Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. JEAN RICHARD DE LA TOUR
présentées le 4 septembre 2025 (1)
Affaire C‑43/24 [Shipov] (i)
K. M. H.
contre
Obshtina Stara Zagora
[demande de décision préjudicielle formée par le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation, Bulgarie)]
« Renvoi préjudiciel – Citoyenneté de l’Union – Article 21, paragraphe 1, TFUE – Articles 7 et 45 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres – Obstacles – Demande de modification des données de l’état civil d’une personne transgenre – Absence de procédure nationale – Absence d’acte établi dans un autre État membre – Obligation pour l’État membre d’origine de reconnaître et d’inscrire dans l’acte de naissance le changement d’identité de genre ainsi que les changements subséquents – Directive 2004/38/CE – Article 4 – Obligation de délivrance de documents d’identité conformes à l’identité de genre vécue »
I. Introduction
1. La demande de décision préjudicielle a été présentée dans le cadre d’une procédure engagée par K. M. H. contre l’Obshtina Stara Zagora (commune de Stara Zagora, Bulgarie), aux fins d’obtenir un jugement déclarant son changement de sexe en ordonnant le changement de son nom (2) et que ce changement figure dans son acte de naissance.
2. Ce renvoi préjudiciel porte donc sur la reconnaissance et l’inscription à l’état civil, par les autorités d’un État membre compétentes pour modifier son acte de naissance, de la transidentité d’une personne ressortissante de cet État membre. Bien que cette personne ait exercé sa liberté de circuler et de séjourner dans un autre État membre, sa demande n’a pas pour objet la reconnaissance d’un changement d’un élément de son identité légalement acquis dans un autre État membre.
3. Or, en matière d’enregistrement à l’état civil, jusqu’à l’arrêt du 4 octobre 2024, Mirin (3), la jurisprudence de la Cour s’est développée dans le seul cadre de la reconnaissance par un État membre des effets d’un acte ou d’une décision obtenu dans un autre État membre et principalement sur le fondement du droit pour les citoyens de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, énoncé à l’article 21 TFUE, tout en rappelant que le droit de l’Union ne porte pas atteinte à la compétence de ces États dans le domaine de l’état civil.
4. De plus, dans ce courant jurisprudentiel, s’agissant de la reconnaissance de liens juridiques, la Cour s’est attachée à préciser expressément que la reconnaissance par un État membre d’une situation juridique légalement établie dans un autre État membre n’impose pas au premier État membre dans lequel cette situation produit des effets prévus par le droit de l’Union de modifier sa réglementation en matière d’état des personnes (4). Enfin, dans d’autres domaines, la Cour a souligné la compétence des États membres en matière de reconnaissance juridique de l’identité de genre (5).
5. Dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt Mirin, une procédure nationale de changement d’identité de genre existait dans l’État membre dont la personne était ressortissante (6). Tel n’est pas le cas, en l’occurrence, puisque l’État membre dont la personne est ressortissante s’oppose fermement à la reconnaissance des changements d’identité de genre.
6. La demande de décision préjudicielle invite donc la Cour à se prononcer sur la conformité au droit de l’Union de la réglementation d’un État membre, telle qu’interprétée par les juridictions nationales, qui ne reconnaît ni le changement de l’identité de genre de l’un de ses ressortissants ni ses conséquences, lorsque ce changement de l’identité de genre n’a pas été légalement constaté dans un autre État membre (7). L’enjeu, en ce qu’il a trait à la compétence des États membres en matière d’état des personnes, est majeur.
7. Ainsi, la Cour devra déterminer en quoi la situation de l’affaire au principal relève du champ d’application du droit de l’Union, quelle est l’entrave à l’exercice de droits dont peut se prévaloir la personne concernée et si cette entrave peut être justifiée.
8. Je vais exposer les raisons pour lesquelles la Cour pourrait considérer, au regard de certaines dispositions du droit de l’Union, qu’un État membre est tenu de remédier aux obstacles à la liberté de circulation et de séjour créés par l’absence dans cet État membre de reconnaissance juridique de l’identité de genre vécue par l’un de ses ressortissants, en modifiant son acte de naissance ainsi que ses documents d’identité, même en l’absence de constat legal du changement d’identité de genre obtenu dans un autre État membre.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
9. Dans le cadre des présentes conclusions, je ferai référence à l’article 20 et à l’article 21, paragraphe 1, TFUE, à l’article 7 et à l’article 45, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (8), ainsi qu’à l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38/CE (9).
B. Le droit bulgare
1. La loi relative à l’inscription à l’état civil
10. Aux termes de l’article 1er, paragraphe 2, de la loi relative à l’inscription à l’état civil, dans sa version applicable au litige au principal :
« L’inscription à l’état civil consiste à inscrire la naissance, le mariage et le décès dans les registres des actes d’état civil et à inscrire les personnes dans le registre de la population. »
11. L’article 2, paragraphe 1, de cette loi dispose :
« L’inscription à l’état civil des personnes en République de Bulgarie est fondée sur les données figurant dans leurs actes d’état civil et sur les données figurant dans d’autres actes indiqués dans une loi. »
12. L’article 3 de ladite loi énonce :
« 1. Dans les registres des actes d’état civil sont inscrits les événements visés à l’article 1, paragraphe 2, concernant toutes les personnes qui au moment de la survenance de l’événement sont citoyens bulgares, et concernant les personnes qui ne sont pas citoyens bulgares, mais qui au moment de la survenance de l’événement se trouvent sur le territoire de la République de Bulgarie.
2. Sont inscrits au registre de la population :
1. tous les citoyens bulgares ;
[...] [(10)] »
13. Selon l’article 8, paragraphe 1, de la même loi, les principales données d’inscription à l’état civil des personnes sont leurs nom, date et lieu de naissance, sexe, nationalité et numéro d’identification personnel.
