Affaires T‑386/21 et T-406/21
Crédit agricole SA e.a.
contre
Commission européenne
Arrêt du Tribunal (cinquième chambre élargie) du 6 novembre 2024
« Concurrence – Ententes – Secteur des obligations suprasouveraines, des obligations souveraines et des obligations d’agences libellées en dollars des États-Unis – Décision constatant une infraction à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord EEE – Coordination des prix et des activités de négociation d’obligations – Échanges d’informations commerciales sensibles – Infraction unique et continue – Restriction de concurrence par objet – Calcul du montant de l’amende – Montant de base – Valeur de remplacement de la valeur des ventes – Recours en annulation – Compétence de pleine juridiction »
1. Procédure juridictionnelle – Publicité des décisions – Obligation du juge de l’Union d’assurer un juste équilibre entre la publicité des décisions et le droit à la protection des données personnelles et du secret d’affaires – Demande d’omission de certaines données envers le public – Critères d’appréciation
(Art. 15 TFUE ; règlement de procédure du Tribunal, art. 66 et 66 bis)
(voir points 49-56)
2. Recours en annulation – Décision constatant une infraction aux règles de concurrence – Décision adoptée à l’égard de plusieurs entreprises – Décision devant s’analyser comme un faisceau de décisions individuelles – Conséquences
(Art. 101 et 263 TFUE)
(voir points 57-61)
3. Recours en annulation – Compétence du juge de l’Union – Conclusions tendant à obtenir une injonction adressée à une institution – Inadmissibilité
(Art. 263 TFUE)
(voir points 64-66)
4. Procédure juridictionnelle – Requête introductive d’instance – Exigences de forme – Exposé sommaire des moyens invoqués – Renvoi global à d’autres écrits – Irrecevabilité
[Statut de la Cour de justice, art. 21 ; règlement de procédure du Tribunal, art. 76, d)]
(voir points 93-106, 108-110)
5. Ententes – Accords et pratiques concertées constitutifs d’une infraction unique – Preuve – Échanges d’informations entre concurrents – Échanges d’informations sur un forum de discussions permanent caractérisé par la délivrance en temps réel des messages à toutes les personnes connectées – Présomption de prise de connaissance des messages par les utilisateurs connectés au forum – Absence de violation de la présomption d’innocence
(Art. 101, § 1, TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 48, § 1)
(voir points 126-134)
6. Ententes – Accords et pratiques concertées constitutifs d’une infraction unique – Preuve – Échanges d’informations entre concurrents – Échanges d’informations sur un forum de discussions permanent – Première connexion par un utilisateur en pleine connaissance du caractère anticoncurrentiel de certains échanges sur ce forum – Première connexion qualifiée d’infractionnelle sans égard aux échanges intervenus pendant la durée de cette connexion – Violation de la présomption d’innocence
(Art. 101, § 1, TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 48, § 1)
(voir points 135-145)
7. Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Preuve de l’infraction et de sa durée à la charge de la Commission – Portée de la charge probatoire – Infraction unique et continue – Caractère unique de l’infraction – Existence d’un plan d’ensemble poursuivant un objectif anticoncurrentiel unique
(Art. 101, § 1, TFUE)
(voir points 147, 317-365)
8. Ententes – Interdiction – Infractions – Accords et pratiques concertées constitutifs d’une infraction unique – Imputation d’une responsabilité à une entreprise pour l’ensemble de l’infraction – Conditions – Pratiques et agissements infractionnels s’inscrivant dans un plan d’ensemble – Intention de contribuer aux objectifs communs poursuivis par l’ensemble des entreprises concernées – Connaissance des comportements infractionnels ou capacité de les prévoir – Éléments d’appréciation
(Art. 101, § 1, TFUE)
(voir points 148-153, 434, 450, 480, 504-512)
9. Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Preuve de l’infraction et de sa durée à la charge de la Commission – Portée de la charge probatoire – Coordination et coopération incompatibles avec l’obligation pour chaque entreprise de déterminer de manière autonome son comportement sur le marché – Coordination des prix et des activités de négociation d’obligations par des traders d’établissements financiers – Échanges d’informations commerciales sensibles – Comportements présentant un caractère anticoncurrentiel
(Art. 101, § 1, TFUE)
(voir points 161-164, 172-187, 195, 200, 208, 216, 227, 232, 235, 243, 248, 256, 267, 268, 278, 286, 295, 300, 308-310)
10. Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Preuve de l’infraction et de sa durée à la charge de la Commission – Portée de la charge probatoire – Infraction unique et continue – Caractère continu de l’infraction – Éléments d’appréciation – Longueur des périodes séparant les manifestations de l’entente – Objet et fonctionnement de l’entente – Comportement des autres parties à l’infraction
