Language of document : ECLI:EU:C:2021:1036

ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

21 décembre 2021 (*)

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile – Compétence judiciaire et exécution des décisions en matière civile et commerciale – Règlement (UE) no 1215/2012 – Article 7, point 2 – Compétence spéciale en matière délictuelle ou quasi délictuelle – Publication sur Internet de propos prétendument dénigrants à l’égard d’une personne – Lieu de la matérialisation du dommage – Juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est ou a été accessible »

Dans l’affaire C‑251/20,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Cour de cassation (France), par décision du 13 mai 2020, parvenue à la Cour le 10 juin 2020, dans la procédure

Gtflix Tv

contre

DR,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. K. Lenaerts, président, M. L. Bay Larsen, vice–président, M. A. Arabadjiev, Mme A. Prechal, MM. I. Jarukaitis et N. Jääskinen, présidents de chambre, MM. T. von Danwitz, M. Safjan (rapporteur), Mme L. S. Rossi, MM. A. Kumin et N. Wahl, juges,

avocat général : M. G. Hogan,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

–        pour Gtflix Tv, par Mes P. Spinosi, L. Chevallier et A. Michel, avocats,

–        pour le gouvernement français, par Mmes E. de Moustier et A. Daniel, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement hellénique, par Mmes S. Chala et A. Dimitrakopoulou ainsi que par M. K. Georgiadis, en qualité d’agents,

–        pour la Commission européenne, par Mme M. Heller et M. M. Wilderspin, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 16 septembre 2021,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Gtflix Tv, une société de divertissement pour adultes établie en République tchèque, à DR, un autre professionnel de ce domaine, domicilié en Hongrie, au sujet d’une demande de rectification et de suppression de propos prétendument dénigrants à l’égard de cette société que ce dernier aurait mis en ligne sur plusieurs sites et forums Internet ainsi que d’une demande de réparation du préjudice qui aurait résulté de cette mise en ligne.

 Le cadre juridique

3        Il ressort du considérant 4 du règlement no 1215/2012 que celui-ci vise, dans l’intérêt du bon fonctionnement du marché intérieur, à unifier les règles de conflit de juridictions en matière civile et commerciale ainsi qu’à garantir la reconnaissance et l’exécution rapides et simples des décisions rendues dans un État membre.

4        Les considérants 15 et 16 de ce règlement énoncent :

« (15)      Les règles de compétence devraient présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur. Cette compétence devrait toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. S’agissant des personnes morales, le domicile doit être défini de façon autonome de manière à accroître la transparence des règles communes et à éviter les conflits de compétence.

(16)      Le for du domicile du défendeur devrait être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter la bonne administration de la justice. L’existence d’un lien étroit devrait garantir la sécurité juridique et éviter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir. Cet aspect est important, en particulier dans les litiges concernant les obligations non contractuelles résultant d’atteintes à la vie privée et aux droits de la personnalité, notamment la diffamation. »

5        Les règles de compétence figurent au chapitre II dudit règlement. La section 1 de ce chapitre II, intitulée « Dispositions générales », comporte les articles 4 à 6 du règlement no 1215/2012.

6        Aux termes de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement :

« Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »

7        L’article 5, paragraphe 1, dudit règlement dispose :

« Les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les juridictions d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du présent chapitre. »

8        Sous la section 2 du chapitre II du même règlement, intitulée « Compétences spéciales », l’article 7, point 2, de celui-ci prévoit :

« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre :

[...]

2)      en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ».

9        L’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 est libellé en des termes en substance identiques à ceux de l’article 5, point 3, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1), qui a été abrogé par le règlement no 1215/2012.

