Language of document : ECLI:EU:C:2024:540

ORDONNANCE DE LA COUR (septième chambre)

24 juin 2024 (*)

« Renvoi préjudiciel – Article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour – Récusations de juges – Article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales – Notion de “tribunal indépendant et impartial” – Interprétation – Incompétence de la Cour »

Dans l’affaire C‑64/24 [Zarębala] (i),

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Sąd Apelacyjny w Krakowie (cour d’appel de Cracovie, Pologne), par décision du 13 novembre 2023, parvenue à la Cour le 26 janvier 2024, dans la procédure pénale contre

ML,

NQ,

YD,

AR,

DW,

JW,

FP,

HX,

CG,

en présence de :

Prokuratura Krajowa Małopolski Wydział Zamiejscowy Departamentu do Spraw Przestępczości Zorganizowanej i Korupcji w Krakowie,

LA COUR (septième chambre),

composée de M. F. Biltgen, président de chambre, Mme A. Prechal (rapporteure), présidente de la deuxième chambre, faisant fonction de juge de la septième chambre, et M. J. Passer, juge,

avocat général : Mme T. Ćapeta,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la décision prise, l’avocate générale entendue, de statuer par voie d’ordonnance motivée, conformément à l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour,

rend la présente

Ordonnance

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 6, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’une procédure pénale engagée contre ML, NQ, YD, AR, DW, JW, FP, HX et CG.

 Le litige au principal et la question préjudicielle

3        Il paraît ressortir des énonciations de la décision de renvoi que, dans le contexte d’une procédure pénale engagée contre ML, NQ, YD, AR, DW, JW, FP, HX et CG devant les juridictions polonaises, un appel ait été interjeté par ces prévenus devant la juridiction de renvoi, à savoir le Sąd Apelacyjny w Krakowie (cour d’appel de Cracovie, Pologne), laquelle serait appelée à se prononcer sur la récusation, d’une part, d’un juge d’un sąd okręgowy (tribunal régional, Pologne) et, d’autre part, d’un juge d’un sąd apelacyjny (cour d’appel, Pologne).

4        La juridiction de renvoi fait état, par ailleurs, de ce que ces deux récusations auraient été fondées sur les enseignements découlant de deux arrêts du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) respectivement du 7 juin et du 18 juillet 2023, lesquels auraient eux‑mêmes été inspirés des motifs d’une résolution adoptée le 2 juin 2022 par la chambre pénale du Sąd Najwyższy (Cour suprême) siégeant en formation de sept juges.

5        Sur la base de ces deux arrêts et de cette résolution ainsi qu’eu égard à la circonstance que les deux juges concernés ont, l’un et l’autre, été nommés sur la proposition de la Krajowa Rada Sądownictwa (Conseil national de la magistrature, Pologne) nouvellement constituée, conformément à la procédure prévue par l’ustawa o Krajowej Radzie Sądownictwa (loi sur le Conseil national de la magistrature), du 12 mai 2011 (Dz. U. de 2011, no 126, position 714), telle que modifiée par l’ustawa o zmianie ustawy o Krajowej Radzie Sądownictwa oraz niektórych innych ustaw (loi portant modifications de la loi sur le Conseil national de la magistrature et de certaines autres lois), du 8 décembre 2017 (Dz. U. de 2018, position 3), il aurait, en effet, été allégué que ces deux nominations devaient être tenues pour irrégulières et que l’indépendance de ces juges n’était pas garantie. Dans ces conditions, le motif prévu à l’article 439, paragraphe 1, point 2, du kodeks postępowania karnego (code de procédure pénale) et tiré de la « composition irrégulière de la juridiction » serait de nature à conduire aux récusations en cause au principal.

6        La juridiction de renvoi indique, enfin, que, dans sa résolution du 2 juin 2022, la chambre pénale du Sąd Najwyższy (Cour suprême) se serait fondée, en substance, sur l’article 6 de la CEDH et sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme selon laquelle le défaut d’apparence d’indépendance d’un juge ou une impression objective de manque d’impartialité de celui-ci est de nature à conduire à une violation de cet article.

