CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MACIEJ SZPUNAR
présentées le 27 mars 2025 (1)
Affaire C‑654/23
Inteligo Media SA
contre
Autoritatea Națională de Supraveghere a Prelucrării Datelor cu Caracter Personal (ANSPDCP)
[demande de décision préjudicielle formée par la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest, Roumanie)]
« Renvoi préjudiciel – Directive 2002/58/CE – Article 13, paragraphe 1 – Utilisation de courrier électronique à des fins de prospection directe – Article 13, paragraphe 2 – Notion de “communication commerciale” – Règlement (UE) 2016/679 – Article 95 – Article 83, paragraphe 2 – Obligation de motivation »
Introduction
1. La présente demande de décision préjudicielle, formée par la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest, Roumanie), porte essentiellement sur la question de savoir dans quelle mesure et sous quelles conditions l’article 13, paragraphe 2, de la directive 2002/58/CE (2)autorise les communications telles qu’une lettre d’information transmise par courrier électronique et s’il y a lieu d’appliquer les dispositions du règlement (UE) 2016/679 (3).
2. Je soutiendrai, dans les présentes conclusions, que les pratiques de prospection auxquelles recourt l’opérateur économique concerné ne sont pas en conflit avec le régime de protection des données de l’Union européenne. En effet, comme nous le verrons, il est dans la nature même des pratiques de prospection d’utiliser des données à caractère personnel et il n’est pas inhabituel qu’une « personne concernée » échange des données afin d’obtenir un avantage en contrepartie.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3. L’article 95 du RGPD, intitulé « Relation avec la directive 2002/58/CE », est libellé comme suit :
« Le présent règlement n’impose pas d’obligations supplémentaires aux personnes physiques ou morales quant au traitement dans le cadre de la fourniture de services de communications électroniques accessibles au public sur les réseaux publics de communications dans l’Union en ce qui concerne les aspects pour lesquels elles sont soumises à des obligations spécifiques ayant le même objectif énoncées dans la directive 2002/58/CE. »
4. L’article 13 de la directive 2002/58, intitulé « Communications non sollicitées », dispose :
« 1. L’utilisation de systèmes automatisés d’appel et de communication sans intervention humaine (automates d’appel), de télécopieurs ou de courrier électronique à des fins de prospection directe ne peut être autorisée que si elle vise des abonnés ou des utilisateurs ayant donné leur consentement préalable.
2. Nonobstant le paragraphe 1, lorsque, dans le respect de la directive 95/46/CE [(4)], une personne physique ou morale a, dans le cadre de la vente d’un produit ou d’un service, obtenu de ses clients leurs coordonnées électroniques en vue d’un courrier électronique, ladite personne physique ou morale peut exploiter ces coordonnées électroniques à des fins de prospection directe pour des produits ou services analogues qu’elle-même fournit pour autant que lesdits clients se voient donner clairement et expressément la faculté de s’opposer, sans frais et de manière simple, à une telle exploitation des coordonnées électroniques au moment où elles sont recueillies et lors de chaque message, au cas où ils n’auraient pas refusé d’emblée une telle exploitation.
[...] »
Le droit roumain
5. Les dispositions de droit roumain auxquelles la juridiction de renvoi fait référence sont l’article 1er, paragraphe 2, et les articles 12 et 13 de la Legea nr. 506/2004 privind prelucrarea datelor cu caracter personal și protecția vieții private în sectorul comunicaților electronice (loi no 506/2004 concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques) ainsi que l’article 1er, point 8, de la Legea nr. 365/2002 privind comerțul electronic (loi no 365/2002 sur le commerce électronique). Cette dernière disposition définit la notion de « communication commerciale » comme « toute forme de communication destinée à promouvoir, directement ou indirectement, les produits, les services, l’image, [...] d’un professionnel ou d’un membre d’une profession réglementée ».
Le litige au principal et les questions préjudicielles
6. Inteligo Media SA est l’éditeur de la publication de presse en ligne avocatnet.ro, qui informe le grand public des modifications législatives ayant lieu quotidiennement en Roumanie.