10      Sous la section 4 du chapitre II du règlement no 1215/2012, intitulée « Compétence en matière de contrats conclus par les consommateurs », figure l’article 17, paragraphe 1, de celui-ci, qui dispose :

« 1.      En matière de contrat conclu par une personne, le consommateur, pour un usage pouvant être considéré comme étranger à son activité professionnelle, la compétence est déterminée par la présente section, sans préjudice de l’article 6 et de l’article 7, point 5) :

[...]

c)      lorsque, dans tous les autres cas, le contrat a été conclu avec une personne qui exerce des activités commerciales ou professionnelles dans l’État membre sur le territoire duquel le consommateur a son domicile ou qui, par tout moyen, dirige ces activités vers cet État membre ou vers plusieurs États, dont cet État membre, et que le contrat entre dans le cadre de ces activités. »

 L’affaire au principal et la question préjudicielle

11      Gtflix Tv, qui est établie en République tchèque et qui a le centre de ses intérêts dans cet État membre, produit et diffuse, notamment au moyen de son site Internet, des contenus audiovisuels pour adultes. DR, domicilié en Hongrie, est un réalisateur, producteur et distributeur de films du même genre qui sont commercialisés sur des sites Internet hébergés en Hongrie.

12      Gtflix Tv fait grief à DR d’avoir tenu des propos dénigrants à son égard, que ce dernier aurait diffusés sur plusieurs sites et forums Internet.

13      Après l’avoir mis en demeure de retirer ces propos, cette société a assigné DR en référé devant le président du tribunal de grande instance de Lyon (France) pour, d’abord, le voir condamner sous astreinte à cesser tout acte de dénigrement à son égard et à l’égard d’un site Internet appartenant à la même société, et à publier un communiqué judiciaire en langues française et anglaise sur chacun des forums Internet concernés, ensuite, être elle-même autorisée à publier un commentaire sur ces forums et, enfin, obtenir le paiement, à titre provisionnel, d’un euro symbolique en réparation de son préjudice économique et d’une somme de même montant en réparation de son préjudice moral.

14      Devant cette juridiction, DR a soulevé une exception d’incompétence de la juridiction française, qui a été accueillie par ordonnance du 10 avril 2017.

15      Gtflix Tv a interjeté appel de cette ordonnance devant la cour d’appel de Lyon (France), tout en portant à 10 000 euros la somme provisionnelle demandée au titre du préjudice économique et moral subi en France. Par arrêt confirmatif du 24 juillet 2018, cette juridiction a, elle aussi, accueilli l’exception d’incompétence.

16      Devant la juridiction de renvoi, Gtflix Tv fait grief audit arrêt d’avoir déclaré la juridiction française incompétente au profit des juridictions tchèques, alors que, selon elle, les juridictions d’un État membre sont compétentes pour connaître du dommage causé sur le territoire de cet État membre par un contenu mis en ligne sur Internet dès lors que ce contenu y est accessible. Gtflix Tv soutient que la cour d’appel de Lyon a méconnu l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, en jugeant, pour écarter la compétence des juridictions françaises, qu’il ne suffit pas que les propos jugés dénigrants soient accessibles dans le ressort de la juridiction saisie, mais qu’il faut également qu’ils puissent présenter un intérêt quelconque pour les internautes résidant dans ce ressort et soient susceptibles d’y causer un préjudice.

17      Au vu de l’arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan (C‑194/16, EU:C:2017:766), la juridiction de renvoi a jugé que les juridictions françaises étaient incompétentes pour connaître de la demande tendant à la suppression de propos prétendument dénigrants et à la rectification des données par la publication d’un communiqué, aux motifs notamment que le centre des intérêts de Gtflix Tv était établi en République tchèque et que DR est domicilié en Hongrie.

18      Cependant, la juridiction de renvoi se demande si une personne qui, estimant qu’une atteinte a été portée à ses droits par la diffusion de propos dénigrants sur Internet, agit tout à la fois aux fins de rectification des données et de suppression des contenus, ainsi qu’en réparation des préjudices moral et économique en résultant, peut réclamer, devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel ces propos mis en ligne sont ou ont été accessibles, l’indemnisation du dommage causé sur le territoire de cet État membre, conformément à l’arrêt du 25 octobre 2011, eDate Advertising e.a. (C‑509/09 et C‑161/10, EU:C:2011:685, points 51 ainsi que 52), ou si, en application de l’arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan (C‑194/16, EU:C:2017:766, point 48), elle doit porter cette demande indemnitaire devant la juridiction compétente pour ordonner la rectification des données et la suppression des propos dénigrants.