7        Or, la juridiction de renvoi n’adhère pas à une telle conception de l’indépendance qu’elle considère comme étant hypothétique ainsi qu’attentatoire à la liberté et à la dignité des juges. Selon cette juridiction, la notion d’« indépendance » devrait être davantage recentrée sur l’impartialité effective et personnelle du juge appelé à statuer dans une affaire pénale donnée et sur l’aptitude de celui-ci à parvenir à un verdict juste et équitable. Ladite juridiction ne partage pas davantage les appréciations de la chambre pénale du Sąd Najwyższy (Cour suprême) afférentes à l’intervention du nouveau Conseil national de la magistrature dans le processus de nomination des juges et aux conséquences s’attachant à cette intervention en ce qui concerne l’indépendance des juges ainsi nommés.

8        Eu égard à ce qui précède, la juridiction de renvoi souligne que la demande de décision préjudicielle qu’elle adresse à la Cour porte sur l’interprétation de l’article 6 de la CEDH plutôt que sur une disposition du droit de l’Union. Cette circonstance ne serait toutefois pas de nature à empêcher la Cour de se prononcer dans la mesure où l’article 6 de la CEDH et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») édicteraient des normes équivalentes en matière d’indépendance et d’impartialité d’un tribunal.

9        C’est dans ces conditions que le Sąd Apelacyjny w Krakowie (cour d’appel de Cracovie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour « une question préjudicielle portant sur l’interprétation correcte des “notions” (au sens de la signification du terme) d’“indépendance” et d’“impartialité” figurant à l’article 6, paragraphe 1, de la [CEDH] au regard de la jurisprudence sélective de la chambre pénale du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] ».

 Sur la compétence de la Cour

10      En vertu de l’article 53, paragraphe 2, de son règlement de procédure, lorsqu’elle est manifestement incompétente pour connaître d’une affaire ou lorsqu’une demande est manifestement irrecevable, la Cour, l’avocat général entendu, peut, à tout moment, décider de statuer par voie d’ordonnance motivée, sans poursuivre la procédure.

11      Il convient de faire application de cette disposition dans la présente affaire.

12      Il ressort de l’article 19, paragraphe 1, TUE que la mission de la Cour consiste à assurer le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités. Aux termes de l’article 267 TFUE, la Cour est, ainsi, notamment compétente pour statuer, à titre préjudiciel, sur l’interprétation des traités et des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l’Union européenne.

13      Comme l’a itérativement rappelé la Cour, dans le cadre d’un tel renvoi préjudiciel, celle-ci peut uniquement interpréter le droit de l’Union dans les limites des compétences attribuées à l’Union (ordonnance du 7 mai 2015, Pondiche, C‑608/14, EU:C:2015:313, point 19 et jurisprudence citée). En particulier, la Cour n’est pas compétente, en vertu de l’article 267 TFUE, pour statuer sur l’interprétation de dispositions de droit international qui lient des États membres en dehors du cadre du droit de l’Union (ordonnance du 10 mai 2012, Corpul Naţional al Poliţiştilor, C‑134/12, EU:C:2012:288, point 14 et jurisprudence citée).

14      Or, en l’occurrence, force est de constater que la demande de décision préjudicielle porte non pas sur l’interprétation du droit de l’Union, mais sur celle de l’article 6 de la CEDH tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme.

15      Il y a lieu de rappeler, à cet égard, que si les États membres de l’Union sont, certes, également parties à la CEDH, tel n’est pas le cas de l’Union, et que, pour sa part, la Cour européenne des droits de l’homme n’est ni une juridiction de l’Union ni une juridiction d’un État membre.

16      La Cour a ainsi relevé que si, conformément à l’article 6, paragraphe 3, TUE, les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la CEDH et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux, cette disposition ne régit pas pour autant la relation entre la CEDH et les ordres juridiques des États membres et ne détermine pas non plus les conséquences à tirer par un juge national en cas de conflit entre les droits garantis par cette convention et une règle de droit national (voir, en ce sens, arrêt du 24 avril 2012, Kamberaj, C‑571/10, EU:C:2012:233, points 61 et 62).

