elle a jugé que l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis « n’envisageant pas » les litiges portant sur la validité de brevets d’États tiers, « cette disposition ne peut pas être considérée comme étant applicable » dans une telle situation (ce raisonnement étant transposable à l’ensemble des dispositions de l’article 24) (95). De même, dans l’arrêt CoreckMaritime (96), la Cour a estimé, à propos de la règle équivalente audit article 25 prévue par la convention de Bruxelles, qu’« [a]insi qu’il ressort de la lettre même de l’article 17 (...) », elle « n’est pas applicable à [des accords d’élection de for] désignant un tribunal d’un État tiers ».
110. En outre, comme l’observe le gouvernement français, le système établi par les articles 24 et 25 du règlement Bruxelles I bis, en vertu duquel les juridictions des États membres sont tenues de se dessaisir en faveur des juridictions désignées par ces dispositions, n’a de sens que pour les litiges « intra-Union ». Dans ces circonstances, en vertu de ce règlement, quand une juridiction n’est pas compétente, une autre l’est. Tel n’est pas le cas en ce qui concerne les litiges « externes ». Comme je l’ai mentionné plus haut, la compétence des juridictions d’un État tiers dépend de ses propres règles de droit international privé. Tandis que ces juridictions se considèrent généralement comme compétentes lorsque la question litigieuse est étroitement liée à leur territoire, ou lorsqu’elles ont été choisies dans le cadre d’un accord d’élection de for, cela peut ne pas toujours être le cas. Si les juridictions des États membres étaient privées de compétence dans une telle situation, il y aurait un déni de justice. Par ailleurs, l’obligation stricte, quasi automatique, pour les juridictions de l’État membre de renvoyer les parties au litige devant d’autres juridictions en vertu des articles 24 et 25 est justifiée par la « confiance mutuelle » que ces États accordent à leurs institutions judiciaires respectives (97). Cette « confiance » ne s’étend pas aux États tiers. Il ne saurait être présumé que les parties au litige bénéficieraient d’un procès équitable dans un tel État. Cela peut même être exclu dans certains cas.
b) Les règles générales du règlement s’appliquent à la place
111. Comme le soutiennent BSH, Electrolux, le gouvernement français et la Commission, étant donné que les articles 24 et 25 du règlement Bruxelles I bis ne sont pas applicables aux litiges ayant des liens du type de ceux envisagés par ces dispositions avec des États tiers, la conséquence logique, dans le système établi par ce règlement, est que les règles générales s’appliquent à la place. Il s’ensuit que, notamment, les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur est domicilié sont compétentes pour connaître d’un tel litige, en vertu de l’article 4, paragraphe 1, dudit règlement.
112. Cette lecture systématique est étayée par plusieurs des rapports officiels qui accompagnent les instruments de Bruxelles (98). Surtout, elle a été approuvée implicitement (mais tout à fait clairement) par la Cour (assemblée plénière) dans l’avis 1/03 (Nouvelle convention de Lugano) (99). Aux fins de la présente affaire, il suffit de rappeler que cette décision portait sur la question de savoir si l’Union avait une compétence exclusive pour conclure la convention de Lugano II, ce qui dépendait, à son tour, de la question de savoir si cette dernière « affecterait » le régime de Bruxelles (100). La Cour a estimé que tel serait le cas. Elle a expliqué que, s’agissant des litiges qui impliquent un défendeur domicilié sur le territoire d’un État membre, mais qui sont étroitement liés à un État tiers partie à cette convention ou couverts par un accord d’élection de for en faveur de ses juridictions, la future convention conférerait une compétence exclusive à l’État tiers (101), alors que, en vertu de ce règlement, les juridictions de cet État membre auraient été compétentes (102).
c) Les juridictions des États membres ne sauraient être tenues d’exercer la compétence qu’elles tirent des règles générales du règlement
113. Tandis qu’il mérite d’être noté que les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur est domicilié sont compétentes pour connaître des litiges ayant de tels liens avec des États tiers en vertu de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis, je ne partage pas le point de vue, soutenu par BSH, le gouvernement français et la Commission, selon lequel ces juridictions sont tenues d’exercer cette compétence, sauf dans un ensemble limité de circonstances. Selon moi, une telle approche n’est ni requise par le libellé de ce règlement et la jurisprudence y relative (1), ni conforme aux objectifs du régime de Bruxelles (2). Le fait que des accords internationaux puissent, dans certaines situations, remédier aux difficultés qu’une telle interprétation engendrerait ne justifie pas de se rallier à cette approche (3), pas plus que la prétendue intention du législateur de l’Union (4).
1) Les termes du règlement et la jurisprudence y relative
114. L’argument principal avancé par BSH, le gouvernement français et la Commission repose sur le libellé du règlement Bruxelles I bis. Selon eux, il découle des termes de l’article 4, paragraphe 1, dudit règlement (« Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites (...) devant les juridictions de cet État membre ») que, en principe, la compétence au titre de cette disposition est impérative. Cela signifie que, lorsque les juridictions de cet État sont saisies, elles sont généralement tenues de connaître de l’affaire. En outre, dans l’arrêt Owusu, la Cour a adopté, en ce qui concerne la disposition équivalente de la convention de Bruxelles (article 2), la position stricte selon laquelle « il ne peut être dérogé à la règle de principe qu’il énonce que dans des cas expressément prévus par » le régime de Bruxelles (103). Dans cette affaire, les juridictions du Royaume-Uni (qui, à l’époque, était un État membre) avaient été saisies d’un litige à l’encontre, entre autres, d’un défendeur domicilié dans cet État, au sujet d’un délit qui avait eu lieu en Jamaïque. La première question posée par ces juridictions était celle de savoir si elles étaient autorisées à décliner leur compétence en faveur des juridictions jamaïcaines, en application de l’exception, de common law, du forum non conveniens (104). La Cour a répondu par la négative, au motif que le régime de Bruxelles ne contient pas une telle exception (105).
