Language of document : ECLI:EU:C:2025:699

Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE

MME JULIANE KOKOTT

présentées le 11 septembre 2025 (1)

Affaire C472/24

MB « Žaidimų valiuta »

contre

Valstybinė mokesčių inspekcija prie Lietuvos Respublikos finansų ministerijos

(demande de décision préjudicielle formée par le Mokestinių ginčų komisija prie Lietuvos Respublikos Vyriausybės [commission des litiges fiscaux près le gouvernement de la République de Lituanie])

« Renvoi préjudiciel – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée – Directive 2006/112/CE – Exonération fiscale – Article 135, paragraphe 1, sous e) – Vente d’or du jeu contre une monnaie traditionnelle en dehors du jeu – Opérations se rapportant aux moyens de paiement légaux – Calcul de la base d’imposition – Article 30 ter, paragraphe 2 – Or du jeu en tant que bon – Régime de la marge bénéficiaire – Article 315 – Or du jeu en tant que bien d’occasion »






I.      Introduction

« Tout se presse après l’or ; de l’or tout dépend. Ah ! Pauvres que nous sommes. » (2)

1.        La Cour est appelée ici à examiner le négoce d’or du point de vue de la TVA sous une forme inédite. Un assujetti a réussi à « transformer en or » une « monnaie » conçue pour un jeu informatique en ligne, l’or du jeu, en dehors du jeu, en l’achetant à des joueurs et en le revendant à d’autres. Les opérations qui en résultaient n’étaient pas négligeables – seule la TVA a été oubliée. Celle-ci doit maintenant être recouvrée a posteriori.

2.        L’assujetti tente à présent de convaincre l’administration fiscale de considérer son « négoce d’or » – qui consiste, aux fins de la TVA, en l’achat et en la vente de services électroniques – comme une « vente de devises » exonérée ou, à tout le moins, d’assimiler l’or du jeu à un bon à usages multiples. Dans ce cas, les conséquences fiscales ne se produiraient qu’au moment de l’acceptation de l’or du jeu dans le jeu. En tout état de cause, seule la marge bénéficiaire doit être imposée en tant que paiement pour « l’échange des devises ».

3.        Cela soulève également la question intéressante de savoir si, aux fins de l’application de ce qu’il est convenu d’appeler l’imposition de la marge, qui, selon le libellé de la réglementation pertinente, ne vise que le commerce de biens d’occasion, on peut encore réellement se fonder sur la distinction historique entre livraisons de biens et prestations de services, dès lors qu’en raison de l’évolution technologique, des prestations de services se négocient désormais également comme des produits. Cela concerne les biens afférents à un jeu d’ordinateur (qui, du point de vue de la TVA, sont des services électroniques), tout comme, par exemple, le commerce d’œuvres d’art électroniques au moyen de jetons non fongibles (NFT) ou de billets d’entrée (qui doivent également être considérés comme des prestations de services aux fins de la TVA).

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

4.        Le cadre juridique est constitué par la directive 2006/112/CE relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (3) (ci-après la « directive TVA »).

5.        L’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA dispose :

« 1)      Les États membres exonèrent les opérations suivantes :

e)       les opérations, y compris la négociation, portant sur les devises, les billets de banque et les monnaies qui sont des moyens de paiement légaux, à l’exception des monnaies et billets de collection, à savoir les pièces en or, en argent ou en autre métal, ainsi que les billets, qui ne sont pas normalement utilisés dans leur fonction comme moyen de paiement légal ou qui présentent un intérêt numismatique ».

6.        L’article 30 bis de la directive TVA est libellé comme suit :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

1)      “bon”, un instrument qui est assorti d’une obligation de l’accepter comme contrepartie totale ou partielle d’une livraison de biens ou d’une prestation de services et pour lequel les biens à livrer ou les services à prester ou l’identité de leurs fournisseurs ou prestataires potentiels sont indiqués soit sur l’instrument même, soit dans la documentation correspondante, notamment dans les conditions générales d’utilisation de cet instrument ;

2)      “bon à usage unique”, un bon pour lequel le lieu de la livraison des biens ou de la prestation des services à laquelle le bon se rapporte et la TVA due sur ces biens ou services sont connus au moment de l’émission du bon ;

3)      “bon à usages multiples”, un bon autre qu’un bon à usage unique. »

7.        L’article 30 ter, paragraphe 2, de la directive TVA énonce :

« 2. La remise matérielle des biens ou la prestation effective des services en échange d’un bon à usages multiples accepté en contrepartie totale ou partielle par le fournisseur ou le prestataire est soumise à la TVA en vertu de l’article 2, alors que tout transfert précédent d’un tel bon à usages multiples n’est pas soumis à la TVA.

Lorsque le bon à usages multiples est transféré par un assujetti autre que l’assujetti effectuant l’opération soumise à la TVA en vertu du premier alinéa, toute prestation de services pouvant être identifiée, tels que des services de distribution ou de promotion, est soumise à la TVA. »

8.        La directive prévoit des régimes particuliers pour l’achat et la vente de biens d’occasion. L’article 311, paragraphe 1, points 1) et 5), définit les biens d’occasion et le revendeur comme suit :

« 1. Aux fins du présent chapitre, et sans préjudice d’autres dispositions communautaires, sont considérés comme :

1)      “biens d’occasion”, les biens meubles corporels susceptibles de remploi, en l’état ou après réparation, autres que des objets d’art, de collection ou d’antiquité et autres que des métaux précieux ou des pierres précieuses tels que définis par les États membres ; [...]

5)      “assujetti-revendeur”, tout assujetti qui, dans le cadre de son activité économique, achète ou affecte aux besoins de son entreprise ou importe, en vue de leur revente, des biens d’occasion, des objets d’art, de collection ou d’antiquité, que cet assujetti agisse pour son compte ou pour le compte d’autrui en vertu d’un contrat de commission à l’achat ou à la vente ».

9.        L’article 313, paragraphe 1, de cette directive dispose :

« 1. Les États membres appliquent aux livraisons de biens d’occasion, d’objets d’art, de collection ou d’antiquité effectuées par des assujettis‑revendeurs un régime particulier d’imposition de la marge bénéficiaire réalisée par l’assujetti-revendeur, conformément aux dispositions de la présente sous-section. »

10.      L’article 314 de la directive TVA prévoit :

« Le régime de la marge bénéficiaire s’applique aux livraisons de biens d’occasion, d’objets d’art, de collection ou d’antiquité, effectuées par un assujetti-revendeur, lorsque ces biens lui sont livrés dans la Communauté par une des personnes suivantes :

a)      une personne non assujettie ;

[...]

d)      un autre assujetti-revendeur, dans la mesure où la livraison du bien par cet autre assujetti-revendeur a été soumise à la TVA conformément au présent régime particulier. »

11.      L’article 315 de la directive TVA régit la base d’imposition dans le cadre du régime de la marge bénéficiaire et dispose :

« La base d’imposition des livraisons de biens visées à l’article 314 est constituée par la marge bénéficiaire réalisée par l’assujetti-revendeur, diminuée du montant de la TVA afférente à la marge bénéficiaire elle‑même.