17      Par ailleurs, le fait que, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, les droits fondamentaux consacrés par celle-ci correspondent à des droits garantis par la CEDH n’implique pas qu’une violation de l’article 6, paragraphe 1, de cette convention, à la supposer avérée, génère, en elle-même, une violation du droit de l’Union et, en particulier, une violation de l’article 47 de la Charte auquel la juridiction de renvoi se réfère dans la demande de décision préjudicielle.

18      À cet égard, il convient de rappeler que l’autonomie dont jouit le droit de l’Union par rapport aux droits des États membres ainsi que par rapport au droit international impose que l’interprétation des droits fondamentaux tels que reconnus par la Charte soit assurée dans le cadre de la structure et des objectifs de l’Union. C’est dans ce cadre qu’il appartient aux juridictions nationales et à la Cour de garantir la pleine application du droit de l’Union dans l’ensemble des États membres ainsi que la protection juridictionnelle des droits que les justiciables tirent de ce droit [voir, en ce sens, avis 2/13 (Adhésion de l’Union à la CEDH), du 18 décembre 2014, EU:C:2014:2454, points 170 et 175 ainsi que jurisprudence citée].

19      Pour ce qui est de l’action des États membres, le champ d’application de la Charte est défini à l’article 51, paragraphe 1, de celle-ci, aux termes duquel les dispositions de la Charte s’adressent aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union (arrêt du 27 mars 2014, Torralbo Marcos, C‑265/13, EU:C:2014:187, point 28 et jurisprudence citée).

20      Lorsqu’une situation juridique ne relève pas du champ d’application du droit de l’Union, la Cour n’est pas compétente pour en connaître et les dispositions éventuellement invoquées de la Charte ne sauraient, à elles seules, fonder cette compétence (arrêt du 27 mars 2014, Torralbo Marcos, C‑265/13, EU:C:2014:187, point 30 et jurisprudence citée).

21      Ainsi, bien que le droit à un recours juridictionnel effectif garanti à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH auquel se réfère la juridiction de renvoi constitue un principe général du droit de l’Union et que ce droit soit réaffirmé à l’article 47 de la Charte, il n’en demeure pas moins que, en l’occurrence, la décision de renvoi ne contient aucun élément concret permettant de considérer que l’objet du litige au principal présenterait un rattachement au droit de l’Union (voir, en ce sens, ordonnance du 1er mars 2011, Chartry, C‑457/09, EU:C:2011:101, point 25 et jurisprudence citée).

22      À cet égard, il importe, en effet, de souligner que, s’agissant de la procédure pénale en cours au principal, la décision de renvoi ne comporte aucune précision quant aux faits reprochés aux prévenus ni ne suggère que cette procédure porterait sur l’application de mesures nationales par lesquelles l’État membre concerné mettrait en œuvre le droit de l’Union. Quant aux récusations en cause dans le contexte de ladite procédure et auxquelles cette décision fait référence, là encore en des termes laconiques, ladite décision se contente d’indiquer qu’il résulterait d’une résolution de la chambre pénale du Sąd Najwyższy (Cour suprême), dont elle ne reproduit au demeurant pas le contenu, que ces récusations trouveraient leur fondement ultime dans une interprétation de l’article 6 de la CEDH émanant de la Cour européenne des droits de l’homme, sans qu’il apparaisse, en revanche, que le droit de l’Union, et notamment l’article 47 de la Charte, aurait joué un rôle dans cette résolution.

23      Eu égard à tout ce qui précède, il y a lieu de constater que la Cour est manifestement incompétente pour répondre à la demande de décision préjudicielle introduite par le Sąd Apelacyjny w Krakowie (cour d’appel de Cracovie).

 Sur les dépens

24      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs, la Cour (septième chambre) ordonne :

La Cour de justice de l’Union européenne est manifestement incompétente pour répondre à la demande de décision préjudicielle introduite par le Sąd Apelacyjny w Krakowie (cour d’appel de Cracovie, Pologne), par décision du 13 novembre 2023.

Signatures


*      Langue de procédure : le polonais.


i      Le nom de la présente affaire est un nom fictif. Il ne correspond au nom réel d’aucune partie à la procédure.