Language of document : ECLI:EU:C:2023:568

ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)

13 juillet 2023 (*)

« Renvoi préjudiciel – Libre circulation des capitaux – Liberté d’établissement – Règlement (UE) 2019/452 – Législation d’un État membre établissant un mécanisme de filtrage des investissements étrangers dans des entreprises résidentes considérées comme étant “stratégiques” – Décision prise sur le fondement de cette législation, interdisant l’acquisition par une société résidente de la totalité des parts d’une autre société résidente – Entreprise acquise considérée comme étant “stratégique” au motif que son activité principale concerne l’extraction minière de certaines matières premières de base telles que le gravier, le sable et l’argile – Entreprise acquéreuse considérée comme étant un “investisseur étranger” au motif qu’elle fait partie d’un groupe de sociétés dont la société faîtière est établie dans un pays tiers – Atteinte ou risque d’atteinte à un intérêt de l’État, à la sécurité publique ou à l’ordre public de l’État membre – Objectif visant à garantir la sécurité de l’approvisionnement en matières premières de base au profit du secteur de la construction, en particulier au niveau régional »

Dans l’affaire C‑106/22,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale, Hongrie), par décision du 1er février 2022, parvenue à la Cour le 15 février 2022, dans la procédure

Xella Magyarország Építőanyagipari Kft.

contre

Innovációs és Technológiai Miniszter,

en présence de :

”JANES ÉS TÁRSA” Szállítmányozó, Kereskedelmi és Vendéglátó Kft.,

LA COUR (deuxième chambre),

composée de Mme A. Prechal (rapporteure), présidente de chambre, Mme M. L. Arastey Sahún, MM. F. Biltgen, N. Wahl et J. Passer, juges,

avocat général : Mme T. Ćapeta,

greffier : M. I. Illéssy, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 8 décembre 2022,

considérant les observations présentées :

–        pour Xella Magyarország Építőanyagipari Kft., par Me T. Kocsis, ügyvéd,

–        pour le gouvernement hongrois, par M. M. Z. Fehér et Mme K. Szíjjártó, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de M. P. Gentili, avvocato dello Stato,

–        pour la Commission européenne, par MM. G. Conte, M. Mataija, G. von Rintelen et A. Tokár, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocate générale en ses conclusions à l’audience du 30 mars 2023,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 65, paragraphe 1, sous b), TFUE, lu en combinaison avec les considérants 4 et 6 du règlement (UE) 2019/452 du Parlement européen et du Conseil, du 19 mars 2019, établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union (JO 2019, L 79 I, p. 1), ainsi qu’avec l’article 4, paragraphe 2, TUE.

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Xella Magyarország Építőanyagipari Kft. (ci-après « Xella Magyarország »), une société de droit hongrois, au Innovációs és Technológiai Miniszter (ministre de l’Innovation et des Technologies, Hongrie, ci-après le « ministre »), au sujet d’une décision par laquelle ce dernier a interdit l’acquisition par cette société de la totalité des parts de ”JANES ÉS TÁRSA” Szállítmányozó, Kereskedelmi és Vendéglátó Kft. (ci-après « Janes és Társa »), autre société de droit hongrois, qui est considérée comme étant « stratégique », au sens de la législation nationale établissant un mécanisme de filtrage des investissements étrangers.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3        Les considérants 4, 6, 10, 13 et 36 du règlement 2019/452 énoncent :

« (4)      Le présent règlement ne porte pas atteinte au droit qu’ont les États membres de déroger à la libre circulation des capitaux, comme le prévoit l’article 65, paragraphe 1, point b), [TFUE]. Plusieurs États membres ont mis en place des mesures en vertu desquelles ils peuvent limiter les mouvements de capitaux pour des motifs d’ordre public ou de sécurité publique. [...]

[...]

(6)      Les investissements directs étrangers relèvent de la politique commerciale commune. Conformément à l’article 3, paragraphe 1, point e), [TFUE], l’Union dispose d’une compétence exclusive en ce qui concerne la politique commerciale commune.