115. Pour ces parties intervenantes, étant donné que le règlement Bruxelles I bis ne prévoit pas expressément d’exceptions pour les litiges dont l’objet est étroitement lié à des États tiers ou couverts par un accord d’élection de for en faveur des juridictions d’États tiers, il s’ensuit que les juridictions de l’État membre, lorsqu’elles sont saisies d’un tel litige et compétentes en vertu de l’article 4, paragraphe 1, dudit règlement, sont tenues de connaître du litige. Elles ne pourraient se dessaisir que dans les circonstances spécifiques envisagées par certaines règles ajoutées par le législateur de l’Union lors de l’adoption du règlement Bruxelles I bis, à savoir les articles 33 et 34 dudit règlement, c’est-à-dire en cas de procédures concurrentes devant des juridictions d’États tiers, et cela seulement lorsque le litige était déjà pendant devant ces dernières juridictions lorsque les juridictions de l’État membre ont été saisies (106).
116. Il s’agit, selon moi, d’un raisonnement simpliste.
117. Premièrement, déduire, de la simple absence de dispositions consacrées aux litiges fortement liés à des États tiers dans le règlement Bruxelles I bis, que les juridictions des États membres sont généralement tenues d’ignorer ces liens et de statuer sur ces affaires, relève d’une logique erronée. En effet, cela méconnaît le fait que, comme indiqué au point 102 des présentes conclusions, cet instrument n’a pas été conçu en ayant ces litiges à l’esprit. Ce fait explique le silence général du texte sur la question, et pourquoi aucune conséquence positive ne peut, à mon avis, en être tirée (107).
118. Deuxièmement, on ne saurait, non plus, raisonnablement déduire du seul fait que les articles 33 et 34 du règlement Bruxelles I bis permettent, à présent, expressément aux juridictions des États membres de se dessaisir, entre autres, de tels litiges lorsque des procédures concurrentes sont pendantes devant les juridictions d’un État tiers, que toute possibilité de le faire serait exclue dans tous les autres scénarios. Encore une fois, le texte de ce règlement est tout simplement muet sur cette question. En effet, rien dans le libellé de ces dispositions ou les considérants qui s’y rapportent n’indique qu’elles visent à réglementer de manière exhaustive la possibilité pour les juridictions des États membres de se dessaisir en faveur des juridictions d’États tiers (108).
119. Troisièmement, l’arrêt Owusu ne fournit, en fait, aucune autorité à l’appui de l’interprétation littérale suggérée par BSH, le gouvernement français et la Commission. Certes, la Cour a formulé sa déclaration sur les seules dérogations possibles à l’effet impératif de (ce qui est à présent) l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis comme étant celles qui y sont expressément prévues, sans réserves. Toutefois, elle a, dans le même temps, refusé de répondre à la seconde question de la juridiction de renvoi, qui concernait spécifiquement le point de savoir si les juridictions des États membres sont tenues d’exercer leur compétence également lorsqu’elles sont saisies de litiges dont l’objet est étroitement lié à des États tiers, ou nonobstant des accords d’élection de for désignant les juridictions d’États tiers, parce que ces situations n’étaient pas en cause dans l’affaire au principal. Il est évident que, si cette déclaration était censée couvrir ces situations également, la Cour aurait répondu aux deux questions ensemble. Au lieu de cela, elle a expressément exclu ces situations de son arrêt (109).
120. Enfin, au moins deux autres décisions de la Cour, dont les parties intervenantes n’ont pas discuté et qui ont été rendues respectivement avant et après l’arrêt Owusu, indiquent (assez clairement, à mon avis) que les juridictions des États membres ne sont, en fait, pas tenues de connaître des litiges ayant de tels liens étroits avec des États tiers, et ce en dépit de l’absence de dispositions expresses en ce sens dans le régime de Bruxelles.
121. Dans l’arrêt CoreckMaritime, la Cour, après avoir décidé que l’article 17 de la convention de Bruxelles n’est pas « applicable » aux accords d’élection de for désignant des juridictions d’États tiers, a immédiatement précisé qu’un tribunal d’un État membre doit, s’il vient à être saisi en dépit d’une tel accord, « apprécier la validité de l’[accord] en fonction du droit applicable, en ce compris les règles de conflits de lois, au lieu où il siège » (110). L’implication logique de ce raisonnement est que, si cette juridiction conclut que cet accord est valide, elle peut lui donner effet et se dessaisir au profit des juridictions désignées.
