Language of document : ECLI:EU:C:2023:943

ORDONNANCE DE LA COUR (huitième chambre)

29 novembre 2023 (*)

« Demande d’autorisation de pratiquer une saisie-arrêt entre les mains de la Commission européenne »

Dans l’affaire C‑742/22 SA,

ayant pour objet une demande d’autorisation de pratiquer une saisie‑arrêt entre les mains de la Commission européenne, introduite le 30 novembre 2022,

Ntinos Ramon, représenté par Mes Ac. Dimitriadis, Al. Dimitriadis, C. Pogiatzis, dikigoroi, et M. P. Eleftheriadis, barrister,

partie requérante,

contre

Commission européenne, représentée par M. A. Bouchagiar, Mmes M. Heller et D. Schaffrin, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LA COUR (huitième chambre),

composée de MM. M. Safjan (rapporteur), faisant fonction de président de chambre, N. Jääskinen et M. Gavalec, juges,

avocat général : Mme T. Ćapeta,

greffier : M. A. Calot Escobar,

l’avocate générale entendue,

rend la présente

Ordonnance

1        Par sa requête, M. Ntinos Ramon demande à la Cour d’ordonner la levée de l’immunité de la Commission européenne, en vertu de l’article 1er du protocole (no 7) sur les privilèges et immunités de l’Union européenne, annexé aux traités UE, FUE et CEEA (JO 2016, C 202, p. 266, ci-après le « protocole sur les immunités »), ainsi que d’autoriser la signification et l’exécution de l’ordonnance interlocutoire de saisie entre les mains d’un tiers (Garnishee Order Nisi) de l’Eparchiako Dikastirio Ammochostou (tribunal de district de Famagouste, Chypre) du 23 juin 2022.

 Le cadre juridique

 Le protocole sur les immunités

2        Selon l’article 1er du protocole sur les immunités, « [l]es biens et avoirs de l’Union [européenne] ne peuvent être l’objet d’aucune mesure de contrainte administrative ou judiciaire sans une autorisation de la Cour de justice [de l’Union européenne] ».

 Le règlement IAP II

3        Les considérants 2, 6 et 7 du règlement (UE) no 231/2014 du Parlement européen et du Conseil, du 11 mars 2014, instituant un instrument d’aide de préadhésion (IAP II) (JO 2014, L 77, p. 11, ci-après le « règlement IAP II »), énoncent :

« (2)      Le règlement (CE) no 1085/2006 du Conseil[, du 17 juillet 2006, établissant un instrument d’aide de préadhésion (IAP) (JO 2006, L 210, p. 82),] étant arrivé à expiration le 31 décembre 2013 et afin d’améliorer l’efficacité de l’action extérieure de l’Union, il convient de maintenir un cadre pour la planification et la fourniture de l’aide extérieure pour la période allant de 2014 à 2020. [...]

[...]

(6)      Le Conseil européen a accordé le statut de pays candidat à l’Islande, au Monténégro, à l’ancienne République yougoslave de Macédoine, à la Turquie et à la Serbie. [...]

(7)      [...] L’aide devrait porter essentiellement sur un certain nombre de domaines d’action qui aideront les bénéficiaires mentionnés à l’annexe I à renforcer les institutions démocratiques et l’[É]tat de droit, à entreprendre une réforme du système judiciaire et de l’administration publique, à assurer le respect des droits fondamentaux et à promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes, la tolérance, l’inclusion sociale et la non-discrimination. [...] »

4        L’article 1er du règlement IAP II dispose :

« L’instrument d’aide de préadhésion pour la période allant de 2014 à 2020 (IAP II) aide les bénéficiaires mentionnés à l’annexe I à adopter et à mettre en œuvre les réformes politiques, institutionnelles, juridiques, administratives, sociales et économiques requises pour que ces bénéficiaires se conforment aux valeurs de l’Union et s’alignent progressivement sur les règles, normes, politiques et pratiques de l’Union en vue de leur adhésion à celle-ci.

