CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. M. Poiares Maduro
présentées le 16 novembre 2006 (1)
Affaire C-3/06 P
Groupe Danone
contre
Commission des Communautés européennes
«Pourvoi – Concurrence – Amende – Article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17– Récidive – Lignes directrices pour le calcul du montant des amendes – Article 229 CE – Article 17 du règlement n° 17 – Compétence de pleine juridiction – Règle non ultra petita – Droits de la défense»
1. Le présent pourvoi, formé par le Groupe Danone (ci‑après la «demanderesse»), est dirigé contre l’arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 25 octobre 2005 rendu dans l’affaire, Groupe Danone/Commission (2) (ci‑après l’«arrêt attaqué»). Cette affaire avait pour objet une demande d’annulation de la décision 2003/569/CE de la Commission, du 5 décembre 2001 (3) (ci‑après la «décision attaquée»), qui inflige une amende à la demanderesse pour sa participation à une entente sur le marché belge de la bière. Pour l’essentiel, le Tribunal a confirmé la décision attaquée, mais a réduit le montant de l’amende infligée. Dans la présente procédure, qui ne porte que sur la détermination du montant de l’amende, la demanderesse soutient que le Tribunal a commis des erreurs de droit en s’appuyant sur une interprétation erronée de la notion de récidive et a excédé ses pouvoirs en modifiant la méthode de calcul de l’amende de la Commission.
I – Origine du pourvoi
A – Cadre juridique
2. À l’époque des faits, la mise en œuvre des articles 81 CE et 82 CE, en ce compris les amendes que la Commission peut infliger en cas d’infraction, était régie par le règlement n° 17 du Conseil (4).
3. L’article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17 dispose:
«La Commission peut, par voie de décision, infliger aux entreprises et associations d’entreprises des amendes de mille [euros] au moins et d’un million [d’euros] au plus, ce dernier montant pouvant être porté à dix pour cent du chiffre d’affaires réalisé au cours de l’exercice social précédent par chacune des entreprises ayant participé à l’infraction, lorsque, de propos délibéré ou par négligence:
a) elles commettent une infraction aux dispositions de l’article [81], paragraphe 1, CE ou de l’article [82 CE], ou
b) elles contreviennent à une charge imposée en vertu de l’article 8, paragraphe 1 [du règlement].
Pour déterminer le montant de l’amende, il y a lieu de prendre en considération, outre la gravité de l’infraction, la durée de celle‑ci.»
4. Les lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en application de l’article 15 paragraphe 2 du règlement n° 17 et de l’article 65 paragraphe 5 du traité CECA (JO 1998, C 9, p. 3, ci‑après les «lignes directrices») établissent une méthodologie applicable au calcul du montant desdites amendes, qui «repose sur la fixation d’un montant de base auquel s’appliquent des majorations pour tenir compte des circonstances aggravantes et des diminutions pour tenir compte des circonstances atténuantes» (deuxième alinéa de l’introduction des lignes directrices).
5. Les lignes directrices disposent que «[ce] montant de base est déterminé en fonction de la gravité et de la durée de l’infraction, seuls critères retenus à l’article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17» (lignes directrices, point 1). Le montant de base peut être augmenté en cas de circonstances aggravantes, telles que la récidive de la même entreprise ou des mêmes entreprises pour une infraction de même type (lignes directrices, point 2). Le montant de base peut être diminué en cas de circonstances atténuantes particulières (lignes directrices, point 3).
6. L’article 229 CE dispose que «[les] règlements arrêtés conjointement par le Parlement européen et le Conseil, et par le Conseil, […] peuvent attribuer à la Cour de justice une compétence de pleine juridiction en ce qui concerne les sanctions prévues dans ces règlements».
7. À la lumière de ce texte, l’article 17 du règlement n° 17 dispose:
«La Cour de justice statue avec compétence de pleine juridiction au sens de l’article [229 CE] sur les recours intentés contre les décisions par lesquelles la Commission fixe une amende ou une astreinte; elle peut supprimer, réduire ou majorer l’amende ou l’astreinte infligée.»
B – Contexte factuel
8. La décision attaquée (5) a pour destinataires la demanderesse ainsi que les entreprises Interbrew, Alken‑Maes, Haacht et Martens. Cette décision constate deux infractions distinctes aux règles de concurrence, à savoir, d’une part, un ensemble complexe d’accords et/ou de pratiques concertées dans le domaine de la bière vendue en Belgique (ci‑après l’«entente Interbrew/Alken‑Maes») et, d’autre part, des pratiques concertées dans le domaine de la bière vendue sous marque de distributeur.
