CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. RIMVYDAS NORKUS
présentées le 12 juin 2025 (1)
Affaires jointes C‑296/24 à C‑307/24 [Jouxy] (i)
SM,
PX (C‑296/24)
CY (C‑297/24)
LK,
MF (C‑298/24)
OP,
TD (C‑299/24)
MY,
IX (C‑300/24)
AH,
CJ (C‑301/24)
AE (C‑302/24)
BF,
CG (C‑303/24)
LH (C‑304/24)
TB,
MV (C‑305/24)
KN,
PE (C‑306/24)
NB (C‑307/24)
contre
Caisse pour l’avenir des enfants
[demandes de décision préjudicielle formées par la Cour de cassation (Luxembourg)]
« Renvoi préjudiciel – Article 45 TFUE – Règlement (CE) no 883/2004 – Article 67 – Libre circulation des travailleurs – Égalité de traitement – Avantages sociaux – Règlement (UE) no 492/2011 – Article 7, paragraphe 2 – Allocation familiale – Exclusion de l’enfant du conjoint ou du partenaire du travailleur non-résident – Différence de traitement entre enfants résidents et non-résidents – Notion de “membre de la famille” – Notion relative au fait de “pourvoir à l’entretien” d’un enfant – Critères d’appréciation – Présomption fondée sur le domicile commun entre le travailleur et l’enfant »
I. Introduction
1. Les requérants au principal résident, selon le cas, en Belgique, en Allemagne et en France mais travaillent au Luxembourg. De ce fait, ils sont soumis à la législation luxembourgeoise en matière de sécurité sociale. Le contenu des dispositions pertinentes de cette législation est connu de la Cour qui, à la suite notamment d’une demande de décision préjudicielle introduite par le conseil supérieur de la sécurité sociale (Luxembourg) (2), a eu l’occasion de l’exposer dans le cadre juridique de l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (Enfant du conjoint d’un travailleur frontalier) (3), qui concernait une affaire portant sur la même allocation familiale que celle en cause dans les présentes affaires jointes.
2. En effet, les présentes demandes de décision préjudicielle, portent, une fois de plus, sur les dispositions de la loi luxembourgeoise, qui prévoient qu’un travailleur frontalier peut bénéficier, depuis le 1er août 2016, d’une allocation familiale, uniquement pour les enfants relevant de la notion de « membre de la famille », telle que définie par lesdites dispositions, à savoir les enfants nés dans le mariage, les enfants nés hors mariage et les enfants adoptifs.
3. Ces demandes ont été présentées par la Cour de cassation (Luxembourg) dans le cadre de douze litiges opposant plusieurs travailleurs frontaliers à la Caisse pour l’avenir des enfants (ci-après la « CAE »), au sujet du refus de cette dernière d’octroyer une allocation familiale à ces travailleurs pour, selon les cas, un enfant du conjoint ou du partenaire enregistré, au motif que ces enfants n’avaient aucun lien de parenté avec les travailleurs frontaliers concernés et ne possédaient donc pas la qualité de « membre de la famille », tel que ce terme est défini par la législation luxembourgeoise.
4. C’est dans ce contexte que la juridiction de renvoi souhaite obtenir des clarifications sur l’expression « pourvoir à l’entretien de l’enfant », une telle notion ayant été dégagée par la jurisprudence de la Cour portant sur l’interprétation de l’article 45 TFUE, de l’article 1er, sous i), et de l’article 67 du règlement (CE) no 883/2004 (4), ainsi que de l’article 7, paragraphe 2, du règlement (UE) no 492/2011 (5).
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
5. Outre l’article 45 TFUE, sont pertinents dans le cadre de la présente affaire l’article 2 de la directive 2004/38 (6), l’article 1er, sous i), l’article 2, paragraphe 1, l’article 3, paragraphe 1, l’article 4, l’article 67 et l’article 68, paragraphe 1, sous b), du règlement no 883/2004, l’article 7, paragraphes 1 et 2, l’article 36, paragraphe 2, du règlement no 492/2011, ainsi que l’article 1er et l’article 2, paragraphe 1, sous c), et paragraphe 2, de la directive 2014/54 (7).
B. Le droit luxembourgeois
6. Les dispositions pertinentes sont les articles 269 et 270 du code de la sécurité sociale (8).
7. L’article 269 de ce code, intitulé « Conditions d’attribution », dispose, à son paragraphe 1 :
« Il est introduit une allocation pour l’avenir des enfants, ci-après “allocation familiale”.
Ouvre droit à l’allocation familiale :
a) chaque enfant, qui réside effectivement et de manière continue au Luxembourg et y ayant son domicile légal ;
b) les membres de famille, tels que définis à l’article 270, de toute personne soumise à la législation luxembourgeoise et relevant du champ d’application des règlements européens ou d’un autre instrument bi- ou multilatéral conclu par le Luxembourg en matière de sécurité sociale et prévoyant le paiement des allocations familiales suivant la législation du pays d’emploi. Les membres de la famille doivent résider dans un pays visé par les règlements ou instruments en question. »
8. L’article 270 dudit code prévoit :
« Pour l’application de l’article 269, paragraphe 1er, point b), sont considérés comme membres de la famille d’une personne et donnent droit à l’allocation familiale, les enfants nés dans le mariage, les enfants nés hors mariage et les enfants adoptifs de cette personne. »
III. Les faits du litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
9. Il ressort des douze décisions de renvoi dans les affaires jointes C‑296/24 à C‑307/24 que la CAE, en se fondant sur les articles 269 et 270 du code de la sécurité sociale, a retiré aux requérants dans les litiges au principal (9), avec effet au 1er août 2016, le bénéfice des allocations familiales perçues pour les enfants de leur épouse ou de leur partenaire enregistrés, au motif que ces enfants, qui ne présentaient pas de lien de filiation avec les requérants, n’avaient pas la qualité de « membre de la famille », au sens de l’article 270 du code de la sécurité sociale.
