Language of document : ECLI:EU:T:2025:655

Affaire T289/24

Brasserie Nationale (anc. Brasseries Funck-Bricher et Bofferding)
et
Munhowen SA

contre

Commission européenne

 Arrêt du Tribunal (sixième chambre élargie) du 2 juillet 2025

« Concurrence – Concentrations – Marché de la distribution en gros de boissons – Article 22 du règlement (CE) no 139/2004 – Demande de renvoi à la Commission émanant d’une autorité de la concurrence d’un État membre non compétente selon la législation nationale pour examiner l’opération de concentration – Décision de la Commission d’examiner l’opération de concentration – Délai de présentation de la demande de renvoi – Notion de “communication” – Information des entreprises concernées sur la demande de renvoi – Régime linguistique – Délai de notification de la décision de la Commission d’examiner l’opération de concentration – Affectation du commerce entre États membres – Menace d’affectation significative de la concurrence – Caractère approprié du renvoi »

1.      Procédure juridictionnelle – Représentation des parties – Recours d’une personne morale de droit privé – Obligation de représentation par un avocat suffisamment détaché de la personne morale – Représentation par un avocat, président du conseil d’administration de la société requérante – Inadmissibilité

(Statut de la Cour de justice, art. 19, 3e al., et 53)

(voir points 31-35)

2.      Concentrations entre entreprises – Examen par la Commission – Demande de renvoi d’une opération de concentration à la Commission émanant d’une autorité nationale de concurrence – Demande de renvoi au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004 – Obligation de la Commission d’informer les entreprises concernées sur la demande de renvoi – Lettre d’information rédigée dans une langue différente de la langue officielle de l’État membre de l’entreprise concernée – Violation du régime linguistique applicable – Absence de conséquences préjudiciables pour l’entreprise concernée – Absence d’impact de la violation du régime linguistique sur la régularité de la procédure administrative

(Règlements du Conseil no 1, art. 3, et no 139/2004, art. 22)

(voir points 38-48)

3.      Concentrations entre entreprises – Examen par la Commission – Demande de renvoi d’une opération de concentration à la Commission émanant d’une autorité nationale de concurrence – Demande de renvoi au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004 – Concentration non soumise à une obligation de notification dans l’État membre ayant formulé la demande de renvoi – Délai de présentation de la demande de renvoi – Point de départ – Date de la communication de la concentration à l’État membre concerné – Notion de communication

(Règlement du Conseil no 139/2004, art. 22, § 1)

(voir points 52-54, 58-76)

4.      Concentrations entre entreprises – Examen par la Commission – Demande de renvoi d’une opération de concentration à la Commission émanant d’une autorité nationale de concurrence – Demande de renvoi au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004 – Obligation de la Commission d’informer les entreprises concernées sur la demande de renvoi – Portée

(Règlement du Conseil no 139/2004, art. 22, § 2)

(voir points 101-111)

5.      Concentrations entre entreprises – Examen par la Commission – Demande de renvoi d’une opération de concentration à la Commission émanant d’une autorité nationale de concurrence – Demande de renvoi au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004 – Obligation de la Commission d’informer les entreprises concernées de sa décision sur la demande de renvoi – Portée

(Règlement du Conseil no 139/2004, art. 22, § 3)

(voir points 115-124)

6.      Concentrations entre entreprises – Examen par la Commission – Demande de renvoi d’une opération de concentration à la Commission émanant d’une autorité nationale de concurrence – Demande de renvoi au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004 – Obligation de la Commission d’informer les entreprises concernées sur la demande de renvoi – Obligation de la Commission d’entendre les entreprises concernées avant l’adoption d’une décision sur la demande de renvoi

(Règlement du Conseil no 139/2004, art. 22, § 2 et 3)

(voir points 132, 133)

7.      Concentrations entre entreprises – Examen par la Commission – Demande de renvoi d’une opération de concentration à la Commission émanant d’une autorité nationale de concurrence – Demande de renvoi au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004 – Examen de la concentration par la Commission – Conditions – Affectation du commerce entre États membres – Critère – Concentration susceptible d’avoir une influence perceptible sur les courants d’échanges entre États membres – Marge d’appréciation de la Commission – Absence d’erreur manifeste d’appréciation

(Règlement du Conseil no 139/2004, art. 22, § 1 et 3)

(voir points 143-170)

8.      Concentrations entre entreprises – Examen par la Commission – Demande de renvoi d’une opération de concentration à la Commission émanant d’une autorité nationale de concurrence – Demande de renvoi au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004 – Examen de la concentration par la Commission – Conditions – Menace d’affectation significative de la concurrence sur le territoire de l’État membre ayant formulé la demande de renvoi – Critère – Risque réel d’effets néfastes significatifs sur la concurrence sur ledit territoire – Marge d’appréciation de la Commission – Absence d’erreur manifeste d’appréciation

(Règlement du Conseil no 139/2004, art. 22, § 1 et 3)