La marge bénéficiaire de l’assujetti-revendeur est égale à la différence entre le prix de vente demandé par l’assujetti-revendeur pour le bien et le prix d’achat. »

12.      Le considérant 51 de la directive TVA ajoute à cet égard :

« Il convient d’arrêter un régime communautaire de taxation applicable dans le domaine des biens d’occasion, des objets d’art, d’antiquité et de collection, visant à éviter les doubles impositions et les distorsions de concurrence entre assujettis. »

B.      Le droit lituanien

13.      L’article 28 (« Services financiers »), paragraphe 4, du Lietuvos Respublikos pridėtinės vertės mokesčio įstatymas (loi de la République de Lituanie relative à la taxe sur la valeur ajoutée, ci-après la « loi sur la TVA »), dispose que sont exonérées les opérations portant sur les devises (y compris le change), ainsi que la réception et le paiement de dépôts et de retraits en espèces, le traitement des espèces et les autres services concernant directement les billets et pièces de toute devise.

14.      L’article 71, paragraphe 2, de la loi sur la TVA fixe à 45 000 euros le seuil lituanien d’imposition à la TVA des petites entreprises.

15.      En vertu de l’article 2, point 22, de la loi sur la TVA, on entend par « bien » tout objet (y compris les espèces à des fins numismatiques) ainsi que l’électricité, le gaz, la chaleur, le froid et les autres formes d’énergie. N’est pas considéré comme « bien » un support informatique dont le contenu est un logiciel non standard, c’est-à-dire un logiciel non destiné à un usage de masse, que les consommateurs ne pourraient pas utiliser de manière autonome après l’installation et la formation limitée requise pour effectuer des opérations ou fonctions standard.

16.      L’article 15, paragraphe 1, de la loi sur la TVA transpose l’article 73 de la directive TVA et dispose que la base d’imposition à la TVA est la contrepartie (à l’exclusion de la TVA elle-même) obtenue ou à obtenir par le fournisseur du bien ou le prestataire du service, ou par un tiers en son nom.

17.      L’article 2, paragraphe 13(1), l’article 2, paragraphe 7(1), et l’article 9(1), paragraphes 3 et 4, de la loi sur la TVA transposent les dispositions relatives aux bons figurant aux articles 30 bis et 30 ter de la directive TVA.

III. Les antécédents du litige

18.      La « Žaidimų valiuta » (ci-après la « requérante ») – une mažoji bendrija (société de personnes à responsabilité limitée) – est active dans le « négoce d’or » virtuel. Elle achète et vend de « l’or » à partir d’un jeu informatique en ligne (ci-après l’« or du jeu »).

19.      Selon la requérante, l’or du jeu peut être utilisé de différentes manières. Il permettrait d’acheter divers services et objets dans le jeu, de payer des améliorations du statut du joueur, de payer l’accès à des événements dans le jeu et à des mini-jeux, de se procurer de l’« or » d’autres jeux ou d’autres instruments de jeu. Tout cela pourrait être acquis tant auprès d’autres joueurs qu’auprès de divers négociants, intermédiaires et bourses. La majorité des clients seraient des personnes physiques. La requérante se ferait connaître dans différents forums et groupes et sur des plateformes telles que Facebook, Discord et Skype, sur lesquelles beaucoup de gens joueraient à des jeux en ligne. Elle publierait des annonces indiquant qu’elle vend de l’« or », avec le prix et les informations de contact.

20.      Pour acheter de l’or du jeu, le client se connecterait au moyen des plateformes de communication et indiquerait la quantité désirée ; on lui indiquerait alors le prix et les données de paiement et, celui-ci effectué, on lui désignerait un endroit précis dans le jeu où le joueur pourrait retirer l’or du jeu après s’être connecté. Pour vendre de l’or du jeu, on désignerait également au client un endroit dans le jeu, où il se rendrait après s’être connecté et vendrait l’or du jeu, après quoi le paiement lui serait envoyé selon les données qu’il a indiquées.

21.      Lors d’un contrôle, la Panevėžio apskrities valstybinė mokesčių inspekcija (inspection fiscale régionale du district de Panevėžys, Lituanie, ci-après l’« inspection régionale ») a constaté que la requérante générait des recettes non négligeables en achetant de l’or du jeu et en le revendant à un prix plus élevé. Pour la période de contrôle en cause 2020‑2023, l’inspection régionale a établi que la requérante avait tiré de la vente d’or du jeu les revenus suivants : pour 2021 : 199 580 euros ; pour 2022 : 163 428 euros ; pour 2023 : 52 476 euros.

22.      Étant donné que la somme totale que la requérante avait retirée de l’activité économique de vente d’or du jeu dépassait 45 000 euros par an (sur les 12 mois écoulés), la requérante était devenue redevable de la TVA. Cette dernière ne l’ayant pas acquittée, l’inspection fiscale régionale lui a enjoint, par décision du 9 janvier 2024, de payer 46 688 euros au titre de la TVA (pour 2021 : 16 270 euros ; pour 2022 : 21 351 euros ; et pour 2023 : 9 067 euros). Toutefois, dans le même temps, une perte de 12 327 euros a également été constatée pour l’exercice 2021 et une perte de 21 843 euros pour l’exercice 2022.

23.      La requérante a contesté la décision de l’administration fiscale par un recours devant la Mokestinių ginčų komisija prie Lietuvos Respublikos Vyriausybės (commission des litiges fiscaux près le gouvernement de la République de Lituanie).

24.      La requérante considère que les recettes provenant de la vente d’or du jeu sont des revenus du négoce de monnaie virtuelle et qu’elles sont donc exonérées de TVA. Dans l’hypothèse où il ne s’agirait pas d’une monnaie virtuelle, l’or du jeu devrait être considéré comme un bon à usages multiples, qui n’est pas soumis à la TVA. En tout état de cause, la valeur totale de la transaction portant sur l’or du jeu ne saurait constituer la base d’imposition aux fins de la TVA. Selon la requérante, étant donné qu’elle ne perçoit pas de commission distincte en rémunération de la vente d’or du jeu, la base d’imposition devrait être constituée de la différence entre les prix d’achat et de vente d’or du jeu.

IV.    La procédure préjudicielle

25.      C’est dans ce contexte que la Mokestinių ginčų komisija prie Lietuvos Respublikos Vyriausybės (commission des litiges fiscaux près le gouvernement de la République de Lituanie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les deux questions préjudicielles suivantes :

1)      Une opération de vente d’« or » du jeu Runescape relève-t-elle des opérations exonérées prévues à l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la [directive TVA] ?

