Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE
MME JULIANE KOKOTT
présentées le 10 juillet 2025 (1)
Affaire C‑229/24 [Brännelius] (i)
TK,
OP
contre
Riksåklagaren
[Demande de décision préjudicielle formée par le Högsta domstolen (Cour suprême, Suède)]
« Renvoi préjudiciel – Rapprochement des législations – Marché unique des services financiers – Règlement (UE) n° 596/2014 – Abus de marché – Article 7, paragraphe 1, sous a) – Notion d’“information privilégiée” – Information non rendue publique – Article 17 – Publication d’une information privilégiée par un émetteur – Décision d’un pouvoir adjudicateur de ne pas attribuer un marché public – Communication aux soumissionnaires par courriel – Vente anticipée d’actions d’une entreprise soumissionnaire – Opérations d’initié – Informations privilégiées – Publication des informations »
I. Introduction
1. Le Högsta domstolen (Cour suprême, Suède) est appelé à statuer sur les recours de deux personnes condamnées, en première instance et en appel, pour avoir vendu à la bourse suédoise des instruments financiers au sujet desquels elles étaient accusées d’avoir détenu des informations privilégiées.
2. Ces informations visent la décision d’un pouvoir adjudicateur municipal de ne pas attribuer un marché public à une société cotée en bourse. Peu avant que cette société n’émette un communiqué de presse à ce sujet, les deux personnes susmentionnées ont eu connaissance de ce fait par le biais d’un courriel envoyé par le pouvoir adjudicateur et ont vendu leurs actions pour éviter des pertes en bourse. Le litige au principal porte sur la question de savoir si l’information que ces deux personnes ont utilisée à leur profit peut être qualifiée de privilégiée, étant donné que, au moment de la vente des actions, la décision de ne pas attribuer le marché avait déjà été notifiée à un cercle restreint de destinataires.
3. Dans ce contexte, la juridiction de renvoi adresse deux questions à la Cour afin que celle-ci interprète la notion d’« information privilégiée », notamment le critère selon lequel cette information ne doit pas avoir été « rendue publique » au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement (UE) no 596/2014 (2). La Cour s’est déjà prononcée sur plusieurs des éléments constitutifs de cette notion (3). Elle ne l’a cependant pas encore fait s’agissant de l’absence de publicité de l’information en cause, en tant que condition pour considérer que celle-ci est privilégiée, condition dont la portée exacte est vivement débattue en doctrine (4). Il s’agit notamment de la question de savoir à l’égard de quel cercle de personnes cette information doit avoir été divulguée ou dans quelle mesure et dans quelles conditions elle doit être accessible afin qu’elle perde son caractère privilégié.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
1. Le règlement n° 596/2014
4. Les considérants 14, 23, 24 et 28 du règlement no 596/2014 énoncent :
« (14) Les investisseurs raisonnables fondent leurs décisions d’investissement sur les informations déjà disponibles, c’est-à-dire sur les informations disponibles ex ante. Il s’ensuit que la question de savoir si un investisseur raisonnable est susceptible, au moment de prendre une décision d’investissement, de tenir compte d’une information particulière devrait être appréciée sur la base des informations disponibles ex ante. Cette appréciation doit prendre en considération l’impact anticipé de l’information en question, compte tenu de l’ensemble des activités de l’émetteur qui y sont liées, de la fiabilité de la source d’information et de toutes les autres variables de marché susceptibles, dans les circonstances données, d’avoir un effet sur les instruments financiers concernés [...]
[...]
(23) La caractéristique essentielle des opérations d’initiés réside dans l’avantage injuste tiré d’informations privilégiées au détriment de tiers qui n’en ont pas connaissance, ce qui a pour conséquence de nuire à l’intégrité des marchés financiers et à la confiance des investisseurs. Par conséquent, l’interdiction des opérations d’initiés devrait s’appliquer dès lors qu’une personne qui est en possession d’informations privilégiées tire un avantage injuste du bénéfice obtenu grâce à ces informations en effectuant des opérations de marché conformément à ces informations, en acquérant ou en cédant, en tentant d’acquérir ou de céder, en annulant ou en modifiant, ou en tentant d’annuler ou de modifier un ordre visant à acquérir ou à céder, pour son propre compte ou pour celui d’un tiers, que ce soit directement ou indirectement, des instruments financiers auxquels ces informations se rapportent. [...]
(24) Lorsqu’une personne physique ou morale en possession d’informations privilégiées acquiert ou cède, ou tente d’acquérir ou de céder, pour son propre compte ou pour le compte d’un tiers, que ce soit directement ou indirectement, des instruments financiers auxquels se rapportent ces informations, il devrait être supposé que cette personne a utilisé ces informations. Cette présomption s’entend sans préjudice des droits de la défense. La question de savoir si une personne a enfreint l’interdiction des opérations d’initiés ou a tenté d’effectuer une telle opération devrait être analysée à la lumière de l’objectif du présent règlement, qui est de protéger l’intégrité du marché financier et de renforcer la confiance des investisseurs, laquelle se fonde à son tour sur l’assurance que les investisseurs bénéficieront des mêmes conditions et seront protégés contre l’utilisation abusive d’informations privilégiées.
[...]
(28) Ne devraient [...] pas être réputés, en soi, être des informations privilégiées les travaux de recherche et les estimations élaborés sur la base de données publiques, et le simple fait qu’une opération est effectuée sur la base de tels travaux de recherche ou de telles estimations ne devrait pas être réputé constituer une utilisation d’informations privilégiées. Cependant, peuvent, par exemple, constituer des informations privilégiées les informations dont la publication ou la diffusion est normalement attendue par le marché et contribue au processus de formation des cours des instruments financiers, ou celles rapportant l’avis d’un analyste des marchés ou d’une institution reconnus, qui peuvent fournir des informations quant aux cours d’instruments financiers liés. Les acteurs du marché doivent donc étudier dans quelle mesure les informations ne sont pas publiques et examiner leur effet éventuel sur les instruments financiers négociés avant la publication ou la diffusion des informations, afin de déterminer s’ils négocient sur la base d’informations privilégiées. »
5. L’article 7 de ce règlement, intitulé « Informations privilégiées », dispose à ses paragraphes 1 et 4 :
« 1. Aux fins du présent règlement, la notion d’“information privilégiée” couvre les types d’information suivants :
a) une information à caractère précis qui n’a pas été rendue publique, qui concerne, directement ou indirectement, un ou plusieurs émetteurs, ou un ou plusieurs instruments financiers, et qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d’influencer de façon sensible le cours des instruments financiers concernés ou le cours d’instruments financiers dérivés qui leur sont liés ;
[...]