122. Dans l’arrêt Mahamdia, la Cour a estimé que les juridictions d’un État membre, compétentes pour connaître d’un litige en matière d’emploi en vertu des règles de protection prévues (à l’époque) pour de telles matières par le règlement Bruxelles I, n’étaient pas autorisées à donner effet à un accord d’élection de for désignant les juridictions d’un État tiers. Il est crucial, toutefois, qu’elle l’ait fait au motif que l’accord en question ne respectait pas les limites fixées par le régime de Bruxelles en ce qui concerne l’autonomie des parties en matière d’emploi (111). L’implication logique en est que, lorsque de telles limites sont respectées (voir, en outre, point 150 des présentes conclusions), les juridictions des États membres sont autorisées à donner effet à des conventions attributives de juridiction en faveur des juridictions d’un État tiers (112).
123. Bien que ces arrêts aient concerné des accords d’élection de for, l’idée générale qui s’en dégage (à savoir que les juridictions des États membres sont autorisées, dans certaines situations, à ne pas exercer leur compétence, même en l’absence de dispositions expresses en ce sens dans le régime de Bruxelles) est, à mon avis, transposable aux litiges dont l’objet est étroitement lié à des États tiers.
2) L’interprétation téléologique et cohérente du règlement
124. Sur le plan des principes, il me semble que, tandis que, comme indiqué ci-dessus, il ne serait pas souhaitable de priver totalement les juridictions des États membres de leur compétence pour connaître des litiges qui présentent des liens du type de ceux envisagés à l’article 24 ou à l’article 25 du règlement Bruxelles I bis avec des États tiers, il serait injustifiable d’obliger ces juridictions à statuer sur ces litiges.
125. Tout d’abord, une telle interprétation irait à l’encontre des raisons mêmes, liées aux principes fondamentaux, qui sous-tendent les articles 24 et 25 du règlement Bruxelles I bis.
126. La raison d’être (de la plupart) des règles de compétence exclusive prévues à l’article 24 du règlement Bruxelles I bis est, je le rappelle, la déférence due à certains droits et intérêts souverains. Les litiges en matière de droits réels immobiliers (article 24, point 1, dudit règlement) touchent à la souveraineté traditionnelle des États de contrôler les terres situées à l’intérieur de leurs frontières. Ceux en matière de validité des inscriptions sur les registres publics ou de brevets (article 24, points 3 et 4, dudit règlement) mettent en cause le fonctionnement des administrations publiques impliquées. Ceux en matière d’exécution des décisions (article 24, point 5, dudit règlement) concernent directement le droit, réservé aux États, d’exercer le pouvoir d’exécution sur leur territoire. Les États n’accepteraient pas que des juridictions étrangères s’immiscent dans de telles matières. Elles ne peuvent être tranchées que par « leurs » juridictions (113). Il est remarquable que cette politique ait été considérée comme étant à ce point importante par le législateur de l’Union qu’il a prévu l’application de l’article 24 du règlement Bruxelles I bis dès que les droits et intérêts souverains d’un État membre sont en jeu, quel que soit le domicile du défendeur (114).
127. Par conséquent, je ne vois pas la logique qui sous-tend l’affirmation selon laquelle, d’une part, il est interdit aux juridictions d’un État membre de statuer sur la validité d’un titre foncier d’un bien situé dans un autre État membre, ou sur le caractère approprié de mesures d’exécution prises par ses autorités (et ainsi de suite), mais que, d’autre part, elles sont, de manière générale, tenues précisément de le faire lorsqu’un État tiers est concerné. L’idée que, dans la procédure au principal, il est interdit aux juridictions suédoises de statuer sur la validité, par exemple, de la partie allemande du brevet européen en cause, même en tant que simple question préalable, mais qu’elles auraient été obligées, si elles avaient été saisies à cet effet, de se prononcer sur la validité de la partie turque, est déconcertante ; les mêmes droits et intérêts souverains seraient respectés dans le premier cas, mais complètement ignorés dans l’autre (115).
128. Une telle interprétation du règlement Bruxelles I bis serait critiquable du point de vue du droit international public. Bien que la question soit controversée, l’opinion majoritaire est que le droit international fixe des limites à la compétence juridictionnelle des États sur les matières civiles (116). Certes, comme le fait valoir la Commission, lorsque le défendeur dans un litige civil est domicilié sur le territoire d’un État membre, un tel lien avec son territoire habilite généralement ledit État, en droit international public, à statuer sur la question. Toutefois, lorsque ce litige empiète sur les droits d’un autre État, la prétention de celui-ci à la compétence est primordiale. La localisation du domicile du défendeur pourrait difficilement servir de justification à l’ingérence du premier État dans les affaires intérieures du second. Cela pourrait être considéré comme une violation du principe de l’égalité souveraine (117). Le règlement Bruxelles I bis doit être interprété de manière conforme à ces principes fondamentaux (118). Le système établi dans ce règlement n’est pas isolé du reste du monde et il ne saurait entièrement invalider les prétentions à une compétence exclusive des États tiers.
129. L’article 25 du règlement Bruxelles I bis reflète, quant à lui, une politique en faveur de l’autonomie des parties. Le législateur de l’Union a jugé souhaitable de promouvoir la capacité des partenaires contractuels à « choisir leur juge » (119). En résolvant à l’avance la question de savoir quelle(s) juridiction(s) statuerai(en)t sur d’éventuels litiges découlant de contrats, les accords d’élection de for renforcent la sécurité juridique et la prévisibilité des litiges, ce qui, à son tour, favorise le commerce international (ce qui explique le recours fréquent à cet instrument par les entreprises). Ici encore, le législateur de l’Union a considéré que cette politique était à ce point importante que, lorsque les juridictions d’un État membre sont désignées dans un tel accord, il a imposé, en principe (120), que toutes les autres juridictions cèdent leur compétence aux juridictions choisies par les parties, et que l’article 25 s’applique sans considération du domicile du défendeur (121).