2)      En cas de réponse négative à la première question, quelle devrait être la base d’imposition à la TVA de l’« or » du jeu selon les dispositions de la directive TVA : l’intégralité de la contrepartie perçue pour la vente d’« or » du jeu ou seulement la différence entre les prix de vente et d’achat, lorsque le vendeur ne perçoit pas de commission distincte pour le transfert de l’« or » de ce jeu ?

26.      Dans le cadre de la procédure devant la Cour, la requérante, la Lituanie et la Commission européenne ont présenté des observations écrites. La Cour a décidé de ne pas tenir d’audience de plaidoiries, conformément à l’article 76, paragraphe 2, du règlement de procédure.

V.      Appréciation juridique

A.      Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle

27.      La demande de décision préjudicielle a été présentée par la commission des litiges fiscaux près le gouvernement de la République de Lituanie. Il s’agit d’une instance précontentieuse d’examen des litiges fiscaux. D’après son nom, il s’agit d’une instance gouvernementale, qui fait donc partie de l’exécutif. La commission des litiges fiscaux fonde son droit de poser une question préjudicielle sur une décision rendue par la Cour en 2010, indiquant qu’elle était une juridiction habilitée à saisir la Cour au sens de l’article 267 TFUE (4). Toutefois, la Cour l’avait également déclaré en 2000 en ce qui concerne le Tribunal Económico-Administrativo Central (tribunal économico‑administratif central, Espagne) (5), ce que la grande chambre a toutefois corrigé en 2020 (6). Cela relativise également la référence à l’ancienne décision relative à la commission lituanienne des litiges fiscaux, datant de 2010.

28.      Au contraire, la décision de la grande chambre rendue en 2020, qui porte toutefois sur la situation espagnole, suscite des doutes sérieux quant à l’habilitation d’une commission gouvernementale à effectuer un renvoi préjudiciel dans le cadre de la procédure visée à l’article 267 TFUE. En effet, en tant que partie intégrante du pouvoir exécutif, qui n’intervient que dans la procédure précontentieuse, une telle commission ne serait pas, en principe, une juridiction (indépendante) habilitée à saisir la Cour à titre préjudiciel (7). Toutefois, aucune des parties n’a émis de doutes quant au droit d’effectuer un renvoi préjudiciel. Dès lors, la Cour ne dispose pas d’éléments nouveaux et précis concernant la commission des litiges fiscaux en Lituanie. C’est la raison pour laquelle, pour répondre à la demande de décision préjudicielle, nous commencerons nécessairement par examiner le droit de la commission des litiges fiscaux près du gouvernement de la République de Lituanie d’effectuer un renvoi préjudiciel.

B.      Les différentes étapes de l’examen

29.      Par sa première question, la commission de renvoi sollicite, en substance, une interprétation de l’exonération prévue à l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA (voir sous C.).

30.      Dans l’hypothèse où l’exonération ne serait pas applicable, la commission de renvoi s’interroge sur la base d’imposition à la TVA de la vente d’or du jeu. Malheureusement, la deuxième question ne contient aucune disposition du droit de l’Union que la Cour est censée à interpréter. Étant donné que, dans le cadre juridique, la commission de renvoi a également cité des dispositions relatives aux bons, la question pourrait être comprise en ce sens qu’elle souhaite savoir comment il convient d’interpréter les articles 30 bis et 30 ter de la directive TVA afin de déterminer si l’or du jeu doit être considéré comme un bon au sens de la directive TVA (voir sous D.).

31.      Toutefois, la deuxième question porte également expressément sur le point de savoir si la base d’imposition de la vente de l’or du jeu doit être constituée de l’intégralité de la rémunération perçue ou seulement de la différence entre les prix de vente et d’achat, lorsque le négociateur ne perçoit pas de commission distincte pour le transfert de l’or du jeu. Étant donné que la taxation de la différence entre le prix de vente et le prix d’achat est expressément prévue aux articles 311 et suivants de la directive TVA, la question pourrait également être comprise en ce sens que la commission de renvoi s’interroge sur l’interprétation de la notion de biens d’occasion au sens de l’article 311, paragraphe 1, point 1), de la directive TVA. Il s’agirait de la question la plus intéressante, car seules les livraisons de biens relèvent normalement du régime de la marge bénéficiaire, tandis que l’or du jeu (contrairement à l’or véritable) n’est pas un bien, mais a été négocié comme un bien (voir sous E.).

C.      Sur l’exonération prévue à l’article 135, paragraphe 1, sous e)

32.      L’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA exonère les opérations, y compris la négociation, portant sur les devises, les billets de banque et les monnaies qui sont des moyens de paiement légaux. Pour que les opérations de la requérante relatives à l’or du jeu puissent relever de l’exonération, il faudrait que l’or du jeu soit un moyen de paiement légal. Or, conformément au point de vue de la Commission et de la République de Lituanie, cette hypothèse peut être assez clairement écartée.

33.      Certes, dans l’arrêt Hedqvist (8), la Cour a étendu la notion de moyen de paiement légal aux bitcoins. À l’époque, ceux-ci n’étaient reconnus nulle part comme un moyen de paiement légal. Toutefois, étant donné qu’ils pouvaient être utilisés en Suède en tant que moyen de paiement, il existe des différences nettes entre les bitcoins à l’époque et l’or du jeu aujourd’hui.

34.      Certes, comme nous l’avions alors déjà souligné (9), les différentes versions linguistiques de la directive TVA n’indiquent pas si l’exonération porte uniquement sur l’échange de deux moyens de paiement légaux ou s’il suffit qu’il y ait un moyen de paiement légal et que l’échange porte sur un moyen de paiement sans cours légal.

35.      Le sens de l’exonération des opérations portant sur des moyens de paiement est de ne pas handicaper la convertibilité de purs moyens de paiement par le prélèvement de la TVA (10). Cela revêt également une importance pour le marché intérieur. En effet, dans la mesure où les services transfrontaliers exigent la conversion de monnaies pour l’auteur de la commande, le prélèvement de la TVA sur le service de change renchérit encore l’acquisition des prestations transfrontalières.

36.      La Cour est d’avis qu’il ressort de sa jurisprudence que les exonérations prévues à l’article 135, paragraphe 1, sous d) à f), visent notamment à pallier les difficultés liées à la détermination de la base d’imposition ainsi que du montant de la TVA déductible (11). S’il est possible que cela soit exact, cela ne justifie toutefois pas l’inclusion de « moyens de paiement privés ». C’est même tout le contraire.

37.      Le législateur a voulu promouvoir la fluidité des paiements. Cependant, il s’est fondé, à cet égard, sur le régime légal des paiements qui existait à l’époque, c’est-à-dire sur un régime légal réglementé. On voit mal pourquoi les États membres auraient eu intérêt, lors de l’adoption de la directive, à privilégier l’échange de devises contre d’autres moyens de paiement non réglementés créés par des particuliers. Le principe de neutralité ne l’exige d’ailleurs pas, car les moyens de paiement légaux et les « choses » définies comme des moyens de paiement par les particuliers (qu’il s’agisse de fèves de cacao comme autrefois en Amérique du Sud, ou de séries de chiffres électroniques composées de zéros et de uns aujourd’hui) sont des choses différentes, dont l’échange peut aussi être traité différemment du point de vue de la TVA.