9. À l’époque des faits, la demanderesse était la société mère d’Alken‑Maes. Compte tenu du rôle actif qu’elle a joué dans l’entente Interbrew/Alken‑Maes, la Commission a estimé que la demanderesse devait être tenue pour responsable tant de sa propre participation à l’entente que de celle d’Alken‑Maes (6). En revanche, la Commission a estimé qu’il n’y avait aucune raison de retenir la responsabilité de la demanderesse dans la participation de sa filiale aux pratiques concertées dans le domaine de la bière vendue sous marque de distributeur, car elle n’était pas elle‑même impliquée dans cette entente (7).
10. Compte tenu de sa participation à l’entente Interbrew/Alken‑Maes pendant la période allant du 28 janvier 1993 au 28 janvier 1998, la décision attaquée inflige à la demanderesse une amende de 44 043 millions d’euros (8).
11. Le montant de l’amende est déterminé comme suit:
Gravité de l’infraction 25,00 millions d’euros
Durée de l’infraction (+ 45 %) + 11,25 millions d’euros
Montant de base = 36,25 millions d’euros
Circonstances aggravantes (+ 50 %) + 18,125 millions d’euros
Total après circonstances aggravantes = 54,38 millions d’euros
Circonstances atténuantes (- 10 %) - 5,438 millions d’euros
Total avant mesure de clémence = 48,94 millions d’euros
Réduction au titre de la clémence (- 10 %) - 4,894 millions d’euros
Montant total de l’amende = 44,043 millions d’euros
12. La décision attaquée fait état des circonstances aggravantes suivantes: en premier lieu, l’infraction à l’article 81 CE constitue une récidive, car, par deux fois, la demanderesse avait été sanctionnée pour des faits du même type (9); en deuxième lieu, la demanderesse a forcé Interbrew à étendre la coopération en la menaçant de représailles au cas où elle refuserait (10).
C – L’arrêt attaqué
13. Par recours enregistré au greffe du Tribunal le 22 février 2002, la demanderesse a demandé l’annulation de la décision attaquée. Subsidiairement, elle demandait une réduction du montant de l’amende infligée.
14. Le Tribunal a rejeté tous les moyens soulevés par la demanderesse, à l’exception du cinquième, tiré du caractère infondé de la circonstance aggravante retenue au titre de la contrainte exercée par elle sur Interbrew (11). Il a jugé que, bien que des contraintes aient été exercées à l’encontre d’Interbrew, il n’avait pas été établi à suffisance que cette société ait participé à l’extension de l’entente en raison de celles‑ci (12). Par ces motifs, le Tribunal a fixé l’augmentation globale du montant de base de l’amende, au titre des circonstances aggravantes, à 40 % au lieu de 50 % (13). Appliquant une autre méthode de calcul que celle de la décision attaquée, le Tribunal a réduit le montant de l’amende à 42,4125 millions d’euros et a rejeté le recours pour le surplus.
15. Le 4 janvier 2006, la demanderesse a formé son recours contre l’arrêt attaqué.
II – Analyse du pourvoi
16. La demanderesse soulève cinq moyens à l’appui de celui‑ci. Ils se rapportent d’abord à l’interprétation par le Tribunal de la notion de récidive et, ensuite, à la modification de la méthode de calcul du montant de l’amende.
A – Les moyens relatifs à la récidive en tant que circonstance aggravante
Le premier moyen: violation du principe «nulla poena sine lege»
17. La demanderesse affirme que, en confirmant l’augmentation du montant de base de l’amende qui lui a été infligée au titre de la circonstance aggravante du fait de récidive, le Tribunal n’a pas tenu compte du principe de légalité des délits et des peines et de son corollaire, le principe de non‑rétroactivité des peines plus sévères. Elle soutient que l’application de la récidive n’a pas de base légale assez prévisible en droit communautaire pour pouvoir être prise en compte en tant que circonstance aggravante. Elle affirme que, en tout état de cause, la circonstance aggravante de récidive n’avait pas de base légale en droit communautaire à l’époque des faits sur lesquels elle est fondée.