14. L’article 9, paragraphe 1, de la loi relative à l’inscription à l’état civil énonce :
« Le nom d’un citoyen bulgare né sur le territoire de la République de Bulgarie est composé d’un prénom, d’un patronyme et d’un nom de famille. Les trois parties du nom sont inscrites dans l’acte de naissance. »
15. L’article 13 de cette loi dispose :
« Le patronyme de toute personne est constitué par le prénom du père et s’écrit avec le suffixe -ov ou -ev et une terminaison selon le sexe de l’enfant, sauf si le prénom du père ne permet pas d’apposer ces terminaisons ou si elles sont contraires aux traditions familiales, ethniques ou religieuses des parents. »
16. L’article 14, paragraphe 1, de ladite loi énonce :
« Le nom de famille de toute personne est le nom de famille ou le patronyme du père, avec le suffixe -ov ou -ev et une terminaison selon le sexe de l’enfant, sauf si les traditions familiales, ethniques ou religieuses des parents exigent qu’il en soit autrement. »
17. L’article 19, paragraphe 1, de la même loi est libellé comme suit :
« Le changement de prénom, de patronyme ou de nom de famille est autorisé par la juridiction sur la base d’une demande écrite de la personne concernée, lorsqu’il est ridicule, déshonorant ou socialement inacceptable, et dans les cas où des circonstances importantes l’exigent. »
18. Aux termes de l’article 45, paragraphe 1, points 6 à 8, de la loi relative à l’inscription à l’état civil, l’acte de naissance comporte le nom du nouveau-né, le numéro d’identification personnel de l’enfant (seulement pour les citoyens bulgares) ainsi que le sexe et la nationalité.
19. L’article 73 de cette loi prévoit que la modification des données relatives à l’état civil des personnes figurant dans des actes d’état civil établis est effectuée par voie judiciaire ou administrative.
20. Conformément à l’article 76, paragraphe 5, de ladite loi, le nom et le sexe sont modifiés par la voie judiciaire.
21. Selon l’article 100 de la même loi, le système unique d’inscription à l’état civil et de services administratifs à la population (ESGRAON) est un système national d’enregistrement à l’état civil des personnes physiques en République de Bulgarie et une source de données à caractère personnel relatives à ces personnes.
22. Aux termes de l’article 101, points 1 à 4, de la loi relative à l’inscription à l’état civil :
« Les fonctions de l’ESGRAON sont :
1. d’établir et de tenir des registres des actes d’état civil ;
2. d’établir et de tenir un registre électronique national d’actes d’état civil ;
3. d’établir et de tenir un registre de la population ;
4. d’établir le système de création et d’attribution de l’identifiant administratif unique (numéro d’identification personnel) des personnes physiques, ainsi que d’établir et de tenir le registre des numéros d’identification personnel. »
2. La loi sur les documents d’identité bulgares
23. Aux termes de l’article 4, paragraphe 1, du Zakon za bulgarskite lichni dokumenti (loi sur les documents d’identité bulgares) (11), du 1er avril 1999, dans sa version applicable au litige au principal, chaque ressortissant bulgare a le droit à un document d’identité.
24. L’article 9, paragraphe 1, de cette loi dispose :
« En cas de changement de nom, de numéro d’identification personnel (numéro personnel/numéro personnel d’étranger), de sexe, de nationalité ou de modification substantielle et durable de l’apparence, la personne est tenue de demander de nouveaux documents d’identité bulgares dans un délai maximal de 30 jours. »
25. L’article 13, paragraphe 1, de ladite loi énumère les types de documents d’identité. Il s’agit notamment de la carte d’identité, du passeport et du permis de conduire.
26. En vertu de l’article 16, paragraphe 1, de la même loi, les noms, la date de naissance, le numéro d’identification personnel, le sexe et la nationalité de l’intéressé doivent figurer dans les documents d’identité. Les paragraphes 2 et 6 de cet article précisent que le passeport et la carte d’identité doivent contenir des données biométriques également.
27. Le paragraphe 1, point 16, des dispositions complémentaires de la loi sur les documents d’identité bulgares ajoute que les données biométriques sont l’image du visage du citoyen et ses empreintes digitales.
III. Les faits du litige au principal et les questions préjudicielles
28. K. M. H. est une personne née le 7 août 1990 en Bulgarie qui a été enregistrée à la naissance comme étant de sexe masculin avec un nom, composé d’un prénom, d’un patronyme et d’un nom de famille (12), correspondant à ce sexe. Il lui a été également attribué un numéro d’identification personnel et délivré un document d’identité, lesquels l’identifient aussi comme étant de sexe masculin. Toutefois, K. M. H. soutient qu’elle (13) « s’est toujours sentie comme une femme dans son apparence et son comportement, la perception, les émotions et les manières » (14), et ce depuis son enfance.
29. Cette personne vit actuellement en Italie et durablement avec un partenaire italien (15) qui subvient à ses besoins. Elle a suivi un traitement hormonal grâce auquel elle se présente comme une femme et souhaite se soumettre à une intervention chirurgicale pour changer de sexe, ce qui impliquerait un changement de statut civil. La discordance entre son apparence et son comportement d’une personne de sexe féminin, d’une part, et le fait d’avoir des documents d’identité officiels, dont sa carte d’identité, d’une personne de sexe masculin, d’autre part, lui causent des inconvénients et des problèmes quotidiens en particulier pour trouver un emploi.
30. C’est pourquoi, au cours de l’année 2017, K. M. H. a demandé au Rayonen sad Stara Zagora (tribunal d’arrondissement de Stara Zagora, Bulgarie), sur le fondement de l’article 19, paragraphe 1, de la loi relative à l’inscription à l’état civil, de déclarer qu’elle est une personne de sexe féminin, en ordonnant le changement de son nom de K. M. H. (prénom, patronyme et nom de famille masculins) en K. M. H. (prénom, patronyme et nom de famille féminins) et que ce changement figure dans l’acte de naissance qui lui a été délivré.
31. Ce tribunal, qui a disposé de divers avis médicaux et d’une expertise judiciaire confirmant les déclarations de K. M. H. relatives à l’identité de genre revendiquée, a rejeté sa demande le 28 février 2018. Il a admis que K. M. H. est une personne transgenre et constaté que cette demande tendant à faire reconnaître son changement d’identité de genre (16) procède d’une volonté libre et d’un choix éclairé. Cependant, il a considéré que le critère juridique permettant de faire droit à ladite demande au titre de l’article 73 de la loi relative à l’inscription à l’état civil, lu en combinaison avec l’article 19 de cette loi, n’était pas rempli. Il a retenu que le droit objectif bulgare ne prévoit pas la possibilité de modifier sur des bases psychologiques les faits établis dans un acte de l’état civil.
32. Cette décision a été confirmée en appel par l’Okrazhen sad Stara Zagora (tribunal régional de Stara Zagora, Bulgarie), le 15 juin 2018, aux motifs que, d’abord, le législateur bulgare a prévu l’enregistrement du sexe déterminé à la naissance sur la base de caractéristiques sexuelles primaires. Il n’est possible d’autoriser un changement de sexe que s’il est imposé par une modification corporelle. Ensuite, les dispositions de la loi relative à l’inscription à l’état civil sont parfaitement claires et ne laissent aucune place à une interprétation différente. Enfin, il appartient à l’État, en sa qualité de législateur, de prendre des mesures pour respecter la vie privée et familiale des citoyens, conformément à la règle énoncée à l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (17), qui est d’application directe.
