ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)
2 juillet 2015 (*)
«Renvoi préjudiciel – Articles 49 TFUE, 102 TFUE et 106 TFUE – Liberté d’établissement – Principe de non-discrimination – Abus de position dominante – Article 15 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Irrecevabilité»
Dans l’affaire C‑497/12,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Tribunale amministrativo regionale per la Sicilia (Italie), par décision du 9 octobre 2012, parvenue à la Cour le 7 novembre 2012, dans la procédure
Davide Gullotta,
Farmacia di Gullotta Davide & C. Sas
contre
Ministero della Salute,
Azienda Sanitaria Provinciale di Catania,
LA COUR (quatrième chambre),
composée de M. L. Bay Larsen, président de chambre, Mme K. Jürimäe, MM. J. Malenovský (rapporteur), M. Safjan et Mme A. Prechal, juges,
avocat général: M. N. Wahl,
greffier: M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées:
– pour M. Gullotta et Farmacia di Gullotta Davide & C. Sas, par Mes G. Spadaro et G. F. Licata, avvocati,
– pour Federfarma – Federazione Nazionale Unitaria dei Titolari di Farmacia Italiani, par Mes M. Luciani, A. Arena, G. M. Roberti et I. Perego, avvocati,
– pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de Me F. Urbani Neri, avvocato dello Stato,
– pour le gouvernement hellénique, par Mme E. Skandalou, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement espagnol, par Mme S. Centeno Huerta, en qualité d’agent,
– pour la Commission européenne, par Mmes E. Montaguti et H. Tserepa-Lacombe, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 12 mars 2015,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 49 TFUE, 102 TFUE et 106 TFUE ainsi que de l’article 15 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte»).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Gullotta et Farmacia di Gullotta Davide & C. Sas au Ministero della Salute et à l’Azienda Sanitaria Provinciale di Catania au sujet du refus opposé à M. Gullotta de lui accorder l’autorisation de vendre dans l’une de ses parapharmacies des médicaments soumis à prescription médicale et non remboursés par les services de santé.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Le considérant 26 de la directive 2005/36/CE du Parlement européen et du Conseil, du 7 septembre 2005, relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles (JO L 255, p. 22), énonce:
«La présente directive n’assure pas la coordination de toutes les conditions d’accès aux activités du domaine de la pharmacie et de leur exercice. La répartition géographique des officines, notamment, et le monopole de dispense de médicaments devraient continuer de relever de la compétence des États membres. La présente directive n’affecte pas les dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui interdisent aux sociétés l’exercice de certaines activités de pharmacien ou soumettent cet exercice à certaines conditions.»
Le droit italien
4 La loi nº 468, du 22 mai 1913, a fait de la fourniture de services pharmaceutiques une «activité de base de l’État», qui ne pouvait être exercée que par des pharmacies municipales ou par des pharmacies privées pourvues d’une concession délivrée par le gouvernement.
5 Afin de garantir la bonne répartition des officines de pharmacies sur tout le territoire national, en évitant le risque qu’elles se concentrent uniquement dans les zones les plus attractives commercialement, un instrument administratif de limitation de l’offre a été mis en place, la «pianta organica», qui prévoit que ces officines sont réparties, sur le territoire italien, dans les limites d’un nombre maximal, considéré comme étant propre à répondre à la demande des personnes concernées afin d’assurer à chacune d’elles une part de marché et de couvrir les besoins en médicaments sur l’ensemble du territoire national.
6 Un décret royal nº 1265, du 27 juillet 1934, avait réservé, en vertu de son article 122, la vente des médicaments aux seules pharmacies.
7 À un stade ultérieur, la loi nº 537, du 24 décembre 1993, a établi une nouvelle classification des médicaments sur la base des catégories suivantes, à savoir la catégorie A, pour les médicaments essentiels et les médicaments pour les maladies chroniques, la catégorie B, pour les médicaments autres que ceux relevant de la catégorie A et présentant un intérêt thérapeutique particulier, et la catégorie C, pour des médicaments autres que ceux relevant des catégories A ou B. Aux termes de l’article 8, paragraphe 14, de la loi nº 537, du 24 décembre 1993, les médicaments relevant des catégories A ou B sont entièrement pris en charge par le service de santé national, tandis que le coût des médicaments de la catégorie C reste entièrement à la charge du client.
