Language of document : ECLI:EU:C:2024:310

Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE

MME JULIANE KOKOTT

présentées le 11 avril 2024 (1)

Affaire C709/22

Syndyk Masy Upadłości A

contre

Dyrektor Izby Administracji Skarbowej we Wrocławiu

en présence de :

Rzecznik Małych i Średnich Przedsiębiorców

(demande de décision préjudicielle formée par le Wojewódzki Sąd Administracyjny we Wrocławiu [tribunal administratif de voïvodie de Wrocław, Pologne])

« Renvoi préjudiciel – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée – Directive 2006/112/CE – Lutte contre la fraude à la TVA – Mesure particulière – Mécanisme de paiement scindé – Compte TVA de l’assujetti failli – Transfert des fonds réunis sur le compte TVA de l’assujetti failli à la demande de l’administrateur d’insolvabilité – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Article 17, paragraphe 1 – Droit fondamental de propriété – Article 51, paragraphe 1 – Mise en œuvre du droit de l’Union »






I.      Introduction

1.        La Pologne a mis en place, en 2019, un mécanisme spécial de « paiement scindé » (ci-après la « mesure particulière ») pour mieux lutter contre la fraude à la TVA. Ce mécanisme prévoit, en ce qui concerne certaines livraisons et prestations de services, que le prix dû au titre du droit civil est payé sur deux comptes distincts. Alors que le prix net est versé sur un compte bancaire ordinaire du fournisseur ou prestataire de services assujetti (ci-après l’« assujetti »), la TVA est versée sur un compte TVA séparé de l’assujetti, qui ne peut être utilisé que pour le paiement de dettes fiscales.

2.        La présente demande de décision préjudicielle porte sur les effets de cette mesure particulière en cas de faillite de l’assujetti : les autorités fiscales peuvent-elles refuser à l’administrateur d’insolvabilité l’accès aux fonds qui se trouvent sur le compte TVA de l’assujetti failli ?

3.        Une réponse négative s’imposera si la mesure particulière est déjà dans son principe incompatible avec le droit de l’Union, en particulier avec les dispositions de la directive 2006/112/CE relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la « directive TVA ») (2). Par ailleurs, le refus d’accès au compte sera également incompatible avec le droit de l’Union s’il porte atteinte de manière disproportionnée au droit fondamental de propriété du contribuable prévu à l’article 17, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »). Cela suppose toutefois que la mesure particulière mette en œuvre du droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte.

4.        Il convient également de déterminer si le droit de l’Union impose des exigences en ce qui concerne le rang de créances de TVA en cas de faillite de l’assujetti. Un accès prioritaire de l’État pourrait résulter du fait que la TVA collectée par l’assujetti auprès du consommateur est destinée avant tout à être transférée à l’État et n’est pas censée bénéficier aux autres créanciers de l’assujetti.

II.    Cadre juridique

A.      Droit de l’Union européenne

1.      La directive TVA

5.        L’article 168, sous a), de la directive TVA, relatif à la déduction de la taxe d’amont, est libellé comme suit :

« Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l’assujetti a le droit, dans l’État membre dans lequel il effectue ces opérations, de déduire du montant de la taxe dont il est redevable les montants suivants :

a)      la TVA due ou acquittée dans cet État membre pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront fournis par un autre assujetti ; »

6.        L’article 206 de la directive TVA concerne le paiement de la TVA :

« Tout assujetti qui est redevable de la taxe doit payer le montant net de la TVA lors du dépôt de la déclaration de TVA prévue à l’article 250. Toutefois, les États membres peuvent fixer une autre échéance pour le paiement de ce montant ou percevoir des acomptes provisionnels ».

7.        L’article 226 de la directive TVA donne une liste exhaustive des mentions qui doivent obligatoirement figurer sur les factures émises. L’indication que la TVA est payée sur un compte TVA distinct n’en fait pas partie.

8.        Conformément à l’article 273, premier alinéa, de la directive TVA, les États membres peuvent prévoir d’autres obligations qu’ils jugeraient nécessaires pour assurer l’exacte perception de la TVA et pour éviter la fraude, sous réserve du respect de l’égalité de traitement des opérations intérieures et des opérations effectuées entre États membres par des assujettis, et à condition que ces obligations ne donnent pas lieu dans les échanges entre les États membres à des formalités liées au passage d’une frontière.

9.        L’article 395, paragraphe 1, de la directive TVA concerne l’autorisation d’introduire des mesures particulières :

« 1)      Le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission, peut autoriser tout État membre à introduire des mesures particulières dérogatoires à la présente directive, afin de simplifier la perception de la taxe ou d’éviter certaines fraudes ou évasions fiscales.

Les mesures destinées à simplifier la perception de la taxe ne peuvent influer, sauf de façon négligeable, sur le montant global des recettes fiscales de l’État membre perçues au stade de la consommation finale. »

2.      Le règlement européen sur l’insolvabilité

10.      L’article 7 du règlement (UE) 2015/848 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relatif aux procédures d’insolvabilité (ci-après le « règlement européen sur l’insolvabilité ») (3) régit la question de la loi applicable aux procédures d’insolvabilité et à ses effets :

« 1.      Sauf disposition contraire du présent règlement, la loi applicable à la procédure d’insolvabilité et à ses effets est celle de l’État membre sur le territoire duquel cette procédure est ouverte (ci-après dénommé “État d’ouverture”).

