CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. ATHANASIOS RANTOS
présentées le 9 septembre 2021 (1)
Affaire C‑581/20
Skarb Państwa Rzeczypospolitej Polskiej reprezentowany przez Generalnego Dyrektora Dróg Krajowych i Autostrad
contre
TOTO SpA - Costruzioni Generali,
Vianini Lavori SpA
[Demande de décision préjudicielle introduite par le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation, Bulgarie)]
« Demande de décision préjudicielle – Coopération judiciaire en matière civile – Compétence judiciaire et reconnaissance des décisions en matière civile et commerciale – Règlement (UE) nº 1215/2012 – Notion de matière civile et commerciale – Mesures provisoires et conservatoires – Contrat pour l’exécution de travaux de construction d’une voie publique »
1. En 2015, en vue de garantir des engagements pris dans le cadre d’un contrat public conclu en Pologne et ayant pour objet la construction d’un tronçon d’autoroute, les entreprises qui s’étaient vu attribuer le marché avaient présenté au pouvoir adjudicateur polonais des garanties souscrites par une assurance bulgare.
2. Quelques années après, les entreprises adjudicataires ont saisi, sans succès, une juridiction polonaise, afin d’empêcher, à titre provisoire et conservatoire, le pouvoir adjudicateur de réaliser ces garanties. Elles ont avancé une demande analogue devant les juridictions bulgares, qui l’ont rejetée en première instance et y ont fait droit en appel.
3. Le pouvoir adjudicateur s’est pourvu en cassation devant le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation, Bulgarie). Ce dernier est dès lors appelé à clarifier, entre autres questions, si, compte tenu de l’article 35 du règlement (UE) nº 1215/2012 (2), les juridictions bulgares disposent de la compétence internationale pour adopter les mesures provisoires et conservatoires demandées (3).
4. Sauf erreur de ma part, la Cour de justice ne s’est prononcée qu’une seule fois, à ce jour, au sujet de cette disposition (4). Certains arrêts rendus sous l’empire des règles précédemment en vigueur (5) apportent, malgré tout, un éclairage sur les questions de la juridiction de renvoi, sans toutefois y apporter de réponse.
5. À la demande de la Cour de justice, les présentes conclusions porteront seulement sur la deuxième question préjudicielle. La réponse exigera de se pencher sur la relation entre deux organes juridictionnels d’États membres différents – celui saisi du litige quant au fond et celui qui ne l’est qu’au regard des mesures provisoires et conservatoires – dans des situations transfrontalières pour lesquelles l’article 35 tend à éviter « aux parties un préjudice résultant de la longueur des délais inhérente à toute procédure internationale » (6).
I. Cadre juridique
A. Règlement nº 1215/2012
6. Le considérant 33 prévoit :
« Lorsque des mesures provisoires ou conservatoires sont ordonnées par une juridiction compétente au fond, leur libre circulation devrait être assurée au titre du présent règlement. Cependant, les mesures provisoires ou conservatoires qui ont été ordonnées par une telle juridiction sans que le défendeur n’ait été cité à comparaître ne devraient pas être reconnues et exécutées au titre du présent règlement à moins que la décision contenant la mesure n’ait été signifiée ou notifiée au défendeur avant l’exécution. Ceci ne devrait pas empêcher la reconnaissance et l’exécution de telles mesures au titre du droit national. Lorsque des mesures provisoires ou conservatoires sont ordonnées par une juridiction d’un État membre non compétente au fond, leur effet devrait être limité, au titre du présent règlement, au territoire de cet État membre ».
7. En vertu de l’article 2 :
« Aux fins du présent règlement, on entend par :
a) “décision”, toute décision rendue par une juridiction d’un État membre, quelle que soit la dénomination qui lui est donnée telle qu’arrêt, jugement, ordonnance ou mandat d’exécution, ainsi qu’une décision concernant la fixation par le greffier du montant des frais du procès.
Aux fins du chapitre III, le terme “décision” englobe les mesures provisoires ou les mesures conservatoires ordonnées par une juridiction qui, en vertu du présent règlement, est compétente au fond. Il ne vise pas une mesure provisoire ou conservatoire ordonnée par une telle juridiction sans que le défendeur soit cité à comparaître, à moins que la décision contenant la mesure n’ait été signifiée ou notifiée au défendeur avant l’exécution ;
[…] ».
8. L’article 29, dans la section « Litispendance et connexité », dispose:
« 1. Sans préjudice de l’article 31, paragraphe 2, lorsque des demandes ayant le même objet et la même cause sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions d’États membres différents, la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence de la juridiction première saisie soit établie.