8 Par la suite, l’article 85, paragraphe 1, de la loi nº 388, du 23 décembre 2000, a aboli la catégorie B, tandis que l’article 1er de la loi nº 311, du 30 décembre 2004, créait une nouvelle catégorie de médicaments, la catégorie C‑bis, pour des médicaments non assujettis à prescription médicale et qui, à la différence des produits relevant d’autres catégories, peuvent faire l’objet de publicité destinée au public. À l’instar des médicaments de la catégorie C, le coût des médicaments de la catégorie C‑bis reste à la charge du client.
9 Le décret-loi nº 223, du 4 juillet 2006, converti en loi par la loi nº 248, du 4 août 2006, permettait l’ouverture de parapharmacies, par l’intermédiaire desquelles leurs propriétaires étaient autorisés à écouler des médicaments relevant de la catégorie C‑bis. Plus récemment, le décret-loi nº 201, du 6 décembre 2011, converti en loi par la loi nº 214, du 22 décembre 2011, a encore étendu le nombre de médicaments qui peuvent être vendus par des parapharmacies, lesquelles peuvent ainsi désormais proposer au public certains médicaments de la catégorie C pour lesquels aucune ordonnance n’est requise.
Les faits du litige au principal et les questions préjudicielles
10 Le requérant au principal, habilité à l’exercice de la profession de pharmacien et inscrit à l’ordre des pharmaciens de Catane (Italie), est propriétaire de plusieurs parapharmacies. Il a demandé au Ministero della Salute l’autorisation de vendre, dans l’une d’elles, des médicaments soumis à prescription médicale, mais dont le coût est entièrement supporté par le client.
11 Le Ministero della Salute a rejeté cette demande au motif que, en application de la réglementation en vigueur, la vente de ces médicaments ne peut avoir lieu que dans des officines pharmaceutiques.
12 Le requérant au principal a formé un recours contre ce refus devant la juridiction de renvoi, soutenant que cette réglementation est contraire au droit de l’Union.
13 Dans ces conditions, le Tribunale amministrativo regionale per la Sicilia a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) Les principes de liberté d’établissement, de non-discrimination et de protection de la concurrence visés aux articles 49 TFUE et suivants font-ils obstacle à une législation nationale qui ne permet pas à un pharmacien, habilité et inscrit à l’ordre professionnel correspondant mais non titulaire d’une officine incluse dans la ‘pianta organica’, de pouvoir distribuer au détail, dans la parapharmacie dont il est titulaire, également les médicaments soumis à une prescription médicale dite ‘ordonnance blanche’, c’est-à-dire qui ne sont pas à la charge du service de santé national et [qui sont] entièrement payés par l’acheteur, en instaurant également dans ce secteur une interdiction de vente de certaines catégories de produits pharmaceutiques et une limitation du nombre des établissements commerciaux qui peuvent être créés sur le territoire national?
2) L’article 15 de la Charte doit-il être interprété en ce sens que le principe qu’il contient s’applique sans limites également à la profession de pharmacien, sans que le caractère d’intérêt public de cette profession justifie l’existence de régimes différents entre les pharmaciens titulaires d’officines pharmaceutiques et les pharmaciens titulaires de parapharmacies, en ce qui concerne la vente des médicaments visés à la première question?
3) Les articles 102 TFUE et 106, [paragraphe 1,] TFUE doivent-ils être interprétés en ce sens que l’interdiction d’abus de position dominante s’applique sans limites à la profession de pharmacien, dans la mesure où le pharmacien titulaire d’une pharmacie traditionnelle qui vend des médicaments en vertu d’une convention conclue avec le service de santé national est avantagé par l’interdiction, pour les titulaires de parapharmacies, de vendre les médicaments de catégorie C, sans que cela soit justifié par les indéniables spécificités de la profession de pharmacien qui découlent du caractère d’intérêt public de la protection de la santé des citoyens?»
14 Par lettre du 16 décembre 2013, le greffe de la Cour a transmis à la juridiction de renvoi l’arrêt Venturini e.a. (C‑159/12 à C‑161/12, EU:C:2013:791), l’invitant à lui indiquer si, à la lumière de cet arrêt, elle souhaitait maintenir son renvoi préjudiciel.
15 Par une décision du 10 juillet 2014, parvenue à la Cour le 1er août 2014, la juridiction de renvoi l’a informée qu’elle maintenait les deuxième et troisième questions.
Sur les questions préjudicielles
Sur la deuxième question
16 Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 15 de la Charte doit être interprété en ce sens qu’il s’applique sans limites également à la profession de pharmacien, sans que le caractère d’intérêt public de cette profession justifie l’existence de régimes différents entre les pharmaciens titulaires d’officines pharmaceutiques et les pharmaciens titulaires de parapharmacies, en ce qui concerne la vente des médicaments soumis à une ordonnance blanche, c’est-à-dire qui ne sont pas à la charge du service de santé national et qui sont entièrement supportés par l’acheteur.