10. Le conseil arbitral de la sécurité sociale (Luxembourg) a fait droit au recours des requérants tendant au rétablissement du paiement de l’allocation familiale en cause. Le conseil supérieur de la sécurité sociale (Luxembourg) a cependant confirmé, par réformation, la décision de la CAE de retirer aux requérants le bénéfice de cette allocation.
11. Les requérants se sont pourvus devant la Cour de cassation en faisant, notamment, valoir que cette décision était contraire au droit de l’Union et, en particulier, que celle-ci était fondée sur une interprétation restrictive de la notion relative au fait de « pourvoir à l’entretien » de l’enfant non biologique du travailleur frontalier, contraire à la jurisprudence issue, notamment, de l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants.
12. La juridiction de renvoi relève que, dans cet arrêt, la Cour a, en interprétant l’article 1er, sous i), et l’article 67 du règlement no 883/2004, lus en combinaison avec l’article 7, paragraphe 2, du règlement no°492/2011 et avec l’article 2, point 2, de la directive 2004/38, subordonné le droit du travailleur frontalier de bénéficier du versement de l’allocation familiale en cause au titre de l’enfant de sa conjointe, avec lequel il n’avait pas de lien de filiation, à la preuve qu’il remplit la condition de pourvoir à l’entretien de cet enfant.
13. S’agissant de l’évolution dans l’interprétation de cette condition par la Cour, la juridiction de renvoi observe, tout d’abord, que la notion relative au fait de « pourvoi à l’entretien » a initialement été utilisée par la Cour pour affirmer, dans les arrêts Bernini (10), Meeusen (11), Commission/Pays-Bas (12), ainsi que Giersch e.a. (13), qu’un travailleur frontalier peut bénéficier du versement d’une prestation étatique au titre d’un avantage social, à savoir des aides financières pour études supérieures, pour son propre enfant, lorsqu’il continue de pourvoir à l’entretien de cet enfant.
14. Ladite juridiction fait, ensuite, référence à l’arrêt Depesme e.a. (14) dans lequel la Cour a précisé, toujours dans le cadre d’un avantage social constitué par une aide financière pour études supérieures, mais concernant un enfant ne présentant pas de lien de filiation avec le travailleur frontalier, la portée de cette notion.
15. La juridiction de renvoi relève, enfin, que la Cour a plus récemment recouru à ladite notion, dans l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (15), pour déterminer si un travailleur frontalier pouvait bénéficier de l’avantage social constitué par le versement d’une allocation familiale, au titre d’un enfant avec lequel il n’a pas de lien de filiation. Dans ce cadre, la Cour a, notamment, dit pour droit que l’exigence qu’un travailleur frontalier pourvoie à l’entretien de l’enfant résulte d’une situation de fait, qu’il appartient à l’administration et, le cas échéant, aux juridictions nationales d’apprécier, sur la base des éléments de preuve fournis par l’intéressé, sans qu’il soit nécessaire pour celles-ci de déterminer les raisons de cette contribution ni d’en chiffrer l’ampleur exacte.
16. La juridiction de renvoi en déduit que, même si la même notion s’inscrit, selon la jurisprudence de la Cour, dans le cadre d’une situation de fait, elle n’est pas pour autant soustraite au contrôle de la Cour. En effet, cette juridiction estime qu’il s’agit là, en se référant à l’arrêt Depesme e.a. (16) dans le cadre de la réglementation relative au bénéfice des avantages sociaux, d’une notion autonome du droit de l’Union qui requiert une application et une interprétation uniformes.
17. C’est dans ces conditions que la Cour de cassation a, par décisions du 25 avril 2024, parvenues au greffe de la Cour le 26 avril 2024, décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes, lesquelles sont rédigées en des termes identiques dans chacune des affaires jointes C‑296/24 à C‑307/24 :
« 1) a) Est-ce que la notion de “pourvoir à l’entretien” d’un enfant, dont découle la qualité de “membre de la famille” au sens des dispositions du droit de l’Union, telle que dégagée par la jurisprudence de [la] Cour dans le cadre de la libre circulation des travailleurs et de la perception par un travailleur frontalier d’un avantage social lié à l’exercice, par lui, d’une activité salariée dans un [É]tat membre, pour l’enfant de son conjoint ou de son partenaire enregistré, avec lequel il n’a pas de lien de filiation, lue seule ou en combinaison avec le principe d’interprétation large des dispositions visant à assurer la libre circulation des travailleurs, doit être interprétée comme étant donnée, et partant comme ouvrant droit à la perception de l’avantage social,
– du seul fait du mariage ou d’un partenariat enregistré entre le travailleur frontalier et un parent de l’enfant ;
– du seul fait d’un domicile ou d’une résidence commune entre le travailleur frontalier et l’enfant ;
– du seul fait de la prise en charge par le travailleur frontalier d’une dépense généralement quelconque venant au profit de l’enfant, alors même
– qu’elle couvre des besoins autres qu’essentiels ou alimentaires ;
– qu’elle est faite à un tiers et ne profite qu’indirectement à l’enfant ;
– qu’elle n’est pas faite dans l’intérêt exclusif ou spécifique de l’enfant, mais profite à tout le ménage ;
– qu’elle n’est qu’occasionnelle ;
– qu’elle est inférieure à celle des parents ;
– qu’elle n’est qu’insignifiante au regard des besoins de l’enfant ;
– du seul fait que les dépenses sont prises en charge à partir d’un compte commun au travailleur frontalier et à son conjoint ou partenaire enregistré, parent de l’enfant, sans égard à la provenance des fonds y inscrits ;
– du seul fait que l’enfant est âgé de moins de 21 ans ?
b) En cas de réponse négative à la première question, est-ce que la notion de “pourvoir à l’entretien” doit être interprétée comme étant établie, et partant comme ouvrant droit à la perception de l’avantage social, lorsque deux ou plusieurs de ces circonstances sont données ?
