Affaire T‑489/21
Royaume d’Espagne
contre
Commission européenne
Arrêt du Tribunal (septième chambre élargie) du 2 juillet 2025
« Aides d’État – Télévision numérique – Aide au déploiement de la TNT dans les zones éloignées et moins urbanisées (excepté en Castille-La Manche) – Décision déclarant l’aide illégale et incompatible avec le marché intérieur – Décision d’ouvrir la procédure formelle d’examen – Article 6, paragraphe 1, du règlement (UE) 2015/1589 – Notion de “régime d’aides” – Sélectivité – Charge de la preuve – Neutralité technologique – Avantage – Enrichissement sans cause »
1. Recours en annulation – Arrêt d’annulation – Portée – Décision de la Commission constatant l’incompatibilité d’une aide avec le marché intérieur et ordonnant sa restitution – Annulation pour insuffisance de motivation – Reprise de l’instruction de l’affaire par la Commission – Obligation d’adopter une nouvelle décision d’ouverture de la procédure formelle d’examen – Absence
(Art. 108, § 2, et 266 TFUE)
(voir points 28-34)
2. Recours en annulation – Moyens – Moyens susceptibles d’être soulevés à l’encontre d’une décision de la Commission en matière d’aides étatiques – Moyens invoqués par les parties intéressées à l’encontre d’une décision déclarant une aide illégale et incompatible et ordonnant sa restitution – Moyens relatifs à la décision d’ouverture de la procédure formelle d’examen – Recevabilité
(Art. 108, § 2, et 263 TFUE)
(voir point 40)
3. Aides accordées par les États – Examen par la Commission – Décision d’ouvrir la procédure formelle d’examen prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE – Obligation de motivation – Portée – Décision visant à mettre les parties intéressées en mesure de participer de manière efficace à la procédure formelle d’examen – Récapitulation des éléments de fait et de droit pertinents – Examen conjoint des critères de sélectivité et d’avantage économique – Admissibilité
[Art. 108, § 2, TFUE ; règlement du Conseil no 659/1999, art. 1er, h), et 6, § 1]
(voir points 45-53, 62-64, 74)
4. Aides accordées par les États – Examen par la Commission – Procédure administrative – Obligation de la Commission de mettre les intéressés en demeure de présenter leurs observations – Obligation de la Commission de communiquer à l’État membre concerné les observations des autres parties intéressées sur la décision d’ouvrir la procédure formelle d’examen – Portée
(Art. 108 TFUE ; règlement du Conseil 2015/1589, art. 6)
(voir points 90-93)
5. Recours en annulation – Arrêt d’annulation – Effets – Annulation d’une décision de la Commission constatant une infraction aux règles en matière d’aides d’État – Rétroactivité de l’annulation – Adoption d’une nouvelle décision constatant l’existence d’une aide illégale et incompatible avec le marché intérieur et ordonnant sa récupération – Admissibilité – Conditions – Décision adoptée en respectant tant la motivation que le dispositif de l’arrêt d’annulation
(Art. 266 TFUE)
(voir points 99-106)
6. Droit de l’Union européenne – Principes – Protection de la confiance légitime – Conditions – Assurances précises fournies par l’administration – Absence
(voir points 107, 108)
7. Aides accordées par les États – Procédure administrative – Obligations de la Commission – Principe de bonne administration – Respect d’un délai raisonnable – Violation – Absence
(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 41, § 1)
(voir points 112-114)
8. Aides accordées par les États – Examen par la Commission – Régime d’aides – Notion – Critères d’appréciation – Régime fondé sur une disposition commune – Absence de mesures d’application supplémentaires nécessaires à l’octroi des aides individuelles – Définition générale et abstraite des bénéficiaires – Conditions remplies
[Règlement du Conseil no 659/1999, art. 1er, d)]
(voir points 119-129, 157-159, 178-181)
9. Aides accordées par les États – Notion – Caractère sélectif de la mesure – Financement public visant à soutenir le processus de numérisation de la radiodiffusion dans certaines zones – Critères d’appréciation – Détermination du cadre de référence
(Art. 107, § 1, TFUE)
(voir points 186-189, 194-203)