18. Au point 351 de l’arrêt attaqué, le Tribunal juge que, en constatant une récidive de la requérante, la Commission n’a pas violé le principe «nulla poena sine lege», dès lors qu’«il est constant que cette possibilité est inscrite au point 2, premier tiret, des lignes directrices et que celles‑ci ne peuvent être considérées comme allant au‑delà du cadre juridique des sanctions tel que défini par l’article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17».
19. Cette formulation peut faire penser que le Tribunal a retenu le point 2 des lignes directrices en tant que base légale des constatations de la Commission relativement à la récidive de la demanderesse. Qualifier ainsi les lignes directrices serait inexact. Elles assurent la sécurité juridique, dès lors qu’elles déterminent la méthodologie que la Commission s’est imposée, mais elles ne constituent pas le fondement juridique de la fixation du montant de l’amende (14). Néanmoins, je pense que la Cour devrait rejeter le premier moyen soulevé par la demanderesse (15).
20. Tout d’abord, l’affirmation de la demanderesse, selon laquelle le Tribunal aurait violé le principe «nulla poena sine lege» en raison de l’insuffisance de la base légale à l’époque des faits des infractions antérieures, repose sur une prémisse erronée. C’est à la date où la dernière infraction a été commise, celle à l’origine de la décision qui retient la récidive comme circonstance aggravante, que doit être établie l’existence d’une base légale suffisante pour augmenter le montant de l’amende du fait de récidive. À cet égard, une analogie peut être tirée de l’arrêt Achour c. France de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a jugé que «la prise en compte rétrospective de la situation pénale antérieure du requérant par les juges du fond […] se distingue de la notion de rétroactivité stricto sensu» (16). Ce qui importe donc est que, lorsque la dernière infraction a été commise, la demanderesse était en mesure de prévoir les conséquences légales de ses actes et d’adapter son comportement (17).
21. À l’époque où la dernière infraction a été commise, existait‑il une base légale suffisante pour que la récidive soit retenue comme circonstance aggravante? La base légale appropriée est l’article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17, qui dispose en termes clairs et non ambigus (18) que la Commission peut infliger des amendes aux entreprises qui commettent une infraction aux dispositions des articles 81 CE ou 82 CE. Il dispose, en outre, que le montant de l’amende ne peut être supérieur à 10 % du chiffre d’affaires réalisé au cours de l’exercice social précédent et que, «[pour] déterminer le montant de l’amende, il y a lieu de prendre en considération, outre la gravité de l’infraction, la durée de celle‑ci» (19). Il est admis que l’article 15, paragraphe 2, bien que fixant un plafond clair, est rédigé en termes généraux en ce qui concerne les éléments de calcul du montant exact de l’amende. Pourtant, dans un contexte de droit de la concurrence, je pense qu’il était raisonnable et prévisible que la Commission, dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation, examine l’élément de la récidive comme se rapportant à la gravité de l’infraction. La jurisprudence de la Cour semble aller dans ce sens.
22. La Cour a toujours jugé que, «pour apprécier la gravité d’une infraction en vue de déterminer le montant de l’amende, la Commission doit prendre en considération non seulement les circonstances particulières de l’espèce, mais également le contexte dans lequel l’infraction se place et veiller au caractère dissuasif de son action, surtout pour les types d’infraction particulièrement nuisibles pour la réalisation des objectifs de la Communauté» (20). Dans l’arrêt SGL Carbon/Commission (précité), la Cour a confirmé sa jurisprudence en statuant que, «[…] tandis que le montant de base de l’amende est fixé en fonction de l’infraction, la gravité de celle‑ci est déterminée par référence à de nombreux autres facteurs, pour lesquels la Commission dispose d’une marge d’appréciation. Le fait de prendre en compte des circonstances aggravantes, lors de la fixation de l’amende, est conforme à la mission de la Commission d’assurer la conformité aux règles de la concurrence» (21). Dans l’arrêt du 7 janvier 2004, Aalborg Portland e.a./Commission, la Cour a confirmé que l’analyse de la gravité de l’infraction doit prendre en considération la récidive (22). Sur ce point, la jurisprudence de la Cour correspond à celle du Tribunal. Dans son arrêt du 17 décembre 1991, Enichem Anic/Commission, le Tribunal a jugé que «[…] le fait que la Commission a déjà constaté, par le passé, qu’une entreprise avait enfreint les règles de la concurrence et l’a, le cas échéant, sanctionnée à ce titre, peut être retenu comme circonstance aggravante contre cette entreprise» (23).