38.      Néanmoins, la Cour a élargi la décision du législateur de l’Union (« moyen de paiement légal »), qui est à la fois fondée sur des raisons historiques et justifiée du point de vue de la sécurité juridique, en y ajoutant une notion juridique indéterminée (« moyen de paiement accepté par les parties » (12)). Cela s’explique par le fait qu’à l’époque, la juridiction de renvoi avait constaté, liant en cela la Cour, qu’en Suède, la « devise virtuelle » bitcoin était utilisée, à titre principal, pour les paiements entre particuliers sur Internet. La devise virtuelle bitcoin ferait partie des devises virtuelles dites à flux bidirectionnel, qui sont analogues aux autres devises échangeables s’agissant de leur usage dans le monde réel (13).

39.      Dans la mesure où la Cour a expressément confirmé sa décision en indiquant qu’il est constant, dans l’affaire au principal, que la devise virtuelle « bitcoin » n’a pas d’autres finalités que celle de moyen de paiement et qu’elle est acceptée à cet effet par certains opérateurs (14), il convient également de limiter ledit élargissement de la règle d’exonération à cela dans le cadre d’une interprétation stricte.

40.      Elle couvre donc tout au plus les devises virtuelles qui, comme les « bitcoin », sont acceptées comme moyen de paiement direct contractuel entre opérateurs et qui n’ont pas d’autres finalités que celle de moyen de paiement. On ne saurait cependant parler d’une utilisation comme moyen de paiement unique – ainsi que la Commission le souligne à juste titre – lorsqu’une « monnaie » n’est utilisée que dans le cadre d’un jeu. Dans ce cas, elle n’est pas un moyen de paiement, mais uniquement un moyen dans le jeu, c’est-à-dire de l’argent du jeu. L’utilisation d’argent du jeu ne peut pas – même s’il y sert de devise ou de moyen de paiement – être assimilée à l’utilisation comme moyen de paiement entre opérateurs dans le commerce juridique.

41.      Par conséquent, l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA doit être interprété en ce sens qu’il n’exonère que les opérations portant, d’une part, sur les moyens de paiement légaux et, d’autre part, sur les moyens de paiement sans cours légal qui sont acceptés comme moyen de paiement direct contractuel entre opérateurs et qui, dans cette mesure, n’ont pas d’autres finalités que celle de moyen de paiement dans le commerce juridique.

D.      L’or du jeu en tant que bon au sens de l’article 30 bis ?

42.      La première question appelant une réponse négative, il y a lieu de répondre à la seconde. Comme nous l’avons déjà indiqué, la deuxième question ne contient malheureusement aucune disposition du droit de l’Union que la Cour est censée interpréter. Compte tenu du fait que la requérante s’est défendue en invoquant l’existence d’un bon à usages multiples, la question pourrait être comprise comme visant à interpréter les articles 30 bis et 30 ter de la directive TVA afin de déterminer si l’or du jeu doit être considéré comme un bon au sens de la directive TVA.

43.      La raison en est que, en vertu de l’article 30 ter, paragraphe 2, de la directive TVA, l’émission et le transfert d’un bon à usages multiples n’entraînent de conséquences du point de vue de la TVA qu’au moment de son acceptation. Cela suppose toutefois que l’or du jeu puisse être considéré comme un bon au sens de l’article 30 bis de la directive TVA. À cet égard, deux conditions cumulatives doivent être satisfaites (15). D’une part, le bien à livrer ou le fournisseur potentiel doivent résulter du bon ou des conditions de celui-ci. Cela ne semble pas être le cas de l’or du jeu, pas plus que d’un moyen de paiement traditionnel. En tout état de cause, le renvoi ne contient aucune information à cet égard.

44.      D’autre part, l’or du jeu doit être assorti de l’obligation de l’accepter comme contrepartie d’une prestation de services. L’objectif d’un bon consiste à « matérialiser » l’obligation pour un assujetti de fournir (en l’espèce) une prestation de services. Ce point semble également douteux, car l’or du jeu lui-même est déjà un service électronique (un certain avantage dans le jeu qui y est utilisé, c’est‑à‑dire avec lequel il est possible d’y jouer), comme le souligne également à bon droit la Lituanie. Dans cette mesure, c’est à juste titre que l’achat de l’or du jeu dans le jeu (si cela est possible – la présentation ne contient pas non plus d’informations à ce sujet) devrait être soumis à la TVA dès lors que le lieu de la prestation de services est situé à l’intérieur de l’Union. L’or du jeu constitue donc déjà en soi l’avantage consommable et ne sert pas seulement à procurer un avantage consommable ultérieur sous la forme d’un service à déterminer. Le simple fait qu’un service (de l’or du jeu) puisse être échangé contre un autre (par exemple, un item comme une « épée magique ») – en l’espèce dans le cadre du jeu – ne transforme pas pour autant le service déjà fourni en un bon.

45.      Enfin, comme nous l’avons indiqué dans nos conclusions dans l’affaire Lyko Operations (C‑436/24) (16), un bon doit avoir été acquis par l’émetteur à tout le moins à une valeur identifiable. Tel ne semble pas non plus être le cas de l’or du jeu en l’espèce. La demande de décision préjudicielle n’est cependant pas précise à ce sujet, étant donné que la provenance de l’or du jeu n’est pas précisée et qu’il serait également envisageable – ce que la Commission occulte dans ses observations sur ce point – que l’or du jeu puisse être acheté dans le jeu contre rémunération (ce qu’il est convenu d’appeler « achat in-app »). En l’espèce, cet or du jeu n’est pas principalement acheté, mais gagné. Toutefois, même si l’or du jeu pouvait être acquis contre rémunération, la seule acquisition à titre onéreux d’un service électronique n’en fait toujours pas un bon – comme nous venons de le voir –.

46.      L’article 30 ter, paragraphe 2, de la directive TVA n’est donc pas pertinent.

E.      Sur l’application du régime de la marge bénéficiaire prévu aux articles 311 et suivants.

1.      Exposé du problème

47.      Par sa dernière question, la commission de renvoi soulève néanmoins un problème intéressant sur le plan dogmatique. Celui-ci réside dans le fait qu’un commerçant normal qui achète et vend des produits – pour lequel la TVA doit être neutre – ne soumet en principe à la TVA que la valeur ajoutée (c’est-à-dire la différence entre achat et vente) qu’il crée. Cet objectif est atteint au moyen de la déduction de la taxe payée en amont, raison pour laquelle, par exemple, une entreprise qui vend ses produits à un prix inférieur au prix d’achat n’a pas non plus, en définitive, à acquitter de TVA.