2. Dans les cas visés au paragraphe 1, à la demande d’une juridiction saisie du litige, toute autre juridiction saisie informe sans tarder la première juridiction de la date à laquelle elle a été saisie conformément à l’article 32.
3. Lorsque la compétence de la juridiction première saisie est établie, la juridiction saisie en second lieu se dessaisit en faveur de celle-ci ».
9. En vertu de l’article 35 (« Mesures provisoires et conservatoires ») :
« Les mesures provisoires ou conservatoires prévues par la loi d’un État membre peuvent être demandées aux juridictions de cet État, même si les juridictions d’un autre État membre sont compétentes pour connaître du fond ».
10. En vertu de l’article 36, dans la section « Reconnaissance » :
« 1. Les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure.
[…] ».
11. L’article 42, paragraphe 2, dispose :
« Aux fins de l’exécution dans un État membre d’une décision rendue dans un autre État membre ordonnant une mesure provisoire ou conservatoire, le demandeur communique à l’autorité compétente chargée de l’exécution:
a) une copie de la décision réunissant les conditions nécessaires pour en établir l’authenticité ;
b) le certificat, délivré conformément à l’article 53, contenant une description de la mesure et attestant que :
i) la juridiction est compétente pour connaître du fond,
ii) la décision est exécutoire dans l’État membre d’origine ; et
c) lorsque la mesure a été ordonnée sans que le défendeur soit cité à comparaître, une preuve de la notification ou de la signification de la décision ».
12. L’article 45, paragraphe 1, sous c), dispose :
«1. À la demande de toute partie intéressée, la reconnaissance d’une décision est refusée :
c) si la décision est inconciliable avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l’État membre requis ;
[…]».
B. Droit national. Grazhdanski Protsesualen Kodeks (7)
13. Les dispositions pertinentes aux fins de la présente affaire sont l’article 18 (immunité des États); les articles 389 à 396 (adoption de mesures provisoires); les articles 397 à 403 (mesures conservatoires); et les articles 274 à 280 (recours contre une ordonnance).
14. Étant donné que mes conclusions porteront uniquement sur l’interprétation de l’article 35 du règlement nº 1215/12, il n’est pas indispensable de transcrire ces dispositions.
II. Faits, procédure et questions préjudicielles
15. Par un contrat conclu le 30 juillet 2015, le Skarb Państwa Rzeczypospolitej Polskiej reprezentowany przez Generalnego Dyrektora Dróg Krajowych i Autostrad (ci-après le « Trésor public polonais ») a confié aux entreprises TOTO SpA – Costruzioni Generali et Vianini Lavori SpA, qui agissaient en tant que consortium enregistré en Italie, la construction de la voie expresse S-5 Poznan-Wrocław, jonction Poznan A2, Głuchowo – Wronczyn.
16. Les parties ont inséré dans le contrat une clause, la 20.6, qui attribuait la compétence pour la résolution de leurs litiges aux tribunaux du lieu du domicile du pouvoir adjudicateur (c’est-à-dire les juridictions polonaises) (8).
17. En vertu du contrat en question, les garanties nº 02900100000348 et nº 02900100000818 ont été émises en vue d’assurer, respectivement, l’exécution du contrat (9) et le versement éventuel d’une « pénalité conventionnelle » après l’achèvement des ouvrages (10). Ces deux garanties ont été accordées par la compagnie d’assurance bulgare Evroins AD et sont régies par le droit matériel polonais.
18. Les sociétés adjudicataires ont présenté devant le Sąd Okręgowy w Warszawie (Tribunal régional de Varsovie, Pologne) des actions en constatation négatives respectives contre le Trésor public polonais. Elles ont demandé de déclarer que ledit Trésor public n’avait pas le droit d’exiger le paiement de la pénalité prévue au contrat, les conditions pour un tel paiement n’étant pas réunies, ni de demander une pénalité contractuelle pour l’exécution tardive alléguée du contrat (11).
19. De la même manière, elles ont demandé au tribunal d’« adopter des mesures provisoires consistant à imposer à la défenderesse, notamment, de s’abstenir de faire appel aux garanties nos 02900100000348 et 02900100000818, émises par la compagnie d’assurances Evroins AD » (12).
20. Par ordonnance du 7 juin 2019, le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie) a rejeté les demandes de mesures provisoires et conservatoires (13).
21. Le 31 juillet 2019, les sociétés adjudicataires ont de nouveau demandé l’adoption desdites mesures, cette fois-ci devant le Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia, Bulgarie), à l’appui des demandes formulées devant le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie).
