Language of document : ECLI:EU:C:2021:808

ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

6 octobre 2021 (*)

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile – Règlement (UE) no 1215/2012 – Article 1er, paragraphe 1 – Matière civile et commerciale – Article 35 – Mesures provisoires et conservatoires – Action fondée sur un contrat de travaux de construction d’une voie expresse publique conclu entre une autorité publique et deux sociétés de droit privé – Demande en référé liée aux pénalités et aux garanties découlant de ce contrat – Décision en référé déjà rendue par une juridiction compétente sur le fond »

Dans l’affaire C‑581/20,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation, Bulgarie), par décision du 28 octobre 2020, parvenue à la Cour le 5 novembre 2020, dans la procédure

Skarb Państwa Rzeczypospolitej Polskiej reprezentowany przez Generalnego Dyrektora Dróg Krajowych i Autostrad

contre

TOTO SpA Costruzioni Generali,

Vianini Lavori SpA,

LA COUR (première chambre),

composée de M. J.‑C. Bonichot, président de chambre, M. L. Bay Larsen, Mme C. Toader (rapporteure), MM. M. Safjan et N. Jääskinen, juges,

avocat général : M. A. Rantos,

greffier : Mme R. Şereş, administratrice,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 15 juillet 2021,

considérant les observations présentées :

–        pour le Skarb Państwa Rzeczypospolitej Polskiej reprezentowany przez Generalnego Dyrektora Dróg Krajowych i Autostrad, par Me O. Temnikov, advokat,

–        pour TOTO SpA – Costruzioni Generali et Vianini Lavori SpA, par MA. Valov, assisté de Mes V. P. Penkov, N. G. Tsvetanov, P. D. Tsanov, V. V. Tomova, B. H. Strizhlev et V. K. Semkov, advokati, ainsi que de Mme M. T. Stoeva, représentant,

–        pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna et Mme S. Żyrek, en qualité d’agents,

–        pour la Commission européenne, par Mme M. Heller et M. I. Zaloguin, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 9 septembre 2021,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 1, et de l’article 35 du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant le Skarb Państwa Rzeczypospolitej Polskiej reprezentowany przez Generalnego Dyrektora Dróg Krajowych i Autostrad (Trésor public de la République de Pologne, représenté par son directeur général des routes et des autoroutes nationales) (ci-après le « directeur général des routes ») à TOTO SpA – Costruzioni Generali et à Vianini Lavori SpA (ci-après les « sociétés de construction »), des sociétés de droit italien, au sujet d’un contrat de travaux de construction d’une voie expresse en Pologne.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3        Les considérants 10, 33 et 34 du règlement no 1215/2012 énoncent :

« (10)      Il est important d’inclure dans le champ d’application matériel du présent règlement l’essentiel de la matière civile et commerciale, à l’exception de certaines matières bien définies, [...]

[...]

(33)      Lorsque des mesures provisoires ou conservatoires sont ordonnées par une juridiction compétente au fond, leur libre circulation devrait être assurée au titre du présent règlement. Cependant, les mesures provisoires ou conservatoires qui ont été ordonnées par une telle juridiction sans que le défendeur n’ait été cité à comparaître ne devraient pas être reconnues et exécutées au titre du présent règlement à moins que la décision contenant la mesure n’ait été signifiée ou notifiée au défendeur avant l’exécution. Ceci ne devrait pas empêcher la reconnaissance et l’exécution de telles mesures au titre du droit national. Lorsque des mesures provisoires ou conservatoires sont ordonnées par une juridiction d’un État membre non compétente au fond, leur effet devrait être limité, au titre du présent règlement, au territoire de cet État membre.

(34)      Pour assurer la continuité nécessaire entre la convention [du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32)], le règlement (CE) no 44/2001 [du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1),] et le présent règlement, il convient de prévoir des dispositions transitoires. La même continuité doit être assurée en ce qui concerne l’interprétation par la Cour de justice de l’Union européenne de [cette convention] et des règlements qui la remplacent. »

4        L’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012 prévoit :

« Le présent règlement s’applique en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction. Il ne s’applique notamment ni aux matières fiscales, douanières ou administratives, ni à la responsabilité de l’État pour des actes ou des omissions commis dans l’exercice de la puissance publique (acta jure imperii). »

5        Aux termes de l’article 2, sous a), de ce règlement :

« Aux fins du présent règlement, on entend par :

a)      [...]