2.      La loi de l’État d’ouverture détermine les conditions liées à l’ouverture, au déroulement et à la clôture de la procédure d’insolvabilité. Elle détermine notamment les éléments suivants :

i)      les règles régissant la distribution du produit de la réalisation des actifs, le rang des créances et les droits des créanciers qui ont été partiellement désintéressés après l’ouverture de la procédure d’insolvabilité en vertu d’un droit réel ou par l’effet d’une compensation ; … »

3.      La décision d’exécution 2019/310

11.      Les considérants 1 et 3 à 5 de la décision d’exécution (UE) 2019/310 autorisant la Pologne à introduire une mesure particulière dérogatoire à l’article 226 de la directive 2006/112/CE relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la « décision d’exécution 2019/310 ») (4) expliquent le contexte de ladite mesure :

« (1) Par lettre enregistrée à la Commission le 15 mai 2018, la Pologne a demandé l’autorisation d’introduire une mesure particulière dérogeant à l’article 226 de la directive 2006/112/CE en vue d’introduire un mécanisme de paiement scindé (ci-après dénommée “mesure”). La mesure particulière devrait imposer l’indication d’une mention particulière selon laquelle la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) doit être versée sur le compte TVA bloqué du fournisseur ou prestataire en ce qui concerne les factures émises pour des livraisons de biens ou prestations de services qui présentent un risque de fraude et relèvent généralement du mécanisme d’autoliquidation et de la responsabilité solidaire en Pologne. […]

(3) La Pologne a déjà pris de nombreuses mesures pour lutter contre la fraude. Elle a notamment introduit le mécanisme d’autoliquidation et de la responsabilité solidaire du fournisseur et de l’acquéreur, un dossier d’audit type, l’instauration de règles plus strictes pour l’immatriculation à la TVA et la radiation des assujettis, l’augmentation du nombre d’audits. Cependant, la Pologne estime, néanmoins, que ces mesures sont insuffisantes pour empêcher la fraude à la TVA.

(4) La Pologne est d’avis que l’application de la mesure particulière permettra d’éliminer la fraude à la TVA. Étant donné que, dans le cadre du mécanisme de paiement scindé, le montant de TVA déposé sur un compte TVA séparé d’un fournisseur (assujetti) ne peut être utilisé qu’à des fins limitées, à savoir le paiement de la TVA due à l’autorité fiscale ou le paiement de la TVA sur les factures reçues des fournisseurs ou prestataires, ce système offre de meilleures garanties que les autorités fiscales percevront intégralement le montant de TVA qui devrait être transféré par l’assujetti au Trésor public polonais.

(5) La Pologne a introduit le mécanisme facultatif de paiement scindé le 1er juillet 2018. Elle estime que dans des domaines particulièrement exposés à la fraude à la TVA, il est approprié d’introduire la mesure particulière. Ces domaines sont des secteurs de l’économie, tels que l’acier, la ferraille, l’électronique, l’or, les métaux non ferreux, les combustibles et les matières plastiques. Ces domaines sont généralement soumis au mécanisme d’autoliquidation et à la responsabilité du fournisseur et de l’acquéreur en Pologne. »

12.      L’article 1er de la décision d’exécution 2019/310 autorise la mesure en question :

« Par dérogation à l’article 226 de la directive 2006/112/CE, la Pologne est autorisée à introduire une mention particulière selon laquelle la TVA en ce qui concerne les factures émises pour les livraisons de biens et prestations de services énumérées à l’annexe de la présente décision, effectuées entre des assujettis, est versée sur un compte bancaire TVA séparé et bloqué du fournisseur ou prestataire ouvert en Pologne, lorsque les paiements relatifs à ces livraisons et prestations sont réalisés au moyen de virements bancaires électroniques. »

B.      Le droit polonais

1.      La loi sur la TVA

13.      L’article 106e, paragraphe 1, point 18a, de l’ustawa z dnia 11 marca 2004 r. o podatku od towarów i usług (loi polonaise du 11 mars 2004 relative à la taxe sur les biens et les services ; ci-après la « loi sur la TVA ») prévoit que les factures concernant la livraison des biens ou des services visés à l’annexe 15 de cette même loi au profit de l’assujetti, dont le montant total dû dépasse 15 000 zlotys polonais (PLN) ou son équivalent exprimé en devise étrangère, comportent la mention « mécanisme de paiement scindé ».

14.      En vertu de l’article 108a, paragraphe 1, de la loi sur la TVA, il est loisible aux assujettis ayant reçu une facture mentionnant le montant de la taxe d’utiliser le mécanisme de paiement scindé lors du paiement du montant dû indiqué sur la facture. Conformément à l’article 108a, paragraphe 1a, de la loi sur la TVA, lors du paiement pour l’achat des biens ou des services énumérés à l’annexe 15 de cette même loi, établi par une facture dont le montant total dû dépasse 15 000 PLN ou son équivalent exprimé en devise étrangère, les assujettis sont tenus d’utiliser le mécanisme de paiement scindé.

15.      Le directeur du centre des impôts, aux termes de l’article 108b, paragraphe 1, de la loi sur la TVA, autorise par décision, à la demande de l’assujetti, le transfert des fonds sur un compte de l’assujetti ou, aux termes de l’article 108b, paragraphe 5, point 1, de cette même loi, le refuse par décision en cas d’arriérés d’impôts ou de paiement de l’assujetti.

2.      La loi bancaire

16.      En vertu de l’article 62b, paragraphe 2, point 2, sous a), de la loi bancaire, le compte TVA ne peut être débité qu’afin de verser au centre des impôts certains paiements visés dans cette même disposition, notamment pour le paiement de la TVA, de l’impôt sur les sociétés, de l’impôt sur le revenu des personnes physiques, des droits d’accise et des droits de douane.

III. Les faits et la demande de décision préjudicielle

17.      La mesure particulière introduite par la Pologne concerne la livraison de certains biens ou la prestation de certains services payés par virement bancaire électronique. À cet égard, l’assujetti doit disposer d’un compte TVA séparé et bloqué, qui a été ouvert en Pologne. Ce compte TVA est réservé à la perception de la TVA acquittée par ses clients et au paiement de la TVA à ses fournisseurs ou à ses prestataires de services ainsi qu’au paiement d’autres créances de droit public du Trésor public.

18.      Le bénéficiaire de la prestation paie le prix net sur le compte bancaire normal de l’assujetti. En revanche, il transfère la TVA due sur la livraison ou la prestation sur le compte TVA de l’assujetti.

19.      Le 28 juin 2021, l’administratrice d’insolvabilité de l’assujetti, qui avait été déclaré en faillite le 30 janvier 2019, a demandé à l’organe fiscal de première instance l’autorisation du transfert des fonds réunis sur le compte TVA dudit assujetti sur le compte de la masse de l’insolvabilité.