Par cette aide, l’IAP II contribue à la stabilité, à la sécurité et à la prospérité des bénéficiaires mentionnés à l’annexe I. »

5        L’article 7, paragraphe 1, du règlement IAP II prévoit :

« L’aide fournie par l’Union au titre du présent règlement est mise en œuvre directement, indirectement ou dans le cadre d’une gestion partagée, par le biais des programmes et mesures visés aux articles 2 et 3 du règlement (UE) no 236/2014 [du Parlement européen et du Conseil, du 11 mars 2014, énonçant des règles et des modalités communes pour la mise en œuvre des instruments de l’Union pour le financement de l’action extérieure (JO 2014, L 77, p. 95)], et conformément à des règles spécifiques fixant des conditions uniformes pour l’application du présent règlement, en particulier en ce qui concerne les structures et procédures de gestion, que la Commission adopte conformément à l’article 13 du présent règlement. En règle générale, la mise en œuvre prend la forme de programmes annuels ou pluriannuels, nationaux ou multinationaux, ainsi que de programmes de coopération transfrontière, établis conformément aux documents de stratégie visés à l’article 6 et élaborés par les bénéficiaires mentionnés à l’annexe I du présent règlement et/ou la Commission, selon le cas. »

 Les faits à l’origine du litige

6        À l’appui de sa demande, le requérant se réfère à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 22 septembre 2009, Ramon c. Turquie (CE:ECHR:2009:0922JUD002909295), par lequel cette dernière a constaté une violation de l’article 1er du protocole no 1 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et a invité les parties à trouver un accord sur la réparation du préjudice subi par le requérant.

7        En l’absence d’accord, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un nouvel arrêt, le 26 octobre 2010, Ramon c. Turquie (CE:ECHR:2010:1026JUD002909295), condamnant la République de Turquie à verser au requérant la somme de 450 000 euros ainsi que 8 000 euros au titre des dépens. Ces deux arrêts sont devenus définitifs, conformément à l’article 44, paragraphe 2, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

8        La République de Turquie n’ayant, selon le requérant, versé aucune somme au titre desdits arrêts, ce dernier fait état d’une somme due s’élevant à 622 114,52 euros.

9        Le 9 septembre 2019, le requérant a introduit devant la Cour une demande d’autorisation de pratiquer une saisie-arrêt entre les mains de la Commission sur une somme que l’Union devrait verser à la République de Turquie. Il a fait valoir à cet égard qu’une somme de 624,9 millions d’euros était destinée à la République de Turquie au titre du règlement IAP II, dans le cadre de la défense et de la promotion des droits de l’homme, et que le montant qu’il sollicitait ne représentait qu’une faible part de cette somme.

10      Par ordonnance du 9 septembre 2020, Ramon/Commission (C‑675/19 SA, EU:C:2020:683), la Cour a rejeté cette demande. En effet, celle-ci a constaté que les fonds visés par le requérant ne donnaient lieu à aucune créance certaine, liquide et exigible de la République de Turquie sur l’Union pouvant permettre une saisie-arrêt. La Cour en a déduit que l’analyse de la mesure demandée et des conséquences de celle-ci sur le fonctionnement et l’indépendance de l’Union ne saurait être effectuée de manière hypothétique, sans aucun rapport avec une dette déterminée de l’Union.

11      Par la présente demande, le requérant fait valoir que les lacunes de sa première demande, ayant donné lieu à l’ordonnance citée au point précédent, ont été comblées et qu’il est en mesure d’établir que la République de Turquie détient désormais des créances certaines, liquides et exigibles sur l’Union.

 Les conclusions des parties

12      Par sa requête, le requérant demande à la Cour :

–        d’ordonner la levée de l’immunité de la Commission, en vertu de l’article 1er du protocole sur les immunités ainsi que d’autoriser la signification et l’exécution de l’ordonnance interlocutoire de saisie entre les mains d’un tiers du 23 juin 2022 ;

–        d’ordonner tout remède qu’elle jugera juste et équitable, et

–        de condamner la Commission aux dépens.

13      La Commission demande à la Cour :

–        de rejeter la demande du requérant et

–        de condamner le requérant aux dépens.