10. Aides accordées par les États – Notion – Caractère sélectif de la mesure – Différenciation entre entreprises se trouvant dans une situation factuelle et juridique comparable au regard de l’objectif du système de référence – Appréciation sur la base de la situation existant au moment de l’adoption de la mesure en cause – Charge de la preuve
(Art. 107, § 1, TFUE)
(voir points 207, 227-233, 236-239)
11. Aides accordées par les États – Récupération d’une aide illégale – Calcul du montant à récupérer et détermination des destinataires des ordres de restitution – Indications nécessaires et suffisantes fournies par la Commission
(Art. 108 TFUE)
(voir points 274-287)
12. Aides accordées par les États – Récupération d’une aide illégale – Rétablissement de la situation antérieure – Violation des principes de proportionnalité et d’égalité de traitement – Absence
(Art. 108 TFUE)
(voir points 307-311)
13. Aides accordées par les États – Notion – Octroi d’un avantage aux bénéficiaires – Objectifs poursuivis par l’État – Absence d’incidence
(Art. 107 TFUE)
(voir points 315, 316)
14. Aides accordées par les États – Notion – Octroi d’un avantage aux bénéficiaires – Financement public visant à soutenir le processus de numérisation de la radiodiffusion dans certaines zones – Sélection des bénéficiaires à l’issue d’appels d’offres technologiquement non neutres – Appels d’offres n’excluant pas l’existence d’un avantage
(Art. 107, § 1, TFUE ; communication de la Commission 2016/C 262/01, points 89, 93, 95 et 96)
(voir points 322-328)
Résumé
Le Tribunal, réuni en formation élargie, rejette le recours en annulation introduit par le Royaume d’Espagne contre la décision de la Commission européenne du 10 juin 2021 relative à l’aide d’État octroyée par cet État membre en faveur du déploiement de la télévision numérique terrestre dans des zones éloignées et moins urbanisées (1). Dans ce cadre, le Tribunal est notamment amené à examiner le respect des droits de la défense de l’Espagne au cours de la procédure administrative ayant mené à l’adoption de la décision attaquée, au regard du fait que celle-ci remplaçait une décision antérieure qui avait été annulée par la Cour.
S’employant à promouvoir le processus de transition de la radiodiffusion analogique à la radiodiffusion numérique sur son territoire, l’Espagne a adopté un décret royal (2) en 2005 imposant aux radiodiffuseurs nationaux privés et publics de s’assurer que respectivement 95 % et 98 % de la population recevrait la télévision numérique terrestre (TNT).
Afin d’atteindre ces objectifs de couverture, les autorités espagnoles ont notamment accordé un financement public pour soutenir le processus de numérisation dans certaines zones moins urbanisées et éloignées du territoire espagnol et, plus particulièrement, à l’intérieur des régions des communautés autonomes situées dans ces zones.
Saisie d’une plainte à cet égard, la Commission a ouvert une procédure formelle d’examen au sens de l’article 108, paragraphe 2, TFUE sur l’ensemble du territoire espagnol, à l’exception de la Comunidad Autónoma de Castilla La Mancha (Communauté autonome de Castille-La Manche). À l’issue de cette procédure, la Commission a constaté qu’une aide d’État avait été accordée aux opérateurs de la plateforme de télévision terrestre pour le déploiement, la maintenance et l’exploitation du réseau de TNT dans les zones moins urbanisées et éloignées en cause. En qualifiant cette aide d’illégale et incompatible avec le marché intérieur, à l’exception de l’aide qui aurait été accordée conformément au principe de neutralité technologique, la Commission a ordonné sa récupération par la décision 2014/489 (3).
Les recours en annulation introduits contre cette décision ont été rejetés par six arrêts du Tribunal (4). Ceux-ci ont ensuite fait l’objet de pourvois qui n’ont pas non plus été accueillis par la Cour (5), à l’exception de celui visant l’arrêt prononcé par le Tribunal dans l’affaire Comunidad Autónoma de Galicia et Retegal/Commission (6). Statuant sur ce pourvoi, la Cour a en effet annulé tant l’arrêt attaqué que la décision 2014/489 de la Commission en raison d’une insuffisance de motivation concernant la sélectivité de la mesure en cause (7).