22. Cette demande a été rejetée en première instance, mais elle a été accueillie en appel par le Sofiyski apelativen sad (Cour d’appel de Sofía, Bulgarie). Ce dernier a ordonné, après versement d’une caution, la saisie-arrêt conservatoire sur la créance du Trésor public polonais fondée sur les garanties nº 02900100000348 et nº 02900100000818, accordées en sa faveur par la compagnie d’assurances Evroins AD.
23. Le Trésor public polonais a formé un pourvoi en cassation devant le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation, Bulgarie). Dans le cadre de ce pourvoi, il a produit, en outre, une injonction de payer européenne, conformément au règlement (CE) nº 1896/2006 (14), au moyen du formulaire type E (15).
24. Les sociétés adjudicataires, qui avaient présenté des objections à cette demande au moyen du formulaire de type F, conformément au règlement nº 1896/2006, ont produit ce dernier dans leur mémoire en réponse au pourvoi en cassation.
25. Dans ce contexte, le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation) a saisi la Cour de justice des questions préjudicielles suivantes:
«1) L’article 1er du [règlement (UE) no 1215/12] doit-il être interprété en ce sens qu’une matière telle que celle indiquée dans la présente ordonnance doit être considérée en tout ou en partie comme une matière civile ou commerciale au sens de l’article 1er, paragraphe 1 de ce règlement ?
2) Lorsque le droit de demander le prononcé de mesures temporaires/conservatoires a été exercé et si le tribunal compétent pour connaître du fond a examiné la demande, le tribunal saisi d’une demande de prononcer des mesures sur la même base et au titre de l’article 35 du [règlement 1215/12] doit-il être considéré comme étant incompétent à partir du moment où sont produits des éléments de preuves attestant que le tribunal compétent pour connaître du fond du litige a statué ?
3) S’il convient de répondre aux deux premières questions que le [tribunal] saisi de la demande au titre de l’article 35 du [règlement 1215/12] est compétent, les conditions d’admission d’une demande en référé au titre de l’article 35 du [règlement 1215/12] doivent-elles être interprétées de manière autonome? Faut-il écarter l’application d’une norme qui prévoit, dans un cas tel que le cas visé, que la demande en référé à l’encontre d’une autorité publique est irrecevable ?
III. Procédure devant la Cour de justice
26. La demande de décision préjudicielle a été enregistrée auprès de la Cour de justice le 5 novembre 2020. Le traitement au titre de l’article 105 du règlement de procédure de la Cour de justice a été refusé.
27. La TOTO – Costruzioni Generali et la Vianini Lavori, la République de Pologne et la Commission européenne ont déposé des observations écrites. Ces parties, ainsi que le Trésor public polonais, ont participé à l’audience du 15 juillet 2021.
IV. Analyse
28. Comme je l’ai indiqué précédemment, mes conclusions se limiteront à la deuxième question préjudicielle. Cette dernière porte, en bref, sur la relation entre les organes juridictionnels de différents États membres devant lesquels, en application du règlement nº 1215/2012, des mesure provisoires ou conservatoires sont demandées successivement.
29. Afin de répondre à cette question, il y a lieu d’interpréter l’article 35 du règlement nº 1215/2012, ce qui permettra d’établir si une juridiction (en l’occurrence une juridiction bulgare) qui n’a pas de compétence quant au fond peut ordonner des mesures provisoires et conservatoires lorsque le juge compétent au fond (en l’occurrence une juridiction polonaise) a déjà statué sur une demande identique.
30. Avant de suggérer une réponse à cette question, je me pencherai sur certains aspects généraux du règlement nº 1215/2012 qui peuvent aider à la réflexion.
A. Considérations préliminaires: la protection provisoire et conservatoire au sens du règlement nº 1215/2012
1. Régime de la compétence judiciaire internationale et circulation des décisions sur les mesures provisoires et conservatoires
31. Le règlement nº 1215/2012 prévoit une double voie pour obtenir des mesures provisoires et conservatoires dans les litiges relevant de son champ d’application:
– En premier lieu, il attribue la compétence judiciaire internationale aux organes juridictionnels qui, conformément aux sections 1 à 6 du chapitre II, sont également compétentes au fond (16). La compétence de ces organes ne dépend pas de l’existence d’un lien déterminé entre l’objet de la mesure et le for (17). En outre, sous la réserve que j’exposerai plus loin, une mesure adoptée par un juge compétent pour le litige au principal bénéficie du régime de reconnaissance et d’exécution du règlement nº 1215/2012.
