ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)
25 novembre 2025 (*)
« Renvoi préjudiciel – Citoyenneté de l’Union – Articles 20 et 21 TFUE – Articles 7 et 21 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Droit de libre circulation et de libre séjour sur le territoire des États membres – Citoyens de l’Union de même sexe ayant contracté un mariage lors de l’exercice de ce droit – Obligation pour l’État membre d’origine de reconnaître et de transcrire l’acte de mariage dans le registre d’état civil – Réglementation nationale ne permettant pas une telle reconnaissance et une telle transcription au motif que le mariage entre personnes de même sexe n’est pas autorisé »
Dans l’affaire C‑713/23,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne), par décision du 8 novembre 2023, parvenue à la Cour le 23 novembre 2023, dans la procédure
Jakub Cupriak-Trojan,
Mateusz Trojan
contre
Wojewoda Mazowiecki,
en présence de :
Prokurator Prokuratury Okręgowej w Warszawie,
Prokurator Regionalny w Warszawie,
LA COUR (grande chambre),
composée de M. K. Lenaerts, président, M. T. von Danwitz, vice‑président, M. F. Biltgen, Mme K. Jürimäe (rapporteure), MM. C. Lycourgos, J. Passer et Mme O. Spineanu‑Matei, présidents de chambre, MM. S. Rodin, E. Regan, D. Gratsias, M. Gavalec, Z. Csehi et N. Fenger, juges,
avocat général : M. J. Richard de la Tour,
greffier : Mme M. Siekierzyńska, administratrice,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 3 décembre 2024,
considérant les observations présentées :
– pour MM. Jakub Cupriak-Trojan et Mateusz Trojan, par Mes P. Knut, A. Kula et A. Mazurczak, adwokaci,
– pour le Wojewoda Mazowiecki, par M. K. Płowucha, radca prawny,
– pour le Prokurator Prokuratury Okręgowej w Warszawie, par Mme M. Gawarecka et M. B. Nowak,
– pour le Prokurator Regionalny w Warszawie, par Mmes M. Adamajtys et H. Więckowska,
– pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna, Mmes M. Malczewska et A. Siwek-Ślusarek, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement allemand, par MM. J. Möller et R. Kanitz, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement espagnol, par Mme A. Pérez-Zurita Gutiérrez et M. A. Torró Molés, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement hongrois, par Mme Zs. Biró-Tóth et M. M. Z. Fehér, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement néerlandais, par Mmes M. K. Bulterman et A. Hanje, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par Mmes J. Hottiaux et E. Montaguti, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 3 avril 2025,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 20, paragraphe 2, sous a), et de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lus à la lumière de l’article 7 et de l’article 21, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), ainsi que de l’article 2, point 2, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) no 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE (JO 2004, L 158, p 77, et rectificatif JO 2004, L 229, p. 35).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant MM. Jakub Cupriak-Trojan et Mateusz Trojan (ci-après, ensemble, les « époux en cause au principal ») au Wojewoda Mazowiecki (voïvode de Mazovie, Pologne) au sujet d’une demande de reconnaissance et de transcription, dans le registre d’état civil polonais, de leur acte de mariage contracté en Allemagne.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
Les traités UE et FUE
3 Aux termes de l’article 4, paragraphe 2, TUE :
« L’Union [européenne] respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. »
4 L’article 20 TFUE dispose :
« 1. Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas.
2. Les citoyens de l’Union jouissent des droits et sont soumis aux devoirs prévus par les traités. Ils ont, entre autres :
a) le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres ;
[...]
Ces droits s’exercent dans les conditions et limites définies par les traités et par les mesures adoptées en application de ceux-ci. »
5 L’article 21, paragraphe 1, TFUE prévoit :
« Tout citoyen de l’Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et conditions prévues par les traités et par les dispositions prises pour leur application. »
La Charte
6 L’article 7 de la Charte, intitulé « Respect de la vie privée et familiale », dispose :
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. »
7 L’article 9 de la Charte, intitulé « Droit de se marier et droit de fonder une famille », énonce :
« Le droit de se marier et le droit de fonder une famille sont garantis selon les lois nationales qui en régissent l’exercice. »
8 L’article 21 de la Charte, intitulé « Non-discrimination », prévoit, à son paragraphe 1 :
« Est interdite toute discrimination fondée notamment sur [...] l’orientation sexuelle. »
La directive 2004/38
9 Aux termes de l’article 1er, sous a), de la directive 2004/38, celle-ci concerne notamment les conditions d’exercice du droit des citoyens de l’Union et des membres de leur famille de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres.
10 L’article 2, point 2, de cette directive définit la notion de « membre de la famille » aux fins de celle-ci. Conformément à l’article 2, point 2, sous a), de celle-ci constitue un tel membre de la famille « le conjoint ».
Le droit polonais
La Constitution
11 Aux termes de l’article 18 de la Konstytucja Rzeczypospolitej Polskiej (Constitution de la République de Pologne, ci-après la « Constitution ») :
« La République de Pologne sauvegarde et protège le mariage en tant qu’union de la femme et de l’homme, la famille, la maternité et la qualité de parents. »
12 L’article 47 de la Constitution dispose :
« Toute personne a le droit à la protection juridique de sa vie privée, de sa vie familiale, de son honneur et de sa bonne réputation, et le droit de décider de sa vie personnelle. »
La loi portant code de la famille et de la tutelle
13 L’article 1er, paragraphe 1, du l’ustawa – Kodeks rodzinny i opiekuńczy (loi portant code de la famille et de la tutelle), du 25 février 1964 (Dz. U. no 9, position 59), dans sa version applicable au litige au principal, prévoit :
« Le mariage est contracté lorsqu’un homme et une femme qui sont simultanément présents déclarent devant le chef du bureau de l’état civil s’unir par les liens du mariage. »
La loi sur les actes de l’état civil
14 Aux termes de l’article 3 de l’ustawa – Prawo o aktach stanu cywilnego (loi sur les actes de l’état civil), du 28 novembre 2014 (Dz. U., position 1741), dans sa version applicable au litige au principal (ci‑après la « loi sur les actes de l’état civil ») :
« Les actes d’état civil constituent la seule preuve des faits qui y sont constatés ; leur fausseté ne peut être démontrée que dans le cadre d’une procédure juridictionnelle. »
15 L’article 104 de cette loi dispose :
« 1. Un document d’état civil étranger constituant la preuve d’un évènement et de son enregistrement peut être reporté au registre d’état civil par voie de transcription.