19      Dans ces circonstances, la Cour de cassation (France) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« Les dispositions de l’article 7, point 2, du [règlement no 1215/2012] doivent-elles être interprétées en ce sens que la personne qui, estimant qu’une atteinte a été portée à ses droits par la diffusion de propos dénigrants sur Internet, agit tout à la fois aux fins de rectification des données et de suppression des contenus, ainsi qu’en réparation des préjudices moral et économique en résultant, peut réclamer, devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est ou a été accessible, l’indemnisation du dommage causé sur le territoire de cet État membre, conformément à l’arrêt du 25 octobre 2011, eDate Advertising e.a. (C‑509/09 et C‑161/10, EU:C:2011:685, points 51 ainsi que 52), ou si, en application de l’arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan (C‑194/16, EU:C:2017:766, point 48), elle doit porter cette demande indemnitaire devant la juridiction compétente pour ordonner la rectification des données et la suppression des commentaires dénigrants ? »

 Sur la question préjudicielle

20      Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’une personne qui, estimant qu’une atteinte a été portée à ses droits par la diffusion de propos dénigrants à son égard sur Internet, agit simultanément aux fins, d’une part, de rectification des données et de suppression des contenus mis en ligne la concernant et, d’autre part, de réparation du préjudice qui aurait résulté de cette mise en ligne peut demander, devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel ces propos sont ou étaient accessibles, la réparation du préjudice qui lui aurait été causé dans l’État membre de la juridiction saisie, bien que ces juridictions ne soient pas compétentes pour connaître de la demande de rectification et de suppression.

21      À cet égard, il convient de rappeler que l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 prévoit que, en matière délictuelle ou quasi délictuelle, une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire.

22      Cette disposition étant équivalente à l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001, l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne celui‑ci vaut également à l’égard de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 (arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 24 ainsi que jurisprudence citée).

23      Il est de jurisprudence constante que la règle de compétence spéciale en matière délictuelle ou quasi délictuelle doit faire l’objet d’une interprétation autonome, en se référant au système et aux objectifs du règlement dont elle fait partie (arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 25 ainsi que jurisprudence citée).

24      Cette règle de compétence spéciale est fondée sur l’existence d’un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et les juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire, qui justifie une attribution de compétence à ces dernières pour des raisons de bonne administration de la justice et d’organisation utile du procès (arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 26 ainsi que jurisprudence citée).

25      Ainsi qu’il ressort du considérant 16 du règlement no 1215/2012, l’exigence d’un tel lien doit garantir la sécurité juridique et éviter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir, cet aspect étant important, en particulier, dans les litiges concernant les obligations non contractuelles nées d’atteintes à la vie privée et aux droits de la personnalité, notamment la diffamation (voir, en ce sens, arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 28).

26      Or, en matière délictuelle ou quasi délictuelle, le juge du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire est normalement le plus apte à statuer, notamment pour des motifs de proximité du litige et de facilité d’administration des preuves (arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 27 ainsi que jurisprudence citée).

27      Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’expression « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire » vise à la fois le lieu de l’événement causal et celui de la matérialisation du dommage, chacun des deux lieux étant susceptible, selon les circonstances, de fournir une indication particulièrement utile en ce qui concerne la preuve et l’organisation du procès (arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 29 ainsi que jurisprudence citée).

28      La décision de renvoi ne comporte aucun élément suggérant que l’affaire au principal porte sur la possibilité de saisir les juridictions françaises au titre du lieu de l’événement causal. En revanche, se pose la question de savoir si ces juridictions sont compétentes au titre du lieu de la matérialisation du dommage allégué. De plus, comme l’a relevé la juridiction de renvoi, Gtflix Tv n’a pas demandé que les données et les propos en cause au principal soient inaccessibles sur le territoire français.

29      À cet égard, la Cour a considéré, s’agissant d’actions visant à réparer un dommage immatériel prétendument causé par un article diffamatoire publié dans la presse écrite, que la victime peut intenter contre l’éditeur une action en réparation devant les juridictions de chaque État membre dans lequel la publication a été diffusée et où la victime prétend avoir subi une atteinte à sa réputation, compétentes pour connaître des seuls dommages causés dans l’État membre de la juridiction saisie (arrêt du 7 mars 1995, Shevill e.a., C‑68/93, EU:C:1995:61, point 33).