33. Sur pourvoi autorisé par ordonnance du 7 février 2019, le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation, Bulgarie) a jugé, par décision du 28 juin 2019, que, nonobstant l’absence de réglementation en droit national, le principe du respect de la vie privée et familiale impose au tribunal d’apprécier, au cas par cas, si les conditions matérielles du changement d’identité de genre d’une personne auxquelles est subordonné un changement juridique dans les données relatives à l’état civil inscrites dans l’acte de naissance sont réunies, afin de parvenir au juste équilibre nécessaire entre l’intérêt public et celui de l’individu, au regard de l’article 8 de la CEDH. Il a décidé de renvoyer l’affaire devant l’Okrazhen sad Stara Zagora (tribunal régional de Stara Zagora) afin que celui-ci recueille de nouveaux éléments de preuve relatifs à la situation médicale de K. M. H.
34. Par une décision du 21 novembre 2019, cette juridiction, qui a disposé d’une seconde expertise confirmant que K. M. H. est une personne transgenre, a de nouveau rejeté sa demande de changement d’état civil en réitérant la motivation de sa première décision fondée sur l’absence de procédure permettant d’inscrire dans un acte de naissance le « sexe psychologique ».
35. K. M. H. a introduit un recours contre cette décision auprès du Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation). Ce pourvoi a été autorisé le 26 juin 2023 en raison de l’incompatibilité de ladite décision avec l’arrêt du 30 avril 1996, P./S. (18), invoquée par K. M. H., concernant les questions juridiques suivantes faisant l’objet du litige, ainsi résumées par la juridiction de renvoi : « Les personnes physiques ont-elles le droit de déterminer leur propre identité, y compris l’appartenance à un sexe déterminé ? Le refus d’une juridiction d’accorder un changement de sexe, de nom et de numéro d’identification personnel dans les actes d’état civil d’un demandeur qui affirme être transsexuel constitue-t-il une inégalité de traitement ? »
36. Cette procédure avait été rouverte après que l’assemblée plénière des chambres civiles du Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation) a rendu sa décision interprétative no 2/2020, du 20 février 2023 (19), qui s’impose à toutes les autorités de l’État et à toutes les juridictions, y compris aux formations du Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation). Il a été jugé (20), en réponse à la question de savoir si les conditions préalables à la modification des données dans les actes d’état civil d’une personne qui affirme être transgenre découlent de l’article 8 de la CEDH, d’abord, que le droit matériel en vigueur en Bulgarie ne prévoit pas la possibilité d’un changement des données relatives au sexe, au nom et au numéro d’identification personnel figurant dans les actes de l’état civil dans un tel cas. Ensuite, le droit de l’Union n’appelle pas de conclusion différente puisque les règles relatives à l’état civil des personnes relèvent de la compétence des États membres. Enfin, cette décision se fonde sur l’arrêt no 15, du 26 octobre 2021, du Konstitutsionen sad (Cour constitutionnelle, Bulgarie), duquel il ressort que le terme « sexe » dans la Constitution ne peut s’entendre que dans son sens biologique et que l’intérêt public prévaut sur l’intérêt des personnes transgenres, en raison des règles et principes moraux et/ou religieux, qui sous-tendent les conceptions et valeurs établies dans la société dont la stabilité et la pérennité doivent être assurées. À cet égard, l’incidence de la modification de l’acte de naissance d’une personne qui affirme être « transsexuelle » sur l’état civil d’autres personnes, y compris des personnes mineures et incapables, telles que les enfants de cette personne, ainsi que de son conjoint, est soulignée dans cet arrêt.
37. Le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation) émet néanmoins des doutes sur l’interprétation retenue dans la décision interprétative. Premièrement, il fait valoir, en se référant à l’article 8 de la CEDH et à l’article 9 TUE, qu’une discrimination au sens de ces dispositions serait constituée si le champ d’application du droit national interdisant la discrimination fondée sur le sexe était limité aux personnes intersexuées et à d’autres pour certaines raisons médicales. Il fait état également des cas identiques ou similaires traités différemment dans d’autres États membres, afin d’invoquer une violation du droit à un procès équitable des personnes transgenres bulgares.
38. Deuxièmement, cette juridiction pose la question de savoir si l’interdiction de modifier juridiquement les données figurant dans l’acte de naissance ne viole pas les principes d’égalité des citoyens de l’Union et de libre circulation énoncés aux articles 8 et 21 TFUE, « consacrés par les dispositions de l’article 7 de la Charte [...] et de l’article 8 de la CEDH », du fait que les personnes concernées ne sont pas en mesure de prouver leur identité avec leurs documents d’identité dans lesquels elles figurent en tant que personne du sexe opposé.
39. Enfin, ladite juridiction estime qu’il appartient à la Cour d’apprécier si une interprétation contraignante de la Constitution, donnée par une décision du Konsitutsionen sad (Cour constitutionnelle), selon laquelle le terme « sexe » ne s’entend que dans son sens biologique, est conforme aux exigences du droit de l’Union et peut constituer un obstacle juridique à la prise en compte de l’identité de genre dans les documents d’état civil.
40. Dans ces conditions, le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Les principes d’égalité des citoyens de l’Union et de libre circulation, énoncés à l’article 9 TUE, aux articles 8 et 21 [TFUE] et consacrés par les dispositions de l’article 7 de la [Charte] et de l’article 8 de la [CEDH], permettent-ils une réglementation nationale d’un État membre qui exclut toute possibilité d’effectuer une modification dans des données déjà inscrites relatives au sexe, au nom et au numéro d’identification personnel figurant dans les actes d’état civil d’un demandeur qui affirme être [une personne transgenre] ?
2) Les principes d’égalité des citoyens de l’Union et de libre circulation énoncés à l’article 9 TUE, aux articles 8 et 21 [TFUE], ainsi que l’interdiction, établie à l’article 10 TFUE, de toute forme de discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle, consacrés par les dispositions de l’article 7 de la Charte et l’article 8 de la CEDH, et le droit à un recours effectif, permettent-ils l’adoption d’une jurisprudence nationale (en l’espèce la décision interprétative [...]) considérant que le droit matériel objectif en vigueur sur le territoire d’un État membre de l’Union européenne ne prévoit pas de possibilité de changer le sexe, le nom et le numéro d’identification personnel dans les actes d’état civil d’un demandeur qui affirme être [une personne transgenre], le plaçant ainsi dans une situation différente de celle dans laquelle il se trouverait dans un autre État membre, dont la jurisprudence nationale considère le contraire ?