(voir points 177-183, 198-201, 213-215)

9.      Concentrations entre entreprises – Examen par la Commission – Demande de renvoi d’une opération de concentration à la Commission émanant d’une autorité nationale de concurrence – Demande de renvoi au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004 – Examen de la concentration par la Commission – Conditions formelles et matérielles remplies – Marge d’appréciation de la Commission pour décider d’examiner la concentration

(Règlement du Conseil no 139/2004, art. 22)

(voir points 220-224)

Résumé

Le Tribunal, siégeant en formation élargie, rejette le recours en annulation introduit contre la décision de la Commission européenne (1) accueillant la demande de l’Autorité de concurrence du Grand-Duché de Luxembourg (ci-après l’« ACL ») d’examiner la compatibilité avec le marché intérieur d’une concentration annoncée par la société luxembourgeoise Brasserie Nationale. Dans ce cadre, le Tribunal précise le point de départ du délai prévu par le règlement 139/2004 (2) pour l’introduction d’une telle demande par une autorité de concurrence nationale

Le 22 décembre 2023, Brasserie Nationale, qui est active dans la production de bière et d’eau minérale, a contacté l’ACL pour l’informer que sa filiale luxembourgeoise à 100 %, Munhowen, entendait acquérir Boissons Heintz. Tant Munhowen que Boissons Heintz, dont le siège social est également situé au Luxembourg, sont actives dans la distribution en gros de boissons, au Luxembourg et dans les régions voisines de France et de Belgique pour la première, uniquement au Luxembourg pour la seconde.

La concentration annoncée ne présentait pas de dimension européenne au sens de l’article 1er du règlement 139/2004 et ne devait donc pas être notifiée à la Commission. En l’absence d’un régime de contrôle des concentrations au Luxembourg, il n’existait pas non plus d’obligation de notification à ce titre dans cet État membre. La concentration ne requerrait pas davantage de notification dans un autre État membre de l’Union européenne ou dans l’un des États parties de l’accord sur l’Espace économique européen (EEE).

Le 7 février 2024, à l’issue de plusieurs échanges avec Brasserie Nationale, Munhowen et des tiers, l’ACL a demandé à la Commission d’examiner la concentration en cause au titre de l’article 22, paragraphe 1, du règlement 139/2004 (ci-après la « demande de renvoi »).

Le 8 février 2024, la Commission a informé les autorités de concurrence des autres États membres ainsi que l’Autorité de surveillance de l’Association européenne de libre-échange de la demande de renvoi. Toutefois, aucun État membre ou État partie de l’accord EEE n’a demandé à se joindre à la demande de renvoi.

Par lettre du même jour, la Commission a informé Brasserie Nationale de la demande de renvoi et l’a invitée à présenter ses observations. Le 9 février 2024, la Commission a transmis cette lettre aux représentants légaux de Brasserie Nationale et de Munhowen.

Après avoir reçu les observations de Brasserie Nationale sur la demande de renvoi, la Commission a accueilli cette demande par décision du 14 mars 2024.

Brasserie Nationale et sa filiale Munhowen ont alors introduit un recours en annulation contre cette décision devant le Tribunal.

Appréciation du Tribunal

À l’appui de leur recours, les requérantes avançaient notamment que l’ACL aurait présenté la demande de renvoi à la Commission après l’expiration du délai applicable en vertu du règlement 139/2004.

À cet égard, le Tribunal observe que, conformément à l’article 22, paragraphe 1, second alinéa, du règlement 139/2004 « [u]ne [demande de renvoi] doit être présentée au plus tard dans un délai de quinze jours ouvrables à compter de la date de notification de la concentration ou, si aucune notification n’est requise, de sa communication à l’État membre intéressé ». Le Tribunal constate, en outre, que, en l’absence d’un régime de contrôle des concentrations au Luxembourg, une notification de la concentration en cause n’était pas requise dans cet État membre. Dès lors, le point de départ du délai de quinze jours ouvrables était, en l’espèce, la date de communication de cette concentration à l’ACL.

Or, dans la décision attaquée, la Commission a confirmé le respect du délai de quinze jours ouvrables, au motif que la concentration aurait été communiquée à l’ACL au plus tôt le 17 janvier 2024, à savoir à la date à laquelle celle-ci avait reçu pour la première fois des informations pertinentes sur cette concentration et ses effets lui permettant d’évaluer, de manière préliminaire, si les conditions pour une demande de renvoi au titre de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement 139/2004 étaient réunies.

Cette argumentation de la Commission était toutefois contestée par les requérantes, qui faisaient valoir que la « communication » d’une concentration au sens de l’article 22, paragraphe 1, second alinéa, du règlement 139/2004 n’exigerait pas de transmission active des informations pertinentes permettant à l’autorité de concurrence nationale d’évaluer de manière préliminaire si les conditions pour une demande de renvoi sont réunies.

