Language of document : ECLI:EU:T:2025:686

Affaire T188/24

Compagnie générale des établissements Michelin

contre

Commission européenne

 Arrêt du Tribunal (deuxième chambre) du 9 juillet 2025

« Concurrence – Ententes – Procédure administrative – Décision ordonnant une inspection – Article 20, paragraphe 4, du règlement (CE) no 1/2003 – Objet et but de l’inspection – Obligation de motivation – Indices suffisamment sérieux – Protection de la vie privée – Contrôle juridictionnel »

1.      Recours en annulation – Contrôle de légalité – Critères – Décision de la Commission ordonnant une inspection – Illégalité survenue dans le cadre de la mise en œuvre de cette décision – Absence d’incidence sur la légalité de la décision ordonnant l’inspection

(Art. 263 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 20, § 4)

(voir points 19, 20)

2.      Concurrence – Procédure administrative – Pouvoir d’inspection de la Commission – Décision ordonnant une inspection – Obligation de motivation – Portée – Obligation d’indiquer l’objet et le but de l’inspection – Obligation de fournir une délimitation précise du marché – Absence – Obligation de procéder à une qualification juridique des infractions présumées – Absence – Obligation d’indiquer la période infractionnelle suspectée – Absence

(Art. 101 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 20, § 4)

(voir points 24-48)

3.      Concurrence – Procédure administrative – Pouvoir d’inspection de la Commission – Droit à l’inviolabilité du domicile – Décision ordonnant une inspection – Respect du principe de proportionnalité – Obligation de détention par la Commission d’indices suffisamment sérieux permettant de suspecter une infraction – Obligation de divulguer lesdits indices – Absence

(Règlement du Conseil no 1/2003, art. 20, § 4)

(voir points 51-58, 74-84)

4.      Concurrence – Procédure administrative – Pouvoir d’inspection de la Commission – Décision ordonnant une inspection – Obligation de motivation – Portée – Indication claire des indices sérieux permettant de suspecter une infraction – Contrôle juridictionnel

(Règlement du Conseil no 1/2003, art. 20, § 4)

(voir points 78-84)

5.      Concurrence – Procédure administrative – Pouvoir d’inspection de la Commission – Droit à l’inviolabilité du domicile – Obligation de détention par la Commission d’indices suffisamment sérieux permettant de suspecter une infraction – Teneur des indices ayant justifié la décision d’inspection – Déclarations effectuées publiquement par une entreprise visant à suggérer aux principaux concurrents les stratégies tarifaires à adopter – Indices suffisamment sérieux d’une coordination des prix au cours d’une période principale – Défaut d’indices suffisamment sérieux quant à la période antérieure – Violation du droit à l’inviolabilité du domicile

(Règlement du Conseil no 1/2003, art. 20, § 4)

(voir points 106-154, 190)

6.      Concurrence – Procédure administrative – Pouvoir d’inspection de la Commission – Recours à une décision d’inspection – Pouvoir d’appréciation de la Commission – Limites – Respect du principe de proportionnalité – Risque de dissimulation ou de destruction des preuves – Caractère nécessaire de l’inspection

(Règlement du Conseil no 1/2003, art. 20, § 4)

(voir points 156-158, 162-172, 176, 177)

Résumé

Le Tribunal annule partiellement la décision de la Commission européenne (1) ordonnant à la Compagnie générale des établissements Michelin (ci-après « Michelin ») de se soumettre à une inspection concernant son éventuelle participation à des accords ou des pratiques anticoncurrentielles dans le secteur des pneus. Ce faisant, il rappelle les critères permettant d’apprécier le caractère sérieux des indices susceptibles de fonder une telle décision.

Le 10 janvier 2024, soupçonnant des pratiques anticoncurrentielles quant à la coordination des prix par les principaux fabricants de pneus dans l’Espace économique européen (EEE), la Commission a adopté, dans le cadre d’une enquête ouverte d’office, une décision ordonnant à Michelin de se soumettre à une inspection (ci-après la « décision attaquée »). Cette décision a été adoptée en application de l’article 20, paragraphe 4, du règlement no 1/2003 (2) relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence, qui détermine les pouvoirs de la Commission en matière d’inspection.