(Art. 101, § 1, TFUE)
(voir points 366-433)
11. Ententes – Interdiction – Infractions – Accords et pratiques concertées constitutifs d’une infraction unique – Imputation d’une responsabilité à une entreprise pour l’ensemble de l’infraction – Conditions – Connaissance des comportements infractionnels ou capacité de les prévoir – Connaissances acquises par un employé antérieurement à son arrivée au service de l’entreprise concernée – Élément d’appréciation pertinent
(Art. 101, § 1, TFUE)
(voir points 468-474)
12. Recours en annulation – Compétence du juge de l’Union – Portée – Interdiction de statuer ultra petita – Obligation de respecter le cadre du litige défini par les parties – Arguments soulevés par la partie requérante au soutien d’un moyen précis – Appréciation desdits arguments également au soutien d’un autre moyen avancé par la partie requérante – Admissibilité
(Art. 263 TFUE)
(voir points 562, 571, 572)
13. Ententes – Atteinte à la concurrence – Critères d’appréciation – Distinction entre restrictions par objet et par effet – Restriction par objet – Degré suffisant de nocivité – Appréciation au regard des caractéristiques objectives des comportements en cause et sans considération de la situation particulière de chaque entreprise y ayant participé
(Art. 101, § 1, TFUE)
(voir points 573-589)
14. Ententes – Atteinte à la concurrence – Critères d’appréciation – Distinction entre restrictions par objet et par effet – Restriction par objet – Degré suffisant de nocivité – Appréciation – Comportements s’inscrivant dans un marché complexe – Portée de l’analyse du contexte économique et juridique desdits comportements
(Art. 101, § 1, TFUE)
(voir points 606-615)
15. Ententes – Atteinte à la concurrence – Critères d’appréciation – Distinction entre restrictions par objet et par effet – Restriction par objet – Degré suffisant de nocivité – Appréciation – Échanges d’informations commerciales sensibles entre des traders d’établissements financiers – Échanges visant à la coordination des prix, à la divulgation d’informations sensibles ainsi qu’à la coordination d’activités de négociation – Échanges constituant une restriction de la concurrence par objet – Échanges d’informations intervenues sur un marché prétendument marqué par une importante asymétrie d’informations entre les établissements financiers – Absence de pertinence – Effets proconcurrentiels allégués des échanges d’informations – Absence de pertinence
(Art. 101, § 1, TFUE)
(voir points 629-670, 687, 688)
16. Ententes – Atteinte à la concurrence – Restriction accessoire – Notion – Restriction nécessaire à la réalisation d’une opération principale dépourvue de caractère anticoncurrentiel – Caractère objectivement nécessaire de la restriction – Absence de preuve
(Art. 101, § 1, TFUE)
(voir points 712-718)
17. Concurrence – Amendes – Décision infligeant des amendes – Obligation de motivation – Portée – Indication des éléments d’appréciation ayant permis à la Commission de calculer l’amende – Absence de violation de l’obligation de motivation
(Art. 101 et 296 TFUE)
(voir points 765-788)
18. Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Fixation du montant de base – Détermination de la valeur des ventes – Recours à une valeur de remplacement – Obligations de la Commission – Obligation de justifier le recours à une valeur de remplacement à suffisance de droit – Obligation de prendre en considération les meilleures données disponibles pour le calcul de la valeur de remplacement – Violation – Absence
(Art. 101, § 1, TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 3 ; communication de la Commission 2006/C 210/02, point 13)
(voir points 806-829, 864-873, 878-898)
19. Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Fixation du montant de base – Détermination de la valeur des ventes – Recours à une valeur de remplacement – Choix de la méthodologie pour calculer la valeur de remplacement – Prise en compte de la charge administrative liée à la détermination des données pertinentes par la Commission
(Art. 101, § 1, TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 3 ; communication de la Commission 2006/C 210/02, point 13)
(voir points 830-854)
20. Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Fixation du montant de base – Détermination de la valeur des ventes – Recours à une valeur de remplacement – Obligation pour la Commission de prendre en considération les meilleures données disponibles – Charge de la preuve du respect de cette obligation
(Art. 101, § 1, TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 3 ; communication de la Commission 2006/C 210/02, point 13)
(voir points 874-877)
21. Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Fixation du montant de base – Détermination de la valeur des ventes – Recours à une valeur de remplacement – Valeur devant refléter l’importance économique de l’infraction et le poids de l’entreprise concernée dans celle-ci – Prise en considération de toutes les opérations réalisées sur le marché concerné par l’infraction