– En deuxième lieu, l’article 35 du même règlement prévoit que des organes juridictionnels prévoit que des juridictions n’ayant pas de compétence pour statuer au fond sur un litige adoptent des mesures provisoires et conservatoires dans ce litige.
32. Dans la deuxième hypothèse, la Cour de justice soumet à certaines exigences la possibilité, pour un juge qui n’est pas compétent pour statuer au fond, d’être néanmoins compétent pour trancher la demande incidente de mesures conservatoires (18) :
– Les mesures provisoires ou conservatoires doivent être «destinées à maintenir une situation de fait ou de droit afin de sauvegarder des droits dont la reconnaissance est par ailleurs demandée au juge du fond» (19).
– Il n’y a pas lieu d’adopter des mesures qui, de par leurs effets, remplacent de fait la procédure au fond, c’est-à-dire qu’elles servent à contourner, dans la phase d’instruction, les règles de compétence(20).
– Il doit exister un lien de connexion réel entre l’organe juridictionnel qui n’a pas compétence pour statuer au fond et la mesure demandée. L’octroi de cette dernière «demande […] une circonspection particulière et une connaissance approfondie des circonstances concrètes dans lesquelles les mesures sollicitées sont appelées à produire leurs effets» (21).
33. Ces conditions découlent du fait que l’article 35 du règlement nº 1215/2021 confère à la personne qui demande des mesures provisoires et conservatoires un avantage susceptible de placer la partie adverse dans une situation défavorable, en prévoyant une exception au régime de compétence mis en place par ce même règlement. Pour ce motif, son interprétation doit être restrictive (22).
34. En outre, du fait d’ouvrir l’accès à une juridiction supplémentaire, l’article 35 pourrait également favoriser des stratégies de forum shopping (23) et des abus (24).
35. En vertu du règlement nº 1215/2012, la faculté du juge qui adopte des mesures provisoires et conservatoires en application de l’article 35 est soumise, en outre, à une limitation d’envergure: l’effet de ces mesures reste circonscrit au territoire de l’État membre dudit juge (25).
36. Il ne faut pas oublier, néanmoins, que la validité des mesures provisoires et conservatoires ordonnées par un juge distinct de celui qui est, ou qui sera saisi (26) de l’affaire quant au fond répond à des exigences pratiques spécifiques de la protection judiciaire provisoire et conservatoire (27) facilement compréhensibles.
37. À travers cette disposition, la partie intéressée se voit offrir la possibilité d’obtenir une mesures provisoire et conservatoire dans l’État membre dans lequel se trouvent les biens ou la personne à l’égard desquels cette mesure sera exécutée. Cela permet d’éviter les inconvénients d’avoir à agir en justice à l’étranger dans un premier temps, puis, dans un deuxième temps, à obtenir la reconnaissance de la décision rendue dans un autre for (28).
38. Cette possibilité est d’autant plus nécessaire que les mesures provisoires et conservatoires ordonnées par le juge saisi au fond sans entendre la partie concernée (mesures dont l’adoption conserve son effet de surprise) ne sont pas autorisées, en principe (29), à circuler librement (30) entre les États membres en vertu du règlement nº 1215/2012 (31).
39. L’exclusion de la libre circulation de ce type de mesures découle de la définition de la « décision » à l’article 2, sous a), deuxième alinéa du règlement nº 1215/2012. En pratique, elle se traduit par l’exigence de l’article 42, paragraphe 2, dudit règlement : l’exécution, dans un État membre, de la mesure provisoire et conservatoire ordonnée dans un autre État membre par le juge de l’affaire au principal est soumise à la présentation du certificat de l’article 53. Ledit certificat inclut des mentions spécifiques qui certifient la qualité du juge et l’invitation de la partie défenderesse à comparaître ou, à défaut, la notification de la mesure.
2. Relation entre les fors
40. Il n’y a pas une hiérarchie formelle entre les fors parmi lesquels le demandeur de protection provisoire ou conservatoire peut choisir. Il existe partant des situations de pluralité de procédures de demande de protection provisoire et conservatoire, pour lesquelles le législateur n’a pas expressément prévu une solution particulière.
a) Pluralité de procédures ayant pour objet une protection provisoire et conservatoire
41. Le règlement nº 1215/2012 prévoit une disposition spécifique (l’article 35) pour les mesures provisoires et conservatoires. On pourrait dire que, de cette façon, il complète la faculté naturelle dont dispose le juge compétent au fond pour les adopter. En même temps, cela ouvre la porte à des procédures identiques devant des tribunaux différents, et, de ce fait, au risque de décisions inconciliables entre-elles.