Est-il permis que, en raison de valeurs religieuses et de normes morales, une jurisprudence nationale ne permette pas de modification de l’identité de genre, sauf dans des cas où cela est indispensable pour des raisons médicales et seulement pour certaines personnes, les personnes intersexuées ?
Est-il permis également qu’une jurisprudence nationale considère que, en raison de valeurs religieuses et de normes morales, un changement de sexe est possible seulement dans certains cas et pour des raisons médicales, seulement pour certaines personnes (les personnes intersexuées), et non dans les autres cas de changement de l’identité de genre pour d’autres raisons médicales différentes ?
3) L’obligation d’un État membre de l’Union européenne, de reconnaître l’état civil des personnes constaté dans un autre État membre conformément au droit de celui-ci, énoncée dans la jurisprudence de la Cour relative à l’application de la directive [2004/38] et de l’article 21, paragraphe 1, TFUE [conformément aux arrêts du 5 juin 2018, Coman e.a. (C‑673/16, EU:C:2018:385), et [Pancharevo]], vaut-elle également concernant le sexe en tant que l’un des éléments principaux de l’inscription à l’état civil et impose-t-elle, en cas de changement de sexe, constaté dans un autre État membre, d’une personne qui est également citoyen bulgare, d’inscrire cette circonstance dans les registres correspondants en République de Bulgarie ?
4) Est-il permis, au regard des droits à un procès équitable découlant de la Charte et de la CEDH, d’adopter une interprétation contraignante de la Constitution, donnée par une décision du Konstitutsionen sad (Cour constitutionnelle) considérant que le terme “sexe” s’entend seulement dans le sens biologique [?] [C]ela est-il compatible avec les exigences du droit de l’Union et cela peut-il constituer un obstacle juridique à l’inscription du changement de sexe [à l’état civil] ? »
41. La juridiction de renvoi a répondu le 27 mai 2024 à une demande d’informations de la Cour.
42. Des observations écrites ont été déposées par K. M. H., par les gouvernements estonien, hongrois, néerlandais et portugais ainsi que par la Commission européenne. K. M. H., les gouvernements bulgare et néerlandais ainsi que la Commission ont participé à l’audience qui s’est tenue le 22 mai 2025, au cours de laquelle ils ont également répondu aux questions pour réponse orale posées par la Cour.
IV. Analyse
43. À titre liminaire, je relève que, si la première question préjudicielle a pour objet la réglementation nationale qui exclut l’enregistrement à l’état civil de la transidentité, les autres questions portent sur la jurisprudence nationale selon laquelle l’interprétation de cette réglementation ne permet pas la modification de l’état civil d’une personne transgenre.
44. Dans ce cadre, la juridiction de renvoi cherche à savoir, pour l’essentiel, si les dispositions du droit de l’Union relatives à l’égalité des citoyens de l’Union, à leur liberté de circulation et de séjour sur le territoire des États membres, à la non-discrimination et à une protection juridictionnelle effective, ces droits étant consacrés dans la Charte, s’opposent à ce que la réglementation nationale ainsi que l’interprétation qui en est faite par les juridictions nationales ne permettent pas la « modification de l’identité de genre » (21) d’un ressortissant bulgare aux fins d’inscription de celle-ci dans son acte de naissance et dans ses documents d’identité, y compris sans traitement chirurgical de réassignation sexuelle.
45. Dès lors que cette demande de décision préjudicielle s’inscrit dans le cadre d’un litige entre un ressortissant bulgare et l’autorité bulgare compétente en matière d’inscription à l’état civil, qui n’a pas pour objet la reconnaissance d’un acte ou d’une décision enregistré dans un autre État membre, il y a lieu de préciser ce qui justifie la compétence de la Cour (22).
46. À mon sens, il suffit de constater que la situation de K. M. H. relève du champ d’application de l’article 21, paragraphe 1, TFUE (23). En effet, en tant que ressortissante bulgare (24), K. M. H. a exercé son droit à la libre circulation dans un autre État membre, à savoir la République italienne. Elle souhaite y séjourner et y travailler ainsi que circuler librement sur le territoire des États membres sous une identité qui résulterait de la reconnaissance juridique dans son État membre d’origine de son identité de genre ainsi que voir garantie sa vie familiale avec son partenaire italien. La République de Bulgarie est seule compétente pour délivrer à K. M. H. une carte d’identité ou un passeport indiquant sa nationalité.
47. K. M. H. peut donc se prévaloir notamment du droit fondamental et individuel de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, conféré à chaque citoyen de l’Union conformément à l’article 20, paragraphe 2, sous a), et à l’article 21, paragraphe 1, TFUE, sous réserve, selon cette dernière disposition, des limitations et des conditions prévues par les traités et par les dispositions prises pour leur application (25). À cet égard, la directive 2004/38 a notamment pour objet de fixer les conditions d’exercice de ces droits ainsi que les limitations à ceux-ci (26). En particulier, elle prévoit, à son article 4, paragraphe 3, la délivrance d’une carte d’identité ou d’un passeport.
48. S’agissant des questions de la juridiction de renvoi et, d’abord, des deux premières, je relève que celle-ci a adressé sa demande de décision préjudicielle et sa réponse à la demande d’informations formulée par la Cour avant que soit rendu l’arrêt Mirin relatif à l’inscription dans l’acte de naissance d’un citoyen de l’Union du changement de son prénom et de son identité de genre par l’autorité compétente de l’État membre dont ce citoyen est ressortissant. La Cour a jugé que « l’article 20 et l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lus à la lumière des articles 7 et 45 de la Charte, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre qui ne permet pas de reconnaître et d’inscrire dans l’acte de naissance d’un ressortissant de cet État membre le changement de prénom et d’identité de genre légalement acquis dans un autre État membre lors de l’exercice de sa liberté de circulation et de séjour, avec pour conséquence de le contraindre à engager une nouvelle procédure, de type juridictionnel, de changement d’identité de genre dans ce premier État membre, laquelle fait abstraction de ce changement déjà légalement acquis dans cet autre État membre » (27).
49. Pour autant, il existe une différence importante entre l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Mirin et la présente affaire, à savoir l’absence en l’espèce d’un changement d’identité de genre légalement acquis dans un autre État membre. Dès lors, les première et deuxième questions préjudicielles restent pertinentes.