(Art. 101, § 1, TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 3 ; communication de la Commission 2006/C 210/02, point 13)
(voir points 904-915)
22. Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Fixation du montant de base – Détermination de la valeur des ventes – Recours à une valeur de remplacement – Période de référence pour le calcul de la valeur de remplacement
(Art. 101, § 1, TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 3 ; communication de la Commission 2006/C 210/02, point 13)
(voir points 931-946)
23. Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Fixation du montant de base – Gravité de l’infraction – Coefficient de gravité commun à l’ensemble des entreprises ayant pris part à l’infraction – Admissibilité – Violation du principe d’égalité de traitement – Absence
(Art. 101 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 3 ; communication de la Commission 2006/C 210/02, points 19 à 22)
(voir points 949-974)
24. Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Ajustement du montant de base – Caractère dissuasif – Application d’un facteur multiplicateur au montant de départ – Critères
(Art. 101, § 1, TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 3 ; communication de la Commission 2006/C 210/02, point 30)
(voir points 993-1000)
25. Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Contrôle juridictionnel – Compétence de pleine juridiction du juge de l’Union – Portée – Détermination du montant de l’amende infligée – Critères d’appréciation
(Art. 101, § 1, et 261 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 3, et 31)
(voir points 1010-1018)
Résumé
Le Tribunal, réuni en chambre élargie, confirme pour l’essentiel la décision de la Commission européenne (1) constatant que les banques Crédit agricole SA et Crédit agricole Corporate and Investment Bank (ci-après « Crédit agricole ») ainsi que Credit Suisse Group AG et Credit Suisse Securities (Europe) Ltd (ci-après « Credit Suisse ») ont participé à un cartel dans le secteur des obligations supra-souveraines, des obligations souveraines et des obligations d’organismes publics libellées en dollars des États-Unis (ci-après les « OSSA »). Ainsi, le Tribunal maintient les amendes imposées auxdites banques pour violation de l’article 101 TFUE et de l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen (EEE).
En 2015, Deutsche Bank a saisi la Commission d’une demande de clémence en l’informant de l’existence d’un cartel sur le marché secondaire des OSSA. Les OSSA constituent des titres de créance permettant à leur émetteur de lever des fonds pour financer certaines dépenses ou certains investissements. Elles sont proposées à la vente pour la première fois par, ou pour le compte de, leur émetteur sur le marché primaire. Ensuite, elles sont échangées « de gré à gré » entre investisseurs sur le marché secondaire, sans bourse centrale.
Sur ce marché secondaire, les banques tentent de générer des revenus en captant la différence entre le cours acheteur et le cours vendeur des OSSA.
Ayant ouvert une enquête en vue d’examiner les pratiques dénoncées par Deutsche Bank, la Commission a constaté que les traders de plusieurs banques, parmi lesquelles figurent Crédit agricole et Credit Suisse, avaient collaboré et échangé des informations afin d’obtenir un avantage concurrentiel sur le marché secondaire des OSSA. Estimant, en outre, que ces comportements faisaient partie d’un plan global poursuivant un même objectif anticoncurrentiel, la Commission a considéré que les banques concernées avaient commis une infraction unique et continue à l’article 101, paragraphe 1, TFUE par la conclusion d’accords ou par la mise en œuvre de pratiques concertées ayant pour objet de restreindre ou de fausser la concurrence dans le secteur des OSSA dans l’EEE. Par conséquent, des amendes à hauteur de 3 993 000 euros et 11 859 000 euros ont été respectivement imposées à Crédit agricole et à Credit Suisse.
UBS Group AG, venant aux droits de Credit Suisse, ainsi que Crédit agricole ont saisi le Tribunal de deux recours en annulation de la décision de la Commission en ce qu’elle les concerne. Crédit agricole a également demandé au Tribunal de réduire le montant de l’amende qui lui avait été imposée, dans le cadre de l’exercice de sa compétence de pleine juridiction prévue à l’article 261 TFUE et à l’article 31 du règlement no 1/2003.
Appréciation du Tribunal
À titre liminaire, le Tribunal relève que, dans la décision attaquée, la Commission a retenu l’existence d’une seule infraction unique et continue commise par Crédit agricole. Ainsi, il écarte les arguments de cette banque tirés du fait que la Commission aurait constaté l’existence de cinq infractions autonomes revêtant la qualification de « restriction par objet », comme étant fondés sur une lecture erronée de la décision attaquée.