42. Le principe de priorité qui, dans la section «Litispendance et connexité» du règlement nº 1215/2012, régit la pluralité des procédures ayant les mêmes parties, le même objet et la même cause, conformément à l’article 29, peut, selon moi, être étendu à la phase conservatoire de ces procédures (32).
43. Conformément à ce principe, le juge saisi en deuxième lieu « sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence de la juridiction première saisie soit établie ». Le juge saisi en deuxième lieu se dessaisit au profit de celui saisi en premier lieu, lorsque la compétence de ce dernier est établie (33).
44. Comme je l’ai expliqué, la coexistence de demandes de mesures provisoires et conservatoires devant un tribunal compétent quant au fond et un autre qui ne l’est pas (mais qui est saisi au titre de l’article 35 du règlement nº 1215/2012) offre à la partie intéressée une option pour éviter les retards qui sont généralement associés à l’importation, dans un État membre, d’une mesure accordée dans un autre.
45. De ce point de vue, il pourrait paraître paradoxal que celui qui demande une mesure provisoire et conservatoire devant un deuxième tribunal précisément pour éviter les retards d’un autre saisi en premier soit tenu, en vertu de la règle relative à la litispendance, de le faire exclusivement dans l’État du litige au principal, au seul motif que la demande de cette mesure y a été introduite en premier lieu (34).
46. À titre d’alternative, on pourrait imaginer, pour les mesures provisoires et conservatoires, d’écarter l’application de la règle générale sur la litispendance (article 29 du règlement nº 1215/2012) et d’aborder la question des deux décisions inconciliables, si de telles décisions sont rendues, a posteriori, au stade de leur reconnaissance et leur exécution (35).
47. Je crois, toutefois, que cette solution pourrait ne pas être conforme au règlement en question.
48. Même si la Cour de justice ne s’est pas prononcée sur ce point, elle a fait allusion, dans des termes négatifs, à la «multiplication des chefs de compétence judiciaire à propos d’un même rapport juridique, laquelle est contraire aux objectifs de la convention», en parlant de l’article 24 de la convention de Bruxelles (36).
49. À l’heure actuelle, il suffit de dire que les exceptions à la règle de litispendance sont prévues par le règlement lui-même, et qu’aucune ne correspond à celle décrite ci-dessus (37). Les propositions de modification concernant cet aspect, avancées quant à l’article 35 du règlement nº 1215/2012, n’ont pas été reprises dans le texte, ce qui plaide contre un traitement spécial de la litispendance pour les demandes de mesures provisoires et conservatoires dans le système en vigueur (38).
50. En somme, je suis d’avis que la règle de litispendance de l’article 29 du règlement nº 1215/2012 s’applique aux demandes de mesures provisoires et conservatoires. Cette règle entraîne deux conséquences : a) la priorité est accordée au juge devant lequel a été présentée la première des demandes conservatoires, une fois qu’il s’est déclaré compétent ; et b) à partir de ce même moment, le juge devant lequel est introduite la deuxième demande conservatoire devra se dessaisir en faveur du premier.
b) Caractère inconciliabledes mesures provisoires et conservatoires émanant d’organes juridictionnels différents
51. L’hypothèse des mesures provisoires et conservatoires ordonnées par deux juridictions (l’une compétente en vertu de l’article 24 de la convention de Bruxelles, et l’autre choisie par les parties pour statuer quant au fond) a été traitée par la Cour dans son arrêt Italian Leather (39), à propose de l’article 27, paragraphe 3, de ladite convention.
52. Dans cet arrêt, la Cour de justice :
– a clarifié que le caractère inconciliable empêchant la reconnaissance d’une décision étrangère fait référence aux effets juridiques des décisions, et non à l’existence de cadres juridiques différents dans les États membres, ou à l’appréciation différente d’une même condition par les organes respectifs (40) ;
– a confirmé que le caractère inconciliable se produit lorsque les conséquences des décisions en cause se manifestent simultanément au sein d’un État membre en troublant son ordre social (41) ;
– a soutenu que, dans ces conditions, et compte tenu de ce que le motif du refus de la reconnaissance prévue à l’article 27, paragraphe 3, de la convention de Bruxelles a un caractère impératif, l’organe saisi est tenu de refuser la reconnaissance de la décision étrangère (42).