23. Le moyen soulevé par la demanderesse va donc à l’encontre de ces arrêts, où la Cour a jugé que l’article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17 constituait une base légale suffisante pour que la récidive soit prise en compte en tant que circonstance aggravante.
24. L’argument de la demanderesse, selon lequel la base légale fait défaut, car, à l’époque où la dernière infraction a été commise, la Commission n’avait pas encore adopté les lignes directrices, est tout aussi peu convaincant. Les lignes directrices ne constituent pas la base légale pour la fixation du montant de l’amende. Elles ne font que préciser l’application de l’article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17 (24). Pourtant, même en l’absence des lignes directrices, la demanderesse aurait toujours été en mesure de prévoir les conséquences juridiques de ses agissements.
25. D’autant que, même avant d’avoir adopté et publié les lignes directrices, la Commission a pris en compte la récidive dans certaines décisions (25), notamment dans celle adoptée contre la demanderesse en raison de sa toute dernière infraction à l’article 81 CE (26).
26. C’est pourquoi, notamment à la lumière de la jurisprudence rapportée au point 22 ci‑dessus, la demanderesse ne peut pas sérieusement prétendre qu’elle ne pouvait pas prévoir que la récidive puisse être retenue en tant que circonstance aggravante à l’époque où elle a commis l’infraction en question (27).
Le deuxième moyen: violation du principe de sécurité juridique
27. Par son deuxième moyen, la demanderesse affirme que le Tribunal a fait une application erronée du principe de sécurité juridique en refusant de limiter dans le temps la période au cours de laquelle la récidive peut être prise en compte. Elle souligne que les deux premières décisions de la Commission constatant des infractions datent, respectivement, de 1974 et de 1984, et que la première est intervenue dans des circonstances très particulières. Selon elle, le Tribunal a en fait permis un système de «récidive perpétuelle», contraire aux principes généraux communs aux États membres.
28. À mon avis, ce moyen se fonde sur une mauvaise lecture de l’arrêt attaqué. Le Tribunal a jugé que, parce que ni le règlement n° 17 ni les lignes directrices ne prévoient de délai maximal pour le constat d’une récidive, il n’y avait pas eu violation du principe de sécurité juridique (28). En d’autres termes, le Tribunal dit que, en l’absence de délai de prescription, il est prévisible que toute infraction de même nature, commise par la même entreprise et formellement constatée dans le passé par la Commission, peut conduire à la constatation de la récidive (29).
29. Cela est exact. Le principe de sécurité juridique n’exige pas de délai de prescription pour la récidive. En conséquence, la Commission jouit d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer les périodes au cours desquelles elle tiendra compte des infractions qu’elle a constatées. Toutefois, notamment au regard de l’espérance de vie des entreprises qui peut être particulièrement longue, elle doit exercer son pouvoir d’appréciation de manière à respecter les attentes légitimes sur la question de savoir quelles infractions sont toujours d’actualité et quelles infractions sont à tous égards prescrites.
30. La raison pour laquelle il est tenu compte de la récidive est d’inciter les entreprises, qui ont manifesté une propension à s’affranchir des règles relatives à la concurrence, à modifier leur comportement. Ainsi, compte tenu de l’absence de délai de prescription, la Commission et les juges communautaires peuvent, dans chaque cas, prendre en compte les éléments tendant à confirmer une telle propension, en ce compris, par exemple, le temps qui s’est écoulé entre les infractions.
31. C’est précisément l’approche que le Tribunal a retenue dans l’arrêt attaqué sur la question de la sécurité juridique. Aux points 354 et 355 de cet arrêt, il a soigneusement examiné l’historique des infractions aux règles de concurrence constatées à l’égard de la demanderesse et a relevé que, à chaque reprise, un laps de temps relativement bref sépare chacune de ces infractions. En conséquence, le Tribunal a conclu que «la répétition par la [demanderesse] d’un comportement infractionnel témoigne d’une propension de cette dernière à ne pas tirer les conséquences appropriées d’un constat dans son chef d’une infraction aux règles communautaires de concurrence».