17 À cet égard, pour permettre à la Cour de fournir une interprétation du droit de l’Union qui soit utile pour le juge national, il résulte de l’article 94, sous c), du règlement de procédure de la Cour que la demande de décision préjudicielle doit contenir l’exposé des raisons qui ont conduit la juridiction de renvoi à s’interroger sur l’interprétation ou la validité de certaines dispositions du droit de l’Union ainsi que le lien qu’elle établit entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige au principal.
18 S’agissant de la deuxième question, la décision de renvoi ne répond toutefois pas à ces exigences.
19 En effet, comme l’a relevé M. l’avocat général aux points 68 à 74 de ses conclusions, cette décision ne permet pas de comprendre les raisons pour lesquelles le juge de renvoi émet des doutes sur la compatibilité de la législation en cause au principal avec l’article 15 de la Charte et ne comporte pas d’indications permettant à la Cour de fournir au juge de renvoi les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui permettraient à celui-ci de résoudre le problème juridique dont il se trouve saisi.
20 Selon une jurisprudence constante, le refus de la Cour de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît que l’interprétation d’une règle de l’Union sollicitée n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de manière utile aux questions qui lui sont posées (voir, en ce sens, arrêt OTP Bank, C‑672/13, EU:C:2015:185, point 27 et jurisprudence citée).
21 Or, étant donné que la Cour ne dispose pas des éléments nécessaires pour répondre de manière utile, il y a lieu de déclarer la deuxième question comme étant irrecevable.
Sur la troisième question
22 Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 102 TFUE et 106, paragraphe 1, TFUE doivent être interprétés en ce sens que l’interdiction d’abus de position dominante s’applique sans limites à la profession de pharmacien, dans la mesure où le pharmacien titulaire d’une pharmacie traditionnelle qui vend des médicaments en vertu d’une convention conclue avec le service de santé national est avantagé par l’interdiction, pour les titulaires de parapharmacies, de vendre les médicaments de catégorie C, sans que cela soit justifié par les spécificités de la profession de pharmacien qui découlent du caractère d’intérêt public de la protection de la santé des citoyens.
23 Selon une jurisprudence constante, le simple fait de créer une position dominante par l’octroi de droits spéciaux ou exclusifs, au sens de l’article 106, paragraphe 1, TFUE, n’est pas, en tant que tel, incompatible avec l’article 102 TFUE. En effet, un État membre n’enfreint les interdictions édictées par ces deux dispositions que lorsque l’entreprise en cause est amenée, par le simple exercice des droits spéciaux ou exclusifs qui lui ont été conférés, à exploiter sa position dominante de manière abusive ou lorsque ces droits sont susceptibles de créer une situation dans laquelle l’entreprise est amenée à commettre de tels abus (arrêt Servizi Ausiliari Dottori Commercialisti, C‑451/03, EU:C:2006:208, point 23 et jurisprudence citée).
24 Par conséquent, la question se pose de savoir non seulement si la réglementation nationale en cause au principal a eu pour effet d’octroyer aux officines pharmaceutiques des droits spéciaux ou exclusifs, au sens de l’article 106, paragraphe 1, TFUE, mais également si une telle réglementation a pu conduire à un abus de position dominante (voir, en ce sens, arrêt Servizi Ausiliari Dottori Commercialisti, C‑451/03, EU:C:2006:208, point 24).
25 Toutefois, ainsi que M. l’avocat général l’a constaté aux points 79 et 82 de ses conclusions, la décision de renvoi ne contient aucune explication quant aux raisons pour lesquelles la juridiction de renvoi considère que la législation en cause au principal n’est pas compatible avec les articles 102 TFUE et 106 TFUE. Elle n’explique pas, notamment, pourquoi cette réglementation serait susceptible de conduire les pharmaciens à abuser de leur position.
26 À cet égard, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence citée au point 20 du présent arrêt, une question préjudicielle posée par une juridiction nationale est irrecevable lorsque cette dernière ne fournit pas à la Cour les éléments de fait et de droit nécessaires pour lui permettre de répondre de manière utile.
27 Étant donné que la Cour ne dispose pas des éléments nécessaires pour répondre de manière utile, force est de constater que la troisième question est irrecevable.
Sur les dépens
28 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit:
Les questions posées dans le cadre de la demande de décision préjudicielle introduite par le Tribunale amministrativo regionale per la Sicilia (Italie), par décision du 9 octobre 2012, et maintenues par cette juridiction, sont irrecevables.
Signatures