[...]

(10)      Les États membres qui ont mis en place un mécanisme de filtrage devraient prévoir les mesures nécessaires, dans le respect du droit de l’Union, pour empêcher le contournement des mécanismes de filtrage et des décisions de filtrage. Ces mesures devraient viser les investissements réalisés depuis l’Union au moyen de montages artificiels qui ne reflètent pas la réalité économique et contournent les mécanismes de filtrage et les décisions de filtrage, lorsque l’investisseur est, en fin de compte, détenu ou contrôlé par une personne physique ou une entreprise d’un pays tiers. Cela est sans préjudice de la liberté d’établissement et de la libre circulation des capitaux consacrées dans le traité [FUE].

[...]

(13)      Lorsqu’ils déterminent si un investissement direct étranger est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public, les États membres et la Commission [européenne] devraient pouvoir prendre en considération tous les facteurs pertinents, notamment les effets sur les infrastructures critiques, les technologies (y compris les technologies clés génériques) et les intrants essentiels pour la sécurité ou le maintien de l’ordre public, dont la perturbation, la défaillance, la perte ou la destruction aurait une incidence considérable dans un État membre concerné ou dans l’Union. À cet égard, les États membres et la Commission devraient également pouvoir tenir compte du contexte et des circonstances propres à l’investissement direct étranger, notamment du fait qu’un investisseur étranger est contrôlé, directement ou indirectement, par exemple au moyen d’un financement significatif, y compris des subventions, par le gouvernement d’un pays tiers ou qu’il réalise des projets ou des programmes publics en matière d’investissements à l’étranger.

[...]

(36)      Lorsqu’un investissement direct étranger constitue une concentration relevant du champ d’application du règlement (CE) no 139/2004 du Conseil[, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises (JO 2004, L 24, p. 1)], le présent règlement devrait être appliqué sans préjudice de l’application de l’article 21, paragraphe 4, dudit règlement. [...] »

4        L’article 1er du règlement 2019/452, intitulé « Objet et champ d’application », dispose, à son paragraphe 1 :

« Le présent règlement établit un cadre pour le filtrage, par les États membres, des investissements directs étrangers dans l’Union pour des motifs de sécurité ou d’ordre public [...] »

5        Aux termes de l’article 2 de ce règlement, intitulé « Définitions » :

« Aux fins du présent règlement, on entend par :

1)      “investissement direct étranger” : un investissement de toute nature auquel procède un investisseur étranger et qui vise à établir ou à maintenir des relations durables et directes entre l’investisseur étranger et l’entrepreneur ou l’entreprise à qui ces fonds sont destinés en vue d’exercer une activité économique dans un État membre, y compris les investissements permettant une participation effective à la gestion ou au contrôle d’une société exerçant une activité économique ;

2)      “investisseur étranger” : une personne physique d’un pays tiers ou une entreprise d’un pays tiers qui a l’intention de réaliser ou a réalisé un investissement direct étranger ;

[...]

4)      “mécanisme de filtrage” : un instrument d’application générale, tel qu’une loi ou un règlement, et les exigences administratives, les lignes directrices ou les règles d’exécution qui l’accompagnent, déterminant les modalités, les conditions et les procédures pour évaluer, examiner, autoriser, soumettre à condition, interdire ou annuler des investissements directs étrangers pour des motifs de sécurité ou d’ordre public ;

[...]

7)      “entreprise d’un pays tiers” : une entreprise constituée ou autrement organisée conformément à la législation d’un pays tiers. »

6        L’article 3 dudit règlement, intitulé « Mécanismes de filtrage des États membres », prévoit, à son paragraphe 6 :

« Les États membres qui disposent d’un mécanisme de filtrage maintiennent, modifient ou adoptent les mesures nécessaires pour détecter et éviter le contournement des mécanismes de filtrage et des décisions de filtrage. »

7        L’article 4 du même règlement, intitulé « Facteurs susceptibles d’être pris en considération par les États membres ou la Commission », dispose :

« 1.      Pour déterminer si un investissement direct étranger est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public, les États membres et la Commission peuvent prendre en considération ses effets potentiels, entre autres, sur :

[...]

c)      l’approvisionnement en intrants essentiels, y compris l’énergie ou les matières premières, ainsi que la sécurité alimentaire ;

[...]