32. Pour étayer son argumentation, selon laquelle le Tribunal aurait dû retenir un délai de prescription, la demanderesse s’appuie sur la jurisprudence née de l’arrêt du 14 juillet 1972, Geigy/Commission (30). Toutefois, en réalité, cette jurisprudence fournit un argument ad majore ad minus en faveur de la thèse selon laquelle il n’appartient pas au juge communautaire de prévoir un délai de prescription pour la prise en compte de la récidive. Dans cet arrêt, il était demandé à la Cour de statuer sur la question de savoir si la Commission avait dépassé toute limite raisonnable de temps en attendant plusieurs années avant d’entamer une procédure d’infraction à l’article 81 CE. Dans de tels cas, la sécurité juridique est encore plus impérative. En effet, l’absence de délai de prescription conduit au maintien de la menace permanente d’une sanction d’un comportement passé. De plus, jusqu’à cet instant, il n’a pas été formellement établi que ce comportement était réellement constitutif d’une infraction. La Cour a jugé que «l’exigence fondamentale de la sécurité juridique s’oppose à ce que la Commission puisse retarder indéfiniment l’exercice de son pouvoir d’infliger des amendes» (31). Et pourtant, la Cour n’a pas fixé de délai de prescription. Au contraire, elle s’est livrée à une appréciation de l’action de la Commission au regard des circonstances propres de l’espèce (32), ce qui est exactement ce qu’a fait le Tribunal dans la présente affaire.
33. La demanderesse prétend que le Tribunal n’a pas tenu suffisamment compte de la circonstance que la décision de 1974 ne lui a pas infligé d’amende, mais a simplement ordonné de mettre fin immédiatement aux infractions constatées (33).
34. Cette affirmation est infondée. Comme le Tribunal l’a jugé à juste titre, «la notion de récidive […] n’implique pas nécessairement le constat d’une sanction pécuniaire préalable, mais seulement celui d’une infraction préalable» (34). De fait, le simple fait que la Commission n’inflige pas d’amende quand elle a constaté une infraction ne crée pas une attente légitime qu’il ne sera plus tenu compte de ladite infraction.
35. Pour ces motifs, je suggère à la Cour de rejeter le deuxième moyen soulevé par la demanderesse.
Le troisième moyen: défaut de motivation
36. Par son troisième moyen, la demanderesse affirme que l’arrêt attaqué est entaché d’une contradiction de motifs dans l’appréciation du lien entre la récidive et la nécessité d’assurer aux amendes un effet suffisamment dissuasif. D’après elle, le Tribunal affirme à un point de l’arrêt attaqué que, pour apprécier la gravité de l’infraction, la dissuasion et la récidive devaient être distinguées, puis, à un point ultérieur, que, dans une optique de dissuasion, la récidive est une circonstance qui justifie une augmentation du montant de base de l’amende.
37. Je ne vois pas de telle contradiction dans l’arrêt attaqué. Le Tribunal a effectivement jugé que la Commission a, en toute légalité, tenu compte de divers éléments, notamment de la récidive, en tant que circonstances traduisant la gravité de l’infraction aux fins de fixation du montant de l’amende à un niveau suffisamment dissuasif. Par conséquent, je propose qu’il plaise à la Cour de rejeter le troisième moyen soulevé par la demanderesse.
B – Les moyens relatifs au mode de calcul de l’amende
38. Les quatrième et cinquième moyens visent le fait que le Tribunal a appliqué un mode de calcul moins favorable que celui retenu par la décision attaquée. La Commission a imposé une amende de 44,043 millions d’euros. Ayant constaté que la Commission avait mal pris en compte la menace exercée à l’encontre d’Interbrew en tant que circonstance aggravante, le Tribunal a fixé l’augmentation du montant de base au titre des circonstances aggravantes à 40 % au lieu de 50 %. Le Tribunal a ensuite fixé le montant total de l’amende à 42,4125 millions d’euros en utilisant une autre formule que celle appliquée par la Commission.
39. L’arrêt attaqué a donc réduit le montant total de l’amende d’un montant de 1,6305 millions d’euros. Toutefois, le montant de cette réduction aurait été de 2,9355 millions d’euros si le Tribunal avait retenu le même mode de calcul que la Commission.
40. Par le quatrième moyen qu’elle soulève, la demanderesse affirme que le Tribunal a excédé ses pouvoirs juridictionnels, en violation des articles 229 CE et 17 du règlement n° 17, en modifiant le mode de calcul du montant de l’amende. À titre subsidiaire, elle soulève un cinquième moyen, tiré de la violation des droits de la défense et du principe de la non‑rétroactivité. Ces deux moyens sont étroitement liés, mais je les examinerai séparément.