4. Aux fins du paragraphe 1, on entend par information qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d’influencer de façon sensible le cours des instruments financiers, des instruments financiers dérivés, des contrats au comptant sur matières premières qui leur sont liés ou des produits mis aux enchères basés sur des quotas d’émission, une information qu’un investisseur raisonnable serait susceptible d’utiliser comme faisant partie des fondements de ses décisions d’investissement.
[...] »
6. L’article 8 dudit règlement, intitulé « Opérations d’initiés », prévoit, notamment :
« 1. Aux fins du présent règlement, une opération d’initié se produit lorsqu’une personne détient une information privilégiée et en fait usage en acquérant ou en cédant, pour son propre compte ou pour le compte d’un tiers, directement ou indirectement, des instruments financiers auxquels cette information se rapporte. [...]
[...]
4. Le présent article s’applique à toute personne qui possède une information privilégiée en raison du fait que cette personne :
a) est membre des organes d’administration, de gestion ou de surveillance de l’émetteur […] ;
b) détient une participation dans le capital de l’émetteur [...] ;
c) a accès aux informations en raison de l’exercice de tâches résultant d’un emploi, d’une profession ou de fonctions ; [...]
[...]
Le présent article s’applique également à toute personne qui possède une information privilégiée dans des circonstances autres que celles visées au premier alinéa lorsque cette personne sait ou devrait savoir qu’il s’agit d’une information privilégiée.
[...] »
7. Selon l’article 14, sous a) et c), du même règlement, intitulé « Interdiction des opérations d’initiés et de la divulgation illicite d’informations privilégiées », il est interdit d’« effectuer ou [de] tenter d’effectuer des opérations d’initiés » et de « divulguer illicitement des informations privilégiées ».
8. L’article 17, paragraphe 1, du même règlement, intitulé « Publication d’informations privilégiées », est libellé, notamment, comme suit :
« Tout émetteur rend publiques, dès que possible, les informations privilégiées qui concernent directement ledit émetteur.
L’émetteur veille à ce que les informations privilégiées soient rendues publiques d’une façon permettant un accès rapide et complet à ces informations ainsi qu’une évaluation correcte et rapide de celles-ci par le public et, le cas échéant, par le biais du mécanisme officiellement désigné visé à l’article 21 de la directive 2004/109/CE du Parlement européen et du Conseil[, du 15 décembre 2004, sur l’harmonisation des obligations de transparence concernant l’information sur les émetteurs dont les valeurs mobilières sont admises à la négociation sur un marché réglementé et modifiant la directive 2001/34/CE (JO 2004, L 390, p. 38)]. L’émetteur ne combine pas la publication d’informations privilégiées avec la commercialisation de ses activités. L’émetteur affiche et conserve sur son site internet, pour une période d’au moins cinq ans, toutes les informations privilégiées qu’il est tenu de publier.
Le présent article s’applique aux émetteurs qui ont sollicité ou approuvé l’admission de leurs instruments financiers à la négociation sur un marché réglementé dans un État membre [...] »
9. L’article 30, paragraphe 1, du même règlement, intitulé « Sanctions administratives et autres mesures administratives », prévoit :
« Sans préjudice de toute sanction pénale et des pouvoirs de surveillance des autorités compétentes au titre de l’article 23, les États membres, conformément au droit national, font en sorte que les autorités compétentes aient le pouvoir de prendre les sanctions administratives et autres mesures administratives appropriées en ce qui concerne au moins les violations suivantes :
a) violations des articles 14 et 15 [...] »
2. Le règlement d’exécution (UE) 2016/1055
10. Aux termes de l’article 2, paragraphe 1, du règlement d’exécution (UE) 2016/1055 (5), sous le titre « Modalités de publication des informations privilégiées », notamment :
« Les émetteurs et participants au marché des quotas d’émission publient les informations privilégiées selon des modalités techniques qui garantissent:
a) une diffusion des informations privilégiées :
i) à un public aussi large que possible, sans aucune discrimination ;
ii) gratuite ;
iii) simultanée dans l’ensemble de l’Union.
[...] »
B. Le droit suédois
1. Le TF
11. L’article 1er du chapitre 2 du tryckfrihetsförordningen (1949:105) (loi constitutionnelle no 105 de 1949 sur la liberté de la presse) du 5 avril 1949 (ci-après le « TF »), dispose :
« Afin de promouvoir la liberté d’expression, une information libre et pluraliste et une création artistique libre, toute personne a un droit d’accès aux documents publics. »
12. En vertu de l’article 2 du chapitre 2 du TF, le droit d’accès aux documents publics ne peut être restreint que lorsque cela est nécessaire pour sauvegarder certains intérêts publics qui y sont énumérés.
13. L’article 4 du chapitre 2 du TF prévoit :
« Un document est public s’il est conservé par une autorité et est, en vertu de l’article 9 ou de l’article 10, réputé reçu par une autorité ou établi par une autorité. »
14. En vertu de l’article 10 du chapitre 2 du TF, un document est considéré comme établi par une autorité lorsqu’il a été mis à la disposition de son destinataire.
2. La loi sur la publicité et sur la confidentialité
15. Des dispositions plus détaillées sur la procédure appliquée par les autorités nationales en matière de divulgation de documents publics et sur les restrictions au droit d’accès à de tels documents figurent dans l’offentlighets- och sekretesslagen (2009:400) (loi no 400 de 2009 sur la publicité et sur la confidentialité des documents publics) (ci-après la « la loi sur la publicité et sur la confidentialité »).