53. L’identité entre l’article 27, paragraphe 3, de la convention de Bruxelles et l’actuel article 45, paragraphe 1, sous c), du règlement nº 1215/2012 (43) permet d’affirmer que la même solution s’impose dans l’application de ce dernier.
B. Réponse à la deuxième question préjudicielle
54. Les doutes de la juridiction de renvoi qui l’ont amenée à poser sa deuxième question préjudicielle, ainsi que les allégations des parties à ce sujet, se basent sur différents motifs que j’aborderai dans l’ordre suivant :
– en premier lieu, j’aborderai l’incidence de la clause contractuelle d’élection de for en faveur des tribunaux polonais;
– ensuite, je me pencherai sur le lien de connexion réel entre les mesures demandées et le territoire bulgare;
– et, enfin, je me prononcerai quant à la pertinence, devant le tribunal bulgare, de la décision judiciaire polonaise refusant les mesures provisoires et conservatoires.
1. La clause d’élection de for: un obstacle à l’adoption de mesures par les tribunaux bulgares ?
55. La compétence du juge du litige au principal pour adopter des mesures provisoires et conservatoires ne dépend pas d’une relation spéciale entre l’objet de la mesure et le for; il suffit que soient réunies les conditions qui, selon le règlement nº 1215/2012, justifient l’attribution de compétence au fond dans le cas d’espèce.
56. Une de ces conditions est que les parties aient convenu de l’élection de la juridiction compétente, au moyen d’une clause attribuant la compétence exclusive conformément à l’article 25 du règlement nº 1215/2012.
57. Or, du moment qu’elle se fonde sur l’autonomie de la volonté, on peut douter que toute clause d’attribution de compétence s’étende, automatiquement aux mesures provisoires et conservatoires. À l’inverse, on peut se demander si une élection de for exclut, systématiquement, la faculté offerte par l’article 35 du règlement nº 1215/2012.
58. La Cour de justice n’a jamais tranché cette question. L’arrêt Italian Leather clarifie, en tout état de cause, que la compétence au titre de l’article 35 peut coexister avec celle d’un tribunal différent choisi par les parties pour résoudre définitivement le litige.
59. À mon avis, les parties peuvent (je ne vois, en tout cas, aucune raison qui l’interdirait) proroger ou déroger, contractuellement, à la compétence judiciaire internationale pour la protection conservatoire, dans le domaine du règlement nº 1215/2012. Quels sont les différends couverts par la clause d’élection de for, et quels sont ceux qui ne le sont pas, est une question d’interprétation du contrat qui a été conclu entre les parties.
60. Il serait, dès lors, souhaitable que les parties manifestent expressément leur intention que la clause en cause couvre également la protection conservatoire. En l’absence d’une volonté claire, on pourrait présumer (44) qu’une clause d’élection de for rédigée dans des termes généraux étend la compétence de la juridiction choisie à l’adoption de mesures provisoires ou conservatoires.
61. En revanche, la même solution ne s’appliquerait pas en vue d’exclure l’accès à la juridiction d’un autre État membre, différente de celle convenue (45) : la renonciation au bénéfice de l’article 35 du règlement nº 1215/2012 ne saurait se présumer.
62. Dans l’affaire qui nous occupe, les parties ont inclus, dans leur contrat, une clause désignant, dans des termes généraux, les tribunaux polonais comme juridictions compétentes pour trancher leurs différends, la Pologne étant le pays du siège du pouvoir adjudicateur (46).
63. La juridiction de renvoi ne met pas en doute la compétence exclusive des tribunaux polonais quant au fond; elle se demande, toutefois, si elle est exclusive également en matière conservatoire.
64. Les observations du gouvernement polonais et des sociétés adjudicataires ne coïncident pas quant à la portée de l’élection de for dans le contrat (47). Pour ma part, je suis d’accord avec la Commission pour dire que la question de savoir si ladite élection comprend ou non les mesures conservatoires est une question qu’il appartiendra au juge de renvoi d’apprécier (48).
65. Dans ce contexte, il lui faudra tenir compte de ce que, pour assurer la prévisibilité pour les parties, « une clause attributive de juridiction ne peut concerner que des différends nés ou à naître à l’occasion d’un rapport de droit déterminé, ce qui limite la portée d’une convention attributive de juridiction aux seuls différends qui trouvent leur origine dans le rapport de droit à l’occasion duquel cette clause a été convenue […] » (49).
66. La clause attributive de compétence ne saurait donc concerner un « litige n’étant pas raisonnablement prévisible pour l’entreprise victime au moment où elle a consenti à ladite clause » (50).