2.      Pour déterminer si un investissement direct étranger est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public, les États membres et la Commission peuvent aussi prendre en compte, en particulier

a)      le fait que l’investisseur étranger soit contrôlé directement ou indirectement par le gouvernement, y compris des organismes publics ou les forces armées, d’un pays tiers, notamment à travers la structure de propriété ou un appui financier significatif ;

[...] »

8        L’article 6 du règlement 2019/452, intitulé « Dispositif de coopération concernant les investissements directs étrangers faisant l’objet d’un filtrage », dispose, à son paragraphe 1 :

« Les États membres notifient à la Commission et aux autres États membres tout investissement direct étranger sur leur territoire qui fait l’objet d’un filtrage, en fournissant les informations visées à l’article 9, paragraphe 2, du présent règlement dans les meilleurs délais. [...] »

9        Aux termes de l’article 9 de ce règlement :

« 1.      Les États membres veillent à ce que les informations notifiées en vertu de l’article 6, paragraphe 1, ou demandées par la Commission et d’autres États membres en vertu de l’article 6, paragraphe 6, et de l’article 7, paragraphe 5, soient mises à la disposition de la Commission et des États membres requérants sans retard indu.

2.      Les informations visées au paragraphe 1 comprennent :

a)      la structure de propriété de l’investisseur étranger et de l’entreprise dans laquelle l’investissement direct étranger est prévu ou a été réalisé, y compris des informations sur l’investisseur ultime et la participation au capital ;

[...] »

 Le droit hongrois

10      L’article 276 de la veszélyhelyzet megszűnésével összefüggő átmeneti szabályokról és a járványügyi készültségről szóló 2020. évi LVIII. törvény (loi no LVIII de 2020 relative aux règles transitoires liées à la fin de l’état d’urgence et à la situation d’alerte épidémiologique), du 17 juin 2020 (Magyar Közlöny 2020/144), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la « Vmtv »), dispose :

« Aux fins de l’application du présent chapitre, il convient d’entendre par

1.      “intérêt de l’État” : intérêt public, non régi par le droit sectoriel de l’Union européenne ou le droit national, relatif à la sécurité et à la capacité de fonctionnement des réseaux, des équipements, ou encore à la continuité de l’approvisionnement.

2.      “investisseur étranger” :

a)      une personne morale ou autre entité enregistrée en Hongrie, dans un autre État membre de l’Union européenne, dans un autre État membre de l’Espace économique européen ou dans la Confédération helvétique, acquérant des parts ou une participation qualifiée dans une société commerciale établie en Hongrie exerçant une activité visée à l’article 277, paragraphe 2, lorsque la personne disposant d’une “influence majoritaire”, au sens de la Polgári Törvénykönyvről szóló 2013. évi V. törvény (loi no V de 2013 instituant le code civil), du 26 février 2013 (Magyar Közlöny 2013/31), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après le « code civil »), dans cette personne morale ou dans une autre entité est un ressortissant d’un État autre qu’un État membre de l’Union européenne, qu’un État membre de l’Espace économique européen ou que la Confédération helvétique, ou une personne morale ou une autre entité enregistrée dans un tel État,

b)      un ressortissant d’un État autre qu’un État membre de l’Union européenne, qu’un État membre de l’Espace économique européen ou que la Confédération helvétique, ou une personne morale ou une autre entité enregistrée dans un tel État ;