16. L’article 3 du chapitre 2 de cette loi dispose :
« Les dispositions du [TF] relatives au droit d’accès aux documents publics auprès des autorités sont également applicables, pour autant que pertinentes, aux documents des sociétés anonymes, sociétés en nom collectif, associations économiques et fondations dans lesquelles les communes ou les régions exercent de droit une influence déterminante. Aux fins de la présente loi, lesdites sociétés, associations et fondations sont assimilées à des autorités. »
17. L’article 4 du chapitre 6 de ladite loi prévoit :
« À la demande d’un particulier, une autorité communique des informations contenues dans un document public qu’elle conserve si lesdites informations ne sont pas confidentielles ou si ladite communication n’est pas susceptible d’entraver le bon fonctionnement de l’autorité. »
18. L’article 3, deuxième alinéa, du chapitre 19 de la même loi dispose que, en ce qui concerne une procédure d’appel d’offres, les informations, notamment, relatives aux soumissions ou à une offre correspondante ne peuvent être communiquées à quiconque autre que le soumissionnaire ou celui ayant déposé l’offre avant la publication de toutes les soumissions ou offres, l’adoption de la décision d’adjudication ou la clôture de la procédure d’appel d’offres.
19. Conformément à l’article 16 du chapitre 31 de la même loi, le régime de confidentialité est applicable aux informations relatives à la situation commerciale ou opérationnelle d’un particulier lorsque celui-ci se trouve dans une relation commerciale avec une autorité publique si, pour des raisons particulières, il peut être supposé que ce particulier subirait un préjudice du fait de la divulgation d’une information.
3. La loi no 1145 de 2016 sur les marchés publics
20. En vertu de l’article 12, premier alinéa, première phrase, du chapitre 12 de la lagen (2016:1145) om offentlig upphandling (loi no 1145 de 2016 sur les marchés publics), le pouvoir adjudicateur notifie par écrit, dans les meilleurs délais, aux candidats et soumissionnaires les décisions prises quant à l’attribution d’un marché ou à la conclusion d’un accord‑cadre.
21. Conformément à l’article 7, premier alinéa, du chapitre 19 de cette loi, le pouvoir adjudicateur qui a attribué un marché ou conclu un accord‑cadre publie, au plus tard 30 jours après la conclusion du contrat ou de l’accord‑cadre, un avis annonçant le résultat de la procédure d’appel d’offres.
4. La loi no 1307 de 2016 relative aux sanctions en cas d’abus de marché sur le marché des valeurs mobilières
22. La lag (2016:1307) om straff för marknadsmissbruk på värdepappersmarknaden (loi no 1307 de 2016 relative aux sanctions en cas d’abus de marché sur le marché des valeurs mobilières) transpose en droit suédois la directive 2014/57/UE (6).
23. En vertu de l’article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, point 1, du chapitre 2 de cette loi, est condamnée pour délit d’initié, toute personne qui détient une information privilégiée et en fait usage en acquérant ou en cédant sur les marchés des valeurs mobilières, pour son propre compte ou pour le compte d’un tiers, des instruments financiers auxquels cette information se rapporte.
III. Le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
24. Au printemps 2018, Umeå kommunföretag AB (ci-après l’« entreprise municipale »), une société anonyme de droit suédois à l’égard de laquelle l’Umeå kommun (commune d’Umeå, Suède) exerce un pouvoir légal de direction, a lancé un appel d’offres en vue de l’achat d’autobus électriques et de bornes de recharge.
25. Deux sociétés ont déposé des offres, dont une était la société anonyme de droit suédois Hybricon Bus Systems AB (ci-après « Hybricon »). Trois autres sociétés avaient manifesté leur intérêt de participer au marché concerné, sans pour autant être admises à déposer leurs offres.
26. Par une décision du 14 mai 2018 adoptée par l’entreprise municipale, le marché a été attribué non pas à Hybricon mais à l’autre société soumissionnaire. Par un courriel envoyé par l’entreprise municipale ce même jour à 14 h 34, les cinq sociétés intéressées ont été informées du résultat de l’appel d’offres (7).
27. Ce courriel a été reçu chez Hybricon par un directeur opérationnel qui était responsable à titre principal des contacts avec l’entreprise municipale dans le cadre du marché public en question. Peu après, cette personne a envoyé un message à OP, requérant au principal, pour lui recommander de vendre les actions que ce dernier détenait dans Hybricon. À son tour, OP a transmis la même information à TK, requérant au principal, qui détenait également des actions de cette société.
28. Ainsi, le 14 mai 2018, à 14 h 37, TK a passé un ordre de vente à la bourse suédoise concernant 73 000 actions d’Hybricon. Quelques minutes plus tard, à 14 h 40, OP a également vendu 31 000 actions de ladite société.
29. Un communiqué de presse d’Hybricon, annonçant qu’elle n’avait pas remporté le marché en question a été publié ce même jour à 15 h 22. La publication de cette information a causé une chute importante du cours des actions d’Hybricon à la bourse. OP et TK, quant à eux, ont limité leurs pertes à la suite de la vente des actions de cette société qu’ils détenaient.
30. En raison de ces transactions, OP et TK ont été poursuivis pénalement pour avoir effectué des opérations d’initiés, interdites par la loi no 1307 de 2016 relative aux sanctions en cas d’abus de marché sur le marché des valeurs mobilières, et ont été condamnés par le tingsrätt (tribunal de première instance, Suède) du chef de délit d’initié ordinaire à une peine privative de liberté assortie d’un sursis, ainsi qu’à un travail d’intérêt général. Des montants de 51 508 couronnes suédoises (8) (SEK) et de 146 536 SEK (9), représentant le produit des délits, ont été confisqués sur les biens de OP et de TK, respectivement. Selon le tingsrätt (tribunal de première instance), l’information selon laquelle Hybricon n’avait pas remporté le marché était une information privilégiée au vu de son caractère précis qui concernait directement cette société et était susceptible d’influencer le cours de ses actions. La juridiction de première instance a estimé que cette information ne pouvait pas être considérée comme ayant été rendue publique avant que le communiqué de presse d’Hybricon ait été publié.
31. Saisi en appel, le hovrätt (cour d’appel, Suède) est arrivé à la même conclusion que le tingsrätt (tribunal de première instance) et a uniquement modifié la peine fixée par ce dernier juge en infligeant à OP et TK une peine avec sursis assortie de 150 jours-amende au lieu d’une peine de travail d’intérêt général.