Aux fins du chapitre III, le terme “décision” englobe les mesures provisoires ou les mesures conservatoires ordonnées par une juridiction qui, en vertu du présent règlement, est compétente au fond. Il ne vise pas une mesure provisoire ou conservatoire ordonnée par une telle juridiction sans que le défendeur soit cité à comparaître, à moins que la décision contenant la mesure n’ait été signifiée ou notifiée au défendeur avant l’exécution ».

6        L’article 25 dudit règlement, faisant partie de la section 7 du chapitre II de celui-ci, intitulé « Compétence », dispose, à son paragraphe 1 :

« Si les parties, sans considération de leur domicile, sont convenues d’une juridiction ou de juridictions d’un État membre pour connaître des différends nés ou à naître à l’occasion d’un rapport de droit déterminé, ces juridictions sont compétentes, sauf si la validité de la convention attributive de juridiction est entachée de nullité quant au fond selon le droit de cet État membre. Cette compétence est exclusive, sauf convention contraire des parties. [...]

[...] »

7        L’article 35 du règlement no 1215/2012, figurant à la section 10 de ce chapitre II, prévoit :

« Les mesures provisoires ou conservatoires prévues par la loi d’un État membre peuvent être demandées aux juridictions de cet État, même si les juridictions d’un autre État membre sont compétentes pour connaître du fond. »

 Le droit bulgare

8        L’article 18 du Grazhdanski protsesualen kodeks (code de procédure civile), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après le « GPK »), intitulé « Immunité judiciaire », prévoit :

« (1)      Les tribunaux bulgares sont compétents pour connaître des recours auxquels est partie un État étranger ou une personne dotée de l’immunité judiciaire, dans les cas suivants :

1.      en cas de renonciation à l’immunité judiciaire ;

2.      en cas de recours fondés sur des relations contractuelles, si le lieu de l’exécution de l’obligation se situe en République de Bulgarie ;

3.      en cas de recours en indemnisation d’une faute commise en République de Bulgarie ;

4.      en cas de recours concernant des droits sur des biens successoraux et des successions en déshérence en République de Bulgarie ;

5.      dans des affaires relevant de la compétence exclusive des juridictions bulgares.

(2)      Les dispositions du paragraphe 1, points 2, 3 et 4, ne s’appliquent pas aux actes et aux faits juridiques accomplis en exécution de fonctions publiques des personnes, ou relativement à l’exercice de droits souverains d’États étrangers. »

9        Intitulé « Référé relatif à un recours introduit », l’article 389 du GPK dispose :

« (1)      À chaque stade de la procédure jusqu’à la clôture de l’instruction dans la procédure d’appel, le requérant peut introduire une demande en référé auprès du tribunal devant lequel l’affaire est pendante.

(2)      Le référé est autorisé relativement à toutes les catégories de recours. »

10      L’article 391 du GPK, intitulé « Conditions d’admissions du référé », prévoit, à son paragraphe 1 :

« L’introduction d’une demande en référé relative à un recours principal est autorisée, lorsque, autrement, il serait impossible ou difficile pour le requérant de mettre en œuvre les droits issus de la décision et si :

1.      le recours principal s’appuie sur des preuves écrites convaincantes, ou

2.      une garantie à concurrence d’un montant déterminé par le tribunal est produite [...] »

11      Sous l’intitulé « Irrecevabilité du référé », l’article 393 du GPK dispose :

« (1)      N’est pas admis le référé relatif à un recours portant sur une créance pécuniaire à l’égard de l’État, des autorités publiques, des municipalités et des établissements hospitaliers au sens de l’article 5, paragraphe 1, du Zakon za lechebnite zavedenya [loi sur les établissements hospitaliers] ainsi que sur les créances d’établissements hospitaliers de la caisse nationale d’assurance maladie.