Ensuite, le Tribunal précise que les moyens en annulation des requérantes s’articulent, en substance, autour de trois catégories de critiques qui sont tirées :
– premièrement, d’erreurs dans la qualification des comportements en cause d’« infraction unique et continue » à l’article 101, paragraphe 1, TFUE ainsi que de l’étendue de leur participation à cette infraction,
– deuxièmement, d’erreurs dans la qualification de cette infraction de « restriction par objet » et,
– troisièmement, d’erreurs dans la détermination du montant des amendes imposées.
Avant d’aborder ces trois séries de moyens communs aux deux recours, le Tribunal examine au préalable le moyen de Crédit agricole tiré d’une violation du principe de la présomption d’innocence.
Sur le respect de la présomption d’innocence
S’agissant du respect de la présomption d’innocence, le Crédit agricole avançait, d’une part, que la Commission aurait à tort présumé que les traders impliqués et, en particulier, le sien avaient connaissance de toutes les informations échangées sur les forums de discussions permanents auxquels ils étaient connectés, indépendamment de leur participation active auxdits échanges.
Ce grief est rejeté par le Tribunal, qui souligne que les forums en cause étaient caractérisés par la délivrance en temps réel des messages à toutes les personnes connectées. Au regard de cette particularité, la Commission était en droit d’estimer que Crédit agricole avait eu connaissance des discussions tenues sur ces forums dès que son trader y était connecté, quand bien même ce dernier n’aurait pas participé activement à ces discussions ou encore quand bien même il aurait eu à sa disposition de nombreuses autres sources d’informations concomitantes. Il n’aurait pu en être différemment que si Crédit agricole avait démontré, au moyen d’éléments de preuve certains et précisément horodatés, que son trader n’avait effectivement pas pris connaissance du ou des messages incriminés. Or, une telle preuve n’avait pas été apportée par Crédit agricole. En ce sens, les modalités des discussions concernées diffèrent de celles ayant donné lieu à l’arrêt Eturas e.a. (2).
En revanche, et d’autre part, le Tribunal constate que la Commission a violé le principe de la présomption d’innocence en fixant le point de départ de la participation de Crédit agricole à l’infraction à la date de la première connexion de son trader au forum de discussions litigieux avec les identifiants de cette banque, intervenue le 10 janvier 2013.
En effet, afin de retenir cette première connexion comme preuve d’un comportement anticoncurrentiel marquant le début de la participation de Crédit agricole à l’infraction, il appartenait à la Commission de démontrer que, le jour même de cette première connexion, le trader de Crédit agricole avait à tout le moins assisté passivement à une discussion anticoncurrentielle. Or, en l’espèce, il ne ressort ni de la décision attaquée ni du dossier à la disposition du Tribunal que des messages de nature anticoncurrentielle ont été échangés sur le forum de discussions en cause le 10 janvier 2013 après la première connexion du trader de Crédit agricole.
Sur la participation des requérantes à une infraction unique et continue
En ce qui concerne les moyens contestant la qualification des comportements en cause d’« infraction unique et continue » imputable aux requérantes, le Tribunal observe, dans un premier temps, que seuls des comportements relevant d’un « plan d’ensemble » poursuivant un objectif anticoncurrentiel unique peuvent être qualifiés d’infraction unique et continue.
Concernant le caractère unique de l’infraction, le Tribunal estime que la Commission a correctement considéré que l’objectif anticoncurrentiel unique poursuivi par les traders des banques concernées était de maximiser les revenus de ces dernières tout en limitant les pertes qui pouvaient résulter de l’incertitude liée aux comportements des autres traders.
La Commission ayant démontré à suffisance de droit que les comportements adoptés par les traders des banques concernées entre le mois de janvier 2010 et le mois de février 2013 s’inscrivaient dans un plan d’ensemble poursuivant cet objectif anticoncurrentiel unique, le Tribunal considère, en outre, que l’interdiction adressée par Deutsche Bank, en février 2013, à ses traders d’utiliser des forums de discussions multilatéraux permanents n’a pas empêché les traders des banques concernées de réaliser ledit objectif. Sur ce point, le Tribunal indique que le caractère unique d’une infraction résulte de l’unicité de l’objectif poursuivi par les participants à l’entente. Or, il n’était pas contesté que les traders des banques concernées avaient contourné l’interdiction adressée aux traders de Deutsche Bank en février 2013 au moyen d’un réseau de discussions bilatérales, qui fonctionnaient de la même manière que les forums de discussions multilatéraux permanents.