30      S’agissant spécifiquement d’allégations d’atteinte aux droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site Internet, la Cour a dit pour droit que, conformément à l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, la personne qui s’estime lésée a la faculté de saisir d’une action en responsabilité, en vue de la réparation de l’intégralité du préjudice causé, soit les juridictions du lieu d’établissement de l’émetteur de ces contenus au titre du lieu de l’événement causal, soit les juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts au titre de la matérialisation du dommage. Cette personne peut également, en lieu et place d’une action en responsabilité en vue de la réparation de l’intégralité du préjudice causé, introduire son action devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est accessible ou l’a été. Celles-ci sont compétentes pour connaître du seul préjudice causé sur le territoire de l’État membre de la juridiction saisie (voir, en ce sens, arrêt du 25 octobre 2011, eDate Advertising e.a., C‑509/09 et C‑161/10, EU:C:2011:685, point 52).

31      Bénéficie également de ces facultés de saisine une personne morale qui poursuit une activité économique et demande la réparation du préjudice résultant d’atteintes à sa réputation commerciale par la publication de données inexactes la concernant sur Internet et par l’absence de suppression de commentaires à son égard (voir, en ce sens, arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 44).

32      Eu égard à la nature ubiquitaire des données et des contenus mis en ligne sur un site Internet et au fait que la portée de leur diffusion est en principe universelle, la Cour a néanmoins précisé qu’une demande visant à la rectification des premières et à la suppression des seconds est une et indivisible et ne peut, par conséquent, être portée que devant une juridiction compétente pour connaître de l’intégralité d’une demande de réparation du dommage et non devant une juridiction qui n’a pas une telle compétence (arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 48).

33      Il s’ensuit que, conformément à l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, une personne s’estimant lésée par la mise en ligne de données sur un site Internet pourra saisir, aux fins de la rectification de ces données et de la suppression des contenus mis en ligne, soit la juridiction du lieu d’établissement de l’émetteur de ces contenus, soit celle dans le ressort de laquelle se trouve le centre des intérêts de cette personne.

34      Selon la juridiction de renvoi, en raison du « lien de dépendance nécessaire » existant entre la demande visant à la rectification des données et à la suppression des contenus mis en ligne et celle, conjointe, visant à l’indemnisation intégrale ou partielle du préjudice résultant de cette mise en ligne, il conviendrait de considérer que l’une des juridictions visées au point précédent détient une compétence exclusive pour connaître de ces deux demandes. L’intérêt d’une bonne administration de la justice pourrait ainsi justifier cette attribution de compétence exclusive.

35      Toutefois, une telle attribution de compétence ne saurait découler de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 tel qu’interprété au point 32 du présent arrêt, dès lors que, à la différence d’une demande de rectification des données et de suppression des contenus qui est une et indivisible, une demande ayant trait à la réparation du dommage peut avoir pour objet soit une indemnisation intégrale, soit une indemnisation partielle. Or, si le fait de ne pas pouvoir introduire une demande de rectification des données et de suppression des contenus mis en ligne devant une juridiction autre que celle compétente pour connaître de l’intégralité d’une demande de réparation du dommage est justifiée au motif qu’elle est une et indivisible, il ne serait pas justifié, en revanche, d’exclure, pour le même motif, la faculté pour le demandeur de porter sa demande d’indemnisation partielle devant toute autre juridiction dans le ressort de laquelle il estime avoir subi un dommage.

36      Au demeurant, le besoin d’une attribution de compétence exclusive à la juridiction du lieu d’établissement de l’émetteur des contenus mis en ligne ou à celle dans le ressort de laquelle se trouve le centre des intérêts du demandeur ne découle notamment pas de ce que la juridiction de renvoi présente comme étant un « lien de dépendance nécessaire »entre, d’une part, la demande de rectification des données et de suppression des contenus mis en ligne et, d’autre part, la demande de réparation du préjudice qui aurait résulté de cette mise en ligne. En effet, dans la mesure où, indépendamment de l’identité des faits constituant le fondement de ces demandes, leur objet, leur cause et leur capacité d’être divisées sont différents, il n’y a pas de nécessité juridique qu’elles soient examinées de manière conjointe par une seule juridiction.