Entre janvier et mars 2024, la Commission a effectué l’inspection dans les locaux de Michelin. Dans ce cadre, elle a procédé à une visite des bureaux, à une collecte de matériel (ordinateurs portables, téléphones mobiles, tablettes, périphériques de stockage), à l’audition de plusieurs personnes et à la copie du contenu du matériel collecté.

Par son recours devant le Tribunal, Michelin demande l’annulation de la décision attaquée en invoquant, d’une part, la violation de l’obligation de motivation et, d’autre part, la méconnaissance du droit à l’inviolabilité du domicile.

Appréciation du Tribunal

À titre liminaire, le Tribunal observe que certains arguments de la requérante se rapportent au déroulement de l’inspection effectuée par la Commission en exécution de la décision attaquée. À cet égard, il constate qu’une entreprise ne saurait se prévaloir de l’illégalité du déroulement des procédures d’inspection pour contester la légalité de l’acte sur le fondement duquel la Commission a procédé à ladite inspection.

Cela étant, Michelin n’attire l’attention sur le déroulement de l’inspection qu’afin d’illustrer les défauts de clarté ou de précision entachant la motivation ou l’ampleur de l’ingérence autorisée par une décision ordonnant l’inspection. Dès lors, c’est sous cet angle que le Tribunal apprécie les arguments invoqués à l’appui des moyens d’annulation de la décision attaquée.

Le Tribunal examine, en premier lieu, le moyen selon lequel la décision attaquée ne satisfait pas à l’obligation de motivation visée à l’article 296 TFUE. Il rappelle tout d’abord que la motivation d’un acte de l’Union doit être adaptée à la nature de l’acte en cause et doit faire apparaître de façon claire et non équivoque le raisonnement de son auteur. Il n’est pas exigé que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, dans la mesure où elle doit être appréciée au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte ainsi que de l’ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée.

En matière de concurrence, le règlement no 1/2003 confère des pouvoirs d’inspection à la Commission afin qu’elle accomplisse sa mission de protéger le marché intérieur des distorsions de concurrence et de sanctionner d’éventuelles infractions aux règles de concurrence dans ce marché. Il ressort de l’article 20, paragraphe 4, dudit règlement que les décisions d’inspection de la Commission doivent indiquer, notamment, l’objet et le but de l’inspection. Cette obligation de motivation spécifique constitue une exigence fondamentale visant non seulement à faire apparaître le caractère justifié de l’intervention envisagée à l’intérieur des entreprises concernées, mais aussi à mettre celles-ci en mesure de saisir la portée de leur devoir de collaboration tout en préservant leurs droits de défense.

Cependant, à condition que la décision d’inspection contienne les éléments essentiels susvisés, il n’est pas indispensable qu’elle comporte une délimitation précise du marché en cause, ni la qualification juridique exacte des infractions soupçonnées ou l’indication de la période au cours de laquelle ces infractions auraient été commises. En effet, dès lors que les inspections interviennent au début de l’enquête, la Commission ne dispose généralement pas encore d’informations précises pour émettre un avis juridique spécifique et doit d’abord vérifier le bien-fondé de ses soupçons ainsi que la portée des faits survenus.

À l’aune de ces principes, le Tribunal analyse les allégations de Michelin selon lesquelles l’emploi des termes « et/ou », « notamment », « y compris » et « au moins » dans la décision attaquée rendrait les champs matériel et temporel de l’infraction soupçonnée équivoques, injustifiés ou déraisonnables.

Il relève que l’utilisation de la proposition alternative « et/ou » dans la description de la forme prise par la coordination soupçonnée (accords anticoncurrentiels et/ou pratiques concertées) n’emporte pas de conséquence particulière pour la requérante, puisque la qualification juridique exacte de la coordination soupçonnée d’accord entre entreprises ou de pratique concertée dépend d’une appréciation qui ne peut être exigée au moment de la rédaction de la décision d’inspection.

S’agissant de l’emploi des termes « notamment » ou « y compris » pour décrire les soupçons de la Commission, leur usage facilite la compréhension des indications dont ils font partie, à savoir une coordination des prix, « notamment des prix de gros », et des échanges d’informations commercialement sensibles « y compris par des canaux publics accessibles à tous ». Ces termes permettent à la requérante de mieux cerner ce qui lui est reproché. Ils illustrent le contenu de la coordination soupçonnée, tout en expliquant que les illustrations fournies ne constituent pas des indications exhaustives du champ matériel de l’infraction soupçonnée.