7. Les utilisateurs de la publication en ligne peuvent voir, gratuitement et sans autre démarche, un nombre (maximal) d’articles fixé par la publication (six articles à l’époque pertinente).
8. Le 27 juillet 2018, Inteligo Media a introduit un système d’abonnement payant, dénommé « Serviciu Premium » (Service Premium, ci-après le « Service Premium »), pour les utilisateurs ayant atteint la limite de six articles accessibles qui souhaitaient avoir accès à d’autres articles de la publication en ligne.
9. L’abonnement au Service Premium requérait que l’utilisateur crée un compte d’utilisateur gratuit sur la plateforme, ce qui impliquait que l’utilisateur renseigne son adresse de courrier électronique et qu’il accepte les conditions contractuelles de la fourniture du « Service Premium » par Inteligo Media.
10. En souscrivant au Service Premium, l’utilisateur obtenait le droit d’accéder à deux articles supplémentaires par mois et de recevoir par courrier électronique une lettre d’information quotidienne appelée « Personal Update » (s’il n’avait pas choisi de ne pas bénéficier de ce service), ainsi que, moyennant paiement et de manière optionnelle, d’accéder à tous les articles de la publication et, par courrier électronique, à une série d’informations quotidiennes plus détaillées appelées « Sinteze Informative » (« L’information en bref »).
11. La Personal Update contenait essentiellement des détails sur les nouveautés législatives de la veille, avec un hyperlien vers les articles pertinents repris dans la publication.
12. Afin de permettre aux utilisateurs d’exprimer leur choix de ne pas recevoir la Personal Update au moment de l’obtention de leur adresse de courrier électronique, le formulaire de création du compte contenait une case à côté de laquelle figuraient les mots « Nu vreau să primesc Personal Update, informarea transmisă zilnic gratuit pe e-mail de avocatnet.ro » (« Je ne veux pas recevoir Personal Update, la lettre d’information transmise quotidiennement et gratuitement par courrier électronique par avocatnet.ro ») et que les utilisateurs concernés devaient cocher. De même, à chaque fois qu’ils recevaient une lettre d’information par courrier électronique, les utilisateurs qui ne souhaitaient plus recevoir la Personal Update pouvaient choisir l’option « Dezabonare » (« Se désabonner »).
13. Pour les utilisateurs qui créaient leur compte sur la plateforme à d’autres fins que l’abonnement au Service Premium gratuit et l’accès à des contenus supplémentaires, le champ relatif à la Personal Update était programmé pour ne pas apparaître et la lettre d’information n’était pas transmise à ces catégories d’utilisateurs.
14. Le 26 septembre 2019, l’Autoritatea Națională de Supraveghere a Prelucrării Datelor cu Caracter Personal (Autorité nationale de contrôle du traitement des données à caractère personnel, Roumanie) (ci-après l’« ANSPDCP ») a émis un procès-verbal de constatation et de sanction par lequel elle a infligé à Inteligo Media une amende administrative de 42 714 lei roumains (RON) (équivalant à 9 000 euros). Dans ce procès‑verbal, elle a indiqué que, depuis juillet 2018, Inteligo Media avait traité les données à caractère personnel (adresses de courrier électronique, mots de passe, noms d’utilisateur) de 4 357 utilisateurs (personnes physiques) en se fondant sur une base légale qui n’était pas pertinente compte tenu de la finalité du traitement en cause, à savoir la transmission par courrier électronique de la Personal Update, sans démontrer qu’elle avait obtenu le consentement exprès des utilisateurs concernés pour le traitement de leurs données personnelles à cette fin. L’ANSPDCP a conclu qu’Inteligo Media avait enfreint l’article 5, paragraphe 1, sous a) et b), l’article 6, paragraphe 1, sous a), et l’article 7 du RGPD.
15. Inteligo Media a introduit un recours devant le Tribunalul București – Secția a II-a de Contencios Administrativ și Fiscal (tribunal de grande instance de Bucarest – deuxième chambre du contentieux administratif et fiscal, Roumanie) et a conclu, essentiellement, à ce que le procès-verbal de l’ANSPDCP soit annulé et à être exonérée de sa responsabilité pour l’infraction administrative.