2. La transcription consiste en un report fidèle et littéral du contenu du document d’état civil étranger, tant sur le plan linguistique que [sur le plan] formel, sans aucune modification de la graphie des prénoms et des noms des personnes désignées dans le document d’état civil étranger.
[...]
5. La transcription est obligatoire lorsqu’un citoyen polonais visé par un document d’état civil étranger est titulaire d’un acte d’état civil attestant d’évènements antérieurs, établi sur le territoire de la République de Pologne, et que ledit citoyen demande l’exécution d’une mesure relevant de l’enregistrement de l’état civil, ou sollicite un document d’identité polonais ou un numéro PESEL [numéro d’identification des personnes physiques de nationalité polonaise].
[...] »
16 L’article 105, paragraphe 1, de ladite loi est libellé comme suit :
« Le contenu du document d’état civil étranger est reporté au registre d’état civil au moyen d’un acte matériel et technique ; il est fait mention de la transcription dans l’acte d’état civil. »
17 L’article 107 de la même loi prévoit :
« Le chef du bureau d’état civil refuse d’effectuer la transcription si :
[...]
3) celle-ci est contraire aux principes fondamentaux de l’ordre juridique de la République de Pologne. »
La loi sur le droit international privé
18 L’article 7 de l’ustawa – Prawo prywatne międzynarodowe (loi sur le droit international privé), du 4 février 2011 (Dz. U. no 80, position 432), dans sa version applicable au litige au principal, énonce :
« Il n’est pas fait application de la loi étrangère dans le cas où la mise en œuvre de celle-ci produirait des effets contraires aux principes fondamentaux de l’ordre juridique de la République de Pologne. »
La loi portant code de procédure civile
19 L’article 1138 de l’ustawa – Kodeks postępowania cywilnego (loi portant code de procédure civile), du 17 novembre 1964 (Dz. U. no 43, position 296), dans sa version applicable au litige au principal, prévoit :
« Les documents publics étrangers ont la même force probante que les documents publics polonais. [...] »
Le litige au principal et la question préjudicielle
20 M. Cupriak-Trojan, ayant la double nationalité polonaise et allemande, et M. Trojan, un ressortissant polonais, se sont mariés à Berlin (Allemagne) le 6 juin 2018. Il ressort de la décision de renvoi que, à la date de l’introduction de la demande de décision préjudicielle, ils séjournaient en Allemagne, mais souhaitaient se rendre en Pologne et y séjourner en tant que couple marié.
21 À l’occasion de ce mariage, M. Cupriak-Trojan a fait du nom de famille de M. Trojan la seconde partie de son propre nom de famille. À la demande de M. Cupriak-Trojan, le Kierownik Urzędu Stanu Cywilnego m.st. Warszawy (chef du bureau de l’état civil de Varsovie, Pologne) a adopté une décision par laquelle son nom de famille a été modifié de la même manière en Pologne.
22 En outre, M. Cupriak-Trojan a introduit auprès du chef du bureau de l’état civil de Varsovie une demande de transcription de l’acte de mariage conclu en Allemagne dans le registre d’état civil polonais. Par décision du 8 août 2019, cette demande a été rejetée au motif que le droit polonais ne prévoit pas le mariage entre personnes de même sexe et que, de ce fait, la transcription d’un tel acte de mariage étranger violerait les principes fondamentaux consacrés par l’ordre juridique de la République de Pologne.
23 Les époux en cause au principal ont contesté cette décision auprès du voïvode de Mazovie. Ce dernier a confirmé ladite décision et a également constaté une contradiction entre la forme de l’acte de mariage allemand et son équivalent polonais. Il a estimé que, en cas de transcription de l’acte de mariage conclu en Allemagne, le chef du bureau de l’état civil de Varsovie devrait inscrire les prénoms et les noms des deux hommes, dont l’un serait mentionné sous la rubrique « femme ». Toutefois, dès lors que, en Pologne, le mariage ne peut être conclu qu’entre un homme et une femme, il serait illicite d’inscrire deux hommes à l’état civil en tant qu’époux, et ce nonobstant la désignation des différentes rubriques dans le modèle d’acte.
24 Les époux en cause au principal ont introduit un recours contre la décision du voïvode de Mazovie devant le Wojewódzki Sąd Administracyjny w Warszawie (tribunal administratif de voïvodie de Varsovie, Pologne), en faisant notamment valoir que l’obligation de protéger le mariage en tant qu’union entre un homme et une femme, telle qu’énoncée à l’article 18 de la Constitution, n’a pas pour effet d’interdire qu’il soit pris acte d’un mariage conclu à l’étranger entre deux personnes de même sexe.
25 Par jugement du 1er juillet 2020, cette juridiction a rejeté ce recours au motif, notamment, que la transcription d’un acte de mariage, tel que celui en cause au principal, violerait les principes fondamentaux consacrés par l’ordre juridique polonais, au sens de l’article 107, point 3, de la loi sur les actes de l’état civil. En effet, retenir le raisonnement des époux en cause au principal conduirait à faire coexister dans l’ordre juridique national les mariages conclus entre une femme et un homme et ceux conclus entre des personnes de même sexe, ce qui n’est prévu ni par la Constitution ni par les lois nationales, notamment la loi portant code de la famille et de la tutelle, dans sa version applicable au litige au principal. Ladite juridiction a également estimé que le refus de transcription d’un tel acte de mariage ne violait ni les articles 8 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), lus en combinaison avec l’article 12 de cette convention, ni l’article 21, paragraphe 1, TFUE. En effet, le litige au principal concernerait une question relative à l’état civil sans rapport avec le droit de circuler et de séjourner dans un État membre.