2) Est-ce que la notion de “pourvoir à l’entretien” d’un enfant, dont découle la qualité de “membre de la famille” au sens des dispositions du droit de l’Union, telle que dégagée par la jurisprudence de [la] Cour dans le cadre de la libre circulation des travailleurs et de la perception par un travailleur frontalier d’un avantage social lié à l’exercice, par lui, d’une activité salariée dans un État membre, pour l’enfant de son conjoint ou de son partenaire enregistré, avec lequel il n’a pas de lien de filiation, lue seule ou en combinaison avec le principe d’interprétation large des dispositions visant à assurer la libre circulation des travailleurs, doit être interprétée comme n’étant pas donnée, et partant comme excluant le droit à la perception de l’avantage social,
– du seul fait de l’existence d’une obligation alimentaire à charge des parents de l’enfant, indépendamment
– de la question de savoir si cette créance alimentaire est fixée judiciairement ou par voie conventionnelle ;
– du montant auquel cette créance alimentaire a été fixée ;
– de la question de savoir si le débiteur s’acquitte effectivement de cette dette alimentaire ;
– de la question de savoir si la contribution du travailleur frontalier comble une défaillance d’un parent de l’enfant ;
– du seul fait que l’enfant séjourne périodiquement, dans le cadre de l’exercice d’un droit de visite et d’hébergement ou d’une résidence alternée ou d’une autre modalité, auprès de l’autre parent ? »
18. Des observations écrites ont été présentées par les requérants au principal dans chacune des affaires jointes, par la CAE, par le gouvernement tchèque, ainsi que par la Commission européenne. La Cour a décidé de ne pas tenir d’audience de plaidoiries dans les présentes affaires.
IV. Analyse
19. Par ses deux questions préjudicielles, qu’il convient à mon avis d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi invite la Cour à clarifier, en substance, l’interprétation de la notion relative au fait de « pourvoir à l’entretien » d’un enfant, telle que dégagée par la jurisprudence de la Cour portant sur l’interprétation de l’article 45 TFUE, de l’article 1er, sous i), et de l’article 67 du règlement no 883/2004, ainsi que de l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 492/2011 et, en particulier, par l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants.
20. Dans les présentes conclusions, je présenterai tout d’abord quelques considérations générales sur les éléments juridiques qui sont à l’origine des doutes formulés par la juridiction de renvoi (section A), pour ensuite me pencher sur l’origine, l’évolution (section B), puis l’étendue de cette notion, telle que dégagée par la jurisprudence de la Cour (section C). Enfin, en vue d’assurer une application uniforme de ladite notion, je proposerai d’établir une présomption fondée sur le domicile commun au travailleur frontalier et à l’enfant de son conjoint ou de son partenaire enregistré (section D).
A. Considérations générales sur les éléments juridiques à l’origine des doutes de la juridiction de renvoi
21. Il résulte de la lecture des présentes demandes de décision préjudicielle que la juridiction de renvoi se fonde sur la jurisprudence de la Cour en la matière et, en particulier, celle issue de l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants. Ainsi que je l’ai mentionné dans l’introduction des présentes conclusions, les affaires qui nous occupent s’inscrivent dans le sillage de l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, laquelle concernait également la réforme du système d’attribution des prestations familiales au Luxembourg. Entrée en vigueur le 1er août 2016, cette réforme avait modifié le code de la sécurité sociale en excluant, notamment, les enfants du conjoint ou du partenaire de la notion de « membre de la famille », définie à l’article 270 de celui-ci (17). Dans cette affaire, la Cour devait déterminer si l’allocation familiale en cause devait être versée au travailleur frontalier pour l’enfant de son conjoint, enfant avec lequel il n’avait pas de lien de filiation (18).
22. À cet égard, comme la juridiction de renvoi le souligne elle-même, dans l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants, la Cour a clarifié, dans un premier temps, qu’une allocation familiale liée à l’exercice, par un travailleur frontalier, d’une activité salariée dans un État membre constitue un avantage social (19), au sens de l’article 45 TFUE et de l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 492/2011 (20). Dans un second temps, la Cour a jugé que l’article 1er, sous i), et l’article 67 du règlement no 883/2004, lus en combinaison avec l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 492/2011 et avec l’article 2, point 2, de la directive 2004/38, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à des dispositions d’un État membre en vertu desquelles les travailleurs frontaliers ne peuvent percevoir une allocation familiale liée à l’exercice, par ceux-ci, d’une activité salariée dans cet État membre que pour leurs propres enfants, à l’exclusion de ceux de leur conjoint avec lesquels ils n’ont pas de lien de filiation, mais à l’entretien desquels ils pourvoient, alors que tous les enfants résidant dans ledit État membre ont le droit de percevoir cette allocation (21).