20.      L’organe fiscal de première instance a refusé d’octroyer cette autorisation. Elle a fait valoir que, à la date de la déclaration de faillite, l’assujetti avait des arriérés, tant en matière de TVA que d’impôt sur le revenu, d’un montant supérieur à celui dont l’administratrice d’insolvabilité demandait le transfert.

21.      Une réclamation introduite par l’administratrice d’insolvabilité contre cette décision n’a pas abouti. L’autorité saisie de cette réclamation a maintenu la décision de l’organe fiscal de première instance et a partagé le point de vue qui y était exprimé. L’administratrice d’insolvabilité a introduit un recours contre cette décision.

22.      Le Wojewódzki Sąd Administracyjny we Wrocławiu (tribunal administratif de voïvodie de Wrocław, Pologne), compétent pour connaître du recours, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour, dans le cadre de la procédure préjudicielle prévue à l’article 267 TFUE, les trois questions suivantes :

1.      Les dispositions de la décision d’exécution 2019/310 et celles de la directive TVA, et notamment ses articles 395 et 273, ainsi que les principes de proportionnalité et de neutralité doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une disposition et une pratique nationales qui, dans les circonstances de l’espèce, refusent d’autoriser l’administrateur d’insolvabilité à transférer les fonds réunis sur le compte TVA de l’assujetti (mécanisme de paiement scindé) sur le compte bancaire indiqué par l’administratrice ?

2.      L’article 17, paragraphe 1, de la Charte, concernant le droit de propriété, lu en combinaison avec l’article 51, paragraphe 1 et l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, [doit-il être interprété] en ce sens qu’il[...] s’oppose[...] à une disposition et une pratique nationales qui, dans les circonstances de l’espèce, refusent d’autoriser l’administratrice d’insolvabilité à transférer les fonds réunis sur le compte TVA de l’assujetti (mécanisme de paiement scindé), conduisant, par conséquence, à geler les fonds déposés sur le compte TVA mentionné ci-dessus appartenant à l’assujetti failli et à empêcher, par conséquent, l’administratrice d’insolvabilité d’exécuter ses tâches dans le cadre de la procédure de faillite ?

3.      Compte tenu du contexte et des objectifs de la décision 2019/310 ainsi que de ceux de la directive TVA, le principe de l’État de droit découlant de l’article 2 TUE et le principe de sécurité juridique qui en est la concrétisation ainsi que le principe de coopération loyale découlant de l’article 4, paragraphe 3, TUE et le principe de bonne administration découlant de l’article 41, paragraphe 1, de la Charte, doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une pratique nationale qui, en refusant d’autoriser l’administratrice d’insolvabilité à transférer les fonds réunis sur le compte TVA de l’assujetti (mécanisme de paiement scindé), compromet la finalité de la procédure d’insolvabilité relevant de la compétence du tribunal polonais chargé de la faillite au sens de l’article 3, paragraphe 1, du règlement européen sur l’insolvabilité, et conduit, par conséquent, par l’application d’une mesure nationale inadéquate, à privilégier le Trésor public en tant que créancier au détriment de la masse des créanciers ?

23.      Dans le cadre de la procédure devant la Cour, des observations écrites ont été présentées par le Dyrektor Izby Administracji Skarbowej we Wrocławiu (directeur de la chambre fiscale de Wrocław, Pologne), le Rzecznik Małych i Średnich Przedsiębiorców (médiateur pour les petites et moyennes entreprises, Pologne), le gouvernement polonais et la Commission européenne. La Cour a décidé, sur le fondement de l’article 76, paragraphe 2, de son règlement de procédure, de ne pas tenir d’audience de plaidoiries.

IV.    Analyse juridique

24.      Par ses trois questions préjudicielles, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le droit de l’Union s’oppose à une disposition et une pratique nationales consistant à refuser à l’administrateur d’insolvabilité l’accès aux fonds se trouvant sur le compte TVA de l’assujetti lorsque celui-ci a des arriérés d’impôts. Dans sa demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi émet des doutes quant à la compatibilité, dans son principe, de la mesure particulière avec la directive TVA, la décision d’exécution 2019/310, la Charte ainsi que les principes généraux du droit de l’Union.

25.      Nous examinerons donc tout d’abord si et dans quelle mesure cette mesure particulière, telle qu’elle est conçue, est compatible avec la directive TVA (voir ci-après, sous A). Nous examinerons ensuite si le refus de donner accès au compte TVA en cas de faillite de l’assujetti est conforme au droit de l’Union (voir sous B.).

A.      La question de la compatibilité de la mesure particulière avec la directive TVA

26.      La juridiction de renvoi doute de la compatibilité de la mesure particulière avec la directive TVA au regard, notamment, des articles 395 et 273 de ladite directive (sous 1). Il convient en outre d’examiner sa compatibilité avec les dispositions combinées de l’article 206 et de l’article 168, sous a), de la directive TVA (voir ci‑dessous, sous 2).

1.      Base juridique : article 395, paragraphe 1, de la directive TVA

27.      L’article 1er de la décision d’exécution 2019/310 autorise la Pologne à introduire une mention particulière selon laquelle la TVA, dans certains cas, est versée sur un compte bancaire TVA séparé et bloqué. Cette autorisation étant, aux termes de l’article 1er de la décision d’exécution, une dérogation à l’article 226 de la directive TVA, il convient d’entendre, par « mention particulière », une mention spécifique sur la facture relative à la livraison de certains biens ou à la fourniture de certains services. Il faut dans ce cas également indiquer sur la facture, par dérogation à l’article 226 de la directive TVA, que la TVA doit être versée par le bénéficiaire de la prestation sur un compte TVA séparé de l’assujetti.