32. OP et TK se sont pourvus devant le Högsta domstolen (Cour suprême) contre l’arrêt rendu en appel par le hovrätt (cour d’appel). Par leurs pourvois, ils demandent à être acquittés en faisant valoir que l’information relative à la non-attribution du marché en cause à Hybricon a cessé d’être une information privilégiée du fait de l’envoi de la décision d’attribution du marché par son auteur, en l’occurrence l’entreprise municipale, aux destinataires concernés. De ce fait, elle serait devenue un document public non soumis au régime de confidentialité en raison notamment du fait que, en vertu du droit suédois, elle était publiquement accessible sur demande de tout intéressé.
33. En revanche, le Riksåklagaren (procureur du Royaume de Suède) a conclu à la confirmation de la décision du hovrätt (cour d’appel). En effet, à son avis, même si la décision d’attribution du marché est devenue un document public dès le moment où elle a été envoyée aux destinataires concernés, cette décision pouvait néanmoins relever du régime de confidentialité prévu par la législation nationale. Ainsi, elle est demeurée une information privilégiée jusqu’à ce que Hybricon publie son communiqué de presse.
34. Le Högsta domstolen (Cour suprême) a accordé aux requérants l’autorisation de former le pourvoi.
35. Selon cette juridiction, il ne saurait être déduit de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014 que toutes les informations qui n’ont pas fait l’objet d’une publication selon les modalités prévues à l’article 17 de ce règlement doivent être considérées comme n’ayant pas été rendues publiques. En particulier, selon les déclarations de l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), une information privilégiée peut être rendue publique par d’autres moyens que la publication au sens de cet article 17, y compris par l’effet de mesures prises par des tiers. En outre, la Cour n’aurait pas encore fourni d’indications quant aux exigences qui devraient être respectées pour qu’une information ne soit plus considérée comme étant une information privilégiée.
36. Dans ce contexte, estimant que sa décision dépend de l’interprétation des dispositions de l’article 7, paragraphe 1, sous a), et de l’article 17 du règlement no 596/2014, le Högsta domstolen (Cour suprême) a décidé de surseoir à statuer et de soumettre à la Cour les questions préjudicielles suivantes, enregistrées au greffe de la Cour le 26 mars 2024 :
« 1) Est-il nécessaire qu’une publication ait été effectuée selon les modalités prévues à l’article 17 du règlement [no 596/2014] pour qu’une information soit considérée comme rendue publique au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), de ce règlement ?
2) Si une publication peut avoir lieu d’une autre manière, quelles sont les circonstances à prendre en compte pour apprécier si l’information doit être considérée comme rendue publique au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a)[, dudit règlement] ? »
37. Dans le cadre de la procédure devant la Cour, OP, TK, les gouvernements grec, polonais et norvégien, ainsi que la Commission européenne, ont déposé des observations écrites. En vertu de l’article 101, paragraphe 1, de son règlement de procédure, la Cour a demandé certains éclaircissements à la juridiction de renvoi (10) que celle-ci a fournie. À l’audience du 3 avril 2025, OP, TK, les gouvernements grec et norvégien ainsi que la Commission ont été entendues et ont répondu aux questions écrites et orales de la Cour.
IV. Appréciation
38. Les deux questions préjudicielles sont liées entre elles dans la mesure où elles visent, à titre principal, l’interprétation du critère d’une information « rendue publique » au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014.
A. Sur la première question
39. Par sa première question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si, pour qu’une information puisse être considérée comme ayant été « rendue publique » au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014, elle doit avoir fait l’objet d’une publication au sens de l’article 17 de ce règlement.
40. Il y a dès lors lieu d’examiner l’articulation entre l’article 7, paragraphe 1, sous a), et l’article 17, paragraphe 1, du règlement no 596/2014 et, notamment, la portée de la notion de « publicité » qui les sous-tend respectivement (11).
41. D’une part, l’article 17, paragraphe 1, du règlement no 596/2014 oblige tout émetteur à « rendre publiques », dès que possible, les informations privilégiées qui le concernent directement afin de permettre tant un accès rapide et complet à ces informations qu’une évaluation correcte et rapide de celles-ci par le « public ». À cet effet, cette disposition, lue en combinaison avec l’article 2, paragraphe 1, du règlement d’exécution 2016/1055, détermine les modalités d’une telle publication.
42. D’autre part, la condition de l’information « qui n’a pas été rendue publique » constitue la deuxième de quatre conditions visées à l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014 qui doivent être réunies cumulativement pour qualifier cette information de « privilégiée ». À cette fin, ladite information doit avoir également un « caractère précis », concerner, « directement ou indirectement, un ou plusieurs émetteurs, ou un ou plusieurs instruments financiers », et, « si elle était rendue publique », être « susceptible d’influencer de façon sensible le cours des instruments financiers concernés ou celui d’instruments financiers dérivés qui leur sont liés ». Une telle information privilégiée est susceptible de faire l’objet d’une « opération d’initié » au sens de l’article 8 de ce règlement, interdite par l’article 14, sous a), dudit règlement, et passible d’une sanction administrative en vertu de l’article 30, paragraphe 1, sous a), du même règlement, voire pénale au titre des dispositions nationales transposant la directive 2014/57.
43. Ainsi que l’ensemble des parties le reconnaît, la notion d’information « rendue publique » ne renvoie pas au droit des États membres. Elle constitue donc une notion autonome du droit de l’Union qui doit être interprétée de manière uniforme dans tous les États membres (12).
44. L’article 7, paragraphe 1, sous a), ne fait ni référence expresse à l’article 17, paragraphe 1, du règlement no 596/2014, ni ne précise la manière dont l’information est susceptible d’être « rendue publique » pour lui enlever son caractère privilégié. Cela indique en soi que le mode spécial de publication d’informations privilégiées par l’émetteur d’instruments financiers, tel que prévu à l’article 17, paragraphe 1, de ce règlement, ne constitue pas la seule manière pour rendre public les informations en cause.