(2)      N’est pas autorisé le référé relatif à un recours portant sur une créance pécuniaire et revêtant la forme d’une saisie-arrêt sur des créances ne pouvant pas faire l’objet d’une exécution forcée. »

12      L’article 397 du GPK, intitulé « Catégories de mesures », énonce, à son paragraphe 1 :

« Le référé se réalise :

1.      en pratiquant une saisie-arrêt immobilière ;

2.      par une saisie-arrêt de biens mobiliers et de créances du débiteur ;

3.      par d’autres mesures adéquates, déterminées par le tribunal, y compris par l’immobilisation d’un véhicule à moteur et par un sursis à exécution. »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

13      Ainsi qu’il résulte du dossier soumis à la Cour, le 30 juillet 2015, à l’issue d’une procédure de passation des marchés publics initiée par le directeur général des routes, en qualité de pouvoir adjudicateur, un contrat portant sur la construction de la voie expresse S-5 Poznań – Wrocław, jonction Poznań A 2. village Głuchowo-Wronczyn (Pologne), a été conclu avec les sociétés de construction, en qualité d’adjudicataires.

14      En vertu de ce contrat, à la demande des sociétés de construction, deux garanties ont été émises au profit du pouvoir adjudicateur par une société d’assurance de droit bulgare, Evroins AD, la première, de bonne exécution, valable jusqu’au 31 juillet 2019 et prorogée jusqu’au 30 juin 2024, garantissant contre l’inexécution ou la mauvaise exécution dudit contrat, la seconde, valable jusqu’au 31 juillet 2019, garantissant le paiement d’une pénalité contractuelle en cas de dépassement des délais d’exécution.

15      Selon les clauses du contrat en cause, pour tout litige susceptible de survenir à l’occasion de l’exécution de celui-ci, la compétence est attribuée au tribunal du siège du pouvoir adjudicateur et le droit polonais est désigné comme loi applicable, y compris auxdites garanties.

16      Des différends ayant surgi entre les parties au principal concernant la qualité des travaux ou l’exécution du contrat dans les délais, les sociétés de construction ont saisi le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie, Pologne) d’une action en constatation négative tendant, en substance, à faire empêcher le directeur général des routes d’exercer ses droits sur les garanties émises.

17      Devant la même juridiction, des demandes en référé ont été introduites par les sociétés de construction visant, notamment, à imposer au directeur général des routes de s’abstenir jusqu’au 26 juin 2019 de leur notifier sa volonté de résilier le contrat en cause, de leur facturer des pénalités et de faire appel à la garantie de bonne exécution de ce contrat émise par Evroins.

18      Le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie) a rejeté, par ordonnances du 7 juin 2019 et du 2 décembre 2019, ces demandes en référé, au motif, en substance, que les preuves administrées n’étaient pas suffisantes pour démontrer le fumus boni iuris.

19      Parallèlement aux procédures engagées devant cette juridiction, le 31 juillet 2019, les sociétés de construction ont saisi le Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia, Bulgarie) d’une demande en référé au contenu analogue à celui de ces procédures contre le directeur général des routes, demande qui a été rejetée comme irrecevable par ordonnance.

20      L’Apelativen sad – Sofia (Cour d’appel de Sofia, Bulgarie) a annulé ladite ordonnance, a autorisé la demande en référé, au titre de l’article 389 du GPK et de l’article 35 du règlement no 1215/2012 et a pratiqué une saisie-arrêt sur la créance du directeur général des routes, fondée sur les deux garanties émises par Evroins.

21      Le directeur général des routes s’est pourvu en cassation devant le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation, Bulgarie), contestant, notamment, l’application en l’occurrence du règlement no 1215/2012, au motif que la procédure au principal ne relève pas de la notion de « matière civile et commerciale », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de ce règlement.

22      À cette occasion, il a produit une injonction de payer européenne au titre du règlement (CE) no 1896/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006, instituant une procédure d’injonction de payer (JO 2006, L 399, p. 1), délivrée par le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie) contre Evroins.