26 Les époux en cause au principal ont formé un pourvoi en cassation contre ce jugement devant le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne), qui est la juridiction de renvoi. Ils considèrent que la non-reconnaissance de leur mariage constitue une restriction disproportionnée à leur liberté de circulation et de séjour sur le territoire des États membres, du fait de l’appréciation différente de leur état civil en Pologne et en Allemagne. Cela les découragerait, voire les empêcherait, d’exercer cette liberté de circulation. En particulier, la perspective de vivre sous deux états civils différents, à savoir en tant que personnes mariées en Allemagne et en tant que personnes célibataires en Pologne, et de ne pas pouvoir poursuivre, en Pologne, la même vie privée et familiale que celle qu’ils menaient en Allemagne serait susceptible de les dissuader de séjourner sur le territoire de la République de Pologne.
27 La juridiction de renvoi éprouve des doutes quant à l’interprétation de l’article 20, paragraphe 2, sous a), et de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lus à la lumière de l’article 7 et de l’article 21, paragraphe 1, de la Charte.
28 Cette juridiction fait observer que, en Pologne, la transcription d’un document d’état civil étranger consiste en un report fidèle et littéral, dans le registre d’état civil polonais, du contenu de ce document, tant sur le plan linguistique que sur le plan formel, sans aucune modification de la graphie des prénoms et des noms des personnes désignées dans ledit document. Son contenu serait reporté au registre d’état civil au moyen d’un acte matériel et technique, et il serait fait mention de la transcription dans l’acte d’état civil. La transcription ferait naître un acte d’état civil polonais qui se « détache » de l’acte original dans lequel est consigné l’évènement, et dont le sort ultérieur dans l’ordre juridique polonais serait indépendant du sort de l’acte étranger. Conformément à l’article 3 de la loi sur les actes de l’état civil, la transcription d’un acte d’état civil étranger aurait pour effet juridique direct de créer un acte d’état civil polonais qui aurait une force probante équivalente aux actes d’état civil établis en Pologne.
29 La juridiction de renvoi relève que les questions d’état civil ainsi que les règles relatives au mariage qui s’y rattachent sont des matières relevant de la compétence des États membres. Elle s’interroge toutefois sur le point de savoir si la différence entre les règles applicables en Allemagne et celles applicables en Pologne n’a pas pour effet de porter atteinte à la liberté reconnue à tout citoyen de l’Union de circuler et de séjourner sur le territoire des États membres.
30 Dans ce contexte, en se référant à l’arrêt du 24 novembre 2016, Parris (C‑443/15, EU:C:2016:897, point 59), la juridiction de renvoi souligne que les États membres disposent d’une marge d’appréciation pour introduire ou non le mariage entre personnes de même sexe dans leur ordre juridique. Cependant, selon la jurisprudence de la Cour, les États membres seraient tenus, dans l’exercice de leurs compétences, de respecter le droit de l’Union et, notamment, le droit de libre circulation et de séjour.
31 Selon la jurisprudence de la Cour issue des arrêts du 5 juin 2018, Coman e.a. (C‑673/16, EU:C:2018:385), et du 14 décembre 2021, Stolichna obshtina, rayon « Pancharevo » (C‑490/20, EU:C:2021:1008), les droits reconnus aux ressortissants des États membres par le droit de l’Union incluent également celui de mener une vie familiale normale tant dans l’État membre d’accueil que dans l’État membre dont ils possèdent la nationalité, lors du retour dans cet État membre, en y bénéficiant de la présence à leurs côtés des membres de leur famille. En conséquence, la juridiction de renvoi s’interroge notamment sur la restriction du droit des époux en cause au principal de mener une vie familiale dans l’État membre dont ils possèdent la nationalité, en l’occurrence en Pologne, en tant que couple marié, et de la jouissance des droits y afférents.
32 À cet égard, la juridiction de renvoi relève que, jusqu’à présent, selon la jurisprudence nationale, le droit de l’Union ne prévoit pas d’obligation absolue de transcrire dans le registre national d’état civil des actes d’état civil établis dans d’autres États membres, y compris le mariage, et que le refus de transcrire un document d’état civil étranger peut être justifié par l’application de l’article 107, point 3, de la loi sur les actes de l’état civil. Les juridictions nationales auraient également jugé que l’introduction du mariage entre personnes de même sexe dans l’ordre juridique polonais par voie de transcription dans le registre d’état civil peut soulever des questions quant à la possibilité d’assimiler une telle union au mariage tel que prévu par le droit civil polonais. Toutefois, la juridiction de renvoi observe également que les juridictions nationales n’ont pas encore procédé, en la matière, à un examen approfondi de ces questions dans le contexte de la liberté de circulation et de séjour, compte tenu des droits fondamentaux consacrés à l’article 7 et à l’article 21, paragraphe 1 de la Charte.
33 À cet égard, la juridiction de renvoi se réfère à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à la reconnaissance juridique des unions entre personnes de même sexe dans le contexte, en particulier, du droit au respect de la vie privée et familiale, consacré à l’article 8 de la CEDH.
34 La juridiction de renvoi envisage deux hypothèses pour la résolution du litige au principal, la première ayant sa préférence. D’une part, elle estime qu’il pourrait être justifié d’interpréter l’article 20, paragraphe 2, sous a), et l’article 21, paragraphe 1, TFUE en ce sens qu’un refus de transcription, semblable à celui en cause au principal, constitue un manquement de l’État membre concerné au droit des citoyens de l’Union de mener une vie familiale en tant que personnes mariées, dont l’acte de mariage est inscrit dans le registre d’état civil d’un autre État membre, de même que le signe d’une discrimination fondée sur le sexe et l’orientation sexuelle. Il s’ensuivrait que ce refus empêcherait ces personnes d’exercer pleinement leur droit de circuler et de séjourner librement dans cet État membre.