En se référant à une jurisprudence constante, le Tribunal rappelle que le sens de la notion de « communication » au sens de l’article 22, paragraphe 1, second alinéa, du règlement 139/2004 doit être déterminé sur la base d’une interprétation littérale, contextuelle, téléologique et historique de cette disposition.

Ainsi, après avoir constaté que les différentes versions linguistiques de cette disposition ne coïncident pas, le Tribunal relève que, d’un point de vue historique, l’emploi du terme « communication » était nécessaire afin de permettre aux États membres ne disposant pas d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations de demander à la Commission de contrôler les concentrations susceptibles d’avoir des effets négatifs sur leur territoire, lorsque ces concentrations affectent également le commerce entre États membres. Néanmoins, outre cette mise en perspective, l’interprétation historique ne permet pas d’éclaircir le libellé de l’article 22, paragraphe 1, second alinéa, du règlement 139/2004.

En revanche, l’interprétation contextuelle de l’article 22, paragraphe 1, second alinéa, du règlement 139/2004 révèle qu’une « communication » doit consister en une transmission active d’informations à l’autorité compétente de l’État membre intéressé lui permettant d’effectuer une évaluation préliminaire des conditions, prévues au premier alinéa de ce paragraphe, dans lesquelles une demande de renvoi peut être formulée.

Cette interprétation contextuelle est confirmée par l’interprétation téléologique de l’article 22, paragraphe 1, second alinéa, du règlement 139/2004, en ce qu’elle permet d’assurer un contrôle des opérations de concentration dans des délais compatibles à la fois avec les exigences d’une bonne administration et celles de la vie des affaires.

Par ailleurs, dès lors que cette interprétation assure que le point de départ du délai prévu par l’article 22, paragraphe 1, second alinéa, du règlement 139/2004 soit clairement défini, elle s’impose également à la lumière du principe de sécurité juridique.

Ainsi, le Tribunal conclut qu’une communication au sens de l’article 22, paragraphe 1, second alinéa, du règlement 139/2004 doit, en ce qui concerne sa forme, consister en une transmission active d’informations pertinentes à l’autorité compétente de l’État membre intéressé et, quant à son contenu, contenir les informations suffisantes pour permettre à cette autorité d’effectuer une évaluation préliminaire des conditions prévues au premier alinéa de ce paragraphe. Dans ce contexte, il est sans pertinence que ces informations aient été transmises par les entreprises concernées ou par des tiers ou par toute autre source.

Au regard de ce qui précède, le Tribunal constate que, en l’absence de preuve de la transmission active à l’ACL, avant le 17 janvier 2024, de toutes les informations pertinentes pour une évaluation préliminaire des conditions de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement 139/2004, il ne saurait être reproché à la Commission d’avoir retenu, dans la décision attaquée, cette date comme étant le point de départ du délai de quinze jours ouvrables, tel que prévu au second alinéa dudit paragraphe.

Le Tribunal rejette, en outre, le moyen en annulation contestant le constat de la Commission, dans la décision attaquée, selon lequel, en l’absence d’un régime national de contrôle des concentrations au Luxembourg, l’acceptation de la demande de renvoi était appropriée et conforme à son pouvoir d’appréciation.

À cet égard, les requérantes avançaient que l’article 22 du règlement 139/2004 constitue un régime légal dont les conditions d’application sont prévues dans le paragraphe 3 de cet article. Des considérations d’opportunité n’auraient pas de place dans un tel régime de sorte que la question du caractère approprié de ladite acceptation ne se poserait pas.

Après avoir rappelé que l’article 22 du règlement 139/2004 permet au Grand-Duché de Luxembourg de renvoyer l’examen d’une concentration à la Commission, et ce malgré l’absence d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations dans cet État membre, le Tribunal souligne que, aux termes du paragraphe 3 de cet article, la Commission « peut » décider d’examiner une concentration faisant l’objet d’une telle demande de renvoi si les conditions formelles et matérielles prévues dans cette disposition sont remplies.

S’il s’ensuit que ces conditions doivent être remplies pour l’acceptation d’une demande de renvoi, le terme « peut » indique que la Commission n’est pas obligée de l’accepter, mais dispose d’une marge d’appréciation à cet égard. Dès lors, en l’espèce, la Commission était en droit d’apprécier le caractère approprié du renvoi de la concentration en prenant en compte les éléments caractérisant la situation concrète.

Au regard de ce qui précède et après avoir rejeté les autres griefs avancés par les requérantes, le Tribunal rejette le recours en annulation dans son intégralité.


1      Décision C(2024)º1788 final de la Commission européenne, du 14 mars 2024, adoptée en vertu de l’article 22, paragraphe 3, du règlement (CE) no 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises (JO 2004, L 24, p. 1), et de l’article 57 de l’accord EEE (ci-après la « décision attaquée »).


2      Règlement (CE) no 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises (JO 2004, L 24, p. 1).