Concernant le caractère continu de l’infraction, le Tribunal confirme que le contexte du fonctionnement de l’entente constatée permet de soutenir la conclusion de la Commission selon laquelle les banques concernées avaient participé à une infraction continue entre janvier 2010 et mars 2015. En effet, si les échanges entre les traders desdites banques sont devenus moins fréquents après février 2013, il n’en reste pas moins qu’ils ont poursuivi leurs discussions à caractère anticoncurrentiel d’une manière récurrente, en échangeant librement des informations sur leurs activités de négociation en cours.
L’argument de Crédit agricole tiré de son absence de participation à l’infraction au cours de certaines périodes n’est pas non plus de nature à remettre en cause le caractère continu de l’infraction dans son ensemble dès lors que les interruptions invoquées par cette banque ne tiennent pas compte du comportement des autres participants.
Concernant l’imputabilité aux requérantes de l’infraction unique et continue, le Tribunal rappelle, dans un second temps, que cette imputabilité doit être appréciée au regard de deux éléments, à savoir, premièrement, leur contribution intentionnelle aux objectifs communs poursuivis par l’ensemble des banques concernées et, deuxièmement, leur connaissance des comportements infractionnels envisagés ou mis en œuvre par ces banques dans la poursuite des mêmes objectifs ou le fait qu’elles avaient pu raisonnablement les prévoir et avaient été prêtes à en accepter le risque.
Cette précision étant faite, le Tribunal écarte l’ensemble des arguments avancés par les requérantes afin de contester tant leur contribution intentionnelle au plan d’ensemble identifié par la Commission que leur connaissance de l’ensemble des comportements infractionnels en cause ou, le cas échéant, leur capacité de les prévoir.
Dans ce contexte, le Tribunal note que la conclusion de la Commission selon laquelle Crédit agricole pouvait, à tout le moins, raisonnablement prévoir l’ensemble des comportements infractionnels des autres banques est notamment corroborée par le fait que, avant de prendre ses fonctions chez Crédit agricole, son trader avait, en qualité de trader d’une autre banque, participé directement aux comportements infractionnels en cause.
Sur ce point, le Tribunal souligne que les connaissances acquises par un employé antérieurement à son arrivée au service d’une nouvelle entreprise et que celui-ci met de fait à la disposition de ce nouvel employeur peuvent être considérées comme des connaissances partagées par son nouvel employeur. Il est, en outre, de jurisprudence constante que la Commission peut s’appuyer sur des contacts antérieurs ou postérieurs à la période de l’infraction afin de construire une image globale et de montrer les étapes préparatoires de l’entente ainsi que pour corroborer l’interprétation de certains éléments de preuve.
À la lumière de ce qui précède, le Tribunal rejette l’ensemble des griefs des requérantes contestant, d’une part, la qualification des comportements en cause d’« infraction unique et continue » et, d’autre part, l’imputabilité de cette infraction aux requérantes.
Sur la qualification des comportements en cause de « restriction par objet »
En se référant à la jurisprudence de la Cour, le Tribunal rappelle que, aux fins de la qualification des comportements en cause de « restriction par objet », il appartenait à la Commission de démontrer que ces comportements présentaient non un seuil extrêmement élevé de nocivité à l’égard de la concurrence, comme le faisait valoir Crédit agricole, mais seulement un degré suffisant de nocivité à l’égard de celle-ci.
Le Tribunal précise, en outre, que l’appréciation du degré de nocivité d’un comportement à l’égard de la concurrence doit être effectuée au regard des caractéristiques objectives dudit comportement et sans considération de la situation particulière de chaque entreprise y ayant participé. Ainsi, le rôle mineur d’une entreprise dans une entente n’est pas de nature à influencer la qualification de « restriction par objet » de cette entente à l’égard de l’ensemble des entreprises y ayant participé. Pour les mêmes raisons, Crédit agricole ne saurait utilement se prévaloir, pour contester la qualification des comportements en cause de « restriction par objet », du fait qu’elle n’a pas participé à certaines discussions.
Au regard de ces précisions, le Tribunal rejette ensuite les griefs des requérantes tirés d’erreurs commises par la Commission, premièrement, dans l’appréciation du contexte économique des comportements en cause, deuxièmement, dans l’appréciation de leur nocivité à l’égard de la concurrence ainsi que, troisièmement, dans l’appréciation de leur caractère justifié en raison de leurs effets proconcurrentiels.
En ce qui concerne, en premier lieu, l’appréciation du contexte économique des comportements en cause, le Tribunal constate que si, dans un marché complexe comme en l’espèce, la Commission ne peut pas limiter son analyse de ce contexte à ce qui s’avère strictement nécessaire en vue de conclure à l’existence d’une restriction de la concurrence par objet, les requérantes sont restées en défaut de démontrer une quelconque insuffisance de l’analyse du contexte économique et juridique effectuée par la Commission.