16. Le jugement, prononcé le 5 juin 2020 par cette juridiction, qui a rejeté le recours de la requérante a été annulé en appel par la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest) et l’affaire a été renvoyée devant la juridiction de première instance pour qu’elle statue à nouveau.
17. Après avoir réexaminé l’affaire, par un jugement civil du 15 décembre 2021, le Tribunalul București – Secția a II-a de Contencios Administrativ și Fiscal (tribunal de grande instance de Bucarest – deuxième chambre du contentieux administratif et fiscal) a fait partiellement droit au recours et a réduit le montant de l’amende infligée ; il a toutefois maintenu la constatation de l’infraction administrative en raison de la violation de la condition relative à l’obtention du consentement exprès pour le traitement des données réalisé dans le cadre de la transmission de la Personal Update, conformément au RGPD.
18. Tant le requérant que le défendeur ont interjeté appel du jugement civil. Ces recours en appel sont actuellement pendants devant la juridiction de renvoi, la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest).
19. La juridiction de renvoi considère que l’issue du litige au principal dépend de la détermination du fondement juridique pertinent pour le traitement de données à caractère personnel en cause au principal et des conditions à remplir pour que ce traitement soit licite, conformément à la directive 2002/58 et au RGPD.
20. Selon cette juridiction, il est nécessaire de clarifier, premièrement, les conditions dans lesquelles il est considéré que l’adresse électronique d’un utilisateur a été obtenue « dans le cadre de la vente d’un produit ou d’un service », au sens dans lequel cette notion est employée à l’article 13, paragraphe 2, de la directive 2002/58, deuxièmement, la portée de la notion de « prospection directe », utilisée à l’article 13 de cette directive, et, troisièmement, si cette dernière notion est équivalente à celle de « communication commerciale », utilisée par le législateur national lors de la transposition de l’article 13 de ladite directive.
21. Ensuite, pour le cas où, en l’espèce, les adresses de courrier électronique des utilisateurs n’auraient pas été obtenues « dans le cadre de la vente d’un produit ou d’un service », au sens de l’article 13, paragraphe 2, de la directive 2002/58, il est nécessaire de déterminer si la transmission par courrier électronique de la Personal Update entraîne l’applicabilité de l’article 13, paragraphe 1, de cette directive, en ce qui concerne l’obligation d’obtenir le consentement préalable des utilisateurs, ainsi que de préciser quelles sont les dispositions qui sanctionnent le non-respect de cette disposition.
22. Enfin, la juridiction de renvoi estime qu’il est nécessaire de clarifier les obligations incombant à l’ANSPDCP lorsqu’elle applique l’article 83, paragraphe 2, du RGPD, dans la mesure où ces obligations ne ressortent pas clairement du libellé de cette disposition.
23. C’est dans ces circonstances que la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest, Roumanie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Dans une situation dans laquelle un éditeur de publication de presse en ligne informant le grand public, non spécialiste en la matière, des modifications législatives qui ont lieu quotidiennement en Roumanie obtient l’adresse électronique d’un utilisateur lors de la création par ce dernier, à titre gratuit, d’un compte d’utilisateur lui donnant le droit i) d’accéder gratuitement à un nombre supplémentaire d’articles de la publication concernée, ii) de recevoir, par courrier électronique, une lettre d’information quotidienne contenant un résumé de nouveautés législatives traitées dans des articles de la publication ainsi que des hyperliens vers ces articles et iii) d’accéder, moyennant paiement, à des articles et à des analyses supplémentaires et/ou plus détaillés de la publication par rapport à la lettre d’information quotidienne transmise gratuitement :
a) Cette adresse électronique a-t-elle été obtenue par l’éditeur de la publication de presse en ligne “dans le cadre de la vente d’un produit ou d’un service”, au sens de l’article 13, paragraphe 2, de la [directive 2002/58] ?
b) La transmission par l’éditeur de presse d’une lettre d’information telle que celle décrite ci-dessus sous ii) constitue-t-elle une “prospection directe pour des produits ou services analogues [que lui]-même fournit”, au sens de l’article 13, paragraphe 2, de la [directive 2002/58] ?