37      Une telle attribution de compétence ne s’impose pas non plus au regard de la bonne administration de la justice.

38      À cet égard, la juridiction compétente pour connaître uniquement du dommage en cause dans l’État membre dont elle relève apparaît tout à fait à même d’apprécier, dans le cadre d’une procédure menée dans cet État membre et au vu des preuves recueillies dans celui-ci, la survenance et l’étendue du dommage allégué.

39      En outre, la faculté dont dispose le demandeur d’introduire une action en réparation devant les juridictions de chaque État membre compétentes pour connaître du dommage causé sur le territoire de l’État membre dont elles relèvent contribue à la bonne administration de la justice lorsque le centre des intérêts de ce demandeur ne peut pas être identifié. Dans une telle hypothèse, la Cour a jugé que cette personne ne pourrait bénéficier du droit d’attraire en justice, en vertu de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, l’auteur présumé d’une atteinte à ses droits de la personnalité, au titre du lieu de la matérialisation du dommage, aux fins d’une indemnisation intégrale du préjudice subi (arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 43). En revanche, ladite personne pourra, en vertu de cette faculté et au même titre, également bénéficier de ce droit aux fins d’une indemnisation partielle qui est limitée au seul dommage causé dans l’État membre de la juridiction saisie.

40      La réalisation de l’objectif d’assurer une bonne administration de la justice n’est donc pas remise en cause par la faculté dont dispose le demandeur d’introduire une action en réparation devant les juridictions compétentes pour connaître du dommage causé dans l’État membre dont elles relèvent.

41      Il y a lieu, enfin, de rappeler que l’attribution, à ces dernières juridictions, de la compétence pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l’État membre dont elles relèvent n’est subordonnée qu’à la condition que le contenu attentatoire soit accessible ou l’ait été sur ce territoire. En effet, contrairement à l’article 17, paragraphe 1, sous c), du règlement no 1215/2012, l’article 7, point 2, de celui-ci ne pose pas de condition supplémentaire aux fins de déterminer la juridiction compétente, telle que celle selon laquelle l’activité d’une personne doit être « dirigée vers » l’État membre de la juridiction saisie (voir, en ce sens, arrêts du 3 octobre 2013, Pinckney, C‑170/12, EU:C:2013:635, point 42, et du 22 janvier 2015, Hejduk, C‑441/13, EU:C:2015:28, point 32).

42      Or, une limitation, au moyen de conditions supplémentaires, de la faculté de porter une demande d’indemnisation devant l’une des juridictions visées au point 40 du présent arrêt pourrait conduire, le cas échéant, à exclure, de fait, cette faculté, bien que, selon la jurisprudence constante de la Cour citée au point 26 du présent arrêt, la personne qui s’estime lésée doit toujours avoir la faculté d’introduire sa demande devant les juridictions du lieu de la matérialisation du dommage.

43      Au vu de tout ce qui précède, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’une personne qui, estimant qu’une atteinte a été portée à ses droits par la diffusion de propos dénigrants à son égard sur Internet, agit simultanément aux fins, d’une part, de rectification des données et de suppression des contenus mis en ligne la concernant et, d’autre part, de réparation du préjudice qui aurait résulté de cette mise en ligne peut demander, devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel ces propos sont ou étaient accessibles, la réparation du préjudice qui lui aurait été causé dans l’État membre de la juridiction saisie, bien que ces juridictions ne soient pas compétentes pour connaître de la demande de rectification et de suppression.

 Sur les dépens

44      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

L’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens qu’une personne qui, estimant qu’une atteinte a été portée à ses droits par la diffusion de propos dénigrants à son égard sur Internet, agit simultanément aux fins, d’une part, de rectification et de suppression des contenus mis en ligne la concernant et, d’autre part, de réparation du préjudice qui aurait résulté de cette mise en ligne peut demander, devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel ces propos sont ou étaient accessibles, la réparation du préjudice qui lui aurait été causé dans l’État membre de la juridiction saisie, bien que ces juridictions ne soient pas compétentes pour connaître de la demande de rectification et de suppression.

Signatures


*      Langue de procédure : le français.