28.      Le Conseil a autorisé cette introduction d’une mesure particulière sur le fondement, notamment, de l’article 395, paragraphe 1, de la directive TVA. Cette disposition prévoit que le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission, peut autoriser tout État membre à introduire des mesures particulières dérogatoires à la directive TVA, afin de simplifier la perception de la taxe ou d’éviter certaines fraudes ou évasions fiscales. Ainsi qu’il ressort notamment des considérants de la décision d’exécution 2019/310, l’introduction de la mesure particulière vise à empêcher la fraude à la TVA.

29.      Étant donné que les conditions de l’article 395, paragraphe 1, de la directive TVA sont ainsi remplies, la question de la compatibilité de la mesure particulière avec l’article 273 de la TVA, bien qu’elle soit soulevée par la juridiction de renvoi, n’est pas déterminante en l’espèce. L’article 395, paragraphe 1, de la directive TVA est, en ce qui concerne la mesure particulière, en tout état de cause une base juridique plus spécifique.

30.      Il est d’ailleurs douteux que l’article 273 de la directive TVA puisse constituer une base juridique valable pour l’introduction de la mesure particulière. À la différence de l’article 395, paragraphe 1, de la directive TVA, qui autorise des mesures pour simplifier la perception de la taxe ou (alternativement) éviter certaines fraudes ou évasions fiscales, l’article 273 de la directive TVA permet uniquement de prévoir des obligations supplémentaires pour assurer l’exacte perception de la TVA et (cumulativement) pour éviter la fraude. Or, en l’espèce, la mesure particulière ne contribue pas à l’exacte perception de la taxe, mais uniquement à empêcher la fraude fiscale (et les pertes de recettes fiscales). En outre, elle n’institue pas une obligation supplémentaire, mais une dérogation à la directive TVA. Or, les dérogations ne sont permises que sur le fondement de l’article 395 de la directive TVA.

2.      La question de la compatibilité avec les dispositions combinées de l’article 206 et de l’article 168, sous a), de la directive TVA

31.      Il faudrait toutefois que la mesure particulière soit également compatible avec les autres dispositions de la directive TVA. En effet, à la différence, par exemple, de l’Italie (5), la Pologne a demandé, et obtenu par la décision d’exécution 2019/310, une dérogation au seul article 226 de la directive TVA.

32.      Dans le cas présent, on ne saurait à première vue exclure une violation de l’article 206, lu en combinaison avec l’article 168, sous a), de la directive TVA. En effet, l’article 206 de la directive TVA prévoit que l’assujetti n’est redevable, au titre de ses opérations, que du montant net de la TVA lors du dépôt de la déclaration de TVA à l’issue d’une période imposable déterminée (voir articles 250 et suivants de la directive TVA), après déduction des taxes payées en amont par lui‑même à d’autres assujettis. La TVA doit donc, en principe, être acquittée non pas après chaque opération imposable effectuée, mais seulement à l’issue de la période imposable respectivement concernée (6). Or, la réglementation polonaise a pour conséquence d’empêcher l’assujetti de disposer librement de cette somme dès le moment où il reçoit le paiement de son client.

33.      En outre, l’article 206 de la directive TVA est étroitement lié au droit à déduction de la TVA d’amont prévu à l’article 168, sous a), de la directive TVA. Selon une jurisprudence constante, le droit des assujettis, qu’expriment ces dispositions, de déduire de la TVA dont ils sont redevables la TVA due ou acquittée pour les biens acquis et les services reçus par eux en amont, constitue un principe fondamental du système commun de la TVA mis en place par la législation de l’Union (7). Le préfinancement de la TVA qui, en principe, n’est pas censée peser sur l’entrepreneur assujetti, doit donc être restreint autant que possible (8).

34.      Il n’en demeure pas moins que la mesure particulière polonaise est compatible avec ces règles. Certes, l’assujetti ne peut pas disposer librement du compte TVA, mais il peut, à tout le moins, l’utiliser pour payer la TVA à ses fournisseurs ou à ses prestataires de services. Ce compte semble en outre pouvoir être utilisé pour régler toutes les dettes envers l’État.

35.      Par conséquent, pour autant que l’assujetti peut utiliser les fonds qui se trouvent sur le compte TVA pour payer la TVA à ses fournisseurs ou prestataires de services, il n’est pas tenu de préfinancer la TVA dans une mesure supérieure à celle prévue par le système normal de la directive TVA. Dans ces conditions, la mesure particulière n’enfreint pas l’article 206 de la directive TVA.

36.      Une appréciation différente pourrait toutefois être retenue au regard de l’article 168, sous a), de la directive TVA dès lors que la somme des fonds qui se trouvent sur le compte TVA est supérieure au montant de la dette fiscale. Si l’assujetti ne peut pas disposer rapidement des fonds qui se trouvent sur le compte TVA, il est privé de liquidités sans qu’aucun motif de droit fiscal ne le justifie. L’excédent doit donc être rapidement débloqué en faveur de l’assujetti, étant entendu que, en tout état de cause, l’administration fiscale, en cas de doutes concrets, doit toujours pouvoir vérifier l’exactitude de la dette fiscale déclarée (9). Il incombe au juge national de contrôler le respect de ces exigences. Toutefois, telle n’est pas la situation en l’espèce, étant donné que, selon les indications fournies par la juridiction de renvoi, l’assujetti semble avoir des arriérés d’impôts, désormais exigibles. C’est au juge national, cependant, qu’il appartient en définitive de vérifier cet élément également.

37.      Certes, cela restreint le pouvoir de l’assujetti de disposer de la TVA collectée, mais pas (encore) au point de permettre de considérer que cela équivaut à acquitter la taxe à une date antérieure à celle que prévoit l’article 206 de la directive TVA. Dans l’immense majorité des cas, la restriction du pouvoir de disposition se limite à la différence entre la dette fiscale propre de l’assujetti et la taxe d’amont déductible, à laquelle il faut encore ajouter les dettes de droit public susmentionnées. D’un point de vue temporel, le pouvoir de disposition n’est restreint que jusqu’à la date de la déclaration de TVA suivante. Au demeurant, l’article 206, deuxième phrase, de la directive TVA permettrait même de déroger à la règle du paiement lors du dépôt de la déclaration de TVA et de percevoir des acomptes provisionnels en ce qui concerne les créances de TVA déjà exigibles (10).