50. Ensuite, bien que l’arrêt Mirin permette de lever les doutes de la juridiction de renvoi exprimés dans sa troisième question préjudicielle, celle-ci est irrecevable, dès lors que tel n’est pas l’objet du litige, et est donc hypothétique. En effet, K. M. H. n’a obtenu aucune décision judiciaire ou administrative en Italie, où elle séjourne, ainsi qu’il résulte de la réponse de la juridiction de renvoi à la demande d’informations de la Cour.
51. Enfin, la quatrième question préjudicielle me paraît pouvoir être comprise comme demandant si la juridiction de renvoi se trouve dans l’impossibilité d’interpréter une disposition nationale en conformité avec le droit de l’Union en raison du seul fait que cette disposition a été interprétée par le Konsitutsionen sad (Cour constitutionnelle) dans un sens qui ne serait pas compatible avec ce droit. Selon une jurisprudence constante de la Cour, une réponse négative s’impose.
52. En effet, la Cour a jugé, d’une part, que le juge national ayant exercé la faculté que lui confère l’article 267, deuxième alinéa, TFUE doit, le cas échéant, écarter les appréciations d’une juridiction nationale supérieure s’il estime, eu égard à l’interprétation donnée par la Cour, que celles-ci ne sont pas conformes au droit de l’Union, le cas échéant en laissant inappliquée la règle nationale l’obligeant à se conformer aux décisions de cette juridiction supérieure. D’autre part, cette solution trouve notamment à s’appliquer lorsqu’une juridiction de droit commun est liée par une décision d’une cour constitutionnelle nationale qu’elle estime contraire au droit de l’Union (28).
53. Par conséquent, je propose à la Cour de concentrer mon analyse sur les première et deuxième questions préjudicielles, en ce qu’elles sont fondées sur l’article 21 TFUE et l’article 7 de la Charte et de les examiner ensemble.
54. K. M. H. pouvant se prévaloir de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, certains fondements invoqués par la juridiction de renvoi pourraient, à mon sens, être écartés, à savoir les dispositions relatives à l’égalité (article 9 TUE et article 8 TFUE), à la non-discrimination (article 10 TFUE) et au droit à un recours effectif (article 47 de la Charte).
55. C’est pourquoi je propose de reformuler les première et deuxième questions préjudicielles. En outre, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour instituée à l’article 267 TFUE et afin de donner une réponse utile à la juridiction de renvoi aux fins de trancher le litige dont elle est est saisie, la Cour peut être amenée à prendre en considération des normes du droit de l’Union auxquelles le juge national n’a pas fait référence dans l’énoncé de sa question (29).
56. Il y aurait donc lieu de considérer, eu égard à la finalité de la demande de décision préjudicielle (30), que la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 20 et l’article 21, paragraphe 1, TFUE ainsi que l’article 7 et l’article 45, paragraphe 1, de la Charte, lus en combinaison avec l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale, telle qu’interprétée par les juridictions nationales, qui ne permet pas que le changement d’identité de genre de ses ressortissants, y compris sans traitement chirurgical de réassignation sexuelle, ainsi que le changement de nom et de numéro d’identification personnel de ceux-ci soient juridiquement reconnus et inscrits dans leur acte de naissance, alors que de cette inscription dépend la modification des énonciations figurant dans leurs documents d’identité.
57. En matière d’état civil et de reconnaissance juridique de la transidentité, la Cour s’est déjà prononcée sur les obligations des États membres en vertu du droit de l’Union dans des circonstances spécifiques, à savoir le changement d’identité de genre légalement acquis dans un autre État membre (31). La logique qui sous-tend cette jurisprudence est identique à celle relative au nom. Elle repose sur le constat que l’exercice des droits conférés par l’article 20 et l’article 21, paragraphe 1, TFUE est entravé lorsque l’identité d’un citoyen « mobile » de l’Union reconnue dans un État membre est différente de celle qui est enregistrée dans l’État membre dont il est ressortissant (32).
58. Cette entrave justifie de poser une limite à la compétence des États membres en matière d’état des personnes. En effet, selon la jurisprudence constante de la Cour, en l’état actuel du droit de l’Union, l’état des personnes, dont relèvent les règles relatives au changement de prénom, de nom et d’identité de genre d’une personne, est une matière relevant de la compétence des États membres et le droit de l’Union ne porte pas atteinte à cette compétence. Toutefois, dans l’exercice de celle-ci, chaque État membre doit respecter le droit de l’Union et, en particulier, les dispositions du traité FUE relatives à la liberté reconnue à tout citoyen de l’Union de circuler et de séjourner sur le territoire des États membres en reconnaissant, à cette fin, l’état des personnes établi dans un autre État membre conformément au droit de celui-ci (33).
59. Néanmoins, en l’absence d’acte ou de décision légalement obtenu dans un État membre autre que celui dont l’intéressé est ressortissant, il ne s’agit plus de résoudre des difficultés liées à l’état civil d’une personne qui, du seul fait qu’elle a exercé sa liberté de circulation et de séjour dans un État membre, diffère selon les États membres concernés.
60. La question inédite posée à la Cour est celle de savoir comment garantir l’effectivité de l’exercice de cette liberté lorsque l’identité de genre vécue par un citoyen de l’Union diffère de l’identité de genre résultant de l’indication de son sexe dans son acte de naissance, laquelle est reportée dans sa carte d’identité ou son passeport. En l’occurrence, concrètement, ainsi que le fait valoir K. M. H. devant les juridictions nationales, elle ne dispose pas de documents d’identité qui lui permette de circuler et de séjourner ainsi que de travailler sur le territoire des États membres, sans devoir lever le doute suscité par la discordance entre, d’une part, l’indication de son sexe dans ces documents, conforme à celle figurant dans son acte de naissance et, d’autre part, son identité de genre vécue.
61. Par conséquent, la question se pose de savoir quel peut être le fondement en droit de l’Union d’une obligation pour les États membres de reconnaître juridiquement le changement d’identité de genre de l’un de leurs ressortissants né sur leur territoire.
62. En l’absence d’acte ou de décision établi dans un autre État membre, il me semble que l’on ne peut étendre à une telle situation le champ d’application de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, tel qu’interprété en matière d’identité des citoyens « mobiles » de l’Union lorsque cette identité est différente selon les États membres concernés. Décider sur ce seul fondement, même lu à la lumière de l’article 7 de la Charte, qu’un État membre a l’obligation de reconnaître juridiquement l’identité de genre reviendrait à remettre en cause le principe de la compétence des États membres en matière d’état des personnes et d’état civil par voie de conséquence. Une telle décision aboutirait finalement à la reconnaissance sans limites de droits attachés à la citoyenneté de l’Union, alors qu’aucune disposition des traités ne le prévoit. En outre, une interprétation fondée sur l’article 45, paragraphe 1, de la Charte trouve ses limites dans l’article 51, paragraphe 2, de la Charte.