23. S’agissant des présentes affaires, il me semble important de préciser que, par ses questions préjudicielles, la juridiction de renvoi ne remet pas en question les enseignements tirés de l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants ni de la jurisprudence sur laquelle la Cour s’est fondée dans cet arrêt (22). Plus précisément, il ressort des décisions de renvoi que cette juridiction ne semble pas douter que la distinction fondée sur la résidence établie par les dispositions en cause au principal constitue une discrimination indirecte fondée sur la nationalité (23). Bien au contraire, en partant de cette prémisse, ladite juridiction semble considérer que, dans cet arrêt, la Cour a subordonné le droit du travailleur frontalier à l’octroi de l’allocation familiale au titre de l’enfant de son conjoint ou de son partenaire, avec lequel il n’a pas de lien de filiation, à la preuve qu’il remplit la condition de pourvoir à l’entretien de cet enfant (24).
24. En effet, les incertitudes de la juridiction de renvoi semblent provenir du fait que, ainsi qu’il ressort des décisions de renvoi et des observations écrites des parties, à la suite de l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants, la CAE ne refuse plus de manière automatique l’octroi de l’allocation familiale en cause aux travailleurs frontaliers non-résidents pour les enfants de leur conjoint ou de leur partenaire enregistré. Toutefois, elle refuse l’octroi de cette allocation sur la base d’une application stricte de la notion relative au fait de « pourvoir à l’entretien » ressortant de cet arrêt. Ainsi, dès lors que la juridiction de renvoi considère que cette notion constitue une notion autonome du droit de l’Union, les doutes dont cette juridiction nous fait part portent uniquement sur l’interprétation qu’il convient de donner à ladite notion.
25. Avant d’apporter à la Cour des propositions relatives aux précisions sollicitées par la juridiction de renvoi sur l’étendue de l’interprétation de la même notion, il me semble important, dans un souci de clarté, d’exposer son origine et l’évolution qu’elle a connue dans la jurisprudence de la Cour.
B. Sur l’origine et sur l’évolution de l’interprétation par la Cour de la notion relative au fait de « pourvoir à l’entretien » de l’enfant
26. Comme on le sait, c’est dans le cadre de la jurisprudence relative aux aides financières pour les études supérieures des enfants des travailleurs migrants que la Cour a utilisé, pour la première fois, l’expression « pourvoir à l’entretien ». En effet, l’exigence de continuer à « pourvoir à l’entretien » d’un étudiant a permis d’établir le rattachement nécessaire entre le travailleur et l’enfant.
1. De l’arrêt Bernini à l’arrêt Depesme e.a. :l’exigence de « pourvoir à l’entretien » d’un enfant comme lien nécessaire entre le travailleur et l’enfant
27. Bien que la Cour se soit déjà prononcée dans les années 1980 sur des aides accordées pour l’entretien des étudiants et pour leur formation (25), ce n’est que depuis l’arrêt Bernini, rendu dans le courant de l’année 1992, qu’elle a établi l’exigence relative à la nécessité de continuer à « pourvoir à l’entretien » d’un enfant dans le cadre d’études poursuivies en dehors de l’État membre d’accueil. Dans cet arrêt, la Cour a rappelé qu’un travailleur migrant peut se prévaloir de l’article 7, paragraphe 2, du règlement (CEE) no 1612/68 (26) afin d’obtenir le bénéfice des prestations sociales prévues par la législation de cet État membre d’accueil en faveur des enfants des travailleurs nationaux. Elle a toutefois précisé, en se fondant sur l’arrêt Lebon (27), que ce bénéfice ne constitue, pour ce travailleur, un avantage social au sens de cette disposition « que dans la mesure où celui-ci continue à assurer le soutien de son descendant » (28).
28. La Cour a donc dit pour droit que, lorsque le travailleur continue à pourvoir à l’entretien de l’enfant, ce dernier peut se prévaloir de cette disposition pour obtenir un financement d’études dans les mêmes conditions que celles appliquées aux enfants de travailleurs nationaux et notamment sans qu’une condition supplémentaire relative à sa résidence sur le territoire de l’État membre concerné puisse lui être imposée (29).
29. Ultérieurement, dans les arrêts Meeusen (30), Commission/Pays-Bas (31), ou Giersch e.a. (32), la Cour rappelle que les membres de la famille à charge d’un travailleur migrant sont des bénéficiaires indirects de l’égalité de traitement accordée à ce travailleur et, par conséquent, les prestations en cause dans ces affaires, à savoir des bourses d’études supérieures, peuvent être accordées audit travailleur seulement quand il continue à pourvoir à l’entretien de l’enfant.
30. En revanche, dans ces arrêts, la Cour ne définit pas la notion relative au fait de « pourvoir à l’entretien » d’un enfant. Cependant, lesdits arrêts permettent de comprendre le contexte dans lequel s’inscrit cette notion. En effet, la Cour devait déterminer si le bénéfice des prestations étatiques en cause, à savoir des bourses d’études, constituait, pour le travailleur migrant, un avantage social au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement nº 1612/68. La réponse affirmative de la Cour à cette question a toutefois été soumise à une condition, à savoir que « le travailleur continue à pourvoir à l’entretien de l’enfant » (33). Ainsi, dans la mesure où les membres de la famille d’un travailleur migrant étaient des bénéficiaires indirects de l’égalité de traitement accordée à ce travailleur par cette disposition, cette condition répondait au besoin d’établir un rattachement de l’enfant avec ledit travailleur pour déterminer, compte tenu des exigences de l’égalité de traitement des travailleurs et de coordination des systèmes de sécurité sociale, si l’État membre concerné était tenu de verser la prestation en question.