130. Par conséquent, je ne vois, une fois encore, pas la logique qui sous-tend l’affirmation selon laquelle les juridictions des États membres devraient, d’une part, être tenues d’appliquer les accords d’élection de for en faveur des juridictions d’un autre État membre, mais devraient, d’autre part, généralement ignorer les accords similaires désignant les juridictions d’un État tiers. Cela irait à l’encontre de la politique poursuivie par le régime de Bruxelles. La volonté des parties serait respectée dans le premier cas, mais écartée dans l’autre. Si les juridictions des États membres étaient tenues de se reconnaître compétentes nonobstant ces accords, ces instruments perdraient leur vocation à garantir la sécurité juridique. Par exemple, une société établie dans l’Union et une société établie aux États-Unis ne pourraient parvenir à un compromis contraignant en faveur des juridictions de New York (États-Unis). La société américaine pourrait librement rompre son engagement en attrayant la société de l’Union devant les juridictions de l’État membre où ladite société est établie. Ces juridictions, si elles étaient saisies en premier, ne seraient pas autorisées à appliquer l’accord en question (122).
131. Une telle interprétation du règlement Bruxelles I bis serait, une nouvelle fois, contestable au regard des normes primordiales, à savoir, cette fois-ci, les droits fondamentaux. En effet, l’autonomie des parties est une expression de la liberté contractuelle, qui est protégée en droit de l’Union, entre autres, par l’article 16 de la Charte (123). Cette liberté implique que, en principe, l’ordre juridique d’un État donne effet à la volonté des parties à un contrat. Si les juridictions des États membres se voyaient interdire, en vertu d’une conception extrême de l’« effet impératif » du règlement Bruxelles I bis, de donner effet aux accords d’élection de for en faveur des juridictions d’États tiers, cela donnerait lieu à une limitation grave et, selon moi, injustifiable de cette liberté (124). Par conséquent, cette interprétation ne saurait être adoptée par la Cour (125).
132. Deuxièmement, cette interprétation irait également à l’encontre des objectifs généraux du régime de Bruxelles. En particulier, il me semble qu’obliger les juridictions des États membres, lorsqu’elles sont compétentes en vertu des règles du règlement Bruxelles I bis, à statuer sur la validité de titres de propriété de biens situés sur les territoires d’États tiers, ou de brevets d’États tiers (et ainsi de suite), ou de litiges couverts par des accords d’élection de for désignant les juridictions d’États tiers, contribuerait difficilement à la sécurité juridique que ce règlement cherche à atteindre en matière de compétence.
133. Cela est évident, en particulier, en ce qui concerne les accords d’élection de for. Les parties s’attendent à ce que seules les juridictions qu’elles ont choisies connaissent de leur éventuel litige. Qu’une juridiction d’un certain État membre pourrait être tenue de statuer nonobstant un tel accord ruinerait ces attentes.
134. En outre, comme le fait valoir Electrolux, une telle solution contribuerait difficilement à une bonne administration de la justice. En effet, tandis que les décisions que les juridictions des États membres rendraient sur de tels litiges seraient considérées comme valables dans l’Union, elles seraient très probablement ignorées dans les États tiers en question (précisément parce qu’elles empiètent sur un domaine relevant de la souveraineté ou parce qu’elles ont été rendues en violation d’un accord d’élection de for) (126). À l’évidence, une décision sur la validité d’un titre de propriété ou d’un brevet n’a que peu de valeur si elle ne peut être exécutée dans l’État où la propriété est située ou celui où le brevet est enregistré. S’agissant d’une décision rendue en violation d’un accord d’élection de for, tandis que le demandeur peut trouver un certain avantage stratégique à engager une procédure dans l’État membre sur le territoire duquel le défendeur est domicilié (puisque, en général, les actifs de celui-ci sont situés dans cet État), rien n’empêcherait, parce que le jugement serait privé d’effet dans l’État tiers initialement choisi, que le même litige soit encore jugé dans ce dernier État à l’initiative de l’autre partie. En outre, dans tous ces scénarios, il se peut que des décisions inconciliables finissent par être rendues par les juridictions d’un État membre et d’un État tiers sur le même litige.
3) Les conventions internationales n’apportent pas de réponse globale
135. Le gouvernement français et la Commission observent que, en l’absence de dispositions spécifiques dans le règlement Bruxelles I bis, une solution aux objections exprimées ci-dessus peut être trouvée dans les conventions internationales relatives à la compétence en matière civile, qui lient l’Union et ses membres. À certaines conditions (127), ces conventions priment le régime de Bruxelles. Lorsque ces conventions sont applicables, la compétence des juridictions des États membres est régie par leurs règles à la place de celles dudit régime. Les deux principaux instruments (128) à cet égard sont la convention de Lugano II et la convention de La Haye du 30 juin 2005 sur les accords d’élection de for (129). La première contient des dispositions équivalentes aux articles 24 et 25 du règlement Bruxelles I bis. La seconde impose l’application, par les juridictions des parties contractantes, des accords exclusifs d’élection de for.