38.      Nous ne sommes donc pas en présence d’une dérogation à l’article 206 de la directive TVA. Aussi, il n’est pas nécessaire de déterminer si une dérogation seulement mineure à d’autres dispositions de la directive TVA pourrait avoir été (implicitement) autorisée, conjointement à la dérogation principale, dans le cadre de la procédure très formelle de l’article 395 de la directive TVA, même si ces autres dispositions ne sont pas mentionnées dans la décision d’exécution.

B.      Compatibilité avec le droit de l’Union de l’absence de déblocage du compte TVA en cas de faillite

39.      En outre, il convient de déterminer s’il est compatible avec le droit de l’Union que les autorités fiscales nationales refusent l’accès au compte TVA à l’administrateur d’insolvabilité de l’assujetti failli.

40.      Il convient donc d’examiner si le règlement européen sur l’insolvabilité ou la directive TVA s’oppose à la priorité des créances fiscales (de TVA) en cas de faillite (sous 1.), ou si l’article 17, paragraphe 1, de la Charte impose d’accorder un accès illimité au compte TVA (sous 2), ou si celui-ci découle d’autres principes du droit de l’Union (sous 3).

1.      La question du rang des créances fiscales (de TVA) en cas de faillite

41.      Le droit de l’Union ne contient lui-même aucune règle matérielle concernant l’ordre de désintéressement des créanciers dans le cadre d’une procédure de faillite. Il ne fournit à cet effet que des règles de conflit de lois : en vertu de l’article 7, paragraphe 1, et paragraphe 2, sous i), du règlement européen sur l’insolvabilité, c’est la loi de l’État d’ouverture qui détermine, notamment, les règles régissant la distribution du produit de la réalisation des actifs et le rang des créances. Ainsi, lorsqu’une procédure d’insolvabilité est ouverte en Pologne, le régime applicable et, notamment, l’ordre de priorité des créances, est en principe déterminé par le droit polonais.

42.      De même, la directive TVA ne s’oppose pas, en tout cas, à ce que les créances fiscales soient prioritaires en cas d’insolvabilité de l’assujetti. Il se peut même que les spécificités du droit de la TVA imposent à l’inverse que la TVA collectée par le redevable de la taxe insolvable soit versée en priorité à l’État, et ne serve pas à satisfaire tous les autres créanciers de l’assujetti.

43.      Le directeur de la chambre fiscale de Wrocław estime qu’une telle conclusion peut être déduite de l’arrêt du 15 octobre 2020, E. (TVARéduction de la base d’imposition) (C‑335/19, EU:C:2020:829). Dans cet arrêt, la Cour a jugé que la primauté du droit de l’Union pouvait également impliquer l’obligation de laisser inappliquées les dispositions du droit de la faillite concernant l’ordre de désintéressement des créanciers si celles-ci ne sont pas conformes aux dispositions de la directive TVA (11).

44.      Dans cette affaire, le litige portait toutefois sur l’effet direct de l’article 90 de la directive TVA en faveur de l’assujetti qui ne devait pas supporter le risque d’insolvabilité de son débiteur, bénéficiaire de la prestation. En revanche, la présente procédure porte sur la question de l’incidence de la faillite de l’assujetti sur le compte TVA séparé et bloqué. Aucun enseignement sur ce point ne peut être directement tiré de l’arrêt susmentionné.

45.      Toutefois, la fonction particulière que le système de TVA attribue à l’assujetti prestataire, devenu insolvable, plaide en faveur d’un paiement prioritaire des créances de TVA de l’État en cas de faillite de l’assujetti.

46.      Selon une jurisprudence bien établie de la Cour, la TVA est un impôt indirect sur la consommation qui grève le consommateur final (12). Les entreprises assujetties agissent à cet égard simplement comme « des collecteurs de taxes pour le compte de l’État et dans l’intérêt du Trésor public » (13). La dette fiscale de l’entreprise assujettie ne remplit dès lors qu’une fonction technique qui résulte uniquement de la forme de perception indirecte de la TVA. D’un point de vue matériel, la TVA, en tant qu’impôt général sur la consommation, ne devrait pas frapper l’entreprise prestataire, mais la capacité financière du consommateur, que celui-ci manifeste par une dépense d’actifs en vue de se procurer un avantage consommable (14).

47.      Or, si l’assujetti agit uniquement en tant que « collecteur de taxes pour le compte de l’État et dans l’intérêt du Trésor public », il semble contradictoire de permettre à tous ses créanciers d’accéder librement à ce montant perçu. En effet, l’assujetti agit plutôt, à cet égard, comme une sorte de fiduciaire. Il se borne à collecter la taxe pour le compte de l’État et à la reverser à celui-ci. Dès le moment où la TVA est payée (en tant que partie du prix), toutes les parties – c’est-à-dire l’assujetti (y compris l’administrateur d’insolvabilité), ses créanciers et le payeur – savent que ce montant n’est matériellement pas dû à l’assujetti, mais qu’il doit être transféré à l’État (perception indirecte de la taxe), même s’il est dans un premier temps versé (formellement) sur un compte de l’assujetti.

48.      À cela s’ajoute le fait que la directive TVA rompt elle-même parfois avec la technique d’imposition indirecte. En particulier, le transfert de la dette de TVA au destinataire de la prestation (voir les articles 196 et 199 de la directive TVA) entraîne une taxation directe de la dépense auprès dudit destinataire de la prestation. Or, dans le cas d’un tel mécanisme d’autoliquidation, la TVA due au titre de l’opération n’est pas non plus à la disposition des créanciers de l’assujetti, puisqu’elle est due déjà par le destinataire de la prestation lui-même, lequel la verse directement à l’État sans passer par le prestataire. Ainsi qu’il ressort notamment du considérant 5 de la décision d’exécution 2019/310, la mesure particulière a précisément été introduite pour des opérations qui, parce qu’elles relèvent de domaines exposés à la fraude à la TVA, étaient déjà soumises au régime de l’autoliquidation. Par conséquent, sans la mesure particulière, cette TVA n’aurait apparemment pas non plus été disponible dans la masse d’insolvabilité.