31. Dans ce contexte jurisprudentiel, un pas décisif dans le développement de cette ligne jurisprudentielle a été franchi avec l’arrêt Depesme e.a. (34). Dans les affaires ayant donné lieu à cet arrêt, la juridiction de renvoi, en faisant référence à l’arrêt Giersch e.a., souhaitait, dans un premier temps, savoir si les termes « enfant d’un travailleur frontalier » comprenaient les enfants du conjoint ou du partenaire reconnu par le droit national de ce travailleur. La Cour a dit pour droit, tout en s’appuyant sur la notion de « membre de la famille » prévue à l’article 2, point 2, sous c), de la directive 2004/38 (35), qu’il y a lieu d’entendre par « enfant d’un travailleur frontalier, pouvant bénéficier indirectement des avantages sociaux visés à l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 492/2011, tels que le financement des études supérieures accordé par un État membre aux enfants des travailleurs exerçant ou ayant exercé leur activité dans cet État », non seulement l’enfant qui a un lien de filiation avec ce travailleur, mais également l’enfant du conjoint ou du partenaire enregistré dudit travailleur, lorsque ce dernier pourvoit à l’entretien de cet enfant (36).
32. Dans lesdites affaires, la juridiction de renvoi s’est interrogée, dans un second temps, sur l’incidence de l’importance de la contribution, par le travailleur frontalier, à l’entretien de l’enfant de son conjoint sur le droit de cet enfant de bénéficier d’une aide financière pour les études, telle que celle en cause dans ces mêmes affaires (37). Pour répondre à ces doutes, la Cour a expliqué que la qualité de membre de la famille du travailleur frontalier, qui est à la charge de ce dernier, résulte d’une situation de fait. La Cour a poursuivi son raisonnement, d’une part, en précisant qu’il s’agit d’un membre de la famille dont le soutien est assuré par ledit travailleur, sans qu’il soit nécessaire de déterminer les raisons du recours à ce soutien et de se demander si l’intéressé est en mesure de subvenir à ses besoins par l’exercice d’une activité rémunérée. D’autre part, la Cour a considéré, en se fondant sur l’arrêt Lebon (38), que cette interprétation est exigée par le principe selon lequel les dispositions qui consacrent la libre circulation des travailleurs, qui constitue l’un des fondements de l’Union, doivent être interprétées largement (39).
33. En particulier, je tiens à relever que, s’agissant de la qualité de membre de la famille d’un travailleur frontalier qui est à la charge de ce dernier, la Cour a jugé, ce qui doit être souligné, que cette qualité peut ressortir, lorsqu’elle concerne la situation de l’enfant du conjoint ou du partenaire reconnu de ce travailleur, d’éléments objectifs, tels que l’existence d’un domicile commun entre ce travailleur et l’étudiant (40). La Cour a ainsi dit pour droit que l’exigence de « pourvoir à l’entretien » d’un enfant résulte d’une situation de fait, qu’il appartient à l’administration et, le cas échéant, aux juridictions nationales d’apprécier, sans qu’il soit nécessaire pour celles-ci de déterminer les raisons de cette contribution ni d’en chiffrer l’ampleur exacte (41).
34. Je relève que, nonobstant l’absence d’une définition précise, la Cour a fourni, aux points 58, 60 et 64 de l’arrêt Depesme e.a. (42), des éléments permettant d’esquisser les contours de la notion litigieuse, sur lesquels je reviendrai dans le cadre de l’examen de sa portée(43).
2. L’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants : le caractère unique de la notion de « membre de la famille » en droit de l’Union
35. Dans l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants, dont le dispositif a été rappelé plus haut (44), la Cour a transposé aux allocations familiales au titre des enfants des travailleurs frontaliers la jurisprudence exposé aux points précédents (45). À la différence des affaires ayant donné lieu à cette jurisprudence, cette affaire concernait un enfant qui, au moment des faits pertinents, était mineur (46). Cela étant, dans l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants, la Cour continue de recourir à l’expression plus large « pourvoir à l’entretien », une telle notion ayant été dégagée dans sa jurisprudence relative aux bourses d’études supérieures exposée plus haut, qui inclut également les enfants majeurs de 21 ans, en dépit du fait que, comme la Cour l’a constaté, le législateur de l’Union considère que les enfants sont, en tout état de cause, présumés être « à charge » jusqu’à l’âge de 21 ans, ainsi qu’il résulte notamment de l’article 2, point 2, sous c), de la directive 2004/38 (47). Je reviendrai plus tard sur cet élément qui me semble important dans le cadre des présentes affaires (48).
36. En particulier, s’agissant cette notion, la Cour, en se fondant notamment sur l’arrêt Depesme e.a., l’a utilisée comme critère essentiel pour déterminer si l’administration nationale concernée était tenue de verser l’allocation familiale en cause au travailleur frontalier pour l’enfant de son conjoint avec lequel il n’avait pas de lien de filiation. Ainsi, en se référant au point 64 de cet arrêt, la Cour a indiqué que l’exigence que le travailleur frontalier pourvoie à l’entretien de cet enfant résulte d’une situation de fait, qu’il appartient à l’administration et, le cas échéant, aux juridictions nationales d’apprécier, sur la base des éléments de preuve fournis par l’intéressé, sans qu’il soit nécessaire pour celles-ci de déterminer les raisons de cette contribution ni d’en chiffrer l’ampleur exacte (49).
C. Sur l’étendue de la notion relative au fait de « pourvoir à l’entretien » : l’importance de l’application uniforme
37. Il convient de constater que l’expression « pourvoir à l’entretien d’un enfant » est une notion employée comme un fil rouge dans toute la jurisprudence relative, d’une part, aux aides financières pour les études supérieures des enfants des travailleurs migrants et frontaliers et, d’autre part, aux allocations familiales au titre des enfants de ces travailleurs frontaliers (50). En effet, dans sa jurisprudence, la Cour a entendu assurer une interprétation uniforme de cette notion, en précisant les critères qu’elle a utilisés chaque fois qu’elle y a recouru, tout en se fondant sur le principe selon lequel les dispositions qui consacrent la libre circulation des travailleurs, qui constitue l’un des fondements de l’Union, doivent être interprétées de manière large (51).