35 D’autre part, ces deux dispositions pourraient être interprétées en ce sens qu’elles ne s’opposent pas à un refus de transcription, tel que celui en cause au principal, en ce que ce refus ne priverait pas les citoyens de l’Union de leur droit de circuler et de séjourner librement dans l’État membre qui a refusé une telle transcription. En l’espèce, un document public d’état civil étranger délivré dans un autre État membre, y compris un document attestant un mariage, aurait la même force probante que les documents publics délivrés par les autorités polonaises. L’utilisation d’un tel document public établi dans un autre État membre ne serait soumise à aucune autre restriction que celle imposant de le traduire dans la langue nationale.
36 Dans ces conditions, le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« Les dispositions de l’article 20, paragraphe 2, sous a), et de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lues en combinaison avec l’article 7 et l’article 21, paragraphe 1, de la [Charte], ainsi qu’avec l’article 2, [point] 2, de la directive [2004/38], doivent-elles être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à ce que les autorités compétentes d’un État membre dont est ressortissant un citoyen de l’Union qui a conclu un mariage avec un autre citoyen de l’Union (une personne de même sexe) dans l’un des États membres, conformément à la législation de ce dernier État, puissent refuser de reconnaître cet acte de mariage et de le reporter par voie de transcription dans le registre national de l’état civil, en empêchant ces personnes de séjourner dans ledit État sous l’état civil résultant de leur mariage et sous un même nom de famille, au motif que le droit de l’État d’accueil ne prévoit pas le mariage entre personnes de même sexe ? »
Sur la question préjudicielle
37 À titre liminaire, il convient de constater que la question préjudicielle porte sur les articles 20 et 21 TFUE, lus à la lumière de la Charte ainsi que de l’article 2, point 2, de la directive 2004/38. Or, le litige au principal concerne la demande des époux en cause au principal de voir leur acte de mariage conclu en Allemagne transcrit dans le registre d’état civil polonais afin de se voir reconnaître leur qualité de personnes mariées en Pologne, lequel est l’État membre dont ils ont la nationalité. Ainsi, l’objet de ce litige ne relève pas du champ d’application de cette directive, qui régit uniquement les conditions d’entrée et de séjour d’un citoyen de l’Union dans les États membres autres que celui dont il a la nationalité (voir, en ce sens, arrêt du 5 juin 2018, Coman e.a., C‑673/16, EU:C:2018:385, point 20 ainsi que jurisprudence citée).
38 Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que, par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 20 et l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lus à la lumière de l’article 7 et de l’article 21, paragraphe 1, de la Charte, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à la réglementation d’un État membre qui, au motif que le droit de cet État membre n’autorise pas le mariage entre personnes de même sexe, ne permet pas de reconnaître le mariage entre deux ressortissants de même sexe dudit État membre légalement conclu lors de l’exercice de leur liberté de circulation et de séjour dans un autre État membre, dans lequel ils ont développé ou consolidé une vie de famille, ni de transcrire à cette fin l’acte de mariage dans le registre d’état civil du premier État membre.
39 Il convient de relever que M. Cupriak-Trojan, qui a la double nationalité polonaise et allemande, et M. Trojan, en tant que ressortissant polonais, jouissent, tous les deux, en vertu de l’article 20, paragraphe 1, TFUE, du statut de citoyen de l’Union.
40 Ce statut de citoyen de l’Union constitue le statut fondamental des ressortissants des États membres [arrêts du 20 septembre 2001, Grzelczyk, C‑184/99, EU:C:2001:458, point 31, et du 29 avril 2025, Commission/Malte (Citoyenneté par investissement), C‑181/23, EU:C:2025:283, point 92].
41 L’article 20, paragraphe 2, ainsi que les articles 21 et 22 TFUE attachent une série de droits audit statut. Conformément à l’article 20, paragraphe 2, sous a), et à l’article 21, paragraphe 1, TFUE, la citoyenneté de l’Union confère à chaque citoyen de l’Union, notamment, un droit fondamental et individuel de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et des restrictions fixées par le traité FUE et des mesures adoptées en vue de leur application (arrêts du 7 octobre 2010, Lassal, C‑162/09, EU:C:2010:592, point 29 ; du 13 septembre 2016, Rendón Marín, C‑165/14, EU:C:2016:675, point 70, et du 4 octobre 2024, Mirin, C‑4/23, EU:C:2024:845, point 52).
42 Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour, un ressortissant d’un État membre qui, en sa qualité de citoyen de l’Union, a exercé sa liberté de circuler et de séjourner dans un État membre autre que son État membre d’origine peut se prévaloir des droits afférents à cette qualité, notamment de ceux prévus à l’article 21, paragraphe 1, TFUE, y compris, le cas échéant, à l’égard de son État membre d’origine (arrêts du 23 octobre 2007, Morgan et Bucher, C‑11/06 et C‑12/06, EU:C:2007:626, point 22, ainsi que du 5 juin 2018, Coman e.a., C‑673/16, EU:C:2018:385, point 31).
43 Les droits reconnus aux ressortissants des États membres par cette disposition incluent celui de mener une vie familiale normale tant dans l’État membre d’accueil que dans l’État membre dont ils possèdent la nationalité, lors du retour dans cet État membre, en y bénéficiant de la présence, à leurs côtés, des membres de leur famille, y compris de leur conjoint (voir, en ce sens, arrêts du 14 novembre 2017, Lounes, C‑165/16, EU:C:2017:862, point 52, ainsi que du 5 juin 2018, Coman e.a., C‑673/16, EU:C:2018:385, points 32 et 34).