49.      Or, la technique (formelle) d’imposition ne saurait, à notre avis, avoir d’incidence sur la question matérielle de savoir si la TVA doit être reversée à l’État, pour le compte duquel elle a été perçue, ou si elle est également à la disposition des créanciers du collecteur de la taxe pour le paiement de leurs créances.

50.      Dès lors, le droit de l’Union ne s’oppose pas à une législation et une pratique nationales qui, en définitive, accordent en cas de faillite la priorité au désintéressement du créancier des dettes fiscales, par rapport aux autres créanciers.

2.      La question de la compatibilité avec l’article 17, paragraphe 1, de la Charte

51.      Le refus, par les autorités fiscales, de débloquer les fonds se trouvant sur le compte TVA pourrait toutefois être constitutif d’une violation du droit de propriété de l’assujetti (titulaire du compte) garanti à l’article 17, paragraphe 1, de la Charte.

a)      Champ d’application de la Charte en vertu de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte

52.      Pour cela, il faudrait tout d’abord, en vertu de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, que la mesure particulière mette en œuvre du droit de l’Union.

53.      La Commission estime que tel n’est pas le cas, car ni la directive TVA ni le règlement européen sur l’insolvabilité ne règlent l’ordre de priorité des créances en cas de faillite. Selon elle, le fait que la décision d’exécution 2019/310 autorise la Pologne à mettre en place le mécanisme de paiement scindé ne suffit pas pour considérer qu’il y a mise en œuvre du droit de l’Union en l’espèce. Toutefois, cette argumentation n’emporte pas la conviction.

54.      Selon une jurisprudence constante, la notion de « mise en œuvre du droit de l’Union », au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, présuppose l’existence d’un lien de rattachement entre un acte du droit de l’Union et la mesure nationale. Un voisinage des matières visées ou l’existence d’incidences indirectes de l’une des matières sur l’autre ne suffisent pas (15). Les droits fondamentaux de l’Union sont inapplicables par rapport à une réglementation nationale lorsque les dispositions de l’Union n’imposent aucune obligation spécifique aux États membres à l’égard de la situation en cause au principal (16).

55.      Bien que la mesure particulière constitue une dérogation aux règles de la directive TVA, il s’agit néanmoins d’une mise en œuvre du droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte. C’est bien en effet le droit de l’Union, à savoir l’article 395, paragraphe 1, de la directive TVA, en combinaison avec la décision d’exécution 2019/310, qui permet à la Pologne d’introduire la mesure particulière dérogatoire à la directive TVA. Ainsi, cette mesure particulière contribue à concrétiser les règles de la directive TVA pour la Pologne mais, simplement, de manière dérogatoire par rapport aux autres États membres.

56.      Or, si le respect des droits fondamentaux de l’Union s’impose lors de la mise en œuvre de la directive TVA, il doit en aller de même dans le cas où certains États membres, sur le fondement de l’article 395, paragraphe 1, de la directive TVA, sont autorisés par l’Union à introduire des mesures particulières ponctuellement dérogatoires, qu’ils mettent ensuite en œuvre.

57.      En outre, conformément à l’exigence prévue à l’article 395, paragraphe 1, de la directive TVA, la mesure particulière vise à lutter contre la fraude à la TVA (17). Il s’agit d’un objectif reconnu et encouragé par la législation de l’Union concernant le système commun de TVA (18). C’est à ce titre aussi que la mesure particulière met en œuvre du droit de l’Union.

58.      En outre, la mesure particulière est également destinée, semble‑t‑il, à satisfaire à l’obligation de combattre efficacement les activités portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, qui est imposée aux États membres par l’article 325, paragraphe 1, TFUE. En effet, selon la Cour (19), en raison de la décision relative aux ressources propres (20), il existerait un lien direct entre la perception des recettes provenant de la TVA dans le respect du droit de l’Union applicable et la mise à disposition du budget de l’Union des ressources TVA correspondantes, dès lors que toute lacune dans la perception des premières se trouve potentiellement à l’origine d’une réduction des secondes. Même si des doutes sont permis sur ce dernier point (21), il convient toutefois de retenir en définitive que la mesure particulière met en œuvre, au sens de l’article 51 de la Charte, du droit de l’Union, à savoir la directive TVA.

59.      La mesure particulière doit donc être examinée au regard de l’article 17, paragraphe 1, de la Charte.

b)      Atteinte à l’article 17, paragraphe 1, de la Charte et justification de celle-ci

60.      L’article 17, paragraphe 1, de la Charte protège tous les droits ayant une valeur patrimoniale dont découle, eu égard à l’ordre juridique concerné, une position juridique acquise permettant un exercice autonome de ces droits par et au profit de leur titulaire (22). De l’argent disponible représente une telle position juridique ayant une valeur patrimoniale (23). L’article 17, paragraphe 1, première phrase, de la Charte protège le droit d’utiliser des biens acquis légalement et d’en disposer.

61.      Une mesure prévoyant que la TVA doit être acquittée sur un compte TVA séparé de l’assujetti, qui ne peut être utilisé que de manière limitée, intervient dans la sphère protégée par l’article 17, paragraphe 1, de la Charte. En effet, l’assujetti ne peut disposer librement des actifs se trouvant sur le compte TVA. Les dispositions du droit polonais, telles que nous les comprenons, ne lui permettent d’utiliser ce compte TVA que pour certains paiements, dont une liste énumérative est donnée. Il est tributaire, pour toute autre utilisation, d’une autorisation de la part de l’administration fiscale en vertu de l’article 108b, paragraphe 1, de la loi relative à la TVA.

62.      Toutefois, il ressort de l’article 17, paragraphe 1, troisième phrase, de la Charte que l’usage des biens peut être réglementé par la loi dans la mesure nécessaire à l’intérêt général. En outre, conformément à l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, des limitations peuvent être apportées à l’exercice des droits et des libertés consacrés par celle-ci, à la condition que ces limitations ne soient pas démesurées (24).