Enfin, en indiquant que le comportement aurait commencé « au moins » au cours d’une période principale et que des éléments indiqueraient une coordination préalable « au moins » au cours d’une période antérieure, la Commission a fourni, de sa propre initiative, certaines indications sur la dimension temporelle de la coordination soupçonnée. Ces indications, qui font partie de la motivation, permettent ainsi de considérer que la requérante ne s’est pas trouvée dans une situation où elle aurait été empêchée de comprendre clairement les soupçons de la Commission et, partant, aurait été privée de la possibilité de protéger pleinement ses droits de la défense.

Ainsi, conformément à l’article 296 TFUE, la motivation de la décision attaquée permet à la requérante de connaître les justifications de la mesure prise et au Tribunal d’exercer son contrôle. Elle indique également, conformément à l’article 20, paragraphe 4, du règlement no 1/2003, l’objet et le but de l’inspection d’une manière suffisante.

Le Tribunal aborde, en second lieu, le moyen tiré d’une violation du droit à l’inviolabilité du domicile de la requérante.

Il commence par rappeler qu’une personne morale peut se prévaloir de ce droit, qui s’inscrit dans le contexte de la protection de la vie privée. En effet, l’exigence d’une protection contre des interventions arbitraires ou disproportionnées de la puissance publique dans la sphère d’activité privée d’une personne constitue un principe général du droit de l’Union, lequel est exprimé à l’article 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »). L’article 52, paragraphe 1, de la Charte précise à cet égard que toute limitation de l’exercice de ce droit doit être prévue par la loi et respecter son contenu essentiel ainsi que le principe de proportionnalité.

En pratique, une décision ordonnant une inspection doit viser à recueillir la documentation nécessaire pour vérifier la réalité et la portée de situations de fait et de droit déterminées à propos desquelles la Commission dispose déjà d’informations, constituant des indices suffisamment sérieux permettant de soupçonner une infraction aux règles de concurrence. La possession de tels indices constitue ainsi une condition sine qua non pour que la Commission puisse ordonner une inspection en vertu de l’article 20, paragraphe 4, du règlement no 1/2003.

En outre, dès lors que la motivation d’une décision ordonnant une inspection circonscrit le champ des pouvoirs conférés aux agents de la Commission, seuls les documents relevant de l’objet de l’inspection peuvent être recherchés. Une telle décision ne saurait donc être formulée en des termes qui élargiraient ce champ au-delà de ce qui découle des indices suffisamment sérieux dont la Commission dispose lorsqu’elle l’a adoptée.

Ces rappels étant effectués, le Tribunal vérifie si la décision attaquée présente un caractère arbitraire, comme allégué par la requérante.

À cet égard, il relève d’abord qu’une décision ordonnant une inspection ne doit pas nécessairement faire état de toutes les informations dont dispose la Commission à ce stade de l’enquête, un équilibre devant être trouvé entre la préservation de l’efficacité de l’enquête et la préservation des droits de la défense de l’entreprise concernée.

Ainsi, la Commission doit indiquer dans la décision d’inspection, avec autant de précision que possible, les soupçons qu’elle entend vérifier, à savoir ce qui est recherché et les éléments sur lesquels doit porter l’inspection. Cependant, il ne saurait lui être imposé de préciser également les indices, c’est-à-dire les éléments la conduisant à envisager l’hypothèse d’une violation de l’article 101 TFUE.

En l’espèce, il ne saurait donc être reproché à la Commission d’avoir indiqué qu’elle « dispos[ait] d’informations » et de « preuves » relatives à la coordination soupçonnée ou à certains de ses aspects sans donner plus d’indications sur leur nature, leur forme, leur date et leur auteur.

L’analyse du Tribunal porte ensuite sur le caractère suffisamment sérieux des indices présentés par la Commission pour justifier la décision attaquée.

Le Tribunal relève, à titre liminaire, que lorsque l’entreprise destinataire d’une décision d’inspection présente certains éléments mettant en doute le caractère suffisamment sérieux des indices détenus par la Commission, le Tribunal doit examiner ces indices et contrôler leur caractère suffisamment sérieux.