1. Sur les conséquences à tirer pour les présentes affaires des critères qui se dégagent de la jurisprudence aux fins de l’interprétation de la notion en cause
38. La lecture de la jurisprudence permet de retenir quelques critères essentiels d’interprétation de la notion relative au fait de « pourvoir à l’entretien » d’un enfant.
39. En premier lieu, la Cour a rappelé que les enfants sont, en tout état de cause, présumés être à charge jusqu’à l’âge de 21 ans, ainsi qu’il résulte, notamment, de l’article 2, point 2, sous c), de la directive 2004/38 (52). À cet égard, la Cour a considéré que la qualité de membre de la famille de l’enfant du conjoint ou du partenaire reconnu d’un travailleur frontalier qui est à la charge de ce dernier peut objectivement ressortir de l’existence d’un domicile commun entre ce travailleur et l’enfant (53).
40. En second lieu, bien que la Cour ait précisé que l’exigence que le travailleur frontalier pourvoie à l’entretien de l’enfant résulte d’une situation de fait, ce qu’il appartient à l’administration et, le cas échéant, aux juridictions nationales d’apprécier, sur la base des éléments de preuve fournis par l’intéressé, elle a également souligné, à plusieurs reprises, que dans le cadre de cette appréciation il n’est pas nécessaire pour celles-ci de déterminer les raisons de cette contribution ni d’en chiffrer l’ampleur exacte (54).
41. En l’occurrence, il ne me semble guère faire de doute, premièrement, qu’une application stricte par une administration nationale de la notion litigieuse, telle que celle décrite par la juridiction de renvoi, ayant conduit au refus d’octroyer les allocations familiales en cause, ne prend pas en considération les critères d’interprétation dégagés par la Cour dans sa jurisprudence. Partant, cette application stricte de cette notion se traduit par une méconnaissance de l’égalité de traitement des travailleurs frontaliers qui n’est compatible ni avec l’article 45 TFUE ni avec l’article 7, paragraphe 2, du règlement nº 492/2011, compromettant ainsi le principe d’interprétation large de ces dispositions, tel qu’il est établi par la Cour (55).
42. Deuxièmement, bien que ladite notion doive être interprétée dans le cadre d’une situation de fait, qu’il appartient à l’administration et, le cas échéant, aux juridictions nationales d’apprécier, il convient de relever qu’une absence de clarté des critères d’appréciation serait, d’une part, de nature à susciter des incertitudes incompatibles avec le principe de sécurité juridique, dans la mesure où une telle absence de clarté des critères d’appréciation accroîtrait les difficultés des bénéficiaires potentiels à saisir l’étendue de leurs droits. D’autre part, les travailleurs concernés seraient maintenus dans un état d’incertitude quant aux possibilités qui leur sont réservées de recourir à l’article 45 TFUE, tel que mis en œuvre par l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 492/2011, alors qu’ils sont obligatoirement soumis à la législation de l’État membre d’emploi (56).
43. Troisièmement, il convient de relever que, en dépit des arrêts déjà prononcés par la Cour, la CAE continue de rencontrer des difficultés quand il s’agit pour elle de définir ce que recouvre la même notion, telle qu’utilisée par la Cour dans sa jurisprudence.
44. Dès lors, il me semble pertinent d’examiner brièvement l’origine de ces difficultés afin de préciser cette ligne jurisprudentielle.
2. Sur les difficultés des administrations nationales pour saisir la mesure de la notion en cause
45. Je tiens à souligner que, nonobstant les clarifications apportées par la Cour pour guider les administrations et, le cas échéant, les juridictions nationales, il est évident que la jurisprudence reste, dans une certaine mesure, casuistique lorsqu’il s’agit de donner une signification concrète à la notion relative au fait de « pourvoir à l’entretien » d’un enfant, en général, compte tenu de la diversification des structures familiales et, en particulier, dans le contexte des familles recomposées, telles que celles en cause dans les affaires au principal (57). Comme en témoignent les douze demandes préjudicielles adressées par la juridiction de renvoi, il ne semble pas aisé pour des administrations nationales, telles que la CAE en l’occurrence, de saisir la portée d’une telle notion quand il s’agit de déterminer si, dans un cas concret, un travailleur pourvoit à l’entretien de l’enfant de son conjoint ou de son partenaire enregistré.
46. Pour être plus précis, je mentionnerai que, en l’espèce, un exemple de cette difficulté résulte du fait que, selon la CAE, il convient, à la lumière de la jurisprudence de la Cour, de tenir compte de divers éléments, tels que le temps vécu ensemble, la qualité des relations, le fait de pourvoir directement à l’entretien de l’enfant, la question du domicile légal ou de la résidence effective et continue, les conditions de garde ou l’investissement des parents biologiques ou adoptifs.
47. À cet égard, je dois avouer que j’ai du mal à identifier, parmi ces critères, les précisions données par la Cour relatives à la portée de cette notion (58). En particulier, tel est notamment le cas lorsque cette administration nationale fait valoir qu’il ressortirait du point 52 de l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants que la circonstance qu’un parent biologique verse une pension alimentaire à l’enfant peut avoir un impact sur ladite notion.