Le quatrième moyen: le Tribunal a méconnu les limites de sa compétence
41. La demanderesse soutient que ni l’article 230 CE ni l’article 229 CE, conjugué à l’article 17 du règlement n° 17, ne permettent au Tribunal de modifier le mode de calcul de la Commission. En substance, elle affirme que soit le Tribunal a statué ultra vires, en violation de l’article 230 CE, soit il a statué ultra petita, en violation de l’article 229 CE.
42. La Commission conclut à l’irrecevabilité de ce moyen. Selon elle, la demanderesse demande à la Cour de substituer son appréciation et son calcul de l’amende à ceux du Tribunal. Elle souligne «qu’il n’appartient pas à la Cour, lorsqu’elle se prononce sur des questions de droit dans le cadre d’un pourvoi, de substituer, pour des motifs d’équité, son appréciation à celle du Tribunal» statuant, dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, au sens de l’article 229 CE, sur le montant des amendes infligées (35).
43. Je ne suis pas d’accord avec la qualification de ce moyen par la Commission. À mon avis, la demanderesse soulève une question de droit relative aux limites de la compétence du Tribunal en matière d’amendes. Le moyen est donc recevable.
44. Toutefois, l’affirmation de la demanderesse, selon laquelle, en réformant le mode de calcul de l’amende, le Tribunal a méconnu les limites de sa compétence au titre de l’article 230 CE, manque en fait. En fixant le nouveau montant de l’amende, le Tribunal n’a pas agi dans le cadre de l’article 230 CE, mais dans l’exercice de sa compétence au titre des articles 229 CE et 17 du règlement n° 17. Par conséquent, j’examinerai l’allégation de la demanderesse, selon laquelle le Tribunal a statué ultra petita en substituant son propre mode de calcul à celui de la Commission.
45. L’article 17 du règlement n° 17 dispose que le juge communautaire «statue avec compétence de pleine juridiction au sens de l’article [229 CE] sur les recours intentés contre les décisions par lesquelles la Commission fixe une amende ou une astreinte; [il] peut supprimer, réduire ou majorer l’amende ou l’astreinte infligée». La caractéristique de la compétence dévolue au juge communautaire par cette disposition est que, au‑delà du simple contrôle de légalité de la sanction, elle l’habilite à la réformer, même en l’absence d’une erreur significative de fait ou de droit de la Commission (36).
46. La règle «non ultra petita» a pour effet que le juge ne peut statuer que sur des questions qui lui sont soumises par les parties. La question qui se pose en l’espèce est de savoir quelle est la portée de cette règle au regard de la notion de «compétence de pleine juridiction» au sens de l’article 229 CE.
47. En droit privé, d’où elle est tirée, cette règle limite la portée des pouvoirs du juge de manière à garantir la souveraineté et la sécurité juridique des parties au litige (37). Cela vaut également, pour l’essentiel, en droit administratif. Toutefois, dans ce dernier cadre, la règle «non ultra petita» a un effet direct sur les relations entre le juge et l’administration, celle‑ci étant, par définition, partie au litige.
48. La notion de «compétence de pleine juridiction» touche précisément à cet aspect, à savoir la délimitation des compétences du juge et de l’administration. Les articles 229 CE et 17 du règlement n° 17 confèrent au juge communautaire le pouvoir de substituer son appréciation à celle de l’autorité administrative et de décider ainsi à la place de la Commission. Il y a là une exception notable à la position normale du juge communautaire, bien que dans un domaine limité (38).
49. Par voie de corollaire, dans ce domaine, la règle «non ultra petita», comprise comme une limite à l’exercice de ses pouvoirs par le juge, ne joue qu’un rôle marginal. À mon avis, elle ne doit être entendue que comme signifiant que le juge communautaire ne peut exercer sa compétence de pleine juridiction s’il n’a pas été saisi de la question de l’amende. Une fois que la question du montant de l’amende a été soumise pour faire l’objet d’une nouvelle appréciation, la compétence au titre de l’article 229 CE est, effectivement, de «pleine juridiction», dans le sens qu’elle peut être exercée tant pour réduire le montant de l’amende que pour l’augmenter (39). Par conséquent, lors de son appréciation du montant de l’amende, le Tribunal peut appliquer un autre mode de calcul, même s’il est moins favorable pour l’entreprise concernée.