S’agissant, en deuxième lieu, de l’appréciation de la nocivité des comportements en cause à l’égard de la concurrence, le Tribunal entérine la conclusion de la Commission selon laquelle, sur le marché secondaire des OSSA, les échanges d’informations commerciales sensibles intervenus entre les banques concernées, qui étaient tous des « teneurs de marchés » (3), présentaient un caractère suffisamment nocif à l’égard de la concurrence pour contribuer à la qualification des comportements examinés, dans leur ensemble, de « restriction par objet ».
Cette conclusion ne saurait être remise en cause par l’allégation de Crédit agricole tirée du fait que le marché secondaire des OSSA serait un marché connaissant une importante asymétrie d’information entre les teneurs de marchés, de sorte que l’accroissement de cette asymétrie préexistante du fait des échanges d’informations en cause ne présenterait pas une nocivité suffisante à l’égard de la concurrence. En effet, même à supposer que cette asymétrie d’information existe, l’argumentation de Crédit agricole se heurte à l’effet utile qu’il convient de garantir à la notion de « restriction par objet » et plus largement de l’article 101 TFUE.
Pour ce qui est, en troisième lieu, des arguments des requérantes selon lesquels les comportements en cause seraient justifiés au regard de leurs effets proconcurrentiels, le Tribunal rappelle que les effets proconcurrentiels allégués par les requérantes n’ont pas lieu, en tant que tels, d’être pris en considération au stade de la qualification des comportements en cause en tant que « restriction par objet ».
En tout état de cause, même à supposer que les effets « favorables » allégués des comportements en cause puissent ou doivent être pris en considération, à un titre ou à un autre, aux fins de leur qualification de « restriction par objet », les requérantes n’ont pas démontré l’existence d’implications favorables de nature à remettre en cause la qualification de « restriction par objet » desdits comportements.
En ce que les requérantes présentaient les comportements en cause également comme des « restrictions accessoires » à l’exécution de leur fonction de teneur de marché d’OSSA, le Tribunal observe que la jurisprudence relative à l’exception des restrictions accessoires à des accords légitimes n’est, en tout état de cause, pas applicable en l’espèce vu que les requérantes n’avaient pas démontré que leur activité de teneur de marché aurait été impossible en l’absence des comportements infractionnels.
De surcroît, le Tribunal écarte les arguments tirés du fait que les teneurs de marché d’OSSA seraient systématiquement désavantagées sur le plan informationnel par rapport aux contreparties qui n’assuraient pas une présence permanente sur le marché, de sorte qu’elles devaient compenser ce déficit d’informations en recherchant des informations auprès d’un certain nombre de sources.
En effet, il ne saurait être accepté que des entreprises essaient de pallier les effets de situations factuelles qu’elles considèrent comme excessivement défavorables, telles que d’éventuelles asymétries de risques existants entre les opérateurs d’un marché, par des pratiques collusoires ayant pour objet de corriger ces désavantages. De telles situations factuelles ne sauraient légitimer une violation de l’article 101 TFUE, d’autant plus que les requérantes n’agissaient pas sur le marché secondaire des OSSA uniquement en tant que teneurs de marché et qu’elles exerçaient cette activité de manière volontaire.
Sur la détermination du montant des amendes imposées aux requérantes
Pour déterminer le montant des amendes imposées aux requérantes, la Commission a, en substance, suivi la méthode prévue par les lignes directrices de 2006 (4). Néanmoins, en ce qui concerne le calcul des montants de base, la Commission a décidé d’utiliser une valeur de remplacement au lieu de la valeur des ventes prévue au point 13 desdites lignes directrices. Comme point de départ du calcul de cette valeur de remplacement, la Commission a retenu les volumes et les valeurs notionnels annualisés des OSSA (ci-après les « montants notionnels annualisés ») que les banques concernées ont échangés au cours de leur période individuelle de participation à l’infraction litigieuse. Ces montants notionnels annualisés ont ensuite été multipliés par un facteur d’ajustement que la Commission a construit en utilisant 33 catégories d’OSSA représentatives, émises par huit émetteurs.
Dans ce contexte, les requérantes reprochaient notamment à la Commission d’avoir violé les lignes directrices de 2006 en s’appuyant sur un jeu d’OSSA représentatives et non pas sur les données de leurs propres transactions pour le calcul du facteur d’ajustement ainsi qu’en utilisant des données publiques issues de la plateforme Bloomberg, qui gonfleraient ce facteur d’ajustement (ci-après les « données BGN »).