48.      Or, tel ne serait pas le cas de la requérante. En effet, par son « négoce d’or », elle opère dans un secteur dominé par des non‑assujettis et leurs produits. Or, le droit à déduction de la taxe payée en amont n’existe qu’en cas d’acquisition auprès d’un assujetti (article 168, sous a), de la directive TVA). Dans le cas d’un achat d’or du jeu (auprès d’un non‑assujetti) pour un montant de 100 et d’une vente s’élevant à 90, elle devrait, conformément à l’article 73 de la directive TVA, déduire la TVA des 90 perçus et la reverser (en Lituanie, 21/121 avec un taux d'imposition de 21 %). Même dans le cas d’une vente s’élevant à 120, la TVA devrait être déduite des 120, ce qui, au taux de 21 % applicable en Lituanie, se traduirait par une vente déficitaire de la requérante. La seule chance d’éviter cela serait de vendre l’or du jeu acheté pour 100 pour au moins 122 afin de réaliser au moins un petit bénéfice. Or, dans ce cas, aucun joueur n’achèterait d’or du jeu à la requérante, et le gagnerait lui-même où l’achèterait à un autre joueur (qui n’a pas la qualité d’assujetti) sans supporter la charge de TVA.

49.      Il existe donc un désavantage concurrentiel pour un assujetti (le négociant) qui rend en réalité impossible de négocier avec succès ce produit en son nom propre. Par conséquent, si la Cour devait conclure ici que l’intégralité de la contrepartie doit être considérée comme constituant la base d’imposition, le « négoce d’or » de la requérante ferait probablement bientôt partie du passé. Elle pourrait alors tout au plus agir en tant qu’intermédiaire entre acheteurs et vendeurs, étant donné que seule la commission est alors imposée (dans la mesure où elle dépasse la limite des petites entreprises).

50.      Cette problématique (éviction de la négociation pour compte propre) n’est toutefois pas nouvelle et est visée par le régime de la marge bénéficiaire dans la directive TVA aux articles 311 et suivants. En définitive, le marché des produits d’occasion est précisément confronté à ces problèmes. La négociation porte sur des biens qui proviennent de vendeurs privés et qui pourraient également être achetés par les consommateurs auprès de ces vendeurs privés. C’est pourquoi un négociant – s’il veut vendre des marchandises en son nom propre à d’autres particuliers – doit faire face à un désavantage concurrentiel si important que le législateur lui accorde, au lieu d’une déduction de la taxe en amont (qui n’existe qu’en cas d’achat auprès d’un assujetti), une déduction de l’opération en amont.

51.      Un négociant peut donc, dans le cadre du régime de la marge bénéficiaire, déduire son opération en amont de son opération en aval pour les biens d’occasion qu’il négocie et doit donc uniquement imposer sa marge bénéficiaire. Cela évite, d’une part, une double imposition (17), puisque seule la valeur ajoutée elle‑même (la marge) est désormais grevée d’une TVA supplémentaire. D’autre part, cela réduit le désavantage concurrentiel par rapport aux vendeurs privés, puisqu’une charge supplémentaire de TVA n’est due que sur la valeur ajoutée qu’il a créée.

52.      Compte tenu du fait que la requérante souhaite que tout au plus sa marge bénéficiaire soit imposée et souligne expressément, dans ses observations écrites, l’absence de droit à déduction, la question pourrait donc également être comprise en ce sens que les articles 311 et suivants de la directive TVA doivent être interprétés. À cet égard, il conviendrait de déterminer si l’or du jeu peut être considéré comme un bien d’occasion au sens de l’article 311, paragraphe 1, point 1), et la requérante comme un revendeur au sens de l’article 311, paragraphe 1, point 5), de sorte que seule la marge bénéficiaire serait soumise à la TVA.

2.      Interprétation du libellé

53.      La requérante devrait d’abord être considérée comme un revendeur. Conformément à l’article 311, paragraphe 1, point 5), de la directive TVA, est considéré comme « “assujetti-revendeur”, tout assujetti qui, dans le cadre de son activité économique, achète ou affecte aux besoins de son entreprise ou importe, en vue de leur revente, des biens d’occasion, des objets d’art, de collection ou d’antiquité, que cet assujetti agisse pour son compte ou pour le compte d’autrui en vertu d’un contrat de commission à l’achat ou à la vente ».

54.      Même si le régime de la marge bénéficiaire constitue une exception au régime général d’imposition, la Cour a également considéré (18) que la « règle d’interprétation stricte ne signifie pas que les termes utilisés pour définir ledit régime doivent être interprétés d’une manière qui priverait celui-ci de ses effets. En effet, l’interprétation de ces termes doit être conforme aux objectifs poursuivis par ledit régime et respecter les exigences de la neutralité fiscale. »

55.      C’est donc à juste titre que la Cour (19) a retenu une conception large de la notion de revendeur, selon laquelle ce dernier ne doit pas normalement acquérir des biens d’occasion. Certes, la question de savoir si la revente doit en revanche faire, en principe, partie de l’exercice normal de l’activité du revendeur (20) est discutable. Il est difficile pour une juridiction d’apprécier ce qui relève de l’exercice normal de l’activité d’un assujetti, car il s’agit d’une décision initiale de l’entreprise. Toutefois, il n’y a pas lieu de trancher cette question ici, car la vente d’or du jeu fait assurément partie de l’exercice normal de l’activité de la requérante.

56.      En outre, l’or du jeu devrait être un bien d’occasion au sens de l’article 311, paragraphe 1, point 1), de la directive TVA. La notion de bien d’occasion doit également faire l’objet d’une interprétation large (21), car, aux fins du régime de la marge bénéficiaire, il est indifférent qu’un bien neuf, peu usagé ou très usagé soit revendu, dès lors qu’il a été préalablement acquis auprès d’un non‑entrepreneur.

57.      Certes, dans le jeu, l’or du jeu est traité comme un bien et est échangé contre d’autres biens. Toutefois, il doit être considéré comme une prestation de services au sens de la directive TVA, car l’article 24 de la directive TVA définit comme une prestation de services tout ce qui ne constitue pas une livraison de biens. En vertu de l’article 14, paragraphe 1, de la directive TVA, une livraison implique le transfert du pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire. L’or du jeu n’est pas un bien corporel. La question à trancher est donc celle de savoir si de tels services peuvent également être compris dans la notion de bien d’occasion lorsqu’ils sont négociés – à cet égard, un parallèle peut être établi avec les bitcoins comme moyen de paiement légal ou comme moyen de paiement accepté par les parties (voir points 38 et suivants des présentes conclusions) – comme des biens d’occasion dans le commerce juridique.

58.      Si l’on interprète littéralement l’article 314 de la directive TVA, seules les livraisons de biens d’occasion relèvent du régime de la marge bénéficiaire. Toutefois, le libellé est le début de l’interprétation et non sa fin. Afin de déterminer la portée d’une disposition du droit de l’Union, il convient de tenir compte non seulement des termes de celle‑ci, mais également de son contexte et de ses objectifs (22), notamment de sa genèse (23). À cela s’ajoute le fait que le législateur est lié par le droit de rang supérieur, raison pour laquelle les droits fondamentaux de la Charte doivent aussi être pris en compte lors de l’interprétation (24), et le fait que la réalité a pu évoluer et ne pouvait donc pas encore être prise en compte dans le texte historique.