136. Certes, ces conventions internationales apportent une solution idéale aux questions examinées ci-dessus. Elles garantissent que les juridictions des États membres respectent les droits et les intérêts des États tiers impliqués, ainsi que ceux des parties privées désireuses de confier leurs litiges aux juridictions de certains États tiers. Elles garantissent également la réciprocité par les États concernés, ainsi que la reconnaissance et l’exécution, dans toutes les parties contractantes, des décisions rendues par les juridictions de leurs homologues.
137. Toutefois, la solution ainsi apportée est inévitablement (très) partielle. Par nature, ces conventions ne priment le régime de Bruxelles que dans les cas où l’État tiers concerné par le litige ou dont les juridictions ont été désignées par un accord d’élection de for est partie à la convention en question (130). À cet égard, par exemple, la convention de Lugano II ne lie, outre les États membres, que les États de l’Association européenne de libre-échange et la Confédération suisse. Elle n’offre aucune solution lorsque le brevet en cause est, comme en l’espèce, enregistré en Turquie. De même, à ce jour, seule une poignée d’États tiers sont liés par la convention de La Haye (131). Ainsi, ce n’est que dans certaines situations que de telles conventions apportent une solution aux questions examinées ci-dessus.
138. À l’évidence, plus les États tiers seront nombreux à participer à de telles conventions internationales avec l’Union, en particulier la convention de La Haye, plus ces conventions deviendront pertinentes dans les litiges internationaux et contribueront à la sécurité dans ce domaine. Néanmoins, d’un point de vue pragmatique, jamais tous les États tiers du monde ou la quasi-majorité d’entre eux n’y participeront. Ainsi, les solutions multilatérales n’atténuent pas (et n’atténueront jamais) la nécessité de solutions unilatérales solides dans le cadre du régime de Bruxelles. L’obligation pour les juridictions des États membres de statuer sur des litiges étroitement liés à des États tiers ne fait pas partie de ces solutions.
4) La prétendue « intention claire » du législateur de l’Union
139. BSH, le gouvernement français et la Commission soutiennent toutefois, ou du moins laissent entendre, que « l’intention claire » du législateur de l’Union, lors de l’adoption du règlement Bruxelles I bis, était que les juridictions des États membres, lorsqu’elles sont compétentes en vertu de cet instrument, soient tenues de connaître des litiges fortement liés à des États tiers, sauf lorsque les articles 33 et 34 de ce règlement s’appliquent. Le gouvernement français, tout en étant bien conscient des lacunes de cette solution, énumérées ci-dessus, et donc insatisfait du résultat, soutient qu’il n’appartient pas à la Cour de corriger la volonté du législateur par voie d’interprétation.
140. Je ne peux qu’être d’accord avec l’idée générale qui sous-tend cette objection. Néanmoins, je ne pense pas qu’elle soit pertinente en l’espèce.
141. Premièrement, comme l’avocat général Bobek dans ses conclusions dans l’affaire BV (132), je suis d’avis que l’intention du législateur de l’Union n’est, en principe, concluante que lorsqu’elle est clairement exprimée dans la législation adoptée. Comme cela a été expliqué, entre autres, au point 118 des présentes conclusions, ce n’est pas le cas en l’espèce. Si la volonté du législateur était celle expliquée par le gouvernement français et la Commission, il aurait eu amplement l’occasion de l’indiquer, à tout le moins, dans un considérant spécifique du règlement Bruxelles I bis.
142. Deuxièmement, s’agissant de ce qui s’est passé au cours du processus législatif qui a conduit à l’adoption de ce règlement, je partage également l’opinion de l’avocat général Bobek selon laquelle, de manière générale, la Cour devrait éviter d’entreprendre « une fouille quasi archéologique » des travaux préparatoires d’un instrument et de se sentir liée par des événements, des idées et des intentions qu’elle (re)découvre de cette manière, en particulier parce qu’un tel exercice ne fait généralement pas apparaître une image claire, mais une image complexe et floue (133). C’est précisément le cas en l’espèce.
143. Comme le soulignent le gouvernement français et la Commission, il ressort clairement des travaux préparatoires pertinents que le législateur de l’Union était conscient de la question entourant l’application du régime de Bruxelles aux situations « externes » (134). En outre, alors que la proposition initiale de la Commission ne contenait qu’une nouvelle disposition sur les procédures concurrentes, des propositions visant à inclure des règles prévoyant un pouvoir d’appréciation pour se dessaisir en cas d’objet étroitement lié à un État tiers ou d’accord d’élection de for désignant des juridictions d’un État tiers ont été avancées à plusieurs étapes du processus législatif, tant devant le Parlement européen (135) que devant le Conseil, notamment par les délégations de la France et du Royaume-Uni (136). Manifestement, ces propositions ont été rejetées par le législateur, puisque seules les règles relatives aux procédures concurrentes ont été conservées dans le texte final (lesquelles sont devenues les articles 33 et 34 du règlement Bruxelles I bis).