2) En cas de réponses affirmatives à la première question, sous a) et b), quelles conditions parmi celles prévues à l’article 6, paragraphe 1, sous a) à f), du [RGPD] doivent être interprétées comme étant applicables lorsque l’éditeur utilise l’adresse électronique de l’utilisateur afin de transmettre une lettre d’information quotidienne telle que celle décrite dans la première question, sous ii), conformément aux exigences visées à l’article 13, paragraphe 2, de la [directive 2002/58] ?
3) L’article 13, paragraphes 1 et 2, de la directive 2002/58 doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui utilise la notion de “communication commerciale” prévue à l’article 2, sous f), de la [directive 2000/31/CE (5)] au lieu de la notion de “prospection directe” prévue par la [directive 2002/58] ? En cas de réponse négative, une lettre d’information telle que celle décrite dans la première question, sous ii), constitue-t-elle une “communication commerciale” au sens de l’article 2, sous f), de la [directive 2000/31] ?
4) En cas de réponses négatives à la première question, sous a) et b) :
a) La transmission par courrier électronique d’une lettre d’information quotidienne telle que celle décrite dans la première question, sous ii), constitue-t-elle une “utilisation [...] de courrier électronique à des fins de prospection directe” au sens de l’article 13, paragraphe 1, de la [directive 2002/58] ?
b) L’article 95 du [RGPD], lu en combinaison avec l’article 15, paragraphe 2, de la directive 2002/58, doit-il être interprété en ce sens que le non-respect des conditions relatives à l’obtention d’un consentement valable de l’utilisateur au sens de l’article 13, paragraphe 1, de [cette directive] sera sanctionné conformément à l’article 83 du [RGPD] ou en vertu des dispositions du droit national figurant dans l’acte ayant transposé la [dite directive], lequel contient des sanctions spécifiques applicables ?
5) L’article 83, paragraphe 2, du [RGPD] doit-il être interprété en ce sens qu’une autorité de contrôle qui prend la décision d’infliger une amende administrative ainsi que la décision relative au montant de l’amende administrative dans chaque cas individuel est tenue d’analyser et d’expliquer dans l’acte administratif de sanction l’incidence sur la décision d’infliger une amende et sur la décision relative au montant de l’amende infligée de chacun des critères prévus à l’article 83, paragraphe 2, sous a) à k), du [RGPD] ? »
24. Les parties au principal, le gouvernement roumain et la Commission européenne ont présenté des observations écrites. Inteligo Media et la Commission ont participé à l’audience de plaidoiries qui s’est tenue le 27 novembre 2024.
Analyse
Sur les première et quatrième questions
25. Par sa première question et la première partie de sa quatrième question, que j’examinerai ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’on peut considérer que l’adresse de courrier électronique d’un utilisateur, obtenue lorsque celui-ci crée un compte en ligne lui permettant i) d’accéder gratuitement à un certain nombre d’articles de la publication concernée, ii) de recevoir, par courrier électronique, une lettre d’information quotidienne contenant un résumé des nouveautés législatives traitées dans les articles de la publication ainsi que des hyperliens vers ces articles et iii) d’accéder, moyennant paiement, à des articles et à des analyses supplémentaires et/ou plus détaillés de la publication, est obtenue « dans le cadre de la vente d’un produit ou d’un service » et si la transmission de la lettre d’information quotidienne décrite sous ii) constitue une « prospection directe pour des produits ou services analogues », au sens de l’article 13, paragraphe 2, de la directive 2002/58.
26. L’article 13 de cette directive régit la licéité des communications non sollicitées.
27. À cet égard, d’une part, l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2002/58 autorise l’utilisation de systèmes automatisés d’appel et de communication sans intervention humaine (automates d’appel), de télécopieurs ou de courrier électronique à des fins de prospection directe pour autant que les communications soient transmises à des utilisateurs ayant donné leur consentement préalable.
28. D’autre part, l’article 13, paragraphe 2, de la directive 2002/58 prévoit une exception en vertu de laquelle les coordonnées électroniques d’utilisateurs obtenues dans le respect du RGPD et dans le cadre de la vente d’un produit ou d’un service peuvent être exploitées à des fins de prospection directe pour des produits ou services analogues sans consentement préalable, pour autant que les utilisateurs se voient donner la faculté de refuser de recevoir de telles communications au moment où leurs coordonnées sont recueillies. Si l’utilisateur ne s’y est pas opposé à ce moment, il doit avoir la possibilité de le faire lors de chaque communication de prospection directe.