23      Après avoir rappelé la jurisprudence de la Cour en la matière, la juridiction de renvoi expose ses doutes concernant la nature civile ou commerciale du litige au principal, au sens du règlement no 1215/2012, eu égard à la qualité du contractant public polonais.

24      Pour le cas où ce litige entrerait dans le domaine d’application du règlement no 1215/2012, la juridiction de renvoi se demande si la compétence d’une juridiction saisie au titre de l’article 35 de ce règlement, afin de prononcer une mesure en référé, est exclue du fait que la juridiction compétente pour connaître du litige au fond, en l’occurrence une juridiction polonaise, s’est déjà prononcée sur une demande similaire. À cet égard, elle fait valoir que, selon son droit national, à savoir les articles 389 et 390 du GPK, l’existence d’une décision sur une demande en référé ne fait pas obstacle à ce que le tribunal compétent soit saisi d’une demande ultérieure.

25      La juridiction de renvoi s’interroge également sur le point de savoir si une demande en référé doit être uniquement analysée au regard de la notion autonome de mesures provisoires et conservatoires, à savoir des mesures destinées à maintenir une situation de fait ou de droit afin de sauvegarder des droits dont la reconnaissance est, par ailleurs, demandée au juge du fond (arrêt du 3 septembre 2020, Supreme Site Services e.a., C‑186/19, EU:C:2020:638, point 50), ou si elle doit être examinée au regard de l’intégralité des conditions prévues par le droit du for. Elle précise que, dans ce dernier cas, en vertu du principe d’effectivité, elle pourrait être contrainte d’écarter l’application de l’article 393 du GPK.

26      Dans ces conditions, le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      L’article 1er du règlement [no 1215/2012] doit-il être interprété en ce sens qu’une matière telle que celle indiquée dans la présente ordonnance doit être considérée en tout ou en partie comme une matière civile ou commerciale, au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de ce règlement ?

2)      Lorsque le droit de demander le prononcé de mesures temporaires/conservatoires a été exercé et si le tribunal compétent pour connaître du fond a examiné la demande, le tribunal saisi d’une demande de prononcer des mesures sur la même base et au titre de l’article 35 du règlement [no 1215/2012] doit-il être considéré comme étant incompétent à partir du moment où sont produits des éléments de preuves attestant que le tribunal compétent pour connaître du fond du litige a statué ?

3)      S’il convient de répondre aux deux premières questions que le [tribunal] saisi de la demande au titre de l’article 35 du règlement [no 1215/2012] est compétent, les conditions d’admission d’une demande en référé au titre de l’article 35 [de ce règlement] doivent-elles être interprétées de manière autonome ? Faut-il écarter l’application d’une norme qui prévoit, dans un cas tel que le cas visé, que la demande en référé contre une autorité publique est irrecevable ? »

 La procédure devant la Cour

27      La juridiction de renvoi a demandé à la Cour que le renvoi préjudiciel dans la présente affaire soit soumis à la procédure accélérée en vertu de l’article 105 du règlement de procédure de la Cour. À l’appui de sa demande, cette juridiction a fait valoir, d’une part, que, en vertu des règles nationales, la nature de la procédure au principal lui impose de statuer dans les brefs délais et, d’autre part, que les mesures provisoires autorisées impliqueraient l’impossibilité pour l’une des parties au contrat en cause au principal d’exercer ses droits pendant une longue période jusqu’à la clôture de la procédure au fond.

28      L’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure prévoit que, à la demande de la juridiction de renvoi ou, à titre exceptionnel, d’office, le président de la Cour peut, lorsque la nature de l’affaire exige son traitement dans de brefs délais, le juge rapporteur et l’avocat général entendus, décider de soumettre un renvoi préjudiciel à une procédure accélérée.

29      Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour, ni le fait qu’une demande de décision préjudicielle est formulée dans le cadre d’une procédure en référé ni la circonstance que la juridiction de renvoi soit tenue de tout mettre en œuvre pour assurer un règlement rapide de l’affaire au principal ne saurait suffire en soi à justifier le recours à une procédure accélérée en application de l’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure (voir, en ce sens, ordonnances du président de la Cour du 23 janvier 2007, Consel Gi. Emme, C‑467/06, non publiée, EU:C:2007:49, point 7, et du 23 décembre 2015, Vilkas, C‑640/15, non publiée, EU:C:2015:862, point 8 ainsi que jurisprudence citée).