Credit Suisse reprochait, en outre, à la Commission d’avoir surestimé la valeur de remplacement en incluant dans les montants notionnels retenus à son égard les opérations relatives à l’achat de liquidités (hedging).
À titre liminaire, le Tribunal constate que, si, en adoptant les lignes directrices de 2006, la Commission s’est autolimitée dans l’exercice du large pouvoir d’appréciation dont elle bénéficie pour ce qui est de la méthode de calcul des amendes, elle dispose de la faculté de s’en écarter, à condition de motiver et de justifier son choix à suffisance de droit.
Toutefois, lorsque la Commission s’écarte des lignes directrices de 2006 non dans leur ensemble - comme le point 37 l’y autorise - mais uniquement, comme en l’espèce, du point 13, elle ne saurait s’affranchir des principes directeurs ainsi que de la logique sous jacente desdites lignes directrices. Ainsi, dans la mise en œuvre de la méthodologie qu’elle définit, il lui appartient, notamment, de veiller à prendre en considération les meilleures données disponibles, sous le contrôle approfondi, en droit comme en fait, du juge de l’Union.
À la lumière de ces précisions, le Tribunal note, en premier lieu, que, dans la décision attaquée, la Commission a motivé et justifié à suffisance de droit son choix d’écarter la méthodologie prévue au point 13 des lignes directrices et de fonder son calcul du montant de base sur une valeur de remplacement de la valeur des ventes qui a été élaboré en multipliant les montants notionnels annualisés de chacune des banques concernées par un facteur d’ajustement, calculé sur la base de l’échantillon de 33 catégories d’OSSA.
Dans ce cadre, le Tribunal rejette les arguments des requérantes selon lesquels la Commission aurait dû retenir une méthodologie de calcul du facteur d’ajustement fondée sur leurs propres transactions.
À cet égard, le Tribunal indique qu’une méthodologie fondée sur les données de transactions des banques concernées supposerait d’effectuer des calculs d’une complexité bien supérieure à ceux déjà complexes effectués en l’espèce, alors même que le caractère représentatif des OSSA retenues garantit justement que les données prises en considération conservent un caractère pertinent pour le calcul de l’amende et permettent de refléter l’importance économique de l’infraction litigieuse avec le degré de précision requis par la jurisprudence. Or, une telle méthodologie alternative ferait peser sur la Commission une charge administrative disproportionnée.
En deuxième lieu, le Tribunal écarte les arguments des requérantes tirés du fait que les données BGN que la Commission avait utilisées étaient inadéquates aux fins du calcul de la valeur de remplacement en ce qu’elles gonfleraient le facteur d’ajustement.
Après avoir rappelé qu’il appartenait à la Commission de veiller à prendre en considération les meilleures données disponibles, le Tribunal relève que, dans la décision attaquée, la Commission avait écarté de façon motivée les arguments dont se sont prévalues les banques concernées au cours de la procédure administrative pour contester le recours aux données BGN. Il s’ensuit que les requérantes ne sauraient se limiter à faire valoir devant le Tribunal que les données utilisées par la Commission souffrent d’une ou plusieurs insuffisances, mais, au contraire, doivent démontrer que, dans le cadre de la méthodologie que cette institution a légalement déterminée, il existe effectivement des données meilleures que celles retenues par cette institution et que celles-ci sont effectivement disponibles.
En constatant que les requérantes n’ont pas été en mesure de présenter des données meilleures que celles retenues par la Commission, le Tribunal rejette, en outre, la critique de Credit Suisse tirée du caractère inconnu du mode d’élaboration des données BGN. Sur ce point, le Tribunal souligne que les données BGN constituent des données de référence parmi les traders, qui sont élaborées par un tiers à la procédure sur la base des prix de plusieurs opérateurs. Dès lors, il ne saurait valablement être soutenu que, au motif du caractère partiellement inconnu de leur mode d’élaboration, de telles données de référence ne sauraient être employées par la Commission, tout particulièrement lorsque Credit Suisse n’a nullement fait état de plateformes de marché fournissant des informations plus exactes ou plus pertinentes que la plateforme Bloomberg.
Selon le Tribunal, la Commission ne pouvait pas non plus se voir opposer le fait d’avoir utilisé des données ne reflétant pas à tous égards la situation de Credit Suisse, lorsque justement cette institution ne disposait pas de données exactes suffisamment représentatives et que, en conséquence, elle a été dans l’obligation de recourir à une méthodologie s’appuyant sur des données alternatives nécessairement moins précises, afin de reconstituer une valeur de remplacement.