45. De même, le seul fait que les dispositions susmentionnées visent, respectivement, une information « rendue publique », ainsi que l’obligation et le moyen pour tout émetteur de « rend[re] publiques » des informations (privilégiées) ne suffit pas à considérer que ces dispositions doivent être interprétées de la même manière. Au contraire, alors que, dans l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014, l’absence de caractère public est constitutive de l’existence d’une information « privilégiée », l’article 17, paragraphe 1, de ce règlement présuppose que les informations à publier sont d’ores et déjà « privilégiées ». Il s’ensuit que, dans le cadre de ces dispositions, la notion de « publicité » n’a pas nécessairement la même signification.
46. Cette appréciation est confirmée par une interprétation littérale, notamment linguistique, contextuelle et téléologique de l’article 7, paragraphe 1, sous a), et de l’article 17 du règlement no 596/2014.
47. En premier lieu, même si quelques versions linguistiques de ces dispositions présentent une certaine similitude à cet égard (13), cela n’est toutefois pas le cas dans plusieurs autres versions linguistiques, y compris la version en langue suédoise. Ces dernières énoncent plus clairement la distinction entre l’information qui n’est pas (encore) publique, au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014, d’une part, et l’acte (spécifique) de publication d’informations privilégiées par l’émetteur, tel que requis par l’article 17 de ce règlement, d’autre part (14).
48. Or, la formulation utilisée dans une des versions linguistiques d’une disposition du droit de l’Union ne saurait servir de base unique à l’interprétation de cette disposition ou se voir attribuer un caractère prioritaire par rapport aux autres versions linguistiques. Il ressort d’une jurisprudence constante que les dispositions du droit de l’Union doivent être interprétées et appliquées de manière uniforme, à la lumière des versions établies dans toutes les langues de l’Union. En cas de disparité entre les diverses versions linguistiques d’un texte du droit de l’Union, la disposition en cause doit être interprétée en fonction de l’économie générale et de la finalité de la réglementation dont elle constitue un élément (15).
49. En deuxième lieu, ainsi que l’indiquent ses considérants 23 et 24, le règlement no 596/2014 a pour objectif de protéger l’intégrité des marchés financiers et de renforcer la confiance des investisseurs, qui se fonde à son tour sur l’assurance desdits investisseurs de bénéficier des mêmes conditions et d’être protégés contre l’utilisation abusive d’« informations privilégiées » (16).
50. À cette fin, le règlement n° 596/2014 prévoit essentiellement deux instruments complémentaires. D’une part, en vertu de son volet répressif consacré à son deuxième chapitre relatif aux « Informations privilégiées, opérations d’initiés, divulgations illicites d’informations privilégiées et manipulations de marché », dans lequel s’insère son article 7, paragraphe 1, sous a), certaines pratiques illicites, qualifiées d’« abus de marché », sont passibles d’une sanction administrative ou pénale. D’autre part, le volet préventif de ce règlement, visé par son troisième chapitre relatif aux « Obligations en matière de divulgation », prévoit, notamment, des obligations de divulgation et d’information, qui pèsent en particulier sur l’émetteur de valeurs mobilières, dont celle visée à son article 17, paragraphe 1, afin d’assurer, notamment, un accès « rapide et complet » du « public » à des « informations privilégiées ».
51. Dès lors, l’obligation pour l’émetteur, au titre de l’article 17, paragraphe 1, du règlement no 596/2014, de divulguer une telle information ne participe pas au volet répressif, mais poursuit une finalité exclusivement préventive. À cette fin, cette disposition régit minutieusement, conjointement avec les prescriptions de l’article 2, paragraphe 1, du règlement d’exécution 2016/1055, les modalités de divulgation devant être respectées par les émetteurs, pour permettre à un « public aussi large que possible » (17) d’avoir aisément accès aux informations en cause, précisément en raison de leur caractère privilégié préalable à cette divulgation.
52. En revanche, conformément au considérant 23 du règlement n° 596/2014, le volet répressif vise à sanctionner « l’avantage injuste tiré d’informations privilégiées au détriment de tiers qui n’en ont pas connaissance, ce qui a pour conséquence de nuire à l’intégrité des marchés financiers et à la confiance des investisseurs » (18). Autrement dit, cet avantage injuste réside dans le fait que l’initié dispose d’informations pertinentes pour adopter des décisions d’investissement qui ne sont pas à la disposition d’autrui, notamment d’investisseurs potentiels qui n’ont pas ou ne peuvent pas avoir connaissance de ces informations (19).
53. Nous en concluons que le cercle de personnes visé respectivement à l’article 7, paragraphe 1, sous a), et à l’article 17 du règlement no 596/2014 n’est pas nécessairement le même. En effet, alors que la seconde disposition, lue en combinaison avec l’article 2, paragraphe 1, du règlement d’exécution 2016/1055, vise la divulgation d’informations (assurément) privilégiées vis-à-vis d’un public aussi large que possible, la première disposition est destinée à déterminer l’existence d’une telle information privilégiée afin d’apprécier la responsabilité, le cas échéant pénale, d’une personne accusée d’« opération d’initié », au sens de l’article 8, paragraphe 1, et de l’article 14, sous a), de ce règlement, c’est-à-dire en raison d’une infraction compromettant la confiance des investisseurs.
54. En troisième lieu, eu égard à la finalité répressive de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014, nous estimons que la notion d’information « rendue publique », qui enlève à l’information en cause sa nature privilégiée, doit faire l’objet une interprétation stricte en tenant compte des objectifs poursuivis par ce règlement et notamment par son volet répressif.
55. À cet égard, nous rappelons que tant une sanction formellement pénale, comme celle infligée en l’espèce (20), qu’une sanction administrative à caractère répressif, dont le montant maximal présente un certain degré de sévérité, doivent être qualifiées de pénales au sens des articles 48 à 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »). En effet, le montant maximal de la sanction administrative à infliger aux personnes physiques ou morales pour avoir enfreint l’interdiction des opérations d’initiés, au titre de l’article 14, sous a), du règlement no 596/2014, ainsi que l’exigence selon laquelle ledit montant doit représenter « au moins trois fois le montant de l’avantage retiré de la violation ou des pertes qu’elle a permis d’éviter » (21), suffisent à qualifier de telles sanctions de pénales (22). Celles-ci ne visent donc pas uniquement la réparation d’un dommage, mais aussi la répression de certains comportements (23). Dès lors, s’applique également le principe de légalité des délits et des peines, consacré à l’article 49, paragraphe 1, première phrase, de la Charte. Ce principe exige que la loi définisse clairement les infractions et les peines qui les répriment, pour que le justiciable puisse savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (24).