44 À cet égard, s’agissant des membres de la famille d’un citoyen de l’Union qui sont des ressortissants d’un pays tiers, la Cour a jugé que, lorsque, à l’occasion d’un séjour effectif du citoyen de l’Union dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité, en vertu et dans le respect des conditions prévues par la directive 2004/38, une vie de famille s’est développée ou consolidée dans cet État membre, l’effet utile des droits que le citoyen de l’Union concerné tire de l’article 21, paragraphe 1, TFUE exige que la vie de famille que ce citoyen a menée dans ledit État membre puisse être poursuivie lors de son retour dans l’État membre dont il possède la nationalité, ce qui implique notamment l’obligation pour ce dernier d’octroyer un droit de séjour dérivé au membre de la famille concerné, ressortissant d’un pays tiers. En effet, en l’absence d’un tel droit de séjour dérivé, ce citoyen de l’Union pourrait être dissuadé de quitter l’État membre dont il a la nationalité afin d’exercer son droit de séjour, en vertu de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, dans un autre État membre ou de retourner dans son État membre d’origine après avoir exercé ce droit, en raison du fait qu’il n’a pas la certitude de pouvoir poursuivre dans celui-ci la vie de famille qu’il a développée ou consolidée dans l’État membre d’accueil (voir, en ce sens, arrêts du 11 décembre 2007, Eind, C‑291/05, EU:C:2007:771, points 35 et 36, ainsi que du 12 mars 2014, O. et B., C‑456/12, EU:C:2014:135, point 54).
45 La Cour a, notamment, déjà eu l’occasion de constater l’existence d’une telle obligation d’octroi d’un droit de séjour dérivé au conjoint d’un citoyen de l’Union, dans une situation où ce conjoint était un ressortissant d’un pays tiers de même sexe que le citoyen de l’Union et où le mariage avec ce dernier a été légalement conclu dans l’État membre d’accueil (voir, en ce sens, arrêt du 5 juin 2018, Coman e.a., C‑673/16, EU:C:2018:385, points 53 et 56).
46 S’agissant de la situation de deux citoyens de l’Union qui, comme dans l’affaire au principal, mènent une vie commune dans l’État membre d’accueil et y ont conclu un mariage conformément au droit de ce dernier État membre, l’effet utile des droits que ces citoyens tirent de l’article 21, paragraphe 1, TFUE exige à plus forte raison que ces citoyens puissent avoir la certitude de pouvoir poursuivre dans l’État membre dont ils sont originaires la vie de famille qu’ils ont développée ou consolidée dans l’État membre d’accueil, en particulier par l’effet de leur mariage.
47 Certes, en l’état actuel du droit de l’Union, les règles relatives au mariage relèvent de la compétence des États membres et le droit de l’Union ne saurait porter atteinte à cette compétence. Ces États membres sont ainsi libres de prévoir ou non, dans leur droit national, le mariage pour des personnes de même sexe (voir, en ce sens, arrêts du 5 juin 2018, Coman e.a., C‑673/16, EU:C:2018:385, point 37, ainsi que du 14 décembre 2021, Stolichna obshtina, rayon « Pancharevo », C‑490/20, EU:C:2021:1008, point 52).
48 Toutefois, dans l’exercice de cette compétence, chaque État membre doit respecter le droit de l’Union et, en particulier, les dispositions du traité FUE relatives à la liberté reconnue à tout citoyen de l’Union de circuler et de séjourner sur le territoire des États membres, en reconnaissant, à cette fin, l’état des personnes établi dans un autre État membre conformément au droit de celui-ci (arrêts du 14 décembre 2021, Stolichna obshtina, rayon « Pancharevo », C‑490/20, EU:C:2021:1008, point 52, et du 4 octobre 2024, Mirin, C‑4/23, EU:C:2024:845, point 53).
49 En l’occurrence, il ressort des éléments fournis par la juridiction de renvoi que les époux en cause au principal demandent aux autorités polonaises de transcrire dans le registre d’état civil polonais l’acte de mariage qu’ils ont conclu lors de l’exercice de leur liberté de circulation et de séjour en Allemagne, aux fins de la reconnaissance de ce mariage en Pologne. Cette demande a été rejetée au motif que le droit polonais n’autorise pas le mariage entre personnes de même sexe et ne permet donc pas une telle transcription.
50 La juridiction de renvoi a des doutes quant aux conséquences d’un tel refus sur la possibilité de ces époux à poursuivre en Pologne la vie de famille développée ou consolidée en Allemagne par l’effet de leur mariage. À ce titre, et sous réserve des vérifications de cette juridiction, lesdits époux ont précisé, dans leurs observations soumises à la Cour, que, pendant une certaine période durant laquelle M. Trojan vivait et travaillait en Pologne, M. Cupriak-Trojan était au chômage sans être couvert par l’assurance maladie publique, alors qu’il l’aurait été si les effets de leur mariage avaient été reconnus en Pologne. De même, la demande de mise à jour du nom de famille de M. Cupriak-Trojan dans le registre foncier a été autorisée par une juridiction polonaise pour l’un des biens immobiliers lui appartenant, mais a été rejetée par une autre juridiction polonaise pour un autre bien, au motif que l’acte de mariage entre personnes du même sexe n’était pas accepté pour fonder une telle demande.
51 À cet égard, il y a lieu de constater que le refus, par les autorités d’un État membre dont deux citoyens de l’Union de même sexe ont la nationalité, de reconnaître le mariage que ceux-ci ont légalement conclu en application des procédures prévues à cet effet dans un autre État membre, dans lequel ces citoyens de l’Union ont fait usage de leur liberté de circuler et de séjourner, est susceptible d’entraver l’exercice du droit consacré à l’article 21 TFUE, dès lors qu’un tel refus est de nature à engendrer pour ceux-ci de sérieux inconvénients d’ordre administratif, professionnel et privé (voir, par analogie, arrêt du 4 octobre 2024, Mirin, C‑4/23, EU:C:2024:845, point 55 et jurisprudence citée).