29. Ensemble, ces deux dispositions régissent les conditions dans lesquelles les communications de prospection directe sont autorisées. Si la Cour devait conclure qu’une communication telle que celle en cause dans le litige au principal ne relève pas de la prospection directe, cette communication ne relèverait pas du champ d’application de ces deux dispositions et l’analyse de la Cour se limiterait à la portée du RGPD. C’est pourquoi il convient, d’emblée, de déterminer si une communication telle que la Personal Update constitue une prospection directe.
30. La Cour a considéré que, afin de déterminer si une communication a pour finalité la prospection directe, il y a lieu de vérifier, premièrement, si cette communication poursuit un but commercial et, deuxièmement, si elle s’adresse directement et individuellement à un consommateur (6).
31. Une communication qui poursuit un but commercial est une communication relative ou liée à l’« activité qui consiste à acheter et à vendre [...] en vue de réaliser un profit » (7). Les parties sont en désaccord sur la question de savoir si la Personal Update poursuit un tel but. L’ANSPDCP et le gouvernement roumain soutiennent que cette lettre d’information a un contenu purement rédactionnel (8) et ne pouvait donc pas être qualifiée de prospection directe. De leur côté, Inteligo Media et la Commission considèrent que ladite lettre d’information a un but commercial dans la mesure où elle promeut les articles disponibles sur la plateforme de l’éditeur.
32. Ce dernier argument me semble plus convaincant. Il est évident que les courriers électroniques n’ont pas pour finalité de fournir, gratuitement, un relevé des modifications législatives intervenant en Roumanie, dont l’utilisateur peut lire le texte complet depuis sa propre boîte de réception. En fournissant des hyperliens vers les articles publiés sur la page Internet de la publication, la Personal Update fournit plutôt aux utilisateurs une « accroche » présentant les articles, dans le but de les inciter à consommer plus rapidement les huit articles qu’ils peuvent lire gratuitement chaque mois.
33. Il est utile de faire ici une distinction entre les « hard paywalls » (verrous d’accès stricts) et les « metered paywalls » (verrous d’accès mesurés). Les verrous d’accès stricts obligent l’utilisateur à payer un abonnement avant de pouvoir accéder à tout contenu. Si cela assure directement aux éditeurs un bénéfice dès qu’un utilisateur accède à un article, de leur point de vue, cela présente également le risque de dissuader des clients potentiels. Un verrou d’accès « mesuré » participe de la stratégie des éditeurs visant à inciter les utilisateurs à acquérir un abonnement complet en leur permettant d’accéder, gratuitement, à un nombre limité d’articles avant de leur demander de payer (9).
34. La finalité commerciale du verrou d’accès mesuré d’Inteligo Media apparaît clairement si l’on tient compte du public visé par la Personal Update. Il est vraisemblable que tout utilisateur fournissant ses coordonnées électroniques à avocatnet.ro afin de pouvoir consulter plus de six articles gratuits par mois et de recevoir une lettre d’information par courrier électronique ait, à tout le moins, un certain intérêt à se tenir informé des modifications législatives en Roumanie. Cette lettre d’information assure que, chaque jour, de tels utilisateurs se voient présenter de nombreux hyperliens vers des articles qui les intéressent. Il est probable que ces utilisateurs consultent huit de ces articles en quelques jours ou semaines, ce qui ne leur laisse pas d’autre choix que de payer un abonnement complet s’ils souhaitent lire des articles supplémentaires durant le reste du mois.
35. C’est pourquoi, en incitant les utilisateurs à acquérir un abonnement complet, la Personal Update poursuit le but commercial de générer des revenus au moyen du verrou d’accès mesuré.
36. Pour relever de la prospection directe, la Personal Update doit également s’adresser directement et individuellement à un consommateur (10). La Cour a jugé que cette condition est satisfaite lorsque les communications apparaissent directement dans la boîte de réception de la messagerie électronique privée de l’utilisateur concerné. Il ressort de l’ordonnance de renvoi que c’est précisément ainsi qu’apparaissait Personal Update pour les utilisateurs qui avaient fourni leurs coordonnées électroniques à Inteligo Media.