67. Sans préjudice de ce que, comme je le disais, la décision incombe au juge de renvoi, je crois que les parties signataires de la clause du contrat objet de la présente affaire pouvaient prévoir raisonnablement que l’une d’entre-elles, le cas échéant, demanderait une mesure provisoire et conservatoire pour s’opposer à l’exécution des garanties. Dans le cadre des contrats publics, les désaccords quant à l’exécution des garanties par les pouvoirs adjudicateurs ne sont pas rares.
2. Lien de connexion réel
68. S’il devait s’avérer que la clause attributive de compétence ne déploie pas ses effets au regard de la protection conservatoire, en niant de la sorte l’exclusivité de la compétence des organes juridictionnels polonais, cette considération n’aurait pas encore pour conséquence immédiate l’affirmation de la compétence des juridictions bulgares en tant que juridictions saisies au titre de l’article 35 du règlement nº 1215/2012.
69. Dans cette hypothèse, la compétence des tribunaux bulgares dépendrait, en premier lieu, des dispositions nationales en la matière. Il devrait, en outre, y avoir une connexion réelle entre l’objet de la mesure provisoire et conservatoire et la compétence territoriale de l’État membre (Bulgarie).
70. Des doutes ont été exprimés quant à l’existence du lien de connexion réel dans la présente affaire, pour deux raisons :
– la nature mobilière des biens situés sur le territoire bulgare et sur lesquels la mesure serait exécutée ;
– le fait que le paiement effectif de la garantie attaquée doit être effectué au profit du Trésor public polonais, sur le territoire polonais, en rapport avec des irrégularités liées à l’exécution d’un marché de travaux conclu et exécuté en Pologne (51).
71. L’exigence du lien de connexion réel découle directement de la raison d’être de l’article 35 du règlement nº 1215/2012, à savoir, que la mesure soit accordée et soit exécutée dans le même État membre. Pour ce motif, le lien de connexion réel se concrétise, effectivement, dans les actifs visés par la mesure provisoire et conservatoire.
72. La question de savoir quel serait le lieu du paiement de la garantie en tant que telle est, en revanche, dénuée de pertinence.
73. Dans le présent litige, comme je l’ai exposé, les mesures provisoires et conservatoires avaient pour objet d’assurer des prétentions déclaratives de l’inexistence d’un droit du Trésor public polonais au paiement des montants objet de la garantie. En exécution de ces mesures, la juridiction d’appel bulgare a pratiqué une saisie-arrêt sur la créance du pouvoir adjudicateur polonais contre l’assurance bulgare Evroins AD.
74. La connexion réelle entre les juridictions bulgares et les mesures provisoires et conservatoires dépendra, en définitive, du fait que la créance en cause soit considérée comme située en Bulgarie (52), ce qu’il incombe à la juridiction de renvoi d’établir.
3. La décision rendue en Pologne comme obstacle à l’adoption de mesures conservatoires par les juridictions bulgares
75. Le tribunal bulgare doit-il se déclarer incompétent pour adopter la mesure provisoire et conservatoire demandée, lorsqu’une demande identique (53) a été introduite devant l’organe juridictionnel (polonais) saisi de l’affaire quant au fond, et que ce dernier l’a rejetée ?
76. La réponse à cette question admet deux solutions, selon que la décision du tribunal polonais contraire à l’octroi des mesures provisoires et conservatoires est ou non définitive. Les données qui ont été fournies ne permettant pas de déduire avec certitude le caractère de cette décision, j’aborderai les deux hypothèses envisageables.
a) Décision à caractère définitif: son éventuelle reconnaissance
77. Dans le système du règlement nº 1215/2012, le juge d’un État membre peut mettre fin à la procédure, au fond ou en référé, du fait de l’invocation par la voie procédurale correspondante d’une décision définitive (54) sur le même sujet intervenue dans un autre État.
78. Je déduis des observations des parties que la force de chose jugée (55) de la décision polonaise est un point controversé, qu’il incombera à la juridiction de renvoi de clarifier. Quoi qu’il en soit, plus que de la chose jugée (notion qui présente des difficultés lorsqu’elle vise des décisions à caractère conservatoire), je préfère parler de caractère définitif, c’est-à-dire final et sans possibilité de recours, de la décision juridictionnelle.
79. S’il était confirmé que la décision conservatoire possède, en Pologne, un tel caractère définitif, celle-ci pourra déployer ses effets également en Bulgarie et empêcher (aussi longtemps que les circonstances de fait sont les mêmes) (56) l’adoption d’une autre mesure avec un objet, des parties et une cause identiques.