144. Il ne faut cependant tirer aucune conclusion hâtive. Il n’y a, dans les documents accessibles au public, que peu d’explications (voire aucune) sur les raisons pour lesquelles le législateur de l’Union a rejeté ces propositions (137)ou, aspect le plus important aux fins de la présente affaire, sur les conséquences que l’absence de telles règles spécifiques dans le régime de Bruxelles devrait, selon lui, avoir sur la compétence des juridictions des États membres en ce qui concerne les litiges étroitement liés à des États tiers. En particulier, je n’ai trouvé aucune indication, et encore moins de déclaration claire, de ce que le législateur aurait voulu, en n’ajoutant pas de telles règles, priver les juridictions des États membres de la possibilité de se dessaisir. En fait, le seul document interne du Conseil que j’ai pu trouver et qui aborde les propositions des gouvernements français et du Royaume-Uni de manière substantielle est une note de la délégation allemande, qui indique le contraire. Dans ce document, cette délégation déclare s’opposer à ces propositions, mais, de manière cruciale, au motif que « le règlement Bruxelles I ne règle pas de manière complète la compétence internationale des juridictions des États membres vis-à-vis des juridictions des États tiers » et que, par conséquent, il faut, en particulier, que « continue à revenir au droit national des États membres de régler de manière indépendante l’effet d’une convention attributive de compétence aux juridictions d’un État tiers » (138). Cette explication fait écho à l’arrêt CoreckMaritime, examiné au point 121 des présentes conclusions (139).
145. En outre, le refus du législateur d’ajouter de telles règles, à l’exception des articles 33 et 34 du règlement Bruxelles I bis, doit, à mon avis, être considéré dans son contexte. Je rappelle que l’intention initiale de la Commission, par sa proposition législative, était de procéder à une « internationalisation » complète du régime de Bruxelles en l’étendant aux défendeurs domiciliés dans des États tiers (140). Toutefois, le législateur a rejeté cette idée, notamment en raison de l’impact qu’une telle extension pourrait avoir sur les relations de l’Union avec ses partenaires internationaux et des difficultés que les parties au litige rencontreraient pour faire reconnaître à l’étranger les décisions rendues par les juridictions des États membres. Dans ce contexte, il semble que le législateur n’ait pas voulu imposer une solution globale aux questions des litiges étroitement liés à des États tiers. Il a plutôt souhaité traiter la question a minima, en ne réglementant que les procédures concurrentes et en laissant le surplus au droit national (pour le moment) (141).
146. Enfin, et en toute hypothèse, je ne pense pas qu’il ait jamais été du ressort du législateur de l’Union d’obliger les juridictions d’un État membre à statuer sur des questions empiétant sur les droits et intérêts souverains d’États tiers, ou d’exiger de ces juridictions qu’elles ne donnent pas suite, de manière générale, aux accords d’élection de for désignant un tel État. Manifestement, le droit international public et l’article 16 de la Charte, en tant que normes supérieures, encadrent le pouvoir d’appréciation du législateur lorsqu’il adopte un instrument de droit dérivé de l’Union, tel que le règlement Bruxelles I bis. J’ai expliqué, aux points 128 et 131 des présentes conclusions, pourquoi une telle solution serait incompatible avec ces normes supérieures. Dès lors, tandis que le législateur pouvait légitimement choisir d’ajouter, dans cet instrument, des règles régissant les conditions dans lesquelles une juridiction d’un État membre peut se dessaisir au profit des juridictions d’un État tiers dans ces situations, ou choisir de ne pas ajouter de telles règles, l’implication de ce dernier choix ne saurait aucunement être celle que soutiennent le gouvernement français et la Commission.
d) Les juridictions des États membres peuvent refuser de connaître de tels litiges lorsqu’ils « reflètent » le système du règlement
147. Avec Electrolux, je suis d’avis que, tandis que les juridictions d’un État membre peuvent être compétentes, en vertu des règles du règlement Bruxelles I bis, pour connaître des litiges dont l’objet est étroitement lié à des États tiers ou est couvert par un accord exclusif d’élection de for désignant leurs juridictions, ce règlement leur permet de se dessaisir de l’affaire. C’est, tout simplement, la seule réponse rationnelle, qui permet d’atteindre l’objectif de cet instrument et d’assurer sa cohérence avec les normes supérieures.
148. Pour ces litiges particuliers, une dérogation implicite à l’effet impératif de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement doit être reconnue. Comme cet instrument ne contient pas (encore) de dispositions conférant aux juridictions des États membres le pouvoir de se dessaisir dans de tels scénarios, cela signifie que ce silence doit être interprété en ce sens qu’il permet à ces juridictions de le faire sur la base de leur droit national. C’est ce que la Cour a laissé entendre dans l’arrêt Coreck Maritime.
149. Cela étant dit, les juridictions des États membres ne disposent pas d’un pouvoir d’appréciation absolu pour se dessaisir, sur la base de leur droit national, de ces litiges (comme ce dernier arrêt, lu isolément, pourrait le laisser entendre). Comme l’a expliqué Droz il y a longtemps, et comme l’ont confirmé depuis lors l’écrasante majorité des juridictions (142) et des auteurs de doctrine (143) qui se sont penchés sur la question, les juridictions des États membres ne peuvent le faire que si cela « reflète » le système établi dans le règlement Bruxelles I bis. En particulier, elles peuvent le faire dans les cas où, s’il y avait eu un lien similaire avec un État membre, la juridiction aurait dû se dessaisir en vertu des articles 24 et 25 de ce règlement (144).