59.      Comme l’avocat général Szpunar le constate, le principe de séparation des pouvoirs exige à cet égard une certaine retenue de la part de la Cour (25). Une ingérence dans le contenu normatif de dispositions juridiques en vigueur ne se justifie que lorsque celles-ci sont vagues, incomplètes ou contradictoires ou lorsque leur interprétation littérale aboutirait à des résultats contraires non seulement à leur objectif, mais également à des principes fondamentaux. Tel est le cas en l’espèce.

60.      Certes, le terme « livraison » plaide en faveur d’une interprétation d’une livraison (de biens) au sens du droit de la TVA et donc, au sens technique, en tant que délimitation par rapport à la prestation de services. Toutefois, la notion de livraison dans un sens non technique couvrirait également la vente de choses qui, techniquement, sont certes considérées comme un service, mais qui, dans le langage courant, sont plutôt considérées comme un transfert du pouvoir de disposer d’un bien et qui, dans la réalité (dans le commerce juridique) sont négociées comme des biens et donc traitées comme des biens d’occasion.

61.      Parmi les exemples classiques, on peut citer, par exemple, la vente d’un billet d’entrée papier ou d’un titre de transport physique, la vente d’œuvres d’art électroniques au moyen d’un NFT qui prouve la propriété de celles-ci ou encore la vente de « biens » dans un jeu informatique. Très peu de joueurs sur ordinateur partiraient probablement du principe que l’acquisition d’une « épée magique », par exemple, est un service fourni par l’exploitant du jeu ou un autre vendeur et que celui-ci ne leur a pas donné le pouvoir de disposer de « leur épée magique ».

3.      Interprétation historique

62.      Si l’on examine la genèse du régime de la marge bénéficiaire, on constate que celui-ci n’a été introduit dans la directive TVA que très tardivement et a posteriori (26). En 1973, la Commission a présenté une première proposition qui n’a donné lieu qu’à une disposition transitoire (27). La deuxième proposition présentée par la Commission en 1978 (28) a échoué et elle n’en a introduit une troisième qu’en 1989 (29).

63.      Il ressort de l’exposé des motifs de cette dernière proposition de la Commission que le régime de la marge bénéficiaire comble « un vide d’une importance particulière au regard des exigences de neutralité du système communautaire de TVA » (30). La raison en était les problèmes rencontrés lors de la réimportation transfrontalière de biens d’occasion par des particuliers, ce qui explique l’accent mis sur les « biens corporels ».

64.      Cependant, la Commission explique expressément que la proposition vise à mettre en œuvre une « interdiction de principe de toute double imposition » (31). À cet égard, il conviendrait de trouver une solution pour les biens d’occasion réintroduits dans le circuit économique par des négociants, étant donné que ceux-ci ont déjà été soumis à la TVA lors de leur acquisition par des particuliers et qu’ils seraient une nouvelle fois soumis à la TVA en cas de revente par un négociant. Il s’agirait d’un régime particulier « applicable uniquement aux entreprises spécialisées sur ces marchés » (32).

65.      À cet égard, la Commission souligne le large champ d’application du régime particulier. « Toutefois, cela correspond à l’idée d’éviter les doubles impositions partout où sont revendus des biens qui contiennent une TVA résiduelle non déductible » (33). Cependant, il serait si difficile de déterminer les biens d’occasion contenant encore une TVA résiduelle et ceux qui n’en contiennent pas que tous les biens d’occasion devraient être pris en compte afin d’« éviter un fractionnement des activités de l’assujetti-revendeur » (34). Il est possible que l’imposition de la marge bénéficiaire ait été liée à la livraison de biens d’occasion, car on partait alors du principe qu’un service était toujours consommé lorsqu’il était fourni et qu’il ne pouvait donc pas être revendu.

66.      Cependant, il n’était prévisible ni en 1978 ni en 1989, que grâce notamment à Internet, un marché secondaire allait voir le jour pour beaucoup d’autres choses négociées comme des marchandises, mais qui ne sont pas des objets corporels. Le commerce de billets d’entrée pour les concerts, etc., qui est un exemple classique, permet, grâce à différentes plateformes en ligne, l’achat auprès de vendeurs privés et la revente à d’autres acheteurs privés. En l’espèce également, la requérante a trouvé un moyen d’acheter des choses immatérielles (or du jeu) auprès de vendeurs privés et de les revendre à des acheteurs privés. À supposer que les acheteurs privés aient, de leur côté, acquis l’or du jeu contre rémunération dans le jeu (« achat in-app »), il n’y a alors pas beaucoup de différence avec la problématique décrite à l’époque par la Commission.

67.      En tout état de cause, on ne saurait déduire de la genèse du régime de la marge bénéficiaire que le négoce de services « d’occasion » a été exclu délibérément et pour des raisons précises.

4.      Interprétation en fonction de l’objet du régime de la marge bénéficiaire

68.      L’esprit et la finalité du régime de la marge bénéficiaire consistent principalement dans la mise en œuvre du principe de neutralité, comme l’a souligné la Commission dans sa proposition sur l’introduction du régime de la marge bénéficiaire.

69.      D’une part, le principe de neutralité exige la garantie de l’égalité dans les conditions de concurrence d’un négociant assujetti, en ce qu’il peut déduire l’opération en amont de son opération en aval et qu’il n’est alors redevable de la taxe que sur la différence. D’autre part, selon la Commission, il convient d’éviter une double imposition avec la TVA résiduelle généralement incluse dans les biens d’occasion. Ces deux éléments se retrouvent également dans le considérant 51 et dans la jurisprudence de la Cour (35).

70.      Ces deux objectifs doivent être considérés à la lumière de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), qui lie également le législateur de l’Union depuis le traité de Lisbonne (36). C’est également pour cette raison qu’il devrait y avoir un juste motif de taxer différemment le négoce de biens d’occasion et le négoce de services « d’occasion », et de rompre ainsi avec le principe de neutralité.

71.      Cela rappelle la question, récemment tranchée par la Cour, de savoir si le régime de la marge bénéficiaire dans le commerce de l’art peut être différencié en fonction de la forme juridique sous laquelle l’auteur d’une œuvre d’art agit économiquement. C’est à juste titre que l’avocat général Szpunar (37) l’a exclu, faute de raison objective. Suivant cette approche, la Cour a confirmé que le principe de neutralité s’oppose à ce que des assujettis qui effectuent les mêmes opérations soient traités différemment en matière de perception de la TVA (38).