80. Le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation) soulève également la question du moment auquel il y a lieu de tirer les conséquences normatives de l’existence de la décision étrangère. En particulier, il demande s’il doit se déclarer incompétent dès lors que la preuve d’une telle décision est apportée.
81. La réponse à cette question est, en principe, affirmative. En vertu de l’article 36, paragraphe 1, du règlement nº 1215/2012, la reconnaissance de la décision d’un État membre dans un autre État ne nécessite d’aucune procédure. La partie qui l’invoque devra néanmoins respecter les conditions de forme prévues à l’article 37, en produisant une copie authentique de la décision et le certificat visé à l’article 53 condition qui, selon la lettre du règlement, est impérative (57). L’organe juridictionnel ou l’autorité devant laquelle la décision étrangère est invoquée peuvent également demander une traduction ou une translittération, conformément à l’article 37, paragraphe 2.
82. Il appartient à la partie négativement affectée par la reconnaissance de la décision déjà rendue de demander son refus pour l’un des motifs de l’article 45, si elle l’estime approprié. Cette demande peut être introduite à titre incident, conformément à l’article 36, paragraphe 3, du règlement.
83. Les motifs indiqués à l’article 45, paragraphe 1, sous c), ne pourront être invoqués dans ce cadre: dans les circonstances de la présente affaire, il n’existe pas encore, en Bulgarie, une mesure dont les effets sont inconciliables avec ceux de la décision polonaise, de sorte que cet argument ne saurait être opposé à la reconnaissance de cette dernière.
b) Décision sans caractère définitif : la règle de la litispendance
84. Si la décision polonaise est susceptible d’appel en Pologne, la procédure relative aux mesures conservatoires devra être considérée, aux fins du règlement nº 1215/2012, comme encore pendante dans ce pays.
85. Dans ce cadre, la partie intéressée peut certainement demander la reconnaissance de la mesure en Bulgarie (58). Pourtant, le fait que celle-ci est encore susceptible d’être attaquée peut rendre prématurée une telle demande. Le règlement permet au tribunal saisi de suspendre la reconnaissance d’une décision étrangère lorsque cette dernière est attaquée dans l’État membre d’origine (59).
86. Étant donné qu’une demande identique et postérieure de protection conservatoire est pendante en Bulgarie, la règle de la litispendance, qui impose des obligations d’office au tribunal appelé à statuer en deuxième lieu, me paraît plus appropriée.
87. Le document certifiant la décision polonaise a (ou peut avoir, s’il réunit les conditions établies par l’ordre juridique applicable) (60) une valeur probante vis-à-vis des éléments centraux visés à l’article 29 du règlement nº 1215/2012:
– il sert à apprécier l’identité entre les parties, l’objet et la cause des deux procédures ;
– il fait état de la date à laquelle la demande a été introduite devant le premier tribunal ;
– il établit que le premier tribunal s’est déclaré compétent pour ordonner ou refuser la mesure provisoire et conservatoire (61).
88. Si, ces faits étant établis, il est avéré que l’organe juridictionnel polonais a été le premier à connaître du litige, et que l’objet, les parties et la cause sont identiques, le tribunal bulgare devra se dessaisir, conformément à l’article 29, paragraphe 1, du règlement nº 1215/2012.
V. Conclusion
89. Eu égard à ce qui précède, je suggère à la Cour de justice de répondre à la deuxième question préjudicielle posée par le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation, Bulgarie) de la manière suivante :
« 1) L’article 35 du règlement (UE) nº 1215/12 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété dans le sens que la juridiction saisie d’une demande de mesures provisoires et conservatoires doit s’abstenir de les prononcer lorsque : a) la juridiction d’un autre État membre, saisie sur le fond de l’affaire, a prononcé une décision définitive concernant ces mesures; b) l’intéressé fait valoir cette décision définitive, en produisant les documents exigés par le règlement nº 1215/2012 aux fins de sa reconnaissance dans l’État membre dans lequel la procédure est encore pendante; et c) les demandes formulées devant les deux juridictions ont le même objet et la même cause, entre les mêmes parties.
2) Si la décision adoptée par l’organe juridictionnel compétent au fond n’est pas définitive, le juge appelé à statuer en deuxième lieu conformément à l’article 35 du règlement nº 1215/2012, et devant lequel est pendante la demande de mesures provisoires et conservatoires sur le même fondement, avec le même objet et entre les mêmes parties, devra se dessaisir en faveur du premier en application de l’article 29, paragraphe 3, du règlement nº 1215/2012 ».