30      Au vu des considérations qui précèdent, la demande de la juridiction de renvoi tendant à ce que la présente affaire soit soumise à la procédure accélérée au titre de l’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure a été rejetée par décision du président de la Cour du 20 novembre 2020.

31      Néanmoins, par décision du même jour, le président de la Cour a décidé que cette affaire serait jugée par priorité, en vertu de l’article 53, paragraphe 3, du règlement de procédure.

 Sur les questions préjudicielles

 Sur la première question

32      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’une action en référé introduite et poursuivie, selon les règles de droit commun, devant une juridiction d’un État membre, portant sur des pénalités au titre de l’exécution d’un contrat de travaux de construction d’une voie expresse publique conclu à l’issue d’une procédure de passation des marchés dont le pouvoir adjudicateur est une autorité publique, relève de la notion de « matière civile et commerciale », au sens de cette disposition.

33      L’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012 prévoit que ce règlement s’applique en matière civile et commerciale. Par conséquent, la première question porte sur le point de savoir si l’action en référé susmentionnée relève du champ d’application du règlement no 1215/2012.

34      À titre liminaire, il y a lieu d’observer que l’action en référé au principal tend à l’obtention de mesures provisoires afin de sauvegarder une situation de fait soumise à l’appréciation du juge dans le cadre d’une procédure au fond, cette action et cette procédure étant engagées entre les mêmes parties. Une telle action en référé porte, dès lors, sur des « mesures provisoires et conservatoires », au sens de l’article 35 du règlement no 1215/2012, à condition qu’elle relève du champ d’application de ce règlement.

35      À cet égard, la Cour a jugé que l’appartenance des mesures provisoires et conservatoires au champ d’application de ce règlement doit être déterminée non pas par leur nature propre, mais par la nature des droits dont elles visent à assurer la sauvegarde au fond (arrêt du 3 septembre 2020, Supreme Site Services e.a., C‑186/19, EU:C:2020:638, point 54).

36      Il ressort également de la jurisprudence constante de la Cour que, pour déterminer si une action en justice relève ou non de la notion autonome de « matière civile et commerciale », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012, et par voie de conséquence du champ d’application de ce règlement, il y a lieu d’identifier le rapport juridique existant entre les parties au litige et l’objet de celui-ci, ou, alternativement, d’examiner le fondement et les modalités d’exercice de l’action intentée (arrêt du 16 juillet 2020, Movic e.a., C‑73/19, EU:C:2020:568, point 37 ainsi que jurisprudence citée).

37      Ainsi, la Cour a itérativement jugé que, si certains litiges opposant une autorité publique à une personne de droit privé peuvent relever du champ d’application du règlement no 1215/2012 lorsque le recours juridictionnel porte sur des actes accomplis iure gestionis, il en est autrement lorsque l’autorité publique agit dans l’exercice de la puissance publique (voir, en ce sens, arrêts du 12 septembre 2013, Sunico e.a., C‑49/12, EU:C:2013:545, point 34, ainsi que du 7 mai 2020, Rina, C‑641/18, EU:C:2020:349, point 33 et jurisprudence citée).

38      En effet, la manifestation de prérogatives de puissance publique par l’une des parties au litige, en raison de l’exercice par celle-ci de pouvoirs exorbitants par rapport aux règles applicables dans les relations entre les particuliers, exclut un tel litige de la « matière civile et commerciale », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012 (arrêt du 3 septembre 2020, Supreme Site Services e.a., C‑186/19, EU:C:2020:638, point 57 ainsi que jurisprudence citée).

39      La Cour a également retenu que la finalité publique de certaines activités ne constitue pas, en soi, un élément suffisant pour qualifier ces activités comme étant accomplies iure imperii, dans la mesure où elles ne correspondent pas à l’exercice de pouvoirs exorbitants au regard des règles applicables dans les relations entre les particuliers (arrêt du 3 septembre 2020, Supreme Site Services e.a., C‑186/19, EU:C:2020:638, point 66 ainsi que jurisprudence citée).