72.      Il n’y a, là non plus, aucune raison objective de faire une distinction. La distinction entre livraisons et prestations de services n’est en principe opérée, en matière de TVA, que pour des raisons techniques, car elle permet (généralement pour des raisons pratiques) de déterminer différents lieux d’imposition, différents redevables, différents taux d’imposition et différentes exonérations. Toutefois, les objectifs poursuivis par le régime de la marge bénéficiaire, à savoir éviter une double imposition ou un désavantage concurrentiel, sont indépendants de ces raisons techniques. La question du régime normal ou du régime de la marge bénéficiaire ne dépend pas de la distinction technique entre prestation de services et livraison, dès lors que les services ne se consomment pas immédiatement, mais sont revendus comme des biens (par exemple les billets d’entrée).

73.      Dans certains cas, la qualification technique des produits négociés au regard de la TVA est même en contradiction avec la qualification au regard du droit civil, ce qui rend encore plus discutables des conséquences fiscales aussi différentes pour le négociant. Ainsi, par exemple, les autorisations d’entrée en droit civil allemand sont des titres au porteur dont la propriété est transmise comme celle des biens, parce que le droit tiré du papier suit le droit figurant sur le papier [voir article 807 du BGB (code civil allemand)]. Il s’agit donc en réalité d’une livraison (du papier), mais, du point de vue de la TVA, d’une prestation de services (autorisation d’accès). L’appréciation au regard de la TVA ne change cependant rien au fait que, dans les transactions commerciales, les billets d’entrée sont transmis et négociés comme des biens.

74.      En ce qui concerne les services qui sont négociés comme des biens d’occasion, il manque toutefois, dans la directive TVA, une réglementation comparable au régime de la marge bénéficiaire, qui atténue le désavantage concurrentiel des entreprises concernées et évite la double imposition. Cette absence de réglementation (lacune législative) crée un conflit avec le principe de neutralité (en tant qu’expression de l’article 20 de la Charte), qui n’entraîne cependant pas l’invalidité de la directive, mais qui peut être résolu par une application par analogie (39) des articles 311 et suivants de la directive TVA. En effet, le législateur n’a manifestement pas pensé, à l’époque, à un marché secondaire des services « d’occasion ».

75.      À cet égard, même en tenant compte du large pouvoir discrétionnaire du législateur, la limitation du régime de la marge bénéficiaire aux livraisons ne semble pas poursuivre un objectif juridiquement admissible ni reposer sur un motif plausible justifiant cette restriction législative. Le principe d’égalité de traitement consacré à l’article 20 de la Charte – et donc le droit primaire – plaide également en faveur d’une interprétation extensive du régime de la marge bénéficiaire à des services qui sont négociés comme des biens d’occasion.

76.      Toutefois, si l’or du jeu n’est pas acheté par un assujetti, et qu’il ne peut en principe être obtenu que par le jeu, cette comparabilité fait, selon nous, défaut. La possibilité qu’il existe une TVA résiduelle à prendre en compte serait également (généralement) exclue. Une application par analogie pour éviter la double imposition ne serait donc pas envisageable. C’est à la commission de renvoi qu’il appartient de décider si tel est le cas de l’or du jeu.

5.      Conclusion intermédiaire

77.      Afin de tenir compte des progrès techniques et en l’absence d’éléments indiquant que le négoce de services « d’occasion » a été exclu délibérément et pour des raisons objectives du régime de la marge bénéficiaire, une application par analogie des articles 311 et suivants de la directive TVA aux prestations de services négociables est envisageable. Ce qui importe, c’est que, sur un marché secondaire, ces services soient négociés de la même manière que les biens d’occasion normaux.

VI.    Conclusion

78.      Nous proposons donc de répondre aux questions préjudicielles posées par la Mokestinių ginčų komisija prie Lietuvos Respublikos Vyriausybės (commission des litiges fiscaux près le gouvernement de la République de Lituanie) de la manière suivante :

1)      L’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA doit être interprété en ce sens qu’il n’exonère que les opérations portant, d’une part, sur les moyens de paiement légaux et, d’autre part, sur les moyens de paiement sans cours légal, qui sont acceptés comme moyen de paiement direct contractuel entre opérateurs et qui, dans cette mesure, n’ont pas d’autres finalités que celle de moyen de paiement dans le commerce juridique.

2)      L’or du jeu (en tant que service électronique) ne sert pas seulement à procurer ultérieurement un avantage consommable sous la forme d’un service à déterminer qui engagerait l’émetteur d’un bon, mais constitue déjà en soi un avantage consommable. Il ne s’agit donc pas d’un bon au sens de l’article 30 bis de la directive TVA.

3)      Eu égard à l’évolution technologique, l’article 311, paragraphe 1, point 1), de la directive TVA doit faire l’objet d’une interprétation téléologique extensive en ce sens qu’il vise également les choses incorporelles transférables, pour autant qu’elles soient négociées, dans le commerce juridique, comme des choses physiques. L’élément déterminant est que ces services soient négociés sur un marché secondaire de la même manière que des biens d’occasion normaux et qu’ils incluent généralement une TVA résiduelle. C’est à la commission de renvoi qu’il appartient de décider si tel est le cas de l’or du jeu en l’espèce.


1      Langue originale : l’allemand.


2      Johann Wolfgang von Goethe (1749 – 1832), Faust. Ein Fragment. Leipzig, 1790, p 96. Dans: Deutsches Textarchiv, consulté le 8 septembre 2025 à l’adresse https://www.deutschestextarchiv.de/goethe_faustfragment_1790.


3      Directive du Conseil du 28 novembre 2006 (JO 2006, L 347, p. 1), dans la version applicable aux années litigieuses 2020 à 2023.


4      Arrêt du 21 octobre 2010, Nidera Handelscompagnie (C‑385/09, EU:C:2010:627, points 34 et suivants).


5      Arrêt du 21 mars 2000, Gabalfrisa e.a. (C‑110/98 à C‑147/98, EU:C:2000:145, points 39 et suivants).


6      Arrêt du 21 janvier 2020, Banco de Santander (C‑274/14, EU:C:2020:17, point 55).


7      Voir, à cet égard, arrêt du 21 janvier 2020, Banco de Santander (C‑274/14, EU:C:2020:17, points 72 et suivants).


8      Arrêt de la Cour du 22 octobre 2015 (C‑264/14, EU:C:2015:718, point 49).


9      Nos conclusions dans l’affaire Hedqvist (C‑264/14, EU:C:2015:498, points 29 et suivants).


10      Nos conclusions dans l’affaire Hedqvist (C‑264/14, EU:C:2015:498, points 38 et suivants).


11      Arrêts de la Cour du 22 octobre 2015, Hedqvist (C‑264/14, EU:C:2015:718, points 36 et 48), et du 19 avril 2007, Velvet & Steel Immobilien (C‑455/05, EU:C:2007:232, point 24).