150. Cette exigence tenant au « caractère réflexe » implique, en premier lieu, qu’une juridiction d’un État membre ne peut refuser d’exercer sa compétence sur un litige lié à un État tiers que lorsque la matière faisant l’objet du litige relève du champ d’application matériel de l’une des règles de compétence exclusive prévues à l’article 24 (145), ou que lorsque cette juridiction est saisie nonobstant un accord d’élection de for qui remplit les conditions prévues à l’article 25 (de sorte que, dans un litige « intra-Union » similaire, l’un ou l’autre de ces articles aurait été applicable) (146). Deuxièmement, en ce qui concerne ces accords, à la suite de l’arrêt Mahamdia, le « caractère réflexe » implique qu’une telle façon de procéder ne devrait être suivie que lorsque les limites imposées à leurs effets dans les litiges « intra-Union » sont respectées. Une juridiction d’un État membre ne saurait donner effet à un tel accord lorsque le litige relève de la compétence exclusive des juridictions d’un autre État membre ou lorsque cet accord ne respecte pas les dispositions du règlement qui protègent les parties les plus faibles (preneur d’assurance, consommateur ou travailleur) (147).
151. Une telle exigence tenant au « caractère réflexe » est à la fois logique et cruciale. En effet, si une juridiction peut se dessaisir dans une situation « externe » lorsque, en vertu de l’article 24 ou de l’article 25 du règlement Bruxelles I bis, elle aurait dû le faire si la situation avait été « intra-Union », la cohérence du régime de Bruxelles est assurée. Cela permet également la réalisation des objectifs poursuivis au titre de ces dispositions dans les deux cas. En revanche, il n’y aurait aucune raison pour que les situations « externes » soient traitées plus favorablement que les litiges « intra-Union ». Si le droit de l’Union n’encadrait pas les compétences des juridictions nationales, les règles primordiales qui confèrent une compétence exclusive aux États membres, ou qui protègent les parties les plus faibles, pourraient aisément être contournées par les entreprises par la simple insertion d’accords d’élection de for d’États tiers dans leurs contrats. Ces règles perdraient ainsi une grande partie de leur efficacité (148).
152. Lorsque ces conditions sont remplies, l’exigence tenant au « caractère réflexe » ne va pas jusqu’à imposer à une juridiction d’un État membre de se dessaisir de la manière imposée par l’article 24 ou l’article 25 du règlement dans les cas auxquels ils s’appliquent directement, c’est-à-dire automatiquement. J’ai expliqué au point 110 des présentes conclusions pourquoi cela ne peut être le cas : un risque de déni de justice pourrait en résulter, en violation de l’article 47 de la Charte. Par conséquent, cette juridiction doit se voir accorder un pouvoir d’appréciation limité, afin de vérifier que i) les juridictions des États tiers concernées ont effectivement une compétence exclusive en vertu de leurs propres règles de droit international privé et ii) ces parties peuvent y obtenir un recours effectif. Si ce n’est pas le cas, la juridiction de l’État membre saisie ne doit pas se dessaisir ; elle devrait le faire dans le scénario inverse. Lorsque la question n’est pas claire, elle doit surseoir à statuer jusqu’à ce que les parties aient saisi la juridiction de l’État tiers en question et qu’il soit clair que cette juridiction statuera sur l’affaire, dans le cadre d’une procédure qui offre des garanties d’un procès équitable (149).
153. Dans l’affaire au principal, il résulte des considérations qui précèdent que, tandis que l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis ne s’applique pas directement à la question de la validité du brevet turc, qui est contestée par Electrolux par voie d’exception, cette disposition peut avoir un « effet réflexe » sur la compétence des juridictions suédoises. Cela signifie que ces juridictions peuvent utiliser les pouvoirs dont elles disposent en vertu de leur droit national pour refuser de statuer sur cette question et surseoir à statuer jusqu’à ce que les juridictions turques déterminent la validité de ce brevet, dans les conditions expliquées ci-dessus.
154. Contrairement à ce que laisse entendre le gouvernement français, la reconnaissance d’une telle dérogation implicite à l’effet impératif de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis n’est pas contra legem ou, pour l’exprimer autrement, ne « réécrit » pas ce règlement. Cette solution n’impose pas à la Cour de s’écarter du libellé qui, je le rappelle, est muet sur la question examinée et donc susceptible de faire l’objet d’une telle interprétation téléologique et cohérente. Cela pourrait plutôt inciter le législateur de l’Union à aborder la question lorsqu’il révise cet instrument.
155. Reconnaître une telle place (limitée) au droit national n’implique pas non plus d’opérer un revirement par rapport à l’arrêt Owusu, malgré ce que BSH et la Commission soutiennent. Je rappelle que la Cour a spécifiquement exclu de son analyse l’hypothèse de litiges étroitement liés à des États tiers ou d’accords d’élection de for en faveur de juridictions d’États tiers. Par conséquent, elle peut parfaitement bien reconnaître une exception, adaptée à ces situations, à sa déclaration apparemment sans réserves sur l’effet impératif de l’(actuel) article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis (150). En outre, cela permet de concilier cet arrêt avec l’arrêt CoreckMaritime. En effet, l’interprétation suggérée dans les présentes conclusions a l’avantage non négligeable de concilier toutes les décisions relatives à la question examinée (de la plus ancienne, l’arrêt CoreckMaritime, à la plus récente, l’arrêt IRnova), alors que toute autre interprétation obligerait la Cour à s’écarter de certains de ces précédents.
156. Ces parties intervenantes rétorquent néanmoins que si les juridictions des États membres étaient autorisées à se dessaisir dans les scénarios en cause, au titre des pouvoirs qui leur sont réservés en vertu de leur droit national, cela serait contraire, sinon à la lettre, du moins à la logique de l’arrêt Owusu. En effet, une telle solution créerait les mêmes problèmes que l’exception du forum non conveniens.