56. Dans ce contexte, il y a lieu de tenir compte du fait que, conformément aux considérants 23 et 24 du règlement no 596/2014, le public protégé par son volet répressif diffère de celui visé par son volet préventif. En effet, si le volet préventif s’adresse au public en général afin de l’informer de l’existence d’informations (déjà qualifiées de) privilégiées, le volet répressif a pour objectif de sanctionner des opérations d’initiés nuisant à la confiance des investisseurs (voir points 49 et 52 des présentes conclusions).
57. L’objectif de protection spécifique de la confiance des investisseurs trouve notamment appui dans l’article 7, paragraphe 4, du règlement no 596/2014 qui précise le quatrième critère constitutif de la notion d’« information privilégiée », à savoir celui de sa probabilité d’« influencer le cours d’instruments financiers ». En effet, une telle probabilité n’est présente que, lorsqu’« un investisseur raisonnable serait susceptible d’utiliser [une telle information] comme faisant partie des fondements de ses décisions d’investissement » (25). Le considérant 14 de ce règlement précise à cet égard, notamment, que des « investisseurs raisonnables fondent leurs décisions d’investissement sur les informations déjà disponibles, c’est-à-dire sur les informations disponibles ex ante » (26). En outre, selon ce même considérant, le caractère raisonnable d’une telle décision d’investissement s’apprécie au regard de « l’impact anticipé de l’information en question, compte tenu de l’ensemble des activités de l’émetteur qui y sont liées, de la fiabilité de la source d’information et de toutes les autres variables de marché susceptibles, dans les circonstances données, d’avoir un effet sur les instruments financiers concernés ».
58. Par conséquent, si la qualification d’informations privilégiées dépend d’une décision d’investissement hypothétique raisonnable qui peut être prise sur leur fondement, il peut en être déduit que le public protégé par le volet répressif du règlement no 596/2014 est celui des investisseurs raisonnables.
59. L’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014 a donc pour objectif de combattre l’accès asymétrique à l’information par différents investisseurs raisonnables (27). Inversement, cet objectif ne vise pas à protéger des investisseurs déraisonnables, à savoir ceux qui ne se comportent ni ne s’informent de manière aussi diligente que le ferait un investisseur raisonnable, eu égard aux critères mentionnés au point 56 des présentes conclusions.
60. Dans ces conditions, il ne nous apparaît pas justifié de faire dépendre la responsabilité, le cas échéant pénale, pour avoir commis une « opération d’initié », de la notion large de publicité de l’information en cause, au sens de l’article 17, paragraphe 1, du règlement no 596/2014. En effet, cette dernière disposition, lue en combinaison avec l’article 2, paragraphe 1, du règlement d’exécution 2016/1055, vise, à la différence de l’article 7, paragraphe 1, sous a), de ce règlement, qui retient, de surcroît, une notion négative de publicité (« n’a pas été rendue publique »), un public aussi large que possible. En outre, l’article 17, paragraphe 1, dudit règlement ne s’intéresse pas à la question de savoir si les membres de ce public large font preuve de certaines qualités ou d’un degré suffisant de diligence leur permettant d’avoir effectivement accès à cette information. À notre sens, une approche extensive, fondée sur cette notion de publicité large, ne serait en conformité ni avec le besoin du caractère strict de l’interprétation de la notion d’information (non) « rendue publique » au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du même règlement, ni avec la sécurité juridique requise par le principe de légalité des délits et des peines (voir point 54 des présentes conclusions).
61. Il en découle qu’une information doit être considérée comme ayant été « rendue publique », au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014, lorsqu’elle est connue par ou accessible à un investisseur raisonnable, agissant avec la diligence requise, même si aucune divulgation à un public plus large, au sens de l’article 17 du même règlement, n’a encore eu lieu.
62. Nous en concluons que la réponse à la première question doit être négative. La notion d’information non « rendue publique » visée à l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014, ne se définit pas seulement par l’absence de publication au sens de l’article 17 de ce règlement, mais cette publicité peut intervenir par d’autres manières (28).
63. Cela nous amène à répondre à la seconde question.
B. Sur la seconde question
1. Remarques préliminaires
64. Dans l’hypothèse où les informations peuvent être rendues publiques sous une autre forme que celle prévue à l’article 17 du règlement no 596/2014, la juridiction de renvoi souhaite savoir quelles sont les circonstances qui doivent être prises en compte pour apprécier si l’information en cause peut être considérée avoir été « rendue publique » au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014.
65. Nous estimons qu’il convient de répondre à cette question en deux temps.
66. Dans un premier temps, il faut déterminer le degré de publicité ou d’accessibilité requis, du point de vue des destinataires intéressés, pour qu’une information puisse être considérée avoir été « rendue publique » au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014 (voir sous 2).
67. Dans un second temps, eu égard aux faits ayant donné lieu au litige au principal, il y a lieu de préciser dans quelles conditions cette publicité, ou accessibilité, peut être inférée des circonstances de l’espèce (voir sous 3).
2. Sur le degré de publicité ou d’accessibilité requis du point de vue des investisseurs pour considérer qu’une information a été « rendue publique »
68. Pour déterminer le degré de publicité ou d’accessibilité requis, du point de vue des destinataires intéressés, nous estimons qu’il y a lieu de prendre en considération à nouveau, notamment, les objectifs poursuivis par le législateur de l’Union et le contexte réglementaire pertinent.
69. En premier lieu, nous rappelons les considérations exposées aux points 50 et suivants des présentes conclusions selon lesquelles une information qui est susceptible d’être connue ou découverte par un investisseur raisonnable doit être considérée avoir été « rendue publique » au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014. En effet, la question de savoir si un investisseur potentiel est effectivement en mesure d’avoir accès à l’information en cause dépend de la caractérisation plus précise de ses qualités, telles que décrites aux points 56 à 58 des présentes conclusions. À cet égard, des investisseurs ne disposant pas de ces qualités ni ne faisant preuve du degré de diligence requis ne nous paraissent pas dignes de protection au regard de l’objectif d’accès égal à l’information pour garantir des conditions de concurrence équitables entre les investisseurs sur les marchés financiers (29).