3.      “entreprise stratégique” : société à responsabilité limitée, société anonyme opérant en mode fermé, ou société anonyme opérant en mode ouvert, ayant son siège en Hongrie et dont l’activité principale ou complémentaire, telle que définie dans un décret gouvernemental, relève du secteur de l’énergie, des transports, de la communication ou d’un secteur d’importance stratégique – à l’exclusion des infrastructures financières – au sens de l’article 4, paragraphes 1, sous a) à e), du [règlement 2019/452]. »

11      L’article 277 de la Vmtv prévoit :

« 1)      Dans le cas d’une entreprise stratégique, si la conclusion d’un contrat, une déclaration unilatérale de volonté ou une décision de la société [...] produit les effets visés aux paragraphes 2 à 4, il convient [...] que celles-ci soient notifiées au [ministre] et que celui-ci déclare en avoir pris note s’agissant des opérations juridiques suivantes :

a)      transfert, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de la participation dans une entreprise stratégique par tout titre de transfert de propriété, y compris un apport,

[...]

2)      Dans les secteurs visés à l’article 276, point 3, doivent être indiqués dans la notification, si la valeur totale de l’investissement est égale ou supérieure à 350 millions de forints hongrois (HUF) (environ 935 720 euros) :

a)      tout “investisseur étranger”, au sens de l’article 276, point 2, sous a) [...] si, en conséquence de :

aa)      l’acquisition, directe ou indirecte, d’une participation [...] dans l’entreprise stratégique concernée consécutive à une opération juridique visée au paragraphe 1, points a) à c),

[...]

il acquiert, directement ou indirectement, une “influence majoritaire” dans cette entreprise stratégique, au sens du code civil,

[...] »

12      Aux termes de l’article 283 de la Vmtv :

« 1)      Le ministre examine sans délai, dès réception de la notification :

[...]

b)      si l’acquisition, par l’auteur de la notification, d’une propriété, d’un droit de propriété sur une obligation, d’un droit d’usufruit ou d’un droit d’exploitation porte atteinte à un intérêt d’État de la Hongrie, à la sécurité publique ou à l’ordre public sur le territoire de celle-ci, ou met en danger ceux-ci, ou si un tel risque existe, compte tenu notamment de la sécurité d’approvisionnement en ce qui concerne les besoins sociaux fondamentaux, conformément à l’article 36, à l’article 52, paragraphe 1, et à l’article 65, paragraphe 1, TFUE,

[...]

2)      Le ministre, au plus tard dans les 30 jours ouvrables suivant la réception de la notification [...] :

a)      si les circonstances spécifiées au paragraphe 1, points b) à e), ne sont pas réunies, déclare par écrit avoir pris connaissance de la notification ;

b)      si les circonstances spécifiées au paragraphe 1, points b) à e), sont réunies, interdit l’acquisition d’une propriété, d’un droit de propriété sur une obligation, d’un droit d’usufruit ou du droit d’exploitation [...]

[...] »

13      L’annexe 1 du magyarországi székhelyű gazdasági társaságok gazdasági célú védelméhez szükséges tevékenységi körök meghatározásáról szóló 289/2020. (VI. 17.) Korm. rendelet [décret gouvernemental no 289/2020 (VI. 17.) relatif à la définition des catégories d’activités nécessaires à la protection des intérêts économiques des sociétés commerciales établies en Hongrie], du 17 juin 2020 (Magyar Közlöny 2020/145), dans sa version applicable au litige au principal, énumère les catégories d’activités en raison desquelles une société commerciale ayant son siège en Hongrie est considérée comme relevant d’un secteur stratégique aux fins de la Vmtv. La catégorie 22 mentionnée à cette annexe vise les « [m]atières premières essentielles » et la sous-catégorie 8 de cette catégorie porte sur les « [a]utres industries extractives ».

14      Aux termes de l’article 8:2 code civil, intitulé « Influence » :

« 1)      On entend par “influence majoritaire”, tout lien par lequel une personne physique ou une personne morale (“entité influente”) détient plus de 50 % des droits de vote ou exerce une influence déterminante au sein d’une personne morale.