37. C’est pourquoi, conformément à la jurisprudence de la Cour, une communication telle que la Personal Update constitue une prospection directe.
38. Il faut ensuite examiner si l’adresse électronique en question a été obtenue « dans le cadre de la vente d’un produit ou d’un service », au sens de l’article 13, paragraphe 2, de la directive 2002/58. Si tel était le cas, le consentement préalable ne serait pas nécessaire.
39. La directive 2002/58 ne fournit que peu d’orientations quant à la signification exacte de ces termes. Une telle expression, qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée, doit normalement trouver, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme (11).
40. Selon une définition communément admise, une « vente » est une convention qui implique nécessairement un paiement en échange d’un bien ou d’un service (12).
41. Puisqu’il s’agit ici d’un service, la jurisprudence de la Cour relative à la directive 2000/31 et aux dispositions pertinentes des traités peut également fournir des orientations.
42. Dans le contexte de la directive 2000/31, la Cour a considéré que la rémunération d’un service n’est pas nécessairement versée par les personnes qui en bénéficient (13). Elle a précisé qu’il en va notamment ainsi lorsqu’une prestation réalisée à titre gratuit est fournie par un prestataire à des fins publicitaires, le coût de cette activité étant alors intégré dans le prix de vente des biens ou des services promus (14).
43. Tel est précisément le scénario en cause dans le litige au principal. Comme cela a été souligné ci-dessus, le service fourni « gratuitement » par Inteligo Media (transmission de la Personal Update et accès à des articles supplémentaires) visait à promouvoir l’achat d’un abonnement complet et poursuivait ainsi un objectif publicitaire. Tout comme dans l’arrêt du 15 septembre 2016, Mc Fadden (C‑484/14, EU:C:2016:689), le coût de la fourniture d’un tel service est intégré dans le prix du service principal qui est, en l’espèce, l’abonnement complet. Cette forme de rémunération indirecte répond à l’exigence de paiement figurant dans la définition de la « vente » retenue par la Cour.
44. De plus, toujours dans le contexte de la libre prestation des services, visée aux articles 56 et 57 TFUE, peu importe qui rémunère le prestataire pour le service (15). Il est de jurisprudence constante que l’article 57 TFUE n’exige pas que le service fourni soit payé par ceux qui en bénéficient (16).
45. De plus, il ne faut pas perdre de vue que, à l’ère numérique moderne, les données elles-mêmes sont traitées comme une matière première (17). On pourrait donc considérer que, pour que des données soient recueillies « dans le cadre de la vente », il suffit que, plutôt qu’une contrepartie financière, l’utilisateur fournisse ses données à caractère personnel en échange d’un bien ou d’un service qui présente une valeur à ses yeux.
46. En conclusion, je propose de répondre à la première question et à la première partie de la quatrième question que l’article 13, paragraphe 2, de la directive 2002/58 doit être interprété en ce sens que l’adresse de courrier électronique d’un utilisateur, obtenue lorsque ce dernier crée un compte en ligne lui donnant le droit i) d’accéder gratuitement à un certain nombre d’articles de la publication concernée, ii) de recevoir, par courrier électronique, une lettre d’information quotidienne contenant un résumé de nouveautés législatives traitées dans des articles de la publication ainsi que des hyperliens vers ces articles et iii) d’accéder, moyennant paiement, à des articles et à des analyses supplémentaires et/ou plus détaillés de la publication, est obtenue « dans le cadre de la vente d’un produit ou d’un service ». La transmission de la lettre d’information décrite ci-dessus sous ii) constitue une « prospection directe pour des produits ou services analogues » au sens de cette disposition.
47. Compte tenu de cette réponse, il n’est pas nécessaire de répondre à la seconde partie de la quatrième question.
Sur la deuxième question
48. Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, quelles sont, parmi les conditions prévues à l’article 6, paragraphe 1, sous a) à f), du RGPD, celles qui sont applicables lorsque le responsable du traitement utilise l’adresse de courrier électronique de l’utilisateur afin de transmettre une lettre d’information quotidienne, telle que la Personal Update, en respectant l’article 13, paragraphe 2, de la directive 2002/58.