157. Selon moi, la comparaison ne résiste pas à un examen approfondi.
158. L’application de l’exception du forum non conveniens, en cause dans l’arrêt Owusu, aurait donné aux juridictions de l’État membre un large pouvoir d’appréciation pour ne pas exercer leur compétence dans tout litige « externe », en se fondant sur le caractère approprié du for, en tenant compte d’un large éventail de facteurs. Une telle approche flexible, au cas par cas, était en totale contradiction avec l’esprit du régime de Bruxelles, fondé sur des règles clairement définies. Elle aurait gravement affecté la prévisibilité de la compétence au titre de ce régime, ce qui, à son tour, aurait porté atteinte au principe de sécurité juridique et à la protection juridique des personnes établies dans l’Union (étant donné que le défendeur n’aurait pas été en mesure de prévoir raisonnablement où il pourrait finir par être attrait, et que le demandeur n’aurait eu aucune garantie que la juridiction saisie, bien qu’elle ait été désignée par ce régime, connaisse effectivement de l’affaire). Enfin, l’application uniforme de ce régime dans les États membres aurait été affectée, dans la mesure où cette exception n’est reconnue que dans quelques-uns d’entre eux (151).
159. En revanche, ici, je propose de reconnaître une marge d’appréciation étroite aux juridictions des États membres pour se dessaisir dans des circonstances spécifiques lorsque, et dans la mesure où, cela « reflète » les solutions applicables en vertu des articles 24 et 25 du règlement Bruxelles I bis. Ainsi, les motifs pour lesquels une juridiction d’un État membre peut agir de la sorte (compétence exclusive d’un État tiers et accord d’élection de for en faveur des juridictions de ce dernier) sont limités et précis, contrairement à l’exception du forum non conveniens. Par conséquent, la reconnaissance d’une telle marge d’appréciation ne donne pas lieu au type d’incertitude que l’application de cette exception aurait créée. Le régime de Bruxelles admet qu’il soit accordé aux juridictions un pouvoir d’appréciation limité lorsque cela en sert les objectifs (152). C’est le cas ici.
160. Un tel pouvoir d’appréciation n’affecte pas la prévisibilité de la compétence. Un demandeur raisonnablement bien informé peut prévoir qu’il devrait attraire le défendeur, et un défendeur qu’il pourrait être attrait, en relation avec les objets envisagés à l’article24, devant les juridictions de l’État tiers concerné. Il ne pourrait également guère être surprenant pour ces parties au litige que les procédures doivent être portées devant les juridictions désignées dans un accord préalable qu’ils ont conclu. En fait, cette solution renforce la prévisibilité de la compétence étant donné qu’elle contribue au traitement comparable des litiges similaires « intra-Union » et « externes ».
161. Elle renforce également la sécurité juridique étant donné qu’elle permet aux juridictions des États membres, en particulier, de donner effet à des accords conçus en vue de l’assurer. La protection juridique des personnes établies dans l’Union est également renforcée. Cela évite au défendeur de devoir faire face, devant les juridictions de son État membre, à des procédures qui aboutiraient à des décisions inutiles ou qui seraient abusivement engagées en violation d’un tel accord. La protection juridique du demandeur est également assurée, puisqu’il sera toujours en mesure d’engager une procédure devant les juridictions des États membres s’il n’a pas pu obtenir justice devant les juridictions de l’État tiers concernées.
162. Enfin, en ce qui concerne l’application uniforme des règles du règlement Bruxelles I bis dans les États membres, j’observe que, là où quelques États membres ont appliqué l’exception du forum non conveniens, il est largement reconnu, dans ces États, que les juridictions ne devraient pas connaître de procédures relatives à des litiges dont l’objet est étroitement lié à un État tiers, et que les conventions attributives de compétence désignant des juridictions étrangères devraient en principe être appliquées (153). Ainsi, les juridictions de tous les États membres ont généralement le pouvoir, en vertu de leur droit national, de se dessaisir dans de telles circonstances. Tandis que les conditions précises dans lesquelles elles le font pourraient, en principe, varier d’un État membre à l’autre, je rappelle que le droit de l’Union encadre le droit national de manière assez significative, comme cela a été expliqué aux points 150 et 152 des présentes conclusions, ce qui garantit qu’une telle solution soit appliquée par les juridictions des États membres d’une manière suffisamment cohérente.
V. Conclusion
163. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le Svea hovrätt (cour d’appel siégeant à Stockholm, Suède) de la manière suivante :
1) L’article 24, point 4, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale,
doit être interprété en ce sens que :
lorsque les juridictions d’un État membre sont saisies d’une procédure relative à la contrefaçon d’un brevet enregistré dans un autre État membre et qu’une exception d’invalidité est soulevée par le supposé contrefacteur, ces juridictions ne sont pas compétentes pour statuer sur la question de la validité.
2) L’article 24, point 4, du règlement no 1215/2012
doit être interprété en ce sens que :
cette disposition ne s’applique pas en ce qui concerne la validité d’un brevet enregistré dans un État tiers. Toutefois, les juridictions des États membres, lorsqu’elles sont compétentes en vertu d’une autre règle de ce règlement, peuvent ne pas statuer sur cette question.