2)      Une entité influente dispose d’une influence déterminante au sein d’une personne morale lorsque, selon le cas de figure, elle en est membre ou actionnaire, et

a)      qu’elle a le droit d’élire ou de révoquer la majorité des cadres dirigeants ou des membres du conseil de surveillance de cette personne morale ou

b)      que les autres membres ou actionnaires de ladite personne morale votent, en vertu d’un accord conclu avec l’entité influente, de la même manière que cette dernière, ou exercent leurs droits de vote par son intermédiaire, à condition qu’ils détiennent, ensemble, plus de la moitié des votes.

3)      L’influence majoritaire est présumée également dans le cas où une influence indirecte confère à l’entité influente les droits prévus aux paragraphes 1 et 2. »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

15      Xella Magyarország, une société de droit hongrois, opère sur le marché hongrois des matériaux de construction et a pour activité principale la fabrication d’éléments de construction en béton. Elle est détenue à 100 % par Xella Baustoffe GmbH, une société de droit allemand, qui, elle-même, est détenue, également à 100 %, par Xella International SA, une société de droit luxembourgeois. Cette dernière société est, à son tour, détenue indirectement par LSF10 XL Investments Ltd, société faîtière du groupe Lone Star enregistrée aux Bermudes, ce dernier groupe appartenant, en bout de chaîne, à J.P.G., un ressortissant irlandais.

16      Dans une décision du 29 mars 2017, la Commission ne s’est pas opposée, dans le cadre d’un contrôle d’une concentration entre entreprises effectué au titre du règlement no 139/2004, à la prise de contrôle de Xella International par LSF10 XL Bidco SCA, établie au Luxembourg, filiale de Lone Star Fund X, établie aux États-Unis, et de Lone Star Fund X, établie aux Bermudes, et a déclaré l’opération compatible avec le marché intérieur.

17      Janes és Társa, une société de droit hongrois, est détenue par « PAN3 » Építőipari és Kereskedelmi Kft., une autre société de droit hongrois. Elle a pour activité principale l’extraction minière de gravier, de sable et d’argile dans sa carrière située à Lázi (comitat de Győr-Moson-Sopron, district de Pannonhalma, Hongrie), activité visée à la sous-catégorie 8 de la catégorie 22 mentionnée à l’annexe I du décret gouvernemental no 289/2020, dont il découle qu’elle est qualifiée d’« entreprise stratégique », au sens de l’article 276, paragraphe 3, de la Vmtv. Sa part de marché sur le marché hongrois de la production des matières premières concernées serait de 0,52 %.

18      Xella Magyarország achète environ 90 % de la production annuelle de Janes és Társa en vue de la transformation, dans son usine située à proximité de la carrière, de ces matières premières en briques silico-calcaires, les 10 % restants de cette production étant achetés par des entreprises locales du secteur de la construction.

19      Le 29 octobre 2020, Xella Magyarország a conclu un contrat de vente aux fins de l’acquisition de 100 % des parts de Janes és Társa et a adressé au ministre une notification en vertu de l’article 277, paragraphe 1, sous a), de la Vmtv, lui demandant de prendre note de la transaction concernée conformément à l’article 283, paragraphe 2, sous a), de la Vmtv ou de confirmer que cette formalité n’était pas nécessaire compte tenu de sa structure de propriété.

20      Par une décision du 30 décembre 2020, le ministre a interdit l’exécution de l’opération juridique notifiée en application de l’article 283, paragraphe 1, sous b), et paragraphe 2, sous b), de la Vmtv, invoquant le motif de l’« intérêt de l’État » visé à l’article 276, point 1, de celle-ci.

21      La Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale, Hongrie), la juridiction de renvoi, a annulé cette décision, au motif que le ministre n’avait pas respecté les règles de procédure et avait manqué à son obligation de motivation, et a enjoint à celui-ci de mener une nouvelle procédure.