70. En deuxième lieu, cette appréciation est confirmée par le considérant 28 du règlement no 596/2014. Il en ressort, notamment, que « les travaux de recherche et les estimations élaborés sur la base de données publiques » ne devraient pas être réputés être des informations privilégiées. De même, « le simple fait qu’une opération est effectuée sur la base de tels travaux de recherche ou de telles estimations » ne devrait pas non plus être réputé constituer une utilisation d’informations privilégiées. En revanche, peuvent « constituer des informations privilégiées les informations dont la publication ou la diffusion est normalement attendue par le marché et contribue au processus de formation des cours des instruments financiers, ou celles rapportant l’avis d’un analyste des marchés ou d’une institution reconnus, qui peuvent fournir des informations quant aux cours d’instruments financiers liés ». Dans ledit considérant, il est conclu que « [l]es acteurs du marché doivent [...] étudier dans quelle mesure les informations ne sont pas publiques et examiner leur effet éventuel sur les instruments financiers négociés avant la publication ou la diffusion des informations, afin de déterminer s’ils négocient sur la base d’informations privilégiées » (30).
71. Ainsi, le législateur de l’Union estime que, d’une part, des informations pouvant être découvertes à l’aide de recherches sur la base de données publiques ne doivent, en principe, pas être qualifiées d’informations privilégiées et, d’autre part, qu’il revient aux acteurs du marché d’examiner – avec toute la diligence requise – la portée de ces informations ainsi que leur impact éventuel sur les instruments financiers négociés. Il s’ensuit que, inversement, le simple fait que l’information ne soit accessible qu’au moyen d’un certain effort ou de recherches de la part de l’intéressé n’est pas de nature à exclure le caractère « public » de l’information au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014. Au contraire, le caractère public ou non de cette information nous paraît dépendre de la question de savoir si, et dans quelles conditions, l’intéressé, en tant qu’acteur de marché raisonnable et normalement diligent, est effectivement en mesure d’y accéder afin de surmonter une possible asymétrie d’information des investisseurs potentiels que le règlement no 596/2014 vise à éviter.
72. En troisième et dernier lieu, l’idée selon laquelle le concept d’investisseur digne de protection au sens du règlement no 596/2014, notamment de son volet répressif, est celui d’un investisseur raisonnable et normalement diligent et non pas le public au sens large, est indirectement confirmée par le champ d’application ratione personae de l’article 8, paragraphe 4, du règlement no 596/2014. Cette disposition distingue entre différents types d’initiés, à savoir des personnes détenant des informations privilégiées susceptibles de faire l’objet d’opérations d’initié, au sens de son paragraphe 1.
73. En effet, le cercle de personnes possédant des informations privilégiées et pouvant effectuer une telle opération d’initié (interdite), tel que visé à l’article 8, paragraphe 4, premier alinéa, sous a) à d), du règlement no 596/2014 (31), soit les initiés dits « primaires », se voit élargi par le second alinéa de ce paragraphe 4 en incluant toute autre personne qui possède une information privilégiée, « lorsque cette personne sait ou devrait savoir qu’il s’agit d’une information privilégiée », soit les initiés dits « secondaires » (32). Ainsi, alors que les initiés « primaires » possèdent une information privilégiée en raison d’une activité ou d’un comportement particulier qui les distingue d’autres investisseurs, les initiés « secondaires » acquièrent cette qualité d’initié uniquement en cas de leur connaissance avérée de l’existence d’une information privilégiée ou d’absence de connaissance reprochable de cette existence, qui est donc due à un comportement non diligent.
74. Nous en concluons que le degré de publicité ou d’accessibilité pour considérer qu’une information a été « rendue publique », au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014, dépend de la perspective d’un investisseur raisonnable et normalement diligent.
3. Sur les critères et les circonstances de l’espèce à prendre en considération pour apprécier si une information a été « rendue publique »
75. Les conditions dans lesquelles les critères susmentionnés permettent d’établir le caractère public d’une information prétendument privilégiée doivent s’apprécier au regard des circonstances sous-tendant le litige au principal, dont l’examen relève de l’autorité et de la responsabilité de la juridiction de renvoi. À notre sens, dans un souci de protéger la sécurité juridique et la présomption d’innocence, eu égard aux conséquences sévères du constat de l’existence d’une opération d’initié, la réunion de ces critères doit être aisément vérifiable tant par les intéressés que par les autorités et juridictions. À cet effet, ainsi que nous l’avons développé aux points 68 à 74 des présentes conclusions, le droit de l’Union exige de s’appuyer sur la perspective d’un investisseur raisonnable et normalement diligent. En revanche, l’examen de la question de savoir si lesdits critères sont réunis dans un cas d’espèce incombe pour l’essentiel aux autorités et juridictions nationales.
76. À cet égard, contrairement à ce que font valoir TK et OP, nous estimons que la simple faculté pour tout investisseur de se procurer des informations qui sont formellement qualifiées de « publiques » par la législation nationale portant sur la liberté d’information, telle que le TF ou la loi sur la publicité et sur la confidentialité, au motif qu’elles sont conservées par les autorités publiques et accessibles sur demande, ne suffit pas à reconnaître le caractère « public » d’une telle information au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014. En effet, à l’instar du droit d’accès aux documents au titre du règlement (CE) no 1049/2001 (33), d’une part, l’exercice de ce droit d’accès exige, en vertu de l’article 4 du chapitre 6 du TF, une demande expresse auprès de ces autorités, et, d’autre part, cette demande peut se heurter à des exceptions, telles que les restrictions et les critères relevant du régime de confidentialité prévus à l’article 2 du chapitre 2 du TF, ainsi qu’à l’article 3, deuxième alinéa, du chapitre 19 et à l’article 16 du chapitre 31 de la loi sur la publicité et sur la confidentialité. Or, ces restrictions et critères nous paraissent susceptibles de se heurter tant à la notion de « publicité » visée à l’article 7, paragraphe 1, sous a), de ce règlement qu’à l’objectif de son volet répressif qui tend à protéger la confiance des investisseurs.