63. C’est pourquoi je considère, à l’instar de la Commission qui s’est exprimée en ce sens lors de l’audience, qu’une réponse fondée sur l’article 21, paragraphe 1, TFUE, combiné à l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38, paraît préférable.
64. Elle présente l’avantage fondamental de rester dans les limites et conditions de l’exercice par les citoyens de l’Union de leur liberté de circulation et de séjour, prévues à l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lesquelles sont fixées par la directive 2004/38 (34). En outre, une telle réponse peut prendre appui sur trois décisions de la Cour, à savoir l’arrêt Direcţia pentru Evidenţa Persoanelor şi Administrarea Bazelor de Date, relatif aux conditions de délivrance d’une carte d’identité ayant valeur de document de voyage au sein de l’Union européenne, d’une part, ainsi que les arrêts Mirin et Deldits, sur l’inscription de la transidentité dans des registres publics, d’autre part.
65. En effet, la Cour a précisé que s’inscrit dans la réalisation de l’espace sans frontières intérieures offert par l’Union à ses citoyens le droit, conféré directement à chacun d’entre eux par l’article 20, paragraphe 2, sous a), et par l’article 21, paragraphe 1, TFUE, de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, la directive 2004/38 visant, selon une jurisprudence constante, à en faciliter l’exercice (35).
66. Ainsi, les cartes d’identité et les passeports, qui contiennent en particulier une image faciale de leurs titulaires, servent à l’identification des citoyens de l’Union (36) aux fins notamment d’attester de leur qualité de bénéficiaire du droit de circuler et de séjourner sur le territoire des États membres et donc d’exercer ce droit (37).
67. Par conséquent, si les cartes d’identité et les passeports délivrés par l’État membre concerné contiennent une indication relative au sexe de leur titulaire tirée de son acte de naissance, l’identité de genre vécue par celui-ci devrait alors y figurer si elle est différente de celle qui a été assignée à la naissance (38). Il en est de même des prénom, nom et, le cas échéant, numéro d’identification personnel concordants avec le changement d’identité de genre. À cet égard, il y a lieu de rappeler que l’indication du sexe a des incidences psychosociales (39), étant donné qu’elles déterminent l’identité de genre masculine ou féminine. Dès lors, si, dans une situation concrète, cette indication ne correspond pas à l’identité de genre vécue par la personne concernée (40), le document présenté à titre de preuve de l’identité (carte d’identité ou passeport) suscite nécessairement des doutes sur son authenticité ou sa véracité (41).
68. Sur cet aspect, s’agissant de l’indication du sexe dans les cartes d’identité ou les passeports, il me semble opportun d’apporter plusieurs précisions essentielles.
69. Il convient de distinguer la législation européenne en matière de délivrance des passeports, d’une part, et des cartes d’identité, d’autre part. Les premiers sont régis par le règlement (CE) no 2252/2004 (42). Pour les secondes, le règlement 2025/1208 est désormais applicable.
70. Quand bien même, dans les deux cas, ces règlements renvoient aux recommandations de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) (43) et, en particulier, à celles figurant dans le document 9303, sur les documents de voyage lisibles à la machine (44), des différences doivent être soulignées.
71. S’agissant des passeports, dans la partie 4 du document 9303, intitulée « Spécifications pour les passeports lisibles à la machine (PLM) et autres DVLM [(45)] de format TD3 [(46)] » (47), il est prévu, dans la zone II, contenant les « [é]léments de données personnelles, obligatoires et optionnels », un champ 11 relatif au sexe du titulaire du passeport, sous la forme suivante en langue française : « F (féminin), M (masculin) ou X (sexe non spécifié) » (48). Ainsi, selon cette norme, les États membres ont l’obligation de prévoir un champ pour y inclure une donnée concernant le sexe. Toutefois, ils peuvent être dispensés de le renseigner (49).
72. S’agissant des cartes d’identité, les mêmes prescriptions relatives à l’indication du sexe figurent dans la partie 5 du document 9303, intitulée « Spécifications pour les documents de voyage officiels lisibles à la machine (DVOLM) de format TD1 [(50)] » (51).
73. Toutefois, pour les cartes d’identité des citoyens de l’Union, les États membres peuvent déroger à ces prescriptions, ainsi que le prévoit l’article 3, paragraphe 2, second alinéa, du règlement 2025/1208, lu à la lumière de son considérant 25. Ainsi, pour ces cartes d’identité, le législateur de l’Union a choisi :
– d’employer le terme « genre » plutôt que le terme « sexe » figurant dans le document 9303 pour désigner cette donnée à inclure dans un champ de la carte d’identité, et
– de rendre facultative la désignation par les États membres du « genre » (au sens de « sexe » selon le document 9303) d’une personne dans sa carte d’identité. Autrement dit, les États membres ne sont pas obligés d’inclure un champ relatif au genre (ou sexe) dans ce document (52).
74. Il convient donc, pour poursuivre l’analyse relative aux conditions dans lesquelles une carte d’identité concordante avec l’identité de genre vécue d’un citoyen de l’Union transgenre doit lui être délivrée, de se placer dans l’hypothèse dans laquelle l’État membre dont il est ressortissant désigne le genre (ou sexe) dans les cartes d’identité.
75. Dans un tel cas, comme en l’occurrence en Bulgarie (53), l’entrave à l’exercice du droit à circuler et à séjourner librement sur le territoire des États membres subie par un citoyen de l’Union transgenre résulte de la délivrance, par l’unique autorité compétente, à savoir celle de son État membre d’origine, d’une carte d’identité reprenant obligatoirement l’indication de son sexe figurant dans son acte de naissance, alors qu’elle ne correspond plus à son identité de genre vécue. Dans ces conditions, ce document d’identité n’est pas conforme à sa finalité. Je rappelle que celle-ci est de permettre l’identification de son titulaire sans que puisse être remise en cause l’authenticité des documents qu’il présente ou la véracité des données contenues dans ceux-ci (54).
76. Ce constat devrait donc conduire la Cour à relever une nouvelle forme d’entrave à l’exercice par un citoyen de l’Union des droits garantis à l’article 21 TFUE et à l’article 45, paragraphe 1, de la Charte, lus à la lumière de l’article 7 de celle-ci. Cette entrave résulte non pas de l’existence de deux actes en matière d’état civil divergents concernant la même personne, mais de l’indication obligatoire dans la carte d’identité du sexe résultant de l’acte de naissance sans aucune possibilité d’y faire figurer une identité de genre différente, à savoir celle qui est vécue.