40      En l’occurrence, s’agissant du rapport juridique existant entre les parties au litige et de l’objet de celui-ci, il ressort des éléments du dossier dont dispose la Cour que l’objet de l’action en référé au principal consiste à assurer la sauvegarde des droits nés du contrat conclu le 30 juillet 2015 entre les sociétés de construction et le directeur général des routes.

41      Or, ni l’objet d’un tel contrat ni la circonstance que seul le directeur général des routes est en droit de lancer une procédure de passation des marchés publics en vue de la construction d’une voie expresse ne peuvent être considérés comme révélateurs de l’exercice des prérogatives de puissance publique.

42      En outre, s’agissant du fondement et des modalités d’exercice de l’action, il convient d’observer que, ainsi qu’exposé par la juridiction de renvoi, la première question porte sur une action en référé introduite et poursuivie selon les règles de droit commun.

43      Par conséquent, même s’il est issu d’une procédure de passation des marchés publics et s’il porte sur la construction d’une voie expresse publique, un contrat tel que celui en cause au principal fonde entre les parties un rapport juridique, dans le cadre duquel celles-ci ont assumé des droits et des obligations librement consentis et qui, dès lors, se rattache à la matière civile et commerciale au sens de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012.

44      La circonstance qu’une disposition de droit national, telle que l’article 393 du GPK, n’autorise pas le référé relatif à un recours portant sur des créances pécuniaires à l’égard, notamment, de l’État et des autorités publiques et semble, dès lors, instituer une immunité juridictionnelle encadrée en faveur de ceux-ci, ce qu’il revient à la juridiction de renvoi d’établir, ne porte pas atteinte à la nature civile et commerciale d’une action telle que celle au principal, au sens de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012.

45      En effet, le privilège de l’immunité ne constitue pas d’office un obstacle à l’application du règlement no 1215/2012 (voir, en ce sens, arrêt du 3 septembre 2020, Supreme Site Services e.a., C‑186/19, EU:C:2020:638, point 62).

46      Eu égard à ces considérations, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’une action en référé introduite et poursuivie, selon les règles de droit commun, devant une juridiction d’un État membre, portant sur des pénalités au titre de l’exécution d’un contrat de travaux de construction d’une voie expresse publique conclu à l’issue d’une procédure de passation des marchés dont le pouvoir adjudicateur est une autorité publique relève de la notion de « matière civile et commerciale », au sens de cette disposition.

 Sur la deuxième question

47      Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 35 du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’une juridiction d’un État membre saisie d’une demande de mesures provisoires ou conservatoires au titre de cette disposition est tenue de se déclarer incompétente lorsque la juridiction d’un autre État membre, compétente pour connaître du fond, a déjà statué sur une demande ayant le même objet et la même cause et formée entre les mêmes parties.

48      Cette question vise à éclairer la juridiction de renvoi sur sa compétence pour connaître de la demande de mesures provisoires dont elle est saisie au principal. Toutefois, il y a lieu de relever à titre liminaire que cette compétence ne dépend pas seulement de la réponse à la deuxième question, telle que reformulée.

49      En particulier, ainsi qu’il ressort de la motivation de la décision de renvoi, le contrat de travaux de construction en cause au principal contient une clause attributive de juridiction en faveur des juridictions polonaises pour tout litige susceptible de survenir à l’occasion de l’exécution de ce contrat.

50      Ainsi que M. l’avocat général l’a relevé, en substance, aux points 59 et 60 de ses conclusions, dans le système du règlement no 1215/2012, et notamment en vertu de l’article 25 de ce dernier, les parties peuvent déterminer, par accord, la compétence judiciaire internationale pour ordonner des mesures provisoires ou conservatoires et il peut être présumé qu’une clause d’élection de for rédigée en des termes généraux donne compétence à la juridiction choisie pour l’adoption de telles mesures.