48. Je ne partage pas cette approche.
49. Certes , le contenu du point 52 dudit arrêt constitue un élément important pour appréhender la portée de la même notion, mais l’interprétation retenue par la CAE ne saurait être suivie. En effet, dans ce même arrêt, il ressortait de la décision de renvoi que le père biologique de l’enfant ne versait pas de pension alimentaire à la mère de ce dernier. La Cour a relevé cette circonstance factuelle pour assister la juridiction de renvoi dans son appréciation, sous réserve des vérifications qu’il lui incombait d’effectuer, en concluant que le travailleur frontalier, qui était le conjoint de la mère de cet enfant, pourvoyait à l’entretien dudit enfant. Partant, ces constations de la Cour ne sauraient être considérées, d’une part, comme visant à établir l’existence de l’obligation du versement d’une pension alimentaire par le parent biologique ou adoptif comme un critère pertinent dans le cadre de l’évaluation des circonstances factuelles permettant de déterminer si l’enfant du conjoint ou du partenaire enregistré est à la charge du travailleur frontalier. D’autre part, lesdites constations ne sauraient non plus être considérées comme un critère permettant d’exclure que ce travailleur pourvoyait à l’entretien de ce même enfant. Dès lors, le point 52 de l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants ne doit pas être lu comme une indication que la notion litigieuse devrait être interprétée de manière restrictive (59).
50. À cet égard, je rappelle que la Cour a déjà jugé que la qualité de membre de la famille à charge ne suppose pas non plus un droit aux obligations alimentaires. Elle a précisé que, si tel était le cas, le regroupement familial dépendrait des législations nationales, qui varient d’un État à l’autre, ce qui conduirait à une application non uniforme du droit de l’Union (60). En outre, je relève encore que la Cour a souligné, à plusieurs reprises, que pour apprécier si le travailleur frontalier « pourvoit à l’entretien » de l’enfant, il n’est pas nécessaire pour les administrations et les juridictions nationales de déterminer les raisons de cette contribution ni d’en chiffrer l’ampleur exacte (61).
51. Cela étant rappelé, il me semble que cette notion doit recevoir une interprétation cohérente dans tous les États membres. Dès lors, au regard de l’origine et de l’évolution jurisprudentielle de ladite notion et en vue d’assurer son application uniforme, il convient de déterminer si un critère de rattachement objectif, tiré de la jurisprudence de la Cour, pourrait déboucher sur une présomption simple, contribuant ainsi au respect du principe de sécurité juridique.
52. J’examinerai donc la pertinence d’une telle présomption dans le cadre des présentes affaires.
D. Sur la présomption quant à l’entendue de la notion relative au fait de « pourvoir à l’entretien » d’un enfant
1. Remarques liminaires sur les origines d’une présomption simple, tirée d’un critère de rattachement objectif
53. Dans l’arrêt Depesme e.a., la Cour esquisse les contours d’une présomption quant à l’étendue de la notion relative au fait de « pourvoir à l’entretien » d’un enfant.
54. En premier lieu, il ressort de cette jurisprudence qu’il est nécessaire de retenir une interprétation large d’une telle notion. Ainsi, la Cour rappelle que, lors de l’appréciation de la question de savoir si, dans un cas donné, le travailleur frontalier pourvoit à l’entretien de l’enfant de son conjoint ou de son partenaire enregistré, il incombe aux administrations et, le cas échéant, aux juridictions nationales de tenir compte du principe selon lequel les dispositions qui consacrent la libre circulation des travailleurs, qui constitue l’un des fondements de l’Union, doivent être interprétées largement (62).
55. En deuxième lieu, cette notion doit tenir compte de la définition de « membre de la famille » prévue à l’article 2, point 2, de la directive 2004/38. Ainsi, il ressort de la jurisprudence précitée que la notion de « membre de la famille » du travailleur frontalier susceptible de bénéficier indirectement de l’égalité de traitement, en vertu de l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 492/2011, correspond à celle de « membre de la famille », au sens de l’article 2, point 2, sous c), de la directive 2004/38, laquelle comprend le conjoint ou le partenaire avec lequel le citoyen de l’Union a contracté un partenariat enregistré, les descendants directs qui sont âgés de moins de 21 ans ou qui sont à charge, et les descendants directs du conjoint ou du partenaire (63). À cet égard, la Cour rappelle que le législateur de l’Union considère que les enfants sont, en tout état de cause, présumés être à charge jusqu’à l’âge de 21 ans, ainsi que cela résulte, notamment, de cette dernière disposition (64).
56. En troisième et dernier lieu, il résulte de la même jurisprudence que, d’une part, la qualité de membre de la famille de l’enfant du conjoint ou du partenaire reconnu d’un travailleur frontalier qui est « à la charge » de ce dernier peut objectivement ressortir de l’existence d’un domicile commun entre ce travailleur et l’enfant (65) et, d’autre part, afin d’apprécier si le travailleur frontalier pourvoit à l’entretien de cet enfant, il n’est nullement nécessaire de déterminer les raisons de la contribution du travailleur frontalier à l’entretien de l’enfant ni d’en chiffrer l’ampleur exacte (66).
2. Sur la présomption simple fondée sur le domicile commun entre le travailleur et l’enfant concerné
57. Compte tenu de ces trois éléments, il me semble tout à fait pertinent de considérer, en appliquant mutatis mutandis l’arrêt Depesme e.a. aux présentes affaires, l’existence d’une présomption simple fondée sur l’existence d’un domicile commun au travailleur frontalier et à l’enfant du conjoint ou du partenaire enregistré. Ainsi que le souligne la Commission, ce sont des éléments de stabilité qui révèlent une communauté familiale de nature à établir que le travailleur frontalier pourvoit à l’entretien de l’enfant de son conjoint ou de son partenaire enregistré qui vit sous son toit. Autrement dit, cet enfant est légitimement présumé bénéficier indirectement des allocations familiales en cause dès lors qu’il réside au domicile commun et, partant, qu’il vit dans une communauté familiale avec ce travailleur. Ce domicile commun suffit à ouvrir droit à ces allocations familiales dans les mêmes conditions que celles appliquées aux enfants ayant une filiation avec le travailleur ou ceux dans une situation comparable aux enfants résidant dans l’État membre d’emploi (67).