77. La Cour pourrait alors retenir que, dans une telle situation, un État membre ne saurait invoquer l’absence, dans son droit national, de procédure de reconnaissance juridique de la transidentité pour faire obstacle au droit d’obtenir un document d’identité qui facilite l’exercice du droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres du citoyen de l’Union concerné (55).
78. Devrait être écarté également, selon moi, l’argument, soutenu par le gouvernement bulgare lors de l’audience, selon lequel, le document d’identité étant le reflet de l’acte de naissance, celui-ci ne peut contenir que l’indication du sexe enregistrée à la naissance de la personne concernée. Certes, l’acte de naissance constitue le socle sur lequel les documents d’identité sont établis (56) en raison de leur finalité probatoire commune, en matière d’identité, le contenu du premier étant exhaustif, celui du second constituant une synthèse (57).
79. En effet, dans un acte de naissance sont enregistrés un constat, à savoir la naissance d’une personne d’un sexe généralement déterminé et l’identité qui lui a été donnée (nom, prénom), ainsi que les liens avec un ou deux parents. Les indications du sexe, du prénom et du nom servent à identifier la personne dont la naissance a été enregistrée. Selon les États membres, ces indications peuvent être corrélées entre elles à des degrés divers qu’il soient sociologiques, par exemple pour le choix d’un prénom, ou juridiques, par exemple en Bulgarie, pour le nom (58), ou en Hongrie, selon les observations écrites présentées par le gouvernement hongrois relatives au prénom.
80. En outre, le choix de faire de l’acte de naissance le document de référence dans lequel sont consignées les modifications des énonciations qu’il contient, à des fins probatoires, notamment en vue de la délivrance de documents d’identité, relève de l’exercice par les États membres de leur compétence, en matière tant d’état civil (59) que de délivrance de documents d’identité (60).
81. Toutefois, dans l’exercice de cette compétence dans ces deux matières, les États membres doivent respecter le droit de l’Union et, en particulier, les dispositions du traité FUE relatives à la liberté reconnue à tout citoyen de l’Union de circuler et de séjourner sur le territoire des États membres (61).
82. Par conséquent, dans un système juridique dans lequel l’acte de naissance est le seul document de référence tout au long de la vie d’une personne, l’établissement d’une carte d’identité d’une personne transgenre avec l’indication d’une identité de genre vécue, qui n’est donc pas concordante avec l’indication de son sexe dans son acte de naissance, ne peut, au regard des fortes exigences conférant à la carte d’identité sa valeur probatoire (62) aux fins d’exercer le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, qu’être précédé d’un enregistrement officiel du changement d’identité de genre. Autrement dit, c’est le fait que le document d’identité contient une indication relative au sexe et que celle-ci est tirée du seul acte de naissance de la personne, tel qu’établi légalement dans l’État membre compétent en raison de sa nationalité, qui crée pour cet État, en raison de la finalité du document d’identité, l’obligation de reconnaître juridiquement l’identité de genre vécue et de l’inscrire dans cet acte (63).
83. Dans ces conditions, une réglementation nationale, telle qu’interprétée par les juridictions nationales, qui ne permet pas à une personne transgenre, faute d’obtenir la reconnaissance de son identité de genre, de bénéficier d’un droit protégé par le droit de l’Union tel que, en l’occurrence, le droit de disposer d’un document d’identité qui lui permettrait d’exercer librement son droit de circuler et de séjourner sur le territoire des États membres, constitue une restriction au droit de circuler et de séjourner librement prévu par l’article 21, paragraphe 1, TFUE (64).
84. De surcroît, la Cour a jugé qu’« [u]ne telle restriction doit également être constatée en ce qui concerne le droit consacré à l’article 45, paragraphe 1, de la Charte » (65).
85. Selon une jurisprudence constante de la Cour, une réglementation nationale qui est de nature à restreindre l’exercice de ce droit, consacré à l’article 21 TFUE, ne peut être justifiée que si elle se fonde sur des considérations objectives et est proportionnée à l’objectif légitimement poursuivi par le droit national (66).
86. En outre, une réglementation nationale qui fait obstacle à ce qu’une personne transgenre, faute de la reconnaissance de son identité de genre, puisse remplir une condition nécessaire au bénéfice d’un droit protégé par le droit de l’Union doit être considérée comme étant, en principe, incompatible avec le droit de l’Union (67).
87. En l’occurrence, la juridiction de renvoi fait état de l’arrêt du Konstitutsionen sad (Cour constitutionnelle) no 15, du 26 octobre 2021, sur lequel se fonde la décision interprétative (68), laquelle repose sur le principe selon lequel seul le « sexe biologique » est inscrit dans l’acte de naissance, d’une part, ainsi que sur des valeurs religieuses et des normes morales en relation avec les incidences du changement de l’état civil d’une personne transgenre pour les membres de sa famille (69), d’autre part.
88. Le gouvernement bulgare n’a pas fait valoir lors de l’audience de justification particulière. Il a soutenu que la reconnaissance juridique de l’identité de genre relève de la compétence exclusive des États membres, qui doit être respectée au sein de l’Union.
89. À supposer même que la réglementation nationale, telle qu’interprétée par le Konstitutsionen sad (Cour constitutionnelle) et par l’assemblée plénière des chambres civiles du Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation) dans sa décision interprétative, poursuive un objectif légitime, elle ne saurait, en tout état de cause, être considérée comme étant justifiée que si elle est conforme aux droits fondamentaux garantis par la Charte dont la Cour assure le respect et, en particulier, au droit au respect de la vie privée visé à l’article 7 de la Charte (70).
90. Dès lors que les droits garantis à l’article 7 de la Charte ont, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, le même sens et la même portée que ceux garantis à l’article 8 de la CEDH, cette dernière constituant un seuil de protection minimale (71), il convient de retenir qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (72) que, en vertu des obligations positives découlant pour eux de l’article 8 de la CEDH (73), les États sont tenus d’assurer la reconnaissance du changement de l’identité de genre, notamment en permettant aux intéressés de faire modifier leur état civil, avec les conséquences en résultant (74), dans les documents officiels, de manière rapide, transparente et accessible.
91. En outre, dans l’arrêt P.H. c. Bulgarie, la Cour EDH s’est référée à son arrêt du 9 juillet 2020, Y.T. c. Bulgarie (75) en soulignant qu’elle a conclu que, « en refusant de reconnaître légalement la réassignation de sexe du requérant sans avancer pour cela de motivation suffisante et pertinente et sans expliquer pourquoi dans d’autres affaires jugées par des tribunaux nationaux une telle réassignation avait été reconnue, les autorités internes avaient porté une atteinte injustifiée au droit du requérant au respect de sa vie privée » (76).