51      Si, lors de l’audience tenue devant la Cour, les positions exprimées par les parties au principal ont différé quant à la question de savoir si la clause attributive de juridiction figurant dans le contrat au principal s’étend aux mesures provisoires ou conservatoires demandées, il convient de rappeler que l’interprétation et l’étendue d’une telle clause incombe, selon la jurisprudence de la Cour, au juge national devant lequel elle est invoquée (voir, en ce sens, arrêt du 7 juillet 2016, Hőszig, C‑222/15, EU:C:2016:525, point 28 et jurisprudence citée).

52      Par ailleurs, il convient de préciser qu’il revient également à la juridiction de renvoi de procéder à une analyse, au titre de l’article 35 du règlement no 1215/2012, afin d’établir s’il existe un lien de rattachement réel entre l’objet des mesures sollicitées au principal et la compétence territoriale de l’État membre du juge saisi, au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, en ce sens, arrêt du 17 novembre 1998, Van Uden, C‑391/95, EU:C:1998:543, point 40).

53      S’agissant de la demande d’interprétation de cet article formulée dans la deuxième question, il y a lieu de rappeler d’emblée que, selon une jurisprudence constante de la Cour, en ce qui concerne l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, il convient de tenir compte non seulement de ses termes, mais également du contexte dans lequel elle s’inscrit (voir, en ce sens, arrêt du 10 juin 2021, KRONE – Verlag, C‑65/20, EU:C:2021:471, point 25 et jurisprudence citée).

54      Aux termes de l’article 35 du règlement no 1215/2012, les mesures provisoires ou conservatoires prévues par la loi d’un État membre peuvent être demandées aux juridictions de cet État, même si les juridictions d’un autre État membre sont compétentes pour connaître du fond.

55      Cet article attribue donc la compétence judiciaire internationale pour ordonner des mesures provisoires ou conservatoires, d’une part, aux juridictions d’un État membre compétentes pour connaître du fond du litige et, d’autre part, sous certaines conditions, aux juridictions d’autres États membres.

56      En ce qui concerne le contexte dans lequel se place ledit article, il importe de relever qu’il résulte des dispositions combinées de l’article 2, sous a), dudit règlement et du considérant 33 de celui-ci que seules les mesures provisoires ou conservatoires ordonnées par une juridiction compétente au fond sont qualifiées de « décision », dont la libre circulation doit être assurée au titre dudit règlement.

57      En revanche, lorsque des mesures provisoires ou conservatoires sont ordonnées par une juridiction d’un État membre non compétente pour connaître du fond, leur effet est limité, au titre du règlement no 1215/2012, au seul territoire de cet État membre.

58      Il s’ensuit qu’une partie intéressée a la possibilité de demander une mesure provisoire ou conservatoire soit devant la juridiction d’un État membre compétente pour connaître du fond, dont la décision à cet égard aura vocation à circuler librement, soit devant les juridictions d’autres États membres où se trouvent les biens ou la personne à l’égard desquels la mesure doit être exécutée.

59      S’il découle ainsi de l’économie du règlement no 1215/2012 que les effets des décisions prononcées par les juridictions d’un État membre compétentes pour connaître du fond et ceux des décisions des juridictions d’autres États membres diffèrent, il n’en demeure pas moins que ce règlement n’instaure pas de hiérarchie entre ces fors.

60      En particulier, il ne ressort aucunement des termes de l’article 35 dudit règlement que celui-ci confère aux juridictions d’un État membre compétentes pour connaître du fond une compétence de principe pour adopter des mesures provisoires ou conservatoires, impliquant que les juridictions d’autres États membres ne seraient plus compétentes pour adopter de telles mesures, une fois que ces premières juridictions ont été saisies d’une demande aux fins de prononcer de telles mesures ou qu’elles ont statué sur une telle demande.

61      Eu égard à ces considérations, il y a lieu de répondre à la deuxième question que l’article 35 du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’une juridiction d’un État membre saisie d’une demande de mesures provisoires ou conservatoires au titre de cette disposition n’est pas tenue de se déclarer incompétente lorsque la juridiction d’un autre État membre, compétente pour connaître du fond, a déjà statué sur une demande ayant le même objet et la même cause et formée entre les mêmes parties.