49. L’article 95 du RGPD précise que ce règlement n’impose pas d’obligations supplémentaires aux personnes physiques ou morales quant au traitement dans le cadre de la fourniture de services de communications électroniques accessibles au public sur les réseaux publics de communication dans l’Union en ce qui concerne les aspects pour lesquels elles sont soumises à des obligations spécifiques ayant le même objectif énoncées dans la directive 2002/58. Dès lors, la relation entre cette directive et le RGPD est régie par l’adage lex specialis derogat legi generali (les règles spéciales dérogent aux règles générales) : chaque fois qu’une disposition spécifique de la directive 2002/58 entraîne des obligations ayant le même objectif que les dispositions correspondantes du RGPD, c’est la disposition de cette directive qui s’applique.
50. J’estime que, en ce qui concerne la prospection directe et automatisée dans le cadre de la vente d’un produit ou d’un service, l’article 13, paragraphe 2, de la directive 2002/58 régit de manière exhaustive les conditions et objectifs du traitement ainsi que les droits de la personne concernée et qu’il impose au responsable du traitement des « obligations spécifiques », au sens de l’article 95 du RGPD. Je considère, en particulier, que l’article 13, paragraphe 2, de cette directive traite de manière exhaustive la question du consentement. Cela peut, notamment, être déduit du fait que cette disposition constitue une exception à l’article 13, paragraphe 1, de ladite directive, qui requiert le consentement préalable.
51. Par conséquent, la licéité d’un traitement peut être établie sur la base de l’article 13, paragraphe 2, de la directive 2002/58. Il n’est pas possible, ni nécessaire, de recourir au RGPD et, en particulier, à son article 6, paragraphe 1, sous a) à f).
52. Dès lors, je propose de répondre à la deuxième question que l’article 13, paragraphe 2, de la directive 2002/58, lu en combinaison avec l’article 95 du RGPD, doit être interprété en ce sens que, lorsque le responsable du traitement utilise l’adresse électronique de l’utilisateur afin de transmettre une lettre d’information quotidienne, en respectant l’article 13, paragraphe 2, de cette directive et que le traitement des données à caractère personnel a été jugé licite sur le fondement de cette disposition, l’article 6 du RGPD n’est pas applicable.
Sur la troisième question
53. Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande si l’article 13, paragraphes 1 et 2, de la directive 2002/58 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui, dans sa transposition de cette directive, remplace l’expression « prospection directe » par celle de « communication commerciale », telle qu’elle est définie à l’article 2, sous f), de la directive 2000/31.
54. Cette dernière disposition définit la « communication commerciale » comme toute forme de communication destinée à promouvoir, directement ou indirectement, des biens, des services, ou l’image d’une entreprise, d’une organisation ou d’une personne ayant une activité commerciale, industrielle, artisanale ou exerçant une profession réglementée.
55. Conformément à cette disposition, les informations permettant l’accès direct à l’activité de l’entreprise, de l’organisation ou de la personne, notamment un nom de domaine ou une adresse de courrier électronique, de même que les communications relatives aux biens, aux services ou à l’image de l’entreprise, de l’organisation ou de la personne élaborées d’une manière indépendante, en particulier lorsqu’elles sont fournies sans contrepartie financière, ne constituent pas, en tant que telles, des communications commerciales.
56. Or, comme indiqué ci-dessus, une communication constituant une « prospection directe », au sens de la directive 2002/58, doit avoir un but commercial et s’adresser directement et individuellement à un consommateur. Dans ce cadre, la communication commerciale a une portée plus large qui englobe la notion de « prospection directe » ; toute prospection directe constitue donc une communication commerciale, mais toutes les communications commerciales ne relèvent pas de la prospection directe.