Ce contrôle juridictionnel de légalité complet, exercé a posteriori, permet de compenser l’absence de mandat judiciaire préalable et d’assurer la compatibilité de la mesure d’inspection avec le droit fondamental à l’inviolabilité du domicile. Il ne vise pas à savoir si les indices correspondants permettent d’établir, et pas seulement de soupçonner, l’existence du comportement anticoncurrentiel soupçonné, une telle question étant encore prématurée à ce stade de l’enquête.

En effet, à la différence des preuves d’une infraction, les indices fondant une décision d’inspection ne doivent pas démontrer l’existence ni le contenu d’une infraction, sauf à priver de toute utilité les pouvoirs d’enquête conférés à la Commission. Partant, la circonstance que les éléments retenus puissent faire l’objet d’interprétations divergentes ne saurait empêcher qu’ils constituent des indices suffisamment sérieux, dès lors que l’interprétation privilégiée par la Commission apparaît plausible.

Le Tribunal souligne également, d’une part, que les différents indices permettant de suspecter une infraction doivent être appréciés non isolément, mais dans leur ensemble, et qu’ils peuvent se renforcer mutuellement. D’autre part, la présente affaire s’inscrit dans le contexte de la phase d’instruction préliminaire, c’est-à-dire à un moment où la Commission n’a pas encore pris position sur la réalité de l’infraction soupçonnée et la requérante bénéficie de la présomption d’innocence.

En l’espèce, la Commission a communiqué dans le mémoire en défense des explications et des éléments matériels afin de permettre au Tribunal de déterminer si elle disposait d’indices suffisamment sérieux pour étayer ses soupçons et justifier l’inspection, ce qui a facilité le contrôle du Tribunal. Au vu de ces éléments, le Tribunal conclut que la Commission disposait d’indices suffisamment sérieux uniquement concernant la coordination soupçonnée lors de la période principale, mais non pour la période antérieure visée dans la décision attaquée, laquelle doit donc être partiellement annulée sur ce point.

Enfin, le Tribunal écarte le grief tiré d’une violation du principe de proportionnalité. Il rappelle à cet égard que ce dernier constitue un principe général du droit de l’Union en vertu duquel les actes des institutions de l’Union ne dépassent pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire pour atteindre le but recherché, étant entendu que, lorsqu’un choix s’offre entre plusieurs mesures appropriées, il convient de recourir à la moins contraignante, et que les inconvénients causés ne doivent pas être démesurés par rapport aux buts visés.

S’agissant d’une décision d’inspection, ce principe suppose que la mesure envisagée n’engendre pas des inconvénients démesurés et intolérables par rapport au but recherché. En particulier, le choix à opérer par la Commission entre une demande de renseignements et une inspection ordonnée par voie de décision ne dépend pas de circonstances telles que la gravité particulière de la situation, l’extrême urgence ou la nécessité d’une discrétion absolue, mais des nécessités d’une instruction adéquate. Partant, lorsqu’une décision ordonnant une inspection vise uniquement à permettre à la Commission de réunir les éléments nécessaires pour apprécier l’existence éventuelle d’une violation du traité, une telle décision ne méconnaît pas le principe de proportionnalité.

En l’occurrence, la Commission ne pouvait pas écarter l’existence d’un risque de dissimulation ou de destruction des preuves recherchées. Or, la requérante n’a pas démontré, d’une part, que la décision attaquée ne serait pas nécessaire en raison de l’absence de risque pour les preuves ou de la possibilité de recourir à une mesure moins contraignante ni, d’autre part, qu’elle aurait entraîné des conséquences dommageables excessives.

Au vu de ce qui précède, en l’absence d’indices suffisamment sérieux permettant d’étayer les soupçons pour la période antérieure à la période principale, le Tribunal annule partiellement la décision attaquée à cet égard en raison de son caractère arbitraire et de la violation correspondante du droit de la requérante au respect de son domicile et de ses communications. Il rejette le recours pour le surplus.


1      Décision C(2024) 243 final de la Commission, du 10 janvier 2024, ordonnant à Compagnie Générale des Établissements Michelin, ainsi qu’à toutes les sociétés directement ou indirectement contrôlées par elle, de se soumettre à une inspection conformément à l’article 20, paragraphe 4, du règlement (CE) no 1/2003 du Conseil (affaire AT.40863 - Hoops).


2      Règlement (CE) no 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1).