63.      La mesure particulière poursuit un objectif légitime, à savoir la lutte contre la fraude à la TVA (25). Elle n’est pas non plus manifestement inappropriée pour atteindre cet objectif. En effet, elle transforme un système de perception indirecte de la taxe, exposé à la fraude, en un système de perception semi-indirecte, moins exposé à la fraude, dans lequel la TVA collectée est payée non pas à l’État, que ce soit directement ou indirectement par l’intermédiaire d’un autre assujetti, mais sur une sorte de compte fiduciaire de l’assujetti.

64.      Encore faut-il qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif qu’elle poursuit. Seules entrent en ligne de compte, en tant que moyens moins contraignants tout aussi appropriés, d’autres mesures de lutte contre la fraude. Le législateur de l’État membre dispose à cet égard d’un pouvoir d’appréciation dont il faut ici tenir compte. La Cour ne dispose d’aucun élément indiquant que les limites de cette marge d’appréciation auraient été méconnues en l’espèce. Il semble que d’autres mesures de lutte contre la fraude n’aient pas été suffisamment efficaces (26).

65.      Enfin, la mesure devrait être proportionnée. Certes, dans le cas de l’administration de la faillite, le risque de fraude à la TVA peut être moins élevé que dans le cadre d’une activité normale. Il n’est toutefois pas totalement exclu. En outre, les actifs qui se trouvent sur le compte TVA sont utilisés pour payer les dettes fiscales du redevable de la taxe et ne lui sont donc pas retirés. Il n’y a qu’une restriction temporaire du droit de disposer de la TVA, laquelle, d’un point de vue matériel, revient de toute façon à l’État et à lui seul.

66.      À la rigueur, on pourrait considérer que les autres créanciers se voient retirer des actifs nécessaires à la satisfaction de leurs créances, dans la mesure où la priorité est en définitive donnée à l’État sur les autres créanciers parties à la procédure de faillite. Toutefois, d’une part, la demande de décision préjudicielle ne porte pas sur les droits fondamentaux de ces derniers. D’autre part, il est difficile, en raison de la TVA n’ayant été collectée qu’« à titre fiduciaire », de justifier l’existence d’un droit patrimonial des autres créanciers au déblocage, aux fins de leur désintéressement, de la TVA qui revient en réalité à l’État.

67.      Par ailleurs, le droit de l’Union ne régit pas l’ordre de priorité des créances en cas d’insolvabilité. Si le droit national prévoit une prérogative du Trésor public en matière d’insolvabilité en ce qui concerne des impôts non harmonisés, il ne saurait par définition s’agir de mise en œuvre du droit de l’Union. Il n’y a donc pas lieu d’examiner les droits fondamentaux de l’Union à cet égard.

68.      Le droit de l’Union ne s’oppose donc pas à ce que, en vertu du droit national, les autorités fiscales vérifient s’il existe des arriérés d’impôts, même après l’ouverture de la procédure d’insolvabilité à l’encontre de l’assujetti, et ne débloquent les montants qui se trouvent sur le compte TVA que si le constat est négatif. Cette solution est valable en tout cas tant que la vérification et le déblocage des fonds qui ne sont pas nécessaires pour le paiement des arriérés d’impôts interviennent dans un délai raisonnable.

69.      Ainsi, la mesure particulière porte une atteinte, certes, à l’article 17, paragraphe 1, de la Charte, mais celle-ci est justifiée.

3.      La question de la violation d’autres principes du droit de l’Union

70.      Aucun élément ne permet de conclure à une violation des principes de l’État de droit et de la sécurité juridique visés à l’article 2 TUE, que la juridiction de renvoi évoque. La décision de l’administration fiscale était dûment motivée et s’appuyait, selon la juridiction de renvoi, sur les lois polonaises ainsi que leur interprétation par les juridictions polonaises. En outre, elle pouvait faire l’objet d’une voie de recours.

71.      Le droit à une bonne administration reflète un principe général du droit de l’Union. Les exigences qui en découlent s’imposent également aux autorités fiscales des États membres lorsqu’elles mettent en œuvre le droit de l’Union (27). Rien ne permet toutefois de conclure à une violation de ce principe en l’espèce. Enfin, il n’existe pas non plus d’éléments permettant de conclure à la violation du principe de coopération loyale prévu à l’article 4, paragraphe 3, TUE.

V.      Conclusion

72.      Nous proposons par conséquent d’apporter la réponse suivante aux questions préjudicielles déférées à la Cour :

L’article 17, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, les principes de proportionnalité, de neutralité, de l’État de droit, de sécurité juridique, de coopération loyale et de bonne administration ainsi que les dispositions de la directive 2006/112/CE relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, notamment ses articles 395 et 206, et de la décision d’exécution 2019/310 ne s’opposent pas à une disposition et une pratique nationales qui refusent d’autoriser l’administrateur d’insolvabilité à transférer les fonds réunis sur le compte TVA de l’assujetti sur le compte bancaire indiqué par ledit administrateur d’insolvabilité, dans la mesure où l’assujetti a encore des arriérés d’impôts.


1      Langue originale : l’allemand.


2      Directive du Conseil du 28 novembre 2006 (JO 2006, L 347, p. 1).


3      Règlement du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 (JO 2015, L 141, p. 19).


4      Décision d’exécution du Conseil du 18 février 2019 (JO 2019, L 51, p. 19).


5      Voir décision d’exécution (UE) 2017/784 du Conseil, du 25 avril 2017, autorisant la République italienne à appliquer une mesure particulière dérogatoire aux articles 206 et 226 de la directive 2006/112/CE relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée et abrogeant la décision d’exécution (UE) 2015/1401 (JO 2017, L 118, p. 17).


6      Voir, également, conclusions de l’avocat général Saugmandsgaard Øe dans l’affaire Dyrektor Izby Administracji Skarbowej w Bydgoszczy (Acquisitions intracommunautaires de gazole) (C‑855/19, EU:C:2021:222, points 111 et 114).