Faisant suite à cet arrêt, la Commission a adopté une nouvelle décision, dans laquelle elle a notamment constaté que les mesures prises par les autorités espagnoles pour assurer le déploiement de la télévision numérique dans les zones éloignées et moins urbanisées du territoire espagnol, à l’exception de la Communauté autonome de Castille La Manche (ci-après la « mesure en cause »), constituent un régime d’aides financé directement à partir du budget de l’Espagne ou des budgets de certaines communautés autonomes et d’organismes locaux qui confère un avantage sélectif aux opérateurs exploitant le réseau terrestre. Considérant, en outre, que cette mesure était incompatible avec le marché intérieur et que la procédure de notification préalable prévue à l’article 108, paragraphe 3, TFUE n’avait pas été respectée, la Commission a ordonné la récupération des aides accordées.
L’Espagne a saisi le Tribunal d’un recours en annulation de cette décision, lequel est rejeté dans son intégralité.
Appréciation du Tribunal
Au soutien de son recours, l’Espagne reprochait à la Commission d’avoir violé ses droits de la défense au cours de la procédure administrative ayant mené à l’adoption de la décision attaquée.
Tout d’abord, l’Espagne avançait que, après l’annulation de la décision 2014/489, la Commission aurait dû adopter une nouvelle décision d’ouverture de la procédure formelle d’examen.
À cet égard, le Tribunal rappelle que, en cas d’annulation d’un acte mettant un terme à une procédure administrative comprenant différentes phases, la procédure visant à remplacer cet acte peut être reprise au point précis auquel l’illégalité est intervenue. Or, la Cour ayant annulé la décision 2014/489 en raison d’une insuffisance de motivation, l’illégalité entachant cette décision est intervenue au moment de son adoption et ne concerne pas la procédure la précédant, sur laquelle la Cour ne s’est pas prononcée. Il s’ensuit que l’exécution de l’arrêt d’annulation n’imposait pas à la Commission de reprendre l’intégralité de la procédure prévue à l’article 108 TFUE.
Le Tribunal écarte, ensuite, les critiques formulées par l’Espagne à l’égard de l’analyse de la sélectivité figurant dans la décision d’ouverture de la procédure formelle d’examen. Après avoir relevé que ce grief doit être apprécié au regard des dispositions du règlement no 659/1999 (8), le Tribunal rappelle que, conformément à l’article 6 de ce règlement, la décision d’ouverture contient une évaluation provisoire à la fois de la qualification de la mesure d’aide d’État et de sa compatibilité avec le marché intérieur. En outre, bien que constituant deux critères distincts, les notions d’« avantage » et de « sélectivité » peuvent être examinées conjointement, en tant que « troisième condition », prévue par l’article 107, paragraphe 1, TFUE, portant sur l’existence d’un « avantage sélectif ».
À la lumière de ces précisions, le Tribunal constate que, au vu de la nature et du contenu de la décision d’ouverture de la procédure formelle d’examen, ainsi que du contexte de son adoption, l’Espagne a été à même de comprendre les raisons pour lesquelles la Commission a considéré, à titre préliminaire, que la mesure en cause apparaissait conférer un avantage sélectif notamment aux opérateurs de réseau terrestre par rapport aux opérateurs de réseau utilisant d’autres technologies et, plus particulièrement, celle satellitaire, lesquels étaient en concurrence avec les premiers pour la diffusion du signal de télévision numérique visée par le régime juridique régissant le passage à la télévision numérique en Espagne. De plus, force est de constater que la motivation afférente au caractère sélectif de la mesure en cause, contenue dans la décision d’ouverture, a permis à l’Espagne de présenter son point de vue sur cette question, notamment quant à la comparabilité des situations des technologies terrestre et satellitaire.