77. Par ailleurs, il convient de tenir compte des particularités du contexte dans lequel une divulgation de l’information pertinente est susceptible d’intervenir, comme en l’espèce, celui de l’adoption et de la publication d’une décision d’octroi d’un marché public, au titre de la loi no 1145 de 2016 sur les marchés publics. Dans une telle situation, l’ensemble des participants à la procédure d’appel d’offres et des personnes ayant manifesté ou s’apprêtant à manifester un intérêt à connaître son résultat, forme un public pertinent restreint, dont il peut être présumé qu’il constitue des investisseurs potentiels raisonnables agissant avec la diligence requise. En effet, ces participants ou personnes sont particulièrement susceptibles d’effectuer des investissements en fonction du résultat d’une telle procédure.
78. La législation suédoise pertinente semble reposer sur cette compréhension, en ce qu’elle prévoit une divulgation en deux temps à l’égard des opérateurs de marché intéressés. Ainsi, d’une part, en vertu de l’article 12, premier alinéa, première phrase, du chapitre 12 de la loi no 1145 de 2016 sur les marchés publics, le pouvoir adjudicateur notifie par écrit, dans les meilleurs délais, aux candidats et soumissionnaires les décisions prises quant à l’attribution d’un marché ou à la conclusion d’un accord‑cadre. D’autre part, selon l’article 7, premier alinéa, du chapitre 19 de cette loi, une telle décision doit se voir publier dans un avis annonçant le résultat de la procédure d’appel d’offres, au plus tard 30 jours après la conclusion du contrat ou de l’accord‑cadre en cause.
79. Or, à notre sens, une divulgation limitée, telle que celle prévue à l’article 12, premier alinéa, première phrase, du chapitre 12 de la loi no 1145 de 2016 sur les marchés publics, à l’égard des candidats, des soumissionnaires et, le cas échéant, d’autres personnes ayant manifesté leur intérêt à suivre la procédure d’appel d’offres est, en principe, insuffisante pour « rendre publique » l’information en cause, au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014. Ainsi qu’il découle de l’article 7, premier alinéa, du chapitre 19 de cette loi, le législateur suédois lui-même paraît estimer qu’il existe d’autres intéressés, dont ceux qui suivent les avis annonçant le résultat de la procédure d’appel d’offres. Dans de telles conditions, le cercle de personnes ayant reçu notification immédiate de la décision d’attribution du marché avant la publication d’un tel avis pourrait même être qualifié d’initié « secondaire », au titre de l’article 8, paragraphe 4, second alinéa, de ce règlement, susceptible (de tenter) d’effectuer des opérations d’initié interdites ou de divulguer illicitement des informations privilégiées, au sens de l’article 14, sous a) ou c), dudit règlement. Ainsi, même à supposer que, parallèlement à son envoi aux cinq sociétés soumissionnaires, la décision d’attribution ait été communiquée à 22 autres personnes ayant déclaré leur intérêt à suivre la procédure d’appel d’offres, ce qui n’est pas établi selon les informations fournies par la juridiction de renvoi et par les parties, la notion de « publicité », au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du même règlement ne serait pas nécessairement remplie.
80. En revanche, une publication du résultat de la procédure d’appel d’offres par avis, au titre de l’article 7, premier alinéa, du chapitre 19 de la loi n° 1145 de 2016, nous paraît être largement suffisante afin d’informer tout investisseur potentiel raisonnable et normalement diligent. En effet, il peut être attendu d’un tel investisseur intéressé qu’il suit régulièrement de telles publications qui peuvent influer sur ses décisions d’investissement. Une telle approche nous semble être compatible avec les droits de la défense et la présomption d’innocence consacrés à l’article 48 de la Charte, étant donné qu’il permet tant aux autorités et juridictions qu’aux intéressés potentiellement exposés à des poursuites, le cas échéant, pénales (34), de déterminer si l’acte de divulgation en cause a atteint le degré de publicité requis.
81. Cette appréciation est sans préjudice de la question de savoir si et dans quelle mesure la publication d’un tel avis remplit également les conditions d’une publication au titre de l’article 17, paragraphe 1, du règlement n° 596/2014, attribuable à l’émetteur, en particulier celle d’une information rapide et complète, question qui ne doit pas être tranchée en l’espèce. Il en est de même de la question de savoir si le communiqué de presse d’Hybricon du 14 mai 2018, postérieur aux opérations d’initié allégués, remplit ces conditions ou si, à tout le moins, celui-ci avait pour conséquence de faire perdre aux informations publiées le caractère d’information privilégiée au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), de ce règlement. Il n’en demeure pas moins qu’une publication au sens de l’article 17, paragraphe 1, dudit règlement suffit à remplir la condition de publicité requise par l’article 7, paragraphe 1, sous a), du même règlement.
82. En tout état de cause, il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier au regard des circonstances de l’espèce, si, au moment de la mise en œuvre des opérations d’initié allégués, le degré de publicité requis, du point de vue d’un investisseur potentiel raisonnable et normalement diligent, au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement no 596/2014, a été atteint.
V. Conclusion
83. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre au Högsta domstolen (Cour suprême, Suède) de la manière suivante:
L’article 7, paragraphe 1, sous a), du règlement (UE) no 596/2014 du Parlement européen et du Conseil, du 16 avril 2014, sur les abus de marché (règlement relatif aux abus de marché) et abrogeant la directive 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil et les directives 2003/124/CE, 2003/125/CE et 2004/72/CE de la Commission doit être interprété en ce sens que :
1) Pour considérer qu’une information a été « rendue publique », il n’est pas indispensable qu’elle ait été divulguée conformément à l’article 17 de ce règlement.
2) Une information est réputée être « rendue publique », lorsqu’elle est connue par ou accessible à un investisseur raisonnable et normalement diligent, compte tenu des circonstances de l’espèce et des règles pertinentes régissant sa divulgation, telles que celles applicables en matière de passation des marchés publics. Les circonstances dans lesquelles l’existence d’une telle connaissance ou accessibilité doit être reconnue dans un cas d’espèce relèvent de l’appréciation des autorités et des juridictions nationales.