58. Cela étant dit, et compte tenu de la réalité quotidienne des familles recomposées, il me semble important d’ajouter trois éléments complémentaires.
59. En premier lieu, cette présomption devrait englober tant le domicile commun complet (68) que partiel (69) du travailleur frontalier et de l’enfant du conjoint ou du partenaire enregistré.
60. En deuxième lieu, ladite présomption doit s’appliquer non seulement au regard des enfants mineurs, mais également aux jeunes majeurs de moins de 21 ans, sans revenus propres, vivant dans le ménage du travailleur frontalier et répondant, pour le reste, aux critères prévus par la législation de l’État membre d’emploi, en l’occurrence la législation luxembourgeoise, qui régit l’octroi de l’allocation familiale en cause (70). À défaut d’une telle interprétation, une insécurité juridique considérable serait à craindre dans ce type de situations.
61. En troisième et dernier lieu, dans l’hypothèse où, malgré le fait que le travailleur frontalier et l’enfant de son conjoint ou de son partenaire enregistré vivent dans un domicile commun, ce travailleur ne contribuerait, en réalité, d’aucune manière aux charges liées à l’entretien de cet enfant, l’administration de l’État membre où il exerce une activité salariée devrait avoir la possibilité de refuser l’octroi de l’allocation familiale en cause (71).
3. Sur la compatibilité de la présomption fondée sur le domicile commun avec les règles de priorité en cas de cumul du règlement nº 883/2004
62. Il convient de relever que la présomption fondée sur le domicile commun est compatible avec les règles de priorité en cas de cumul, prévues par le règlement nº 883/2004. En effet, conformément à l’article 2, paragraphe 1, de ce règlement, les travailleurs frontaliers salariés au Luxembourg, tels que les requérants aux litiges au principal, tout comme leurs familles, relèvent du champ d’application personnel dudit règlement (72). À ce titre, ils sont, comme on le sait, soumis au régime de sécurité sociale luxembourgeois.
63. Ainsi, compte tenu de la nature spécifique des prestations familiales, et d’un possible cumul des droits à ces prestations qui proviendraient de deux États membres, l’article 68 du même règlement prévoit des règles de priorité en cas de cumul dont l’objet est de prévenir un chevauchement de prestations pour le même enfant pour les mêmes périodes (73). En application de l’article 2, paragraphe 1, du règlement nº 883/2004, les requérants au principal sont donc soumis à la législation luxembourgeoise en matière d’allocations familiales uniquement pour la différence entre le montant des allocations familiales dues au Luxembourg et celui versé dans leur État membre de résidence. Il s’agit du dispositif de « complément différentiel », qui correspond, au sens de l’article 68, paragraphe 1, sous b, i), de ce règlement (74), au versement du « montant le plus élevé de prestations prévu par les législations en présence ».
64. Dès lors, dans la mesure où des prestations sont prévues par la législation de deux États membres à un même titre, l’existence d’un domicile commun à l’enfant du conjoint ou du partenaire enregistré et au travailleur frontalier établirait un lien de rattachement suffisant entre cet enfant et ce travailleur pour considérer que c’est à l’État membre où ce dernier exerce son activité salariée – en l’occurrence le Luxembourg – de verser l’allocation familiale en cause.
65. Il découle de l’ensemble de considérations qui précèdent que la notion relative au fait de « pourvoir à l’entretien » d’un enfant du conjoint ou du partenaire enregistré d’un travailleur frontalier, telle qu’utilisée par la Cour dans sa jurisprudence portant sur l’interprétation de l’article 45 TFUE, de l’article 1er, sous i), et de l’article 67 du règlement no 883/2004, ainsi que de l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 492/2011, doit être comprise en ce sens que cet enfant est légitimement présumé bénéficier indirectement des allocations familiales en cause, dès lors qu’il réside au domicile du travailleur et qu’il vit dans une communauté familiale avec ce dernier. L’existence d’un tel domicile commun ouvre droit à une allocation familiale prévue dans l’État membre où ledit travailleur exerce son activité salariée dans les mêmes conditions que celles appliquées aux enfants ayant un lien de filiation avec ce dernier.
V. Conclusion
66. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par la Cour de Cassation (Luxembourg) :
La notion relative au fait de « pourvoir à l’entretien » d’un enfant du conjoint ou du partenaire enregistré d’un travailleur frontalier, telle qu’utilisée par la Cour dans sa jurisprudence portant sur l’interprétation de l’article 45 TFUE, de l’article 1er, sous i), et de l’article 67 du règlement (CE) no 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, ainsi que de l’article 7, paragraphe 2, du règlement (UE) no 492/2011 du Parlement européen et du Conseil, du 5 avril 2011, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union, doit être comprise en ce sens que l’enfant du conjoint ou du partenaire enregistré du travailleur frontalier est légitimement présumé bénéficier indirectement des allocations familiales en cause dès lors qu’il réside au domicile commun et, partant, qu’il vit dans une communauté familiale avec ce travailleur. L’existence d’un tel domicile commun ouvre droit à une allocation familiale prévue dans l’État membre où ledit travailleur exerce une activité salariée dans les mêmes conditions que celles appliquées aux enfants ayant un lien de filiation avec ce dernier.