 Sur la troisième question

62      Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 35 du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que l’examen d’une demande des mesures provisoires ou conservatoires est soumis à des conditions autonomes du droit de l’Union et, dans l’affirmative, s’il s’oppose à une réglementation nationale qui n’autorise pas une action en référé relative à un recours portant sur une créance pécuniaire à l’égard de l’État ou d’une autorité publique.

63      D’emblée, il y a lieu de relever qu’il résulte du libellé de l’article 35 du règlement no 1215/2012 que la juridiction saisie sur le fondement de cet article adopte les mesures provisoires conformément à son droit national.

64      Cette disposition établit donc un chef de compétence alternatif en faveur des juridictions d’un État membre autre que celui dont les juridictions sont compétentes pour connaître du fond, mais il ne garantit pas l’octroi d’une mesure provisoire ou conservatoire dans un litige concret, qui reste entièrement soumis à la réglementation de l’État membre saisi.

65      Dès lors, une disposition nationale qui restreint la possibilité d’ordonner une mesure en référé relative à un recours portant sur une créance pécuniaire à l’égard de l’État et de certaines de ses autorités publiques ne saurait être regardée comme étant incompatible avec la règle de compétence posée à l’article 35 du règlement no 1215/2012.

66      Le contexte dans lequel s’insère l’article 35 du règlement no 1215/2012 conforte une telle affirmation.

67      En effet, le règlement no 1215/2012 tend, dans le domaine de la coopération en matière civile et commerciale, à renforcer le système simplifié et efficace des règles de conflit de juridictions, de reconnaissance et d’exécution des décisions judiciaires, instauré par les instruments juridiques dans la continuité desquels il se situe, afin de faciliter la coopération judiciaire en vue de contribuer à réaliser l’objectif assigné à l’Union européenne de devenir un espace de liberté, de sécurité et de justice, en se fondant sur le degré de confiance élevé qui doit exister entre les États membres (voir, en ce sens, arrêt du 9 mars 2017, Pula Parking, C‑551/15, EU:C:2017:193, point 53 et jurisprudence citée).

68      Dès lors, à l’instar des instruments juridiques l’ayant précédé, le règlement no 1215/2012 a pour objet non pas d’unifier les règles de procédures des États membres, mais de répartir les compétences judiciaires pour la solution des litiges en matière civile et commerciale (voir, par analogie, arrêt du 6 juin 2002, Italian Leather, C‑80/00, EU:C:2002:342, point 43 et jurisprudence citée).

69      Eu égard à ces considérations, il y a lieu de répondre à la troisième question que l’article 35 du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’une demande de mesures provisoires ou conservatoires doit être examinée au regard de la loi de l’État membre de la juridiction saisie et ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui n’autorise pas une action en référé relative à un recours portant sur une créance pécuniaire à l’égard de l’État ou d’une autorité publique.

 Sur les dépens

70      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :

1)      L’article 1er, paragraphe 1, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens qu’une action en référé introduite et poursuivie, selon les règles de droit commun, devant une juridiction d’un État membre, portant sur des pénalités au titre de l’exécution d’un contrat de travaux de construction d’une voie expresse publique conclu à l’issue d’une procédure de passation des marchés dont le pouvoir adjudicateur est une autorité publique relève de la notion de « matière civile et commerciale », au sens de cette disposition.

2)      L’article 35 du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’une juridiction d’un État membre saisie d’une demande de mesures provisoires ou conservatoires au titre de cette disposition n’est pas tenue de se déclarer incompétente lorsque la juridiction d’un autre État membre, compétente pour connaître du fond, a déjà statué sur une demande ayant le même objet et la même cause et formée entre les mêmes parties.

3)      L’article 35 du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’une demande de mesures provisoires ou conservatoires doit être examinée au regard de la loi de l’État membre de la juridiction saisie et ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui n’autorise pas une action en référé relative à un recours portant sur une créance pécuniaire à l’égard de l’État ou d’une autorité publique.

Signatures


*      Langue de procédure : le bulgare.