22      Dans une décision du 20 juillet 2021 (ci-après la « décision en cause au principal »), rendue à l’issue de cette nouvelle procédure, le ministre a de nouveau interdit l’exécution de l’opération juridique notifiée, se fondant sur l’article 283, paragraphe 2, sous b), de la Vmtv, compte tenu de l’article 276, points 1 et 2, de l’article 277, paragraphe 2, sous a), aa), ainsi que de l’article 283, paragraphe 1, sous b), de celle-ci.

23      Dans les motifs de cette décision, le ministre a qualifié Xella Magyarország d’« investisseur étranger », au sens de l’article 276, point 2, de la Vmtv, du fait de sa détention indirecte par LSF10 XL Investments, société enregistrée aux Bermudes. En outre, il a soutenu que la sécurité et la prévisibilité de l’extraction et de l’approvisionnement en matières premières avaient une importance stratégique. Selon le ministre, la pandémie de COVID-19 a fait apparaître de façon manifeste que de graves perturbations du fonctionnement des chaînes d’approvisionnement mondiales pouvaient survenir en peu de temps, ayant des répercussions négatives pouvant nuire à l’économie nationale. Il a souligné que la production de granulats, tels que le sable, le gravier et la pierre concassée, pour le secteur de la construction, était déjà dominée par des producteurs hongrois à capitaux étrangers.

24      Le ministre a estimé que l’hypothèse selon laquelle Janes és Társa devienne indirectement la propriété d’une société enregistrée aux Bermudes faisait peser un risque à plus long terme sur la sécurité de l’approvisionnement en matières premières pour le secteur de la construction, particulièrement dans la région où cette société est établie, étant donné que la part de marché de celle-ci dans cette région serait de 20,77 %. L’acquisition par un propriétaire étranger d’une entreprise stratégique réduirait d’ailleurs la proportion d’entreprises à capitaux nationaux, ce qui pourrait nuire à l’« intérêt de l’État », au sens large.

25      Xella Magyarország a contesté la décision en cause au principal devant la juridiction de renvoi, arguant que cette décision était constitutive d’une discrimination arbitraire ou d’une restriction déguisée à la libre circulation des capitaux au regard, notamment, des articles 54 et 55 TFUE, qui reconnaissent, en parallèle, le bénéfice de la liberté d’établissement aux sociétés établies dans l’Union. Elle a souligné que, en bout de chaîne, elle était détenue par une personne qui est un ressortissant d’un État membre de l’Union. La seule raison pour laquelle l’acquisition lui avait été interdite tiendrait au caractère « non national » de sa structure de propriété. Elle a également soutenu que le manque de clarté de la notion d’« intérêt de l’État », au sens de la Vmtv, était susceptible d’enfreindre le principe fondamental de l’État de droit.

26      Dans ces circonstances, la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions suivantes :

« 1)      Faut-il interpréter l’article 65, paragraphe 1, sous b), TFUE – compte tenu des considérants 4 et 6 du règlement 2019/452, ainsi que de l’article 4, paragraphe 2, TUE – en ce sens que celui-ci inclut la possibilité d’un mécanisme de filtrage tel que prévu par le titre 85 de la Vmtv, notamment, à l’article 276, point 1 et point 2, sous a), et à l’article 283, paragraphe 1, sous b), de celle-ci ?

2)      En cas de réponse affirmative à la première question, la seule circonstance que la Commission, dans le cadre de l’exercice de sa compétence en matière de contrôle des concentrations, ait mené une procédure concernant la structure de propriété de l’investisseur étranger indirect et autorisé la concentration fait-elle en soi obstacle à l’exercice du pouvoir de décision prévu par le droit national appliqué ? »

 Sur les questions préjudicielles

 Sur la première question

27      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 65, paragraphe 1, sous b), TFUE, lu en combinaison avec les considérants 4 et 6 du règlement 2019/452 ainsi qu’avec l’article 4, paragraphe 2, TUE, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à un mécanisme de filtrage des investissements étrangers prévu par la législation d’un État membre qui permet d’interdire l’acquisition de la propriété d’une société résidente considérée comme étant stratégique par une autre société résidente faisant partie d’un groupe de sociétés établies dans plusieurs États membres, dans laquelle une entreprise d’un pays tiers dispose d’une influence déterminante, au motif que cette acquisition porte atteinte ou risque de porter atteinte à l’intérêt de l’État consistant à garantir la sécurité de l’approvisionnement au profit du secteur de la construction, en particulier au niveau local, en ce qui concerne des matières premières de base, telles que le gravier, le sable et l’argile.