57. Par conséquent, je considère que, en ce qui concerne la présente affaire, la troisième question présente un caractère hypothétique et qu’elle est donc irrecevable dans le cadre de la présente demande de décision préjudicielle. Elle n’est pas nécessaire pour la solution du litige au principal. La juridiction de renvoi peut statuer dans cette affaire sans qu’il soit nécessaire de répondre à la troisième question. En effet, dans le cadre de la présente demande de décision préjudicielle, il n’appartient pas à une juridiction nationale de chercher à déterminer, in abstracto, si un État membre a correctement transposé le droit dérivé. Il vaut mieux laisser cela aux procédures d’infraction.
Sur la cinquième question
58. Par sa cinquième question, la juridiction de renvoi souhaite savoir si, lorsqu’une autorité de contrôle inflige une amende administrative, elle est tenue d’analyser et d’expliquer, dans l’acte administratif concerné, l’incidence de chacun des critères prévus à l’article 83, paragraphe 2, sous a) à k), du RGPD.
59. Dans la mesure où cette question fait référence à l’éventuelle applicabilité du RGPD à la présente affaire et que mon analyse me porte à conclure que celle-ci relève du seul article 13, paragraphe 2, de la directive 2002/58, il n’est pas nécessaire d’y répondre.
60. Les observations suivantes ne sont formulées que dans l’éventualité où la Cour jugerait que le RGPD est applicable.
61. Conformément à l’article 83, paragraphe 2, du RGPD, pour décider s’il y a lieu d’imposer une amende administrative et pour décider de son montant, il est dûment tenu compte, dans chaque cas d’espèce, des éléments mentionnés dans la liste reprise dans la suite de cette disposition (18).
62. Alors que l’article 83, paragraphe 2, du RGPD énonce avant tout les obligations des autorités compétentes (et non les droits des personnes concernées), l’article 83, paragraphe 8, de ce règlement précise que l’exercice, par l’autorité de contrôle, des pouvoirs que lui confère cet article est soumis à des garanties procédurales appropriées conformément au droit de l’Union et au droit des États membres, y compris un recours juridictionnel effectif et une procédure régulière (19).
63. De plus, l’article 83, paragraphe 2, du RGPD doit être interprété à la lumière du principe général du droit de l’Union selon lequel le droit à une bonne administration comporte l’obligation pour l’administration de motiver ses décisions. L’obligation, pour l’administration, de motiver une décision de façon suffisamment spécifique et concrète pour permettre à l’intéressé de comprendre les raisons de la mesure individuelle lui faisant grief constitue ainsi le corollaire du principe du respect des droits de la défense, principe général du droit de l’Union (20).
64. En conclusion, tant qu’un justiciable est en mesure de comprendre les raisons de la mesure individuelle lui faisant grief, le principe est respecté, sans qu’il soit nécessaire d’entrer dans le détail de chacun des critères énumérés à l’article 83, paragraphe 2, du RGPD.
Conclusion
65. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions posées par la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest, Roumanie) :
1) L’article 13, paragraphe 2, de la directive 2002/58/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 juillet 2002, concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques (directive vie privée et communications électroniques)
doit être interprété en ce sens que
l’adresse de courrier électronique d’un utilisateur obtenue lorsque ce dernier crée un compte en ligne lui donnant le droit i) d’accéder gratuitement à un certain nombre d’articles de la publication concernée, ii) de recevoir, par courrier électronique, une lettre d’information quotidienne contenant un résumé de nouveautés législatives traitées dans des articles de la publication ainsi que des hyperliens vers ces articles et iii) d’accéder, moyennant paiement, à des articles et à des analyses supplémentaires et/ou plus détaillés de la publication est obtenue « dans le cadre de la vente d’un produit ou d’un service ». La transmission de la lettre d’information décrite ci-dessus sous ii) constitue une « prospection directe pour des produits ou services analogues » au sens de cette disposition.
2) L’article 13, paragraphe 2, de la directive 2002/58, lu en combinaison avec l’article 95 du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil, du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données),
doit être interprété en ce sens que
lorsque le responsable du traitement utilise l’adresse de courrier électronique d’un utilisateur afin de lui envoyer une lettre d’information quotidienne, conformément à l’article 13, paragraphe 2, de la directive 2002/58, et que le traitement des données à caractère personnel a été jugé licite sur le fondement de cette disposition, l’article 6 du règlement 2016/679 n’est pas applicable.