52 En particulier, un tel refus empêche lesdits citoyens de l’Union, qui ont développé ou consolidé une vie de famille lors de leur séjour dans l’État membre d’accueil, en y vivant en tant que personnes mariées, de poursuivre cette vie de famille en bénéficiant de ce statut juridique, certain et opposable aux tiers, et les contraint de vivre en tant que personnes célibataires après leur retour dans leur État membre d’origine.
53 Ainsi, en l’absence de reconnaissance de ce mariage dans l’État membre d’origine, il existe un risque concret que les mêmes citoyens soient sérieusement entravés dans l’organisation de leur vie de famille lors de leur retour dans cet État membre, dès lors qu’ils se trouvent dans l’impossibilité, dans de nombreuses actions de la vie quotidienne, tant dans la sphère publique que dans la sphère privée, de faire valoir leur statut marital, qui a pourtant été légalement établi dans l’État membre d’accueil.
54 Il s’ensuit que le refus, par les autorités d’un État membre, de reconnaître le mariage de deux citoyens de l’Union de même sexe, conclu lors de leur séjour dans un autre État membre, constitue une entrave à l’exercice du droit de ces citoyens, consacré à l’article 21, paragraphe 1, TFUE, de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres. En effet, un tel refus aura pour conséquence que lesdits citoyens de l’Union se voient privés de la possibilité de retourner dans l’État membre dont ils sont ressortissants en y poursuivant la vie de famille développée ou consolidée dans l’État membre d’accueil.
55 Cela étant, conformément à une jurisprudence constante, une restriction à la libre circulation des personnes qui, comme dans l’affaire au principal, est indépendante de la nationalité des personnes concernées, peut être justifiée si elle est fondée sur des considérations objectives d’intérêt général et si elle est proportionnée à l’objectif légitimement poursuivi par le droit national (arrêt du 5 juin 2018, Coman e.a., C‑673/16, EU:C:2018:385, point 41 ainsi que jurisprudence citée). En outre, lorsqu’une mesure d’un État membre qui restreint une liberté fondamentale garantie par le traité FUE est justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général reconnue par le droit de l’Union, une telle mesure doit être considérée comme mettant en œuvre le droit de l’Union, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, de telle sorte qu’elle doit être conforme aux droits fondamentaux consacrés par cette dernière (voir, en ce sens, arrêts du 30 avril 2014, Pfleger e.a., C‑390/12, EU:C:2014:281, point 36, ainsi que du 10 juillet 2025, INTERZERO e.a., C‑254/23, EU:C:2025:569, point 105).
56 Il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’une mesure est proportionnée lorsque, tout en étant apte à la réalisation de l’objectif poursuivi, elle ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (arrêt du 5 juin 2018, Coman e.a., C‑673/16, EU:C:2018:385, point 41 ainsi que jurisprudence citée). En outre, un objectif d’intérêt général ne saurait être poursuivi sans tenir compte du fait qu’il doit être concilié avec les droits fondamentaux concernés par la mesure, en effectuant une pondération équilibrée entre, d’une part, cet objectif et, d’autre part, les droits en cause, afin d’assurer que les inconvénients causés par cette mesure ne soient pas démesurés par rapport aux buts visés [arrêts du 22 novembre 2022, Luxembourg Business Registers, C‑37/20 et C‑601/20, EU:C:2022:912, point 64 ; du 23 mars 2023, Generalstaatsanwaltschaft Bamberg (Exception au principe ne bis in idem), C‑365/21, EU:C:2023:236, point 59, ainsi que du 10 juillet 2025, INTERZERO e.a., C‑254/23, EU:C:2025:569, point 109].
57 En l’occurrence, il ressort des indications de la juridiction de renvoi que la demande des époux en cause au principal, consistant en ce que l’acte de mariage conclu en Allemagne soit transcrit dans le registre d’état civil polonais aux fins de la reconnaissance de ce mariage en Pologne, a été rejetée au motif que le droit polonais n’autorise pas le mariage entre personnes de même sexe et que, par conséquent, une telle transcription violerait les principes fondamentaux consacrés par l’ordre juridique polonais.
58 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, conformément à l’article 4, paragraphe 2, TUE, l’Union respecte l’identité nationale de ses États membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles (arrêt du 5 juin 2018, Coman e.a., C‑673/16, EU:C:2018:385, point 43 ainsi que jurisprudence citée).
59 En outre, conformément à l’article 9 de la Charte, le droit de se marier et le droit de fonder une famille sont garantis selon les lois nationales qui en régissent l’exercice.
60 Par ailleurs, la Cour a itérativement jugé que la notion d’« ordre public » en tant que justification d’une dérogation à une liberté fondamentale doit être entendue strictement, de telle sorte que sa portée ne saurait être déterminée unilatéralement par chacun des États membres sans contrôle des institutions de l’Union. Il en découle que l’ordre public ne peut être invoqué qu’en cas de menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société (arrêt du 5 juin 2018, Coman e.a., C‑673/16, EU:C:2018:385, point 44 ainsi que jurisprudence citée).
61 Or, l’obligation, pour l’État membre d’origine, de reconnaître un mariage entre citoyens de l’Union de même sexe conclu dans l’État membre d’accueil lors de l’exercice de leur liberté de circulation et de séjour, afin de leur permettre de retourner dans l’État membre dont ils sont ressortissants et d’y poursuivre leur vie de famille en bénéficiant de leur statut marital légalement établi dans l’État membre d’accueil, ne porte pas atteinte à l’institution du mariage dans l’État membre d’origine, laquelle est définie par le droit national et relève, ainsi qu’il a été rappelé au point 47 du présent arrêt, de la compétence des États membres. En effet, elle n’implique pas, pour ce dernier État membre, l’obligation de prévoir, dans son droit national, l’institution du mariage entre personnes de même sexe. Elle est limitée à l’obligation de garantir la reconnaissance de tels mariages, conclus dans l’État membre d’accueil conformément au droit de celui-ci, et cela aux fins de l’exercice des droits que ces citoyens tirent du droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 5 juin 2018, Coman e.a., C‑673/16, EU:C:2018:385, point 45, ainsi que du 14 décembre 2021, Stolichna obshtina, rayon « Pancharevo », C‑490/20, EU:C:2021:1008, points 56 et 57).