Au reste, le Tribunal rejette les griefs de l’Espagne tirés d’une violation de ses droits de la défense, en ce que l’analyse de la sélectivité contenue dans la décision attaquée serait nouvelle et fondée sur des faits nouveaux qui ne lui auraient pas été communiqués. Sur ce point, le Tribunal souligne que, en ce qui concerne la sélectivité de la mesure en cause, la décision d’ouverture et le raisonnement subsidiaire exposé dans la décision attaquée reposent, en substance, sur le même postulat et que la décision d’ouverture comportait une motivation suffisante à cet égard. Qui plus est, les éléments prétendument nouveaux évoqués par l’Espagne ne lui étaient pas inconnus et, en tout état de cause, ne sauraient être considérés comme un fondement essentiel de la conclusion de la Commission relative à la sélectivité de la mesure en cause.
Enfin, le Tribunal constate que, contrairement à ce que faisait valoir l’Espagne, la Commission n’était pas tenue, en vertu de l’article 6, paragraphe 2, du règlement 2015/1589 (9), de lui communiquer les observations reçues d’autres parties intéressées en réponse à des demandes d’information envoyées après l’annulation de la décision 2014/489, dès lors que cette disposition n’oblige la Commission qu’à communiquer les observations présentées par les parties intéressées sur la décision d’ouverture de la procédure formelle d’examen.
Après avoir ainsi écarté tous les griefs tirés de la violation des droits de la défense de l’Espagne, le Tribunal rejette par ailleurs les griefs tirés, en substance, d’une violation de l’article 107, paragraphe 1, TFUE en raison d’une analyse erronée de la condition de sélectivité. À cet égard, l’Espagne reprochait notamment à la Commission de ne pas avoir procédé à un examen concret et exhaustif de la comparabilité des situations en cause et d’avoir conclu à la comparabilité des technologies terrestre et satellitaire uniquement sur la base de leur relation potentielle de concurrence.
Sur ce dernier point, le Tribunal rappelle qu’une mesure est sélective si elle introduit une différenciation entre des entreprises qui se trouvent dans une situation factuelle et juridique comparable au regard de l’objectif du système de référence.
Or, dans la mesure où l’objectif du système de référence est, en l’espèce, la transmission d’émissions numériques, c’est à bon droit que la Commission a estimé, dans la décision attaquée, que les opérateurs de la plateforme terrestre et les opérateurs de la plateforme satellitaire étaient tous deux capables d’assurer cette transmission. Contrairement à ce que prétendait l’Espagne, ces circonstances plaident pour la reconnaissance d’une relation de concurrence actuelle, et non potentielle, entre les plateformes terrestre et satellitaire.
De plus, la Commission n’avait pas conclu à la comparabilité des situations en cause uniquement en raison de la relation de concurrence, actuelle ou potentielle, entre les plateformes terrestre et satellitaire. En effet, il ressort de la décision attaquée qu’elle avait tenu compte d’une série de circonstances qui rendraient similaires les deux technologies en cause au regard de l’objectif de transmission du signal de radiodiffusion numérique.
Contrairement à ce que prétendait l’Espagne, la Commission n’avait pas non plus omis de prendre en compte plusieurs circonstances factuelles et juridiques qui distingueraient les plateformes terrestre et satellitaire.
À cet égard, le Tribunal rejette notamment l’argument selon lequel, à défaut d’avoir fondé son analyse sur une étude de la différence de coûts entre les technologies terrestre et satellitaire, la Commission aurait renversé la charge de la preuve de la sélectivité qui pesait sur elle.
En effet, s’il incombe à la Commission d’apporter la preuve de l’existence d’une aide d’État au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE et, partant, également la preuve que la condition d’octroi d’un avantage sélectif aux bénéficiaires est remplie, il ne lui incombe pas de rechercher, de sa propre initiative et à défaut de tout indice en ce sens, toutes les informations qui pourraient présenter un lien avec l’affaire dont elle est saisie, quand bien même de telles informations se trouveraient dans le domaine public.
Il s’ensuit que, en l’espèce, il revenait à l’Espagne de fournir à la Commission toutes les informations et les éléments lui permettant de vérifier le bien-fondé de son argument tiré de la différence de coûts entre les technologies terrestre et satellitaire, le cas échéant, après qu’elle l’avait invité, dans le cadre de la procédure formelle d’examen, à fournir toutes les informations pertinentes à cette fin.
Les autres moyens avancés par l’Espagne étant également écartés, le Tribunal rejette son recours en annulation dans son intégralité.