92. Puis, elle a statué dans le même sens en retenant que « [l]’absence de mise en balance des intérêts individuels de la requérante avec l’intérêt public, dans un contexte de pratique divergente de la haute juridiction bulgare démontre, à l’instar de l’affaire [ayant donné lieu à l’arrêt] Y.T. c. Bulgarie [...], une rigidité de raisonnement sur la reconnaissance de l’identité sexuelle. En l’espèce, cette rigidité a placé la requérante, pendant une période déraisonnable et continue, dans une situation perturbante lui inspirant inutilement des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété (voir, mutatis mutandis, [arrêts du 11 juillet 2002,] Christine Goodwin c. Royaume-Uni [CE:ECHR:2002:0711JUD002895795], §§ 77‑78 [...], et Y.T. c. Bulgarie [...], § 72) » (77).
93. Par ailleurs, également dans l’arrêt P.H. c. Bulgarie, la Cour EDH, informée de la procédure relative à la décision interprétative toujours pendante au moment où elle statuait (78), a rappelé « la nécessité de se référer aux recommandations émises par des organes internationaux, notamment le Comité des Ministres et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ainsi que le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de sexe, parmi lesquelles se trouve la recommandation faite aux États visant à permettre le changement de nom et de sexe dans les documents officiels de manière rapide, transparente et accessible » (79).
94. Dans ce contexte, je propose à la Cour de considérer qu’il incombe, en principe, à la juridiction de renvoi, sans attendre que la réglementation nationale en cause soit modifiée par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel, de donner plein effet à l’obligation visée au point 82 des présentes conclusions en interprétant cette réglementation à la lumière du droit de l’Union et, en particulier, des règles relatives à la liberté de circulation et de séjour, au respect de la vie privée ainsi qu’à la délivrance des documents d’identité ou en laissant, au besoin, inappliquée ladite réglementation (80). Je considère que, pour autant, ne serait pas remise en cause ou traitée comme une erreur à rectifier l’indication relative au sexe de la personne concernée figurant dans son acte de naissance depuis qu’il a été établi (81).
95. À cet égard, d’une part, l’exposé réitéré dans l’arrêt P.H. c. Bulgarie du courant jurisprudentiel antérieur à la décision interprétative selon lequel « le droit interne permettait la reconnaissance de la réassignation sexuelle juridique » (82) ainsi que l’opinion dissidente exprimée par de nombreux juges lors de l’adoption de cette décision par une courte majorité (83) présentent un intérêt majeur (84), en ce qu’ils démontrent que la réglementation nationale n’a pas été, de manière constante, interprétée dans un sens qui n’est pas compatible avec le droit de l’Union.
96. D’autre part, il convient de souligner que, dans l’arrêt du 17 février 2022, Y c. Pologne (85), la Cour EDH a tenu compte du fait que le système d’enregistrement des naissances présente un caractère historique et que la référence au sexe assigné à la naissance peut, dans certaines situations, être utile pour prouver certains faits antérieurs à la réassignation sexuelle, même s’il peut en résulter une certaine détresse pour la personne concernée (86).
97. Par ailleurs, quelle que soit la procédure retenue par l’État membre concerné, il paraît opportun de rappeler, premièrement, que la Cour EDH a jugé que « la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, de la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, de l’exigence de sécurité juridique, relève de l’intérêt général et justifie la mise en place de procédures rigoureuses dans le but notamment de vérifier les motivations profondes d’une demande de changement légal d’identité (voir, mutatis mutandis, [arrêts du 6 varil 2017,] A.P., Garçon et Nicot c. France, [CE:ECHR:2017:0406JUD007988512], § 142, [du 11 octobre 2018,] S.V. c. Italie, [CE:ECHR:2018:1011JUD005521608], § 69 [...], et Y.T c. Bulgarie [...], § 70) » (87).
98. Deuxièmement, bien qu’il appartienne aux États membres de déterminer les conditions de la reconnaissance juridique du changement de genre d’une personne (88), il y a lieu de préciser, en raison des éléments d’information fourmis pas le gouvernement bulgare lors de l’audience, que subordonner l’exercice, par une personne transgenre, de son droit à faire enregistrer à l’état civil sa transidentité en vue d’obtenir une carte d’identité ou un passeport correspondant à son identité de genre à la production de preuves d’un traitement chirurgical de réassignation sexuelle n’est pas admissible.
99. En effet, la Cour a jugé qu’une telle exigence probatoire porterait atteinte à l’essence de droits fondamentaux garantis par la Charte et, notamment, à l’essence du droit à l’intégrité de la personne et du droit au respect de la vie privée, respectivement visés aux articles 3 et 7 de celle-ci (89). De surcroît, elle a rappelé que la Cour EDH avait jugé que la reconnaissance de l’identité de genre d’une personne transgenre ne pouvait pas être subordonnée à la réalisation d’un traitement chirurgical non souhaité par cette personne (90) et qu’une attestation médicale, en ce compris un psychodiagnostic préalable, peut constituer un élément de preuve pertinent et suffisant à cet égard (91).
100. Par conséquent, toute procédure conduisant à ce que l’état civil d’une personne transgenre soit complété en vue d’obtenir un document d’identité concordant ne doit pas être subordonnée à la production de preuves d’un traitement chirurgical de réassignation sexuelle.
101. Il résulte de l’ensemble de ces considérations que doit être prévue, au besoin par une interprétation jurisprudentielle de la réglementation nationale, une procédure adéquate en matière d’état civil afin que puissent être délivrés aux ressortissants bulgares des documents d’identité correspondant à l’identité de genre vécue par ceux-ci.
V. Conclusion
102. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose de répondre aux questions préjudicielles posées par le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation, Bulgarie) de la manière suivante :
L’article 20 et l’article 21, paragraphe 1, TFUE ainsi que l’article 7 et l’article 45, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, lus en combinaison avec l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) no 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE,
doivent être interprétés en ce sens que :
ils s’opposent à une réglementation nationale, telle qu’interprétée par les juridictions nationales, qui ne permet pas que le changement d’identité de genre de ses ressortissants, y compris sans traitement chirurgical de réassignation sexuelle, ainsi que le changement de nom et de numéro d’identification personnel de ceux-ci soient juridiquement reconnus et inscrits dans leur acte de naissance, alors que de cette inscription dépend la modification des énonciations figurant dans leurs documents d’identité.