 Sur la demande

 Argumentation des parties

14      À l’appui de sa demande, le requérant soutient que celle-ci porte sur des fonds certains, liquides et immédiatement exigibles, pour le versement desquels l’Union se serait déjà légalement engagée vis-à-vis de la République de Turquie, sur le fondement de l’instrument d’aide de préadhésion (IAP II) et des conventions de financement UE-Turquie pour les années 2018 à 2020.

15      Par ailleurs, le requérant fait valoir qu’une saisie des éventuelles créances de la République de Turquie serait conforme aux objectifs poursuivis par l’aide de préadhésion accordée à ce pays. En effet, ces objectifs seraient définis aux articles 1er et 2 du règlement IAP II comme étant l’alignement des pays candidats à l’adhésion à l’Union sur les valeurs et les pratiques européennes, telles que la stricte protection de l’État de droit et le respect des droits de l’homme. Les créances du requérant vis-à-vis de la République de Turquie trouvant leur origine dans une violation des droits de l’homme commise par ce pays, une saisie des créances de la République de Turquie aurait pour effet de faciliter le respect des droits de l’homme par cette dernière.

16      Dans ce contexte, il conviendrait, selon le requérant, de distinguer une aide de préadhésion, comme celle destinée à la République de Turquie, d’une aide au développement. En effet, l’aide de préadhésion accordée à la République de Turquie poursuivrait un tout autre objectif qu’une aide au développement, dès lors que ce pays connaîtrait déjà un niveau de développement économique différent de celui d’un pays destinataire d’une aide au développement. Dans cette optique, il estime que l’affaire ayant donné lieu à l’ordonnance du 29 mai 2001, Cotecna Inspection/Commission (C‑1/00 SA, EU:C:2001:296), par laquelle la Cour a rejeté la demande de levée de l’immunité de la Commission, n’est pas comparable à la présente affaire, dans la mesure où elle concernait précisément une aide au développement économique et non pas une aide de préadhésion.

17      En outre, le requérant soutient que la levée de l’immunité de la Commission ne suspendra pas les programmes en cause. En effet, la présente affaire serait à distinguer de l’affaire ayant donné lieu à l’ordonnance du 14 décembre 2004, Tertir-Terminais de Portugal/Commission (C‑1/04 SA, EU:C:2004:803, points 21 et 22). Dans cette dernière affaire, la Cour aurait rejeté la demande de levée de l’immunité de la Commission pour des sommes dues à la République de Guinée-Bissau à titre de contrepartie financière dans le domaine de la pêche, au motif que, si cette demande avait été acceptée, ce pays aurait suspendu l’accord de pêche et empêché la conclusion d’accords similaires avec d’autres pays en développement. Or, ces motifs ne seraient pas valables en l’espèce dans la mesure où le mécanisme d’aide de préadhésion est fondé sur l’exécution des programmes en cause à l’initiative de la République de Turquie. Dès lors que ce dernier pays se serait engagé à avancer les fonds des actions financées par ces programmes et à se faire rembourser ultérieurement par l’instrument IAP II, une diminution minime du financement accordé par l’Union, du fait de la saisie demandée, ne saurait conduire à annuler les programmes du gouvernement turc, qui, en tout état de cause, ne serait pas sans ressources.

18      La Commission fait, en substance, valoir que, dans le cas d’espèce, une autorisation de saisie-arrêt affecterait la capacité de l’Union à mettre en œuvre en Turquie les programmes et les mesures établis dans le cadre de la politique d’élargissement, dès lors qu’elle exigerait l’utilisation de fonds qu’il est prévu d’allouer à ces programmes et à ces mesures, ce qui rendrait impossible leur exécution par l’Union.

19      Par ailleurs, le niveau de développement économique d’un pays bénéficiant d’une aide au titre de divers programmes de l’Union serait sans incidence sur l’examen d’une demande de levée d’immunité au titre de l’article 1er du protocole sur les immunités. Partant, la circonstance que la République de Turquie dans la présente affaire et la République de Djibouti, en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’ordonnance du 29 mai 2001, Cotecna Inspection/Commission (C‑1/00 SA, EU:C:2001:296), présenteraient des niveaux de développement économique différents ne permettrait pas de distinguer ces deux affaires.