7      Arrêt du 14 octobre 2021, Finanzamt N et Finanzamt G (Communication de l’affectation) (C‑45/20 et C‑46/20, EU:C:2021:852, point 31 et jurisprudence citée).


8      Voir nos conclusions dans l’affaire Agrobet CZ (C‑446/18, EU:C:2019:1137, point 64).


9      Voir, en ce sens, nos conclusions dans l’affaire Agrobet CZ (C‑446/18, EU:C:2019:1137, point 52).


10      Voir arrêt du 9 septembre 2021, Dyrektor Izby Administracji Skarbowej w Bydgoszczy (Acquisitions intracommunautaires de gazole) (C‑855/19, EU:C:2021:714, point 32).


11      Arrêt du 15 octobre 2020, E. (TVARéduction de la base d’imposition) (C‑335/19, EU:C:2020:829, points 51 et suivant).


12      Arrêts du 7 novembre 2013, Tulică et Plavoșin (C‑249/12 et C‑250/12, EU:C:2013:722, point 34), et du 24 octobre 1996, Elida Gibbs (C‑317/94, EU:C:1996:400, point 19), ainsi que ordonnance du 9 décembre 2011, Connoisseur Belgium (C‑69/11, non publié, EU:C:2011:825, point 21) ; voir, également, nos conclusions dans l’affaire E. (TVA) – Réduction de la base d’imposition) (C‑335/19, EU:C:2020:424, points 23 et suivant).


13      Arrêts du 21 février 2008, Netto Supermarkt (C‑271/06, EU:C:2008:105, point 21), et du 20 octobre 1993, Balocchi, C‑10/92, EU:C:1993:846, point 25).


14      Voir par exemple : arrêts du 3 mars 2020,Vodafone Magyarország (C‑75/18, EU:C:2020:139, point 62) ; du 11 octobre 2007, KÖGÁZ e.a. (C‑283/06 et C‑312/06, EU:C:2007:598, point 37 – « fixation de son montant proportionnellement au prix perçu par l’assujetti en contrepartie des biens et des services qu’il fournit ») ; et du 18 décembre 1997, Landboden-Agrardienste (C‑384/95, EU:C:1997:627, points 20 et 23).


15      Arrêt du 22 avril 2021, Profi Credit Slovakia (C‑485/19, EU:C:2021:313, point 37 et jurisprudence citée) ; voir, également, nos conclusions dans l’affaire Direktor na Direktsia « Obzhalvane i danachno-osiguritelna praktika » (C‑1/21, EU:C:2022:435, point 66).


16      Arrêt du 16 juillet 2020, Adusbef e.a. (C‑686/18, EU:C:2020:567, point 53 et jurisprudence citée).


17      Voir nos observations au point 28 des présentes conclusions.


18      Voir arrêts du 28 juillet 2016, Astone (C‑332/15, EU:C:2016:614, point 50) ; du 14 mai 2020, Agrobet CZ (C‑446/18, EU:C:2020:369, point 41) ; et du 20 mai 2021, ALTI (C‑4/20, EU:C:2021:397, point 35) ; ainsi que nos conclusions dans l’affaire Agrobet CZ (C‑446/18, EU:C:2019:1137, point 67).


19      Arrêts du 5 décembre 2017, M.A.S. et M.B. (C‑42/17, EU:C:2017:936, point 31) ; du 7 avril 2016, Degano Trasporti (C‑546/14, EU:C:2016:206, point 22), et du 26 février 2013,Åkerberg Fransson (C‑617/10, EU:C:2013:105, point 26 ainsi que jurisprudence citée).


20      Décision 2007/436/CE, Euratom du Conseil, du 7 juin 2007, relative au système des ressources propres des Communautés européennes (JO 2007, L 163, p. 17).


21      Ainsi, en ce qui concerne les conséquences financières de l’élargissement d’une exonération de TVA sur le budget de l’Union, la Commission expose ce qui suit : « [e]n étendant le champ d’application des exonérations de TVA, la proposition pourrait réduire les recettes de TVA perçues par les États membres et, par conséquent, la ressource propre TVA. Si cela n’aura aucune incidence négative sur le budget de l’UE [(c’est nous qui soulignons)], étant donné que toutes les dépenses qui ne sont pas couvertes par les ressources propres traditionnelles et par la ressource propre TVA font l’objet d’une compensation de la ressource propre fondée sur le revenu national brut (RNB), les ressources propres TVA non perçues de certains États membres devraient être compensées par l’ensemble des États membres au moyen de la ressource propre RNB » (proposition de la Commission du 24 avril 2019, de directive du Conseil modifiant la directive 2006/112/CE relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée et la directive 2008/118/CE relative au régime général d’accise en ce qui concerne l’effort de défense dans le cadre de l’Union, COM/2019/192 final, page 9 – version FR). Cela contredit l’existence d’un lien direct entre la perception des recettes de TVA et la mise à disposition du budget de l’Union des ressources TVA correspondantes.


22      Arrêts du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles) (C‑235/17, EU:C:2019:432, point 69), et du 22 janvier 2013, Sky Österreich (C‑283/11, EU:C:2013:28, point 34), ainsi que nos conclusions dans l’affaire MAX7 Design (C‑519/22, EU:C:2023:998, point 40).


23      Voir nos conclusions dans l’affaire MAX7 Design (C‑519/22, EU:C:2023:998, point 40).


24      Arrêt du 14 janvier 2021, Okrazhna prokuraturaHaskovo et Apelativna prokuraturaPlovdiv (C‑393/19, EU:C:2021:8, point 53 et jurisprudence citée).


25      Voir nos observations aux points 28 et 57 des présentes conclusions.


26      Voir considérant 3 de la décision d’exécution 2019/310.


27      Voir, en ce sens, arrêts du 13 juillet 2023, Napfény-Toll (C‑615/21, EU:C:2023:573, point 53), et du 21 octobre 2021,CHEP Equipment Pooling (C‑396/20, EU:C:2021:867, point 48 et jurisprudence citée).