28      Cette question est posée dans le contexte de l’acquisition par Xella Magyarország, société de droit hongrois faisant partie d’un groupe de sociétés dont la société faîtière est établie aux Bermudes et appartenant, en bout de chaîne, à un ressortissant irlandais, de la totalité des parts de Janes és Társa, société de droit hongrois dont l’activité principale concerne l’extraction minière de certaines matières premières de base, en particulier le gravier, le sable et l’argile, qui est considérée, en raison de cette activité minière, comme étant une entreprise « stratégique ». Cette acquisition a été notifiée au ministre hongrois compétent qui l’a interdite par la décision en cause au principal au motif essentiel qu’elle risquerait de porter atteinte à l’intérêt de l’État consistant à assurer la continuité de l’approvisionnement de ces matières premières de base au profit du secteur de la construction, en particulier au niveau régional.

 Sur l’identification du droit de l’Union applicable

29      S’agissant, en premier lieu, de la référence, dans la première question, au règlement 2019/452, il y a lieu de constater, comme l’a également fait observer, en substance, la Commission, que l’acquisition en cause au principal ne relève pas du champ d’application de ce règlement.

30      En effet, ce champ d’application est défini au paragraphe 1 de l’article 1er du règlement 2019/452 qui dispose que ce dernier établit un cadre pour le filtrage, par les États membres, des « investissements directs étrangers » dans l’Union pour des motifs de sécurité ou d’ordre public.

31      Or, il découle de l’article 2 du règlement 2019/452, en particulier des définitions figurant aux points 1, 2 et 7 de cet article, que la notion d’« investissement direct étranger » couvre certains investissements visant des participations durables et directes auxquels procède un « investisseur étranger », notion qui englobe celle d’« entreprise d’un pays tiers », laquelle vise « une entreprise constituée ou autrement organisée conformément à la législation d’un pays tiers ».

32      Il s’ensuit que, s’agissant d’investissements effectués par des entreprises, le champ d’application du règlement 2019/452 est limité aux investissements dans l’Union qu’opèrent des entreprises constituées ou autrement organisées conformément à la législation d’un pays tiers.

33      Par contraste, le mécanisme de filtrage des investissements étrangers prévu par la législation nationale en cause au principal s’applique non seulement dans une telle hypothèse d’investissements effectués par des entreprises d’un pays tiers, mais également dans l’hypothèse, précisément en cause au principal, où il s’agit d’investissements effectués par des entreprises enregistrées en Hongrie ou dans un autre État membre dans lesquelles une entreprise enregistrée dans un pays tiers détient une « influence majoritaire », au sens de l’article 8:2 du code civil.

34      Par conséquent, cette seconde hypothèse n’étant pas couverte par l’article 1er du règlement 2019/452, cette législation nationale sort, dans cette mesure, du champ d’application de ce règlement, de telle sorte que l’acquisition en cause au principal qui concerne ladite seconde hypothèse ne relève pas non plus de celui-ci.

35      Cela ne saurait être remis en cause par le fait qu’il découle de l’article 4, paragraphe 2, sous a), et de l’article 9, paragraphe 2, sous a), du règlement 2019/452 que la structure de propriété de l’investisseur étranger peut être prise en compte en tant que facteur dans l’évaluation d’un risque potentiel pour la sécurité ou l’ordre public que pose l’investissement concerné.

36      En effet, ce facteur d’évaluation vise spécifiquement « le fait que l’investisseur étranger soit contrôlé directement ou indirectement par le gouvernement, y compris des organismes publics ou les forces armées, d’un pays tiers, notamment à travers la structure de propriété ».