20      Plus fondamentalement, l’objectif de promotion et de défense des droits de l’homme en Turquie n’impliquerait pas de donner satisfaction à des intérêts particuliers au moyen de mesures de contrainte demandées au titre de l’application d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme à l’encontre de la République de Turquie. Conformément à l’ordonnance du 29 mai 2001, Cotecna Inspection/Commission (C‑1/00 SA, EU:C:2001:296, point 16), de tels intérêts particuliers, bien que légitimes, seraient totalement étrangers à la politique d’élargissement de l’Union.

21      Dans le cas contraire, une paralysie de cette politique s’ensuivrait, ce qui compromettrait globalement la réussite de ladite politique d’élargissement et, en particulier, la réalisation des objectifs de l’IAP II, tels que décrits aux articles 1er et 2 du règlement IAP II.

 Appréciation de la Cour

22      Il convient de rappeler que, en vertu de l’article 1er du protocole sur les immunités, « [l]es biens et avoirs de l’Union ne peuvent être l’objet d’aucune mesure de contrainte [...] judiciaire sans une autorisation de la Cour [...] ».

23      Il est de jurisprudence constante que cette disposition a pour but d’éviter que ne soient apportées des entraves au fonctionnement et à l’indépendance de l’Union (ordonnance du 29 juin 2021, Moro e.a./Commission, C‑593/20 SA, EU:C:2021:535, point 14 ainsi que jurisprudence citée).

24      La Cour a jugé qu’une telle immunité n’est pas absolue, dès lors qu’une mesure de contrainte peut être ordonnée lorsqu’elle ne risque pas d’entraver le fonctionnement de l’Union (ordonnance du 29 juin 2021, Moro e.a./Commission, C‑593/20 SA, EU:C:2021:535, point 15 ainsi que jurisprudence citée).

25      Il résulte d’une jurisprudence constante de la Cour que le fonctionnement de l’Union peut être entravé par des mesures de contrainte qui affectent le financement des politiques communes ou la mise en œuvre de programmes d’action établis par l’Union (ordonnance du 29 juin 2021, Moro e.a./Commission, C‑593/20 SA, EU:C:2021:535, point 16 ainsi que jurisprudence citée).

26      En l’espèce et même à supposer que des créances pouvant être considérées comme étant certaines, liquides et exigibles existent, la mise en œuvre de la saisie-arrêt serait non seulement de nature à remettre en cause une partie de la politique d’aide menée par l’Union en faveur des pays candidats à l’adhésion, tels que la République de Turquie, mais risquerait également de nuire aux relations que l’Union entretient avec ce pays et, de manière générale, avec l’ensemble de ces pays candidats (voir, en ce sens, ordonnance du 29 juin 2021, Moro e.a./Commission, C‑593/20 SA, EU:C:2021:535, point 17 ainsi que jurisprudence citée).

27      En outre, l’autorisation d’une saisie-arrêt dans le cas d’espèce aurait pour conséquence d’affecter à des intérêts particuliers, qui, tout en étant légitimes, sont étrangers à ladite politique d’aide, des fonds destinés par l’Union à cette politique (voir, en ce sens, ordonnance du 29 juin 2021, Moro e.a./Commission, C‑593/20 SA, EU:C:2021:535, point 18 ainsi que jurisprudence citée).

28      Les éléments exposés aux points 26 et 27 de la présente ordonnance étant suffisants pour considérer que l’autorisation d’une saisie-arrêt serait, en tout état de cause, de nature à entraver le bon fonctionnement de l’Union, il y a lieu de rejeter la demande présentée par le requérant.

 Sur les dépens

29      Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation du requérant et celui-ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens.

Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) ordonne :

1)      La demande est rejetée.

2)      M. Ntinos Ramon est condamné aux dépens.

Signatures


*      Langue de procédure : le grec.