50. Il s’ensuit que le quatrième moyen soulevé par la demanderesse doit être rejeté.
51. Il n’en demeure pas moins que, d’ores et déjà, je tiens à souligner que je ne pense pas que le Tribunal jouit d’un pouvoir illimité en vertu des articles 229 CE et 17 du règlement n° 17. Ce qui nous amène au cinquième moyen soulevé par la demanderesse.
Le cinquième moyen: violation des droits de la défense et du principe de non‑rétroactivité
52. Le cinquième moyen, pris en sa première branche, est tiré de la violation des droits de la défense. La demanderesse soutient que le Tribunal aurait dû soumettre à un débat contradictoire son intention de procéder à un ajustement du mode de calcul de l’amende. En la privant de la possibilité de faire valoir utilement son point de vue sur la réformation envisagée, le Tribunal a violé un principe général de droit communautaire.
53. À mon avis, dans le cadre de l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, le juge communautaire est tenu par les mêmes obligations juridiques que la Commission quand elle impose une sanction. Ces obligations comprennent celle de motivation, le principe de l’égalité de traitement (40), le principe de sécurité juridique (41) et le droit à être entendu (42).
54. À cet égard, il convient de garder à l’esprit que, s’agissant des pouvoirs de la Commission d’adopter des décisions imposant une amende, la jurisprudence du Tribunal pose très justement que le droit à être entendu constitue «[…] un principe fondamental du droit communautaire et doit être observé en toutes circonstances, notamment dans toute procédure susceptible d’aboutir à des sanctions, même s’il s’agit d’une procédure administrative» (43).
55. De même, le juge communautaire doit respecter ce droit quand il exerce sa compétence de pleine juridiction. Ce point de vue reçoit l’appui de l’avocat général VerLoren van Themaat dans les conclusions présentées dans l’affaire Stichting Sigarettenindustrie e.a./Commission (44). Dans cette affaire, il a estimé que la Commission n’avait pas consacré assez d’attention, dans sa décision, à la détermination du degré de culpabilité des requérantes. En conséquence, à son avis, les amendes ont été fixées à un niveau trop bas. Il observe ensuite:
«Sur la base de l’article 17 du règlement n° 17/62, cela pourrait être un motif en soi pour la Cour d’augmenter d’office les amendes infligées à certaines entreprises. Cependant, nous ne vous proposerons pas de faire usage de cette compétence dans la présente espèce. […] en cas d’application éventuelle de cette compétence, il serait peut‑être souhaitable, à notre avis, d’attirer par écrit et à temps, avant la procédure orale, l’attention des parties sur cette compétence et, si nécessaire, de demander en même temps à la Commission les renseignements manquants pour pouvoir l’appliquer et de permettre aux requérants de prendre position par écrit à leur sujet dès avant la procédure orale» (45).
56. L’approche proposée par l’avocat général découle du souci légitime que l’exercice de la compétence de pleine juridiction ne doit pas conduire à l’examen de faits ou de critères que les parties n’ont pas réellement eu la possibilité de contester. À mon avis, ce souci se justifie tout autant dans le contexte d’une modification du mode de calcul quand elle opère, comme en l’espèce, au détriment de l’entreprise concernée. Compte tenu des larges pouvoirs du juge communautaire en vertu de l’article 17 du règlement n° 17 et des conséquences financières importantes qu’une telle modification peut entraîner, il est de la plus haute importance que le juge communautaire exerce sa compétence de pleine juridiction avec le plus grand respect du droit du requérant à être entendu.
57. Une décision exemplaire à cet égard est l’arrêt du Tribunal du 9 juillet 2003, Cheil Jedang/Commission (46). De manière assez comparable à celle de la présente espèce, la Commission avait appliqué une méthode de calcul différente de celle prévue par les lignes directrices. Le Tribunal a jugé que celle des lignes directrices était plus appropriée (47). Il a donc appliqué cette méthode en exerçant sa compétence de pleine juridiction (48). Pourtant, comme en témoigne cet arrêt, le Tribunal n’a procédé ainsi qu’après avoir mis la requérante en mesure de faire connaître son point de vue sur cette question:
«225 Par question écrite notifiée à la Commission le 7 février 2002, le Tribunal a invité cette dernière à, notamment, préciser et justifier sa méthode de calcul du montant des amendes.