37      Or, ce facteur d’évaluation ne portant expressément que sur la structure de propriété de l’« investisseur étranger », notion définie au point 2 de l’article 2 du règlement 2019/452 et qui est limitée aux entreprises d’un pays tiers, celui-ci n’implique pas que le champ d’application de ce règlement, tel que défini à l’article 1er, paragraphe 1, de celui-ci, serait élargi pour y inclure les investissements effectués par les entreprises organisées conformément à la législation d’un État membre dans lesquelles une entreprise d’un pays tiers détient une influence majoritaire.

38      Il ne ressort d’ailleurs pas du dossier dont dispose la Cour que la décision en cause au principal aurait été prise afin de combattre une tentative de contournement du mécanisme de filtrage, au sens de l’article 3, paragraphe 6, du règlement 2019/452.

39      En effet, aucun élément de ce dossier n’est de nature à suggérer qu’il s’agirait en l’occurrence d’une situation visée au considérant 10 de ce règlement, lequel éclaire la portée de cet article 3, paragraphe 6, à savoir celle d’« investissements réalisés depuis l’Union au moyen de montages artificiels qui ne reflètent pas la réalité économique et contournent les mécanismes de filtrage et les décisions de filtrage, lorsque l’investisseur est, en fin de compte, détenu ou contrôlé par une personne physique ou une entreprise d’un pays tiers ».

40      En deuxième lieu, quant à la référence, dans la première question, à l’article 4, paragraphe 2, TUE, la juridiction de renvoi n’explique pas sa pertinence aux fins de la réponse à apporter à cette question, de telle sorte qu’il n’y a pas lieu d’examiner celle-ci au regard de cette disposition.

41      En troisième et dernier lieu, quant à l’identification de la liberté fondamentale susceptible d’être applicable dans l’affaire en cause au principal, si la juridiction de renvoi invite la Cour à examiner la législation nationale concernée au regard des règles du traité FUE en matière de libre circulation des capitaux et, en particulier, de l’article 65, paragraphe 1, sous b), TFUE, il y a lieu de constater que cette législation, en particulier les dispositions de celle-ci qui ont trait à l’acquisition par un « investisseur étranger » d’une participation lui conférant une « influence majoritaire » dans une entreprise stratégique telles qu’appliquées dans la décision en cause au principal et sur lesquelles porte expressément la première question préjudicielle, relèvent d’une autre liberté fondamentale, à savoir la liberté d’établissement.

42      En effet, conformément à une jurisprudence constante, relève du champ d’application des règles en matière de la liberté d’établissement et non de celles relatives à la libre circulation des capitaux une législation nationale qui a vocation à s’appliquer aux participations permettant d’exercer une influence certaine sur les décisions d’une société et de déterminer les activités de celle-ci (voir, en ce sens, arrêt du 27 février 2019, Associação Peço a Palavra e.a., C‑563/17, EU:C:2019:144, point 43 ainsi que jurisprudence citée).

43      Or, en l’occurrence, l’acquisition de la totalité des parts d’une société est sans conteste suffisante pour permettre à la société acquéreuse d’exercer une influence certaine sur la gestion et le contrôle de la société acquise (voir, par analogie, arrêt du 27 février 2019, Associação Peço a Palavra e.a., C‑563/17, EU:C:2019:144, point 44).

44      Dans ce contexte, il doit être souligné que, conformément à l’article 54 TFUE, ont vocation à bénéficier de la liberté d’établissement, notamment, les sociétés de droit civil ou commercial, pour autant qu’elles sont constituées en conformité de la législation d’un État membre et ont leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de l’Union, soit les sociétés qui ont la nationalité d’un État membre.

45      À cet égard, il y a lieu de rappeler, d’une part, que la localisation du siège statutaire, de l’administration centrale ou du principal établissement des sociétés visées à l’article 54 TFUE sert à déterminer, à l’instar de la nationalité des personnes physiques, leur rattachement à l’ordre juridique d’