12      Arrêt de la Cour du 22 octobre 2015, Hedqvist (C‑264/14, EU:C:2015:718, point 50).


13      Arrêt de la Cour du 22 octobre 2015, Hedqvist (C‑264/14, EU:C:2015:718, points 11 et 12).


14      Arrêt de la Cour du 22 octobre 2015, Hedqvist (C‑264/14, EU:C:2015:718, point 52).


15      Arrêt du 28 avril 2022, DSAB Destination Stockholm (C‑637/20, EU:C:2022:304, points 20 et 21). Pour le bon à usage unique, voir : arrêt du 18 avril 2024, Finanzamt O (Bon à usage unique) (C‑68/23, EU:C:2024:342, point 36).


16      Ces conclusions seront également lues le 11 septembre 2025.


17      Voir en détail arrêts du 17 mai 2023, État belge (Taxe sur la valeur ajoutée – Véhicules vendus pour pièces) (C‑365/22, EU:C:2023:415, point 23), du 18 mai 2017, Litdana (C‑624/15, EU:C:2017:389, point 26), du 18 janvier 2017, Sjelle Autogenbrug (C‑471/15, EU:C:2017:20, point 40), et du 1er avril 2004, Stenholmen (C‑320/02, EU:C:2004:213, point 25).


18      Expressément dans le contexte du régime de la marge bénéficiaire : arrêt du 29 novembre 2018, Mensing [C‑264/17, EU:C:2018:968, point 23, citant l’arrêt du 21 mars 2013, PFC Clinic (C‑91/12, EU:C:2013:198, point 23 et jurisprudence citée)]. Voir aussi arrêt du 1er août 2025, Galerie Karsten Greve (C-433/24, EU:C:2025:600, point 34).


19      Arrêt du 8 décembre 2005, Jyske Finans (C‑280/04, EU:C:2005:753, points 36 et suivants).


20      Arrêt du 8 décembre 2005, Jyske Finans (C‑280/04, EU:C:2005:753, point 42).


21      Arrêts du 18 janvier 2017, Sjelle Autogenbrug (C‑471/15, EU:C:2017:20, points 34 et suivants), et du 1er avril 2004, Stenholmen (C‑320/02, EU:C:2004:213, points 25 et 26) ; voir aussi arrêt du 17 mai 2023, État belge (Taxe sur la valeur ajoutée – Véhicules vendus pour pièces) (C‑365/22, EU:C:2023:415, point 23).


22      Comme l’indique également la Cour dans les arrêts du 1er août 2025, Galerie Karsten Greve (C‑433/24, EU:C:2025:600, point 31) ; du 29 novembre 2018, Mensing (C‑264/17, EU:C:2018:968, point 24) ; du 21 septembre 2017, Aviva (C‑605/15, EU:C:2017:718, point 24) ; du 3 mars 2011, Auto Nikolovi (C‑203/10, EU:C:2011:118, point 41), et du 8 décembre 2005, Jyske Finans (C‑280/04, EU:C:2005:753, point 34).


23      Arrêts du 11 juillet 2018, E LATS (C‑154/17, EU:C:2018:560, point 18), et du 17 avril 2018, Egenberger (C‑414/16, EU:C:2018:257, point 44).


24      Voir également à ce sujet arrêt du 29 novembre 2018, Mensing (C‑264/17, EU:C:2018:968, points 33 et 34).


25      Conclusions de l’avocat général Szpunar dans l’affaire Mensing (C‑180/22, EU:C:2023:242, points 46 et suivants).


26      Voir également, en ce qui concerne la genèse : arrêts du 9 juillet 1992, « K » Line Air Service Europe (C‑131/91, EU:C:1992:315, point 16), et du 5 décembre 1989, ORO Amsterdam Beheer (C‑165/88, EU:C:1989:608, point 11).


27      Proposition du 29 juin 1973 – JO 1973, C 80, p. 1 – qui a abouti à la disposition transitoire de l’article 32 de la sixième directive.


28      Proposition du 11 janvier 1978 – JO 1978, C 26, p. 2.


29      Proposition du 11 janvier 1989 – JO 1989, C 76, p. 10.


30      Proposition de la Commission du 3 février 1988 au Conseil – COM (88) 846 final. Une copie de la version allemande de cet exposé des motifs figure dans l’exposé des motifs élaboré lors de la transposition dans l’UStG allemande [loi relative à la taxe sur le chiffre d’affaires] – voir recommandation de décision et rapport du Finanzausschuss (commission des finances) du 13 février 1990 – BT-Drucksache 11/6420 (annexe 2) : « Proposition de directive du Conseil complétant le système commun de taxe sur la valeur ajoutée et modifiant les articles 32 et 28 de la directive 77/388/CEE – Régime particulier applicable aux biens d’occasion, aux objets d’art, d’antiquité et de collection » (doc. 4204/89 CE), Introduction.


31      BT-Drucksache 11/6420, annexe 2, sous I.


32      BT-Drucksache 11/6420, annexe 2, sous I. À la fin.


33      BT-Drucksache 11/6420, annexe 2, à l’article 1er, chapitre A.1.


34      BT-Drucksache 11/6420, annexe 2, à l’article 1er, chapitre A.1. Voir aussi arrêts du 1er août 2025, Galerie Karsten Greve (C‑433/24, EU:C:2025:600, point 39), et du 29 novembre 2018, Mensing (C‑264/17, EU:C:2018:968, point 36).


35      Arrêts du 1er août 2025, Galerie Karsten Greve (C‑433/24, EU:C:2025:600, point 36) ; du 11 juillet 2018, E LATS (C‑154/17, EU:C:2018:560, point 27) ; du 18 mai 2017, Litdana (C‑624/15, EU:C:2017:389, point 25) ; du 18 janvier 2017, Sjelle Autogenbrug (C‑471/15, EU:C:2017:20, point 39) ; du 3 mars 2011, Auto Nikolovi (C‑203/10, EU:C:2011:118, point 47), et du 8 décembre 2005, Jyske Finans (C‑280/04, EU:C:2005:753, points 37 et 41).


36      Arrêt du 7 mars 2017, RPO (C‑390/15, EU:C:2017:174, points 38 et suivants).


37      Conclusions de l’avocat général Szpunar dans l’affaire Galerie Karsten Greve (C‑433/24, EU:C:2025:438, point 29).


38      Arrêt du 1er août 2025, Galerie Karsten Greve (C‑433/24, EU:C:2025:600, points 41 et suivants).


39      C'est également l'avis de fiscalistes très connus (du moins en Allemagne) : Wäger, C., Neues aus Europa : Der Gleichbehandlungsgrundsatz und seine Bedeutung für die MwStSystRL, Deutsches Steuerrecht 2017, p. 2017 (2020 et 2021) ; Stadie, H., dans Rau/Dürrwächter, Kommentar zum UStG, Introduction point 613 (état : janvier 2024) ; Hey, J./Hoffsümmer, P., Umsatzsteuerliche Behandlung des Handels mit Eintrittskarten für Sportveranstaltungen und Musikveranstaltungen, Umsatzsteuer-Rundschau 2005, p. 641 (648).