En troisième lieu, le Tribunal rejette le grief de Credit Suisse selon lequel la Commission aurait surestimé la valeur de remplacement de la valeur des ventes en incluant dans les montants notionnels retenus à son égard les opérations relatives à l’achat de liquidités.
Sur ce point, le Tribunal rappelle que, dans le cadre des lignes directrices de 2006, la notion de « valeur de remplacement », à l’instar de celle de « valeur des ventes », vise à retenir comme point de départ pour le calcul de l’amende infligée à une entreprise un montant qui reflète l’importance économique de l’infraction litigieuse et le poids de cette entreprise dans celle-ci. Il en découle que la détermination de la valeur de remplacement implique la prise en considération de toutes les opérations réalisées sur le marché concerné par l’infraction, et cela pour chacune des entreprises ayant pris part à l’infraction litigieuse.
Si la méthodologie retenue par la Commission conduit certes à une prise en compte du montant notionnel échangé sur une opération d’achat de liquidités donnée tant pour le vendeur de l’OSSA concerné que pour son acheteur lorsqu’ils ont tous les deux pris part à l’infraction litigieuse, cette double prise en compte découle des principes mêmes gouvernant la détermination des amendes en application des lignes directrices de 2006 dans le contexte spécifique de l’espèce. De plus, écarter du calcul de la valeur de remplacement une partie des opérations qui relèvent indiscutablement du champ d’application de l’entente reprochée aurait pour conséquence de minimiser artificiellement l’importance économique de l’infraction litigieuse, portant ainsi atteinte à l’objectif de poursuite et de sanction efficace des infractions à l’article 101 TFUE.
Après avoir ainsi validé les valeurs de remplacement retenues à l’égard des requérantes, le Tribunal rejette, enfin, leurs arguments contestant le coefficient multiplicateur de gravité que la Commission avait appliqué auxdites valeurs conformément aux points 20 à 23 des lignes directrices de 2006.
Au regard du fait que ce coefficient multiplicateur de gravité avait été fixé à 16 % pour l’ensemble des banques concernées, Crédit agricole a notamment fait valoir que la Commission aurait dû, à son égard, retenir un coefficient multiplicateur individualisé et inférieur.
Dès lors que Crédit agricole se référait, à l’appui de cet argument, à des arrêts de la Cour précédant la date de publication des lignes directrices de 2006, le Tribunal commence par relever que ces arrêts ne peuvent imposer à la Commission de prendre en considération des éléments autres que la gravité intrinsèque de l’infraction litigieuse au stade de la détermination du coefficient multiplicateur de gravité en application des lignes directrices de 2006.
De surcroît, si, dans le cadre du calcul des amendes imposées sur le fondement de l’article 101 TFUE, la Commission ne saurait s’affranchir du respect du principe d’égalité de traitement, il ressort tant du point 22 des lignes directrices de 2006 que de la jurisprudence le concernant que le coefficient multiplicateur de gravité reflète, en principe, la gravité de l’infraction litigieuse et non la gravité relative de la participation à cette infraction de chacune des entreprises concernées. C’est en ce sens que les points 19 à 22 des lignes directrices de 2006 envisagent la détermination du coefficient multiplicateur de gravité pour l’infraction concernée et non pour chaque entreprise ayant pris part à celle-ci. Ainsi, l’appréciation de circonstances individuelles est, en principe, effectuée non dans le cadre de l’appréciation de la gravité de l’infraction, c’est-à-dire lors de la fixation du montant de base de l’amende, mais dans le cadre de l’ajustement du montant de base en fonction de circonstances atténuantes et aggravantes.
En relevant, en outre, qu’un coefficient multiplicateur de gravité de 16 % pour une infraction telle que celle constatée dans la décision attaquée ne saurait être considéré comme inapproprié ou disproportionné, le Tribunal écarte les arguments avancés à cet égard par Crédit agricole.
À la lumière de tout ce qui précède, le Tribunal rejette le recours de Crédit Suisse dans son intégralité. En revanche, il annule la décision attaquée à l’égard de Crédit agricole en ce que, d’une part, elle constate que Crédit agricole a participé à l’infraction du 10 janvier 2013 au 24 mars 2015, et non du 11 janvier 2013 au 24 mars 2015, et, d’autre part, fixe le montant de l’amende imposée à Crédit agricole à 3 993 000 euros. Cependant, dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, le Tribunal maintient le montant de l’amende imposée à Crédit agricole.