226 Dans sa réponse datée du 27 février 2002, la Commission a indiqué que le juste moyen de calculer les majorations et les réductions destinées à tenir compte des circonstances aggravantes et atténuantes consiste à appliquer un pourcentage sur le montant de base de l’amende. Elle a également reconnu ne pas avoir systématiquement suivi cette méthode de calcul dans le cadre de sa Décision […].
227 Lors de l’audience, la requérante a indiqué n’avoir aucune objection à formuler au sujet de la méthode de calcul du montant des amendes décrite par la Commission dans sa lettre du 27 février 2002.»
58. À l’inverse, l’arrêt attaqué ne fait pas état de questions écrites relatives à la méthode de calcul. De même, il n’est fait aucune mention d’un échange de vues sur cette question avec la demanderesse. Dès lors, la Cour, statuant en appel, ne saurait reconnaître que les droits de la demanderesse à être entendue ont été respectés dans la procédure devant le Tribunal.
59. Pour ces motifs, je suggère à la Cour de conclure que le cinquième moyen doit être accueilli en sa première branche et, en conséquence, à annuler l’arrêt attaqué en ce qu’il fixe le montant de l’amende à 42,4125 millions d’euros.
C – Conséquences de l’annulation de l’arrêt attaqué en ce qu’il fixe le montant de l’amende
60. L’article 61 du statut de la Cour de justice dispose qu’elle «peut alors […] statuer elle-même définitivement sur le litige, lorsque celui‑ci est en état d’être jugé». Ayant entendu les arguments de la demanderesse sur la question du montant de l’amende, je propose que la Cour use de cette faculté et exerce sa propre compétence en vertu des articles 229 CE et 17 du règlement n° 17.
61. La demanderesse demande que le montant de l’amende soit réduit à 41,11 millions d’euros, montant que le Tribunal aurait fixé s’il avait appliqué la même méthode de calcul que la Commission.
62. Notons que, sur cette demande, l’arrêt attaqué applique la méthode prévue par les lignes directrices. La demanderesse ne met nullement en cause le bien‑fondé de cette méthode de calcul. Toutefois, elle affirme que son application en l’espèce conduit à une violation du principe de non‑rétroactivité.
63. Je suis en désaccord avec la demanderesse. La Cour a soigneusement examiné le problème de l’application rétroactive des lignes directrices dans ses arrêts Dansk Rørindustri e.a./Commission (49) et Archer Daniels Midland et Archer Daniels Midland Ingredients/Commission (50). Elle a conclu que «les lignes directrices et, en particulier, la nouvelle méthode de calcul des amendes qu’elles comportent, à supposer qu’elle ait eu un effet aggravant quant au niveau des amendes infligées, étaient raisonnablement prévisibles pour des entreprises telles que les requérantes à l’époque où les infractions concernées ont été commises» (51). Partant, en appliquant les lignes directrices à des infractions qui, dans l’affaire Dansk Rørindustri e.a./Commission, remontaient à 1990, la Commission n’a pas violé le principe de non‑rétroactivité (52).
64. Par conséquent, je propose à la Cour d’appliquer la méthode de calcul prévue par les lignes directrices et, compte tenu des circonstances de l’espèce, de fixer le montant de l’amende à 42,4125 millions d’euros.
III – Sur les dépens
65. En vertu de l’article 69, paragraphe 3, de son règlement de procédure, applicable à la procédure devant la Cour ayant pour objet un pourvoi contre une décision du tribunal aux termes de l’article 118 dudit règlement, la Cour peut répartir les dépens si les parties succombent respectivement sur un ou plusieurs chefs. Dès lors que l’un des moyens de la Commission est rejeté et que tous sauf un de la demanderesse le sont, je suggère à la Cour de condamner cette dernière à supporter ses propres dépens et les trois quarts de ceux de la Commission.
IV – Conclusion
66. Par ces motifs, j’ai l’honneur de proposer qu’il plaise à la Cour:
1) annuler le premier point du dispositif de l’arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 25 octobre 2005 rendu dans l’affaire Groupe Danone/Commission (T‑38/02);
2) fixer à la somme de 42,4125 millions d’euros le montant de l’amende infligée à la demanderesse;
3) rejeter le pourvoi pour le surplus;
4) condamner la demanderesse à supporter ses propres dépens et les trois quarts de ceux de la Commission.