62 Ainsi, une telle obligation de reconnaissance ne méconnaît pas l’identité nationale ni ne menace l’ordre public de l’État membre d’origine.
63 Il importe d’ajouter, compte tenu de la jurisprudence rappelée au point 55 du présent arrêt, qu’une mesure nationale qui est de nature à entraver l’exercice de la libre circulation des personnes ne peut être justifiée que lorsque cette mesure est conforme aux droits fondamentaux garantis par la Charte dont la Cour assure le respect et, en particulier, au droit au respect de la vie privée et familiale, visé à l’article 7 de celle-ci, ainsi qu’à l’interdiction de toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, visée à son article 21, paragraphe 1 (voir, en ce sens, arrêts du 5 juin 2018, Coman e.a., C‑673/16, EU:C:2018:385, point 47 ; du 14 décembre 2021, Stolichna obshtina, rayon « Pancharevo », C‑490/20, EU:C:2021:1008, point 58 , ainsi que du 4 octobre 2024, Mirin, C‑4/23, EU:C:2024:845, point 62).
64 À cet égard, s’agissant du droit au respect de la vie privée et familiale garanti à l’article 7 de la Charte, il résulte des explications relatives à la charte des droits fondamentaux (JO 2007, C 303, p. 17), que, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, les droits garantis à l’article 7 de celle-ci ont le même sens et la même portée que ceux garantis à l’article 8 de la CEDH, cette dernière disposition constituant un seuil de protection minimale (voir, en ce sens, arrêt du 4 octobre 2024, Mirin, C‑4/23, EU:C:2024:845, point 63 et jurisprudence citée).
65 Or, il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que la relation entretenue par un couple de personnes de même sexe est susceptible de relever de la notion de « vie privée » ainsi que de celle de « vie familiale » au même titre que celle entretenue par un couple de personnes de sexe opposé se trouvant dans la même situation (arrêt du 5 juin 2018, Coman e.a., C‑673/16, EU:C:2018:385, point 50 ainsi que jurisprudence citée).
66 À ce titre, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que l’article 8 de la CEDH impose aux États membres une obligation positive de mettre en place un cadre juridique permettant la reconnaissance juridique et la protection des couples de personnes de même sexe et que la République de Pologne a méconnu cette obligation, ce qui a entraîné pour les personnes concernées l’incapacité d’organiser des aspects fondamentaux de leur vie privée et familiale. S’agissant de personnes de même sexe ayant légalement conclu un mariage à l’étranger, cette Cour a notamment constaté que, en refusant d’enregistrer ce mariage sous quelque forme que ce soit, les autorités polonaises ont laissé ces personnes dans un vide juridique et n’ont pas répondu aux besoins fondamentaux de reconnaissance et de protection des couples de même sexe engagés dans une relation stable. Ladite Cour a ainsi estimé qu’aucun des motifs d’intérêt public avancés par le gouvernement polonais ne prévaut sur l’intérêt de ces personnes à voir leurs relations respectives dûment reconnues et protégées par la loi (Cour EDH, 12 décembre 2023, Przybyszewska et autres c. Pologne, CE:ECHR:2023:1212JUD001145417, § 113, 123 et 124 ; Cour EDH, 19 septembre 2024, Formela et autres c. Pologne, CE:ECHR:2024:0919JUD005882812, § 20, 25, 26 et 29, ainsi que Cour EDH, 24 avril 2025, Andersen c. Pologne, CE:ECHR:2025:0424JUD005366220, § 11, 14 à 19).
67 Dès lors, l’absence de reconnaissance du mariage que deux citoyens de l’Union de même sexe ont conclu conformément au droit de l’État membre dans lequel ces citoyens de l’Union ont exercé leur liberté de circuler et de séjourner, au motif que le droit de l’État membre dont ils ont la nationalité, dans lequel ces citoyens de l’Union souhaitent poursuivre leur vie privée et familiale, n’autorise pas le mariage entre personnes de même sexe, est contraire aux droits fondamentaux que l’article 7 de la Charte garantit aux couples de personnes de même sexe.
68 Partant, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé en substance au point 36 de ses conclusions, il appartient à un État membre qui n’autorise pas le mariage entre personnes de même sexe d’instaurer des procédures adéquates pour que soit reconnu un tel mariage lorsque celui-ci a été conclu par deux citoyens de l’Union lors de l’exercice de leur liberté de circulation et de séjour conformément au droit de l’État membre d’accueil.
69 À cet égard, il y a lieu de relever que le choix des modalités de reconnaissance des mariages conclus par des citoyens de l’Union lors de l’exercice de leur liberté de circulation et de séjour dans un autre État membre relève de la marge d’appréciation des États membres dans le cadre de l’exercice de leur compétence, mentionnée au point 47 du présent arrêt, en matière de règles relatives au mariage. Ainsi, la transcription des actes de mariage dans le registre d’état civil de ces États membres ne constitue qu’une modalité parmi d’autres susceptible de permettre une telle reconnaissance. Toutefois, il est nécessaire que ces modalités ne rendent pas impossible ou excessivement difficile la mise en œuvre des droits conférés par l’article 21 TFUE.
70 En outre, lorsqu’ils font usage de la marge d’appréciation dont ils disposent pour instaurer les procédures adéquates pour que soit reconnu un mariage qui a été conclu par deux citoyens de l’Union lors de l’exercice de leur liberté de circulation et de séjour dans un autre État membre, les États membres sont tenus de respecter l’article 21, paragraphe 1, de la Charte. À cet égard, il convient de préciser que l’interdiction de toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, consacrée par cette disposition, revêt un caractère impératif en tant que principe général de droit de l’Union (voir, par analogie, arrêts du 15 janvier 2014, Association de médiation sociale, C‑176/12, EU:C:2014:2, point 47 ; du 17 avril 2018, Egenberger, C‑414/16, EU:C:2018:257, point 76, et du 22 janvier 2019, Cresco Investigation, C‑193/17, EU:C:2019:43, point 76).
71 En l’occurrence, bien que, en principe, les actes de mariage établis à l’étranger puissent produire des effets probatoires équivalents à ceux des actes de mariage polonais, il est, en pratique, excessivement difficile, voire impossible, de tirer des droits de ces actes, dans la mesure où, en l’absence d’une transcription desdits actes dans le registre d’état civil polonais, la reconnaissance des mêmes actes est soumise au pouvoir d’appréciation de ces autorités administratives et est susceptible de faire, par conséquent, l’objet de décisions divergentes par lesdites autorités, comme l’illustrent les circonstances de l’affaire au principal évoquées au point 50 du présent arrêt.
72 En effet, il ressort tant des indications fournies par la juridiction de renvoi que des observations que le gouvernement polonais a soumises à la Cour que la transcription de l’acte de mariage dans le registre d’état civil polonais constitue le seul moyen prévu par le droit polonais permettant qu’un mariage, conclu dans un État membre autre que la République de Pologne, soit effectivement reconnu par les autorités administratives polonaises.
73 Partant, l’exercice du droit à la reconnaissance du mariage conclu dans un autre État membre est susceptible d’être remis en cause par le pouvoir d’appréciation dont disposent les autorités compétentes dans le cadre de la procédure de reconnaissance de l’acte de mariage, dès lors que ce pouvoir d’appréciation conduit à des approches divergentes en ce qui concerne une telle reconnaissance, qui sont de nature à engendrer les sérieux inconvénients d’ordre administratif, professionnel et privé mentionnés au point 51 du présent arrêt (voir, par analogie, arrêt du 4 octobre 2024, Mirin, C‑4/23, EU:C:2024:845, point 69).
74 En outre, il ressort des éléments fournis à la Cour que, en vertu du droit polonais, les couples de personnes de sexe opposé bénéficient de la possibilité d’une transcription de leur acte de mariage dans le registre d’état civil polonais, lorsque ce mariage a été conclu dans un autre État membre. En revanche, les couples de même sexe, tels que celui en cause au principal, ne peuvent, en raison de leur orientation sexuelle, répondre aux conditions prévues par le droit polonais pour obtenir une telle transcription.
75 Or, si, comme cela a été rappelé au point 69 du présent arrêt, les États membres disposent d’une marge d’appréciation s’agissant des modalités de reconnaissance des mariages conclus par des citoyens de l’Union lors de l’exercice de leur liberté de circulation et de séjour dans un autre État membre, l’absence d’une modalité de reconnaissance équivalente à celle octroyée aux couples de sexe opposé est constitutive d’une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et prohibée par l’article 21, paragraphe 1, de la Charte. Il s’ensuit que, lorsqu’un État membre choisit, dans le cadre de cette marge d’appréciation de prévoir, dans son droit national une modalité unique pour la reconnaissance des mariages conclus par les citoyens de l’Union lors de l’exercice de leur liberté de circulation et de séjour dans un autre État membre, telle que, en l’occurrence, la transcription de l’acte de mariage dans le registre d’état civil, cet État membre est tenu d’appliquer cette modalité indistinctement aux mariages conclus entre personnes de même sexe et à ceux conclus entre personnes de sexe opposé.
76 Enfin, il convient de préciser que tant l’article 20 et l’article 21, paragraphe 1, TFUE que l’article 7 et l’article 21, paragraphe 1, de la Charte se suffisent à eux-mêmes et ne doivent pas être précisés par des dispositions du droit de l’Union ou du droit national pour conférer aux particuliers des droits invocables en tant que tels. Dès lors, si la juridiction de renvoi devait constater qu’il n’est pas envisageable d’interpréter son droit national de manière conforme au droit de l’Union, elle serait tenue d’assurer, dans le cadre de ses compétences, la protection juridique découlant pour les justiciables de ces dispositions et de garantir le plein effet de ceux‑ci en laissant au besoin inappliquées les dispositions nationales concernées (voir, en ce sens, arrêts du 17 avril 2018, Egenberger, C‑414/16, EU:C:2018:257, points 78 et 79, ainsi que du 3 juin 2025, Kinsa, C‑460/23, EU:C:2025:392, point 72).
77 Compte tenu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 20 et l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lus à la lumière de l’article 7 et de l’article 21, paragraphe 1, de la Charte, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à la réglementation d’un État membre qui, au motif que le droit de cet État membre n’autorise pas le mariage entre personnes de même sexe, ne permet pas de reconnaître le mariage entre deux ressortissants de même sexe dudit État membre légalement conclu lors de l’exercice de leur liberté de circulation et de séjour dans un autre État membre, dans lequel ils ont développé ou consolidé une vie de famille, ni de transcrire à cette fin l’acte de mariage dans le registre d’état civil du premier État membre, lorsque cette transcription est le seul moyen prévu par celui-ci pour permettre une telle reconnaissance.
Sur les dépens
78 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :
L’article 20 et l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lus à la lumière de l’article 7 et de l’article 21, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,
doivent être interprétés en ce sens que :
ils s’opposent à la réglementation d’un État membre qui, au motif que le droit de cet État membre n’autorise pas le mariage entre personnes de même sexe, ne permet pas de reconnaître le mariage entre deux ressortissants de même sexe dudit État membre légalement conclu lors de l’exercice de leur liberté de circulation et de séjour dans un autre État membre, dans lequel ils ont développé ou consolidé une vie de famille, ni de transcrire à cette fin l’acte de mariage dans le registre d’état civil du premier État membre, lorsque cette transcription est le seul moyen prévu par celui-ci pour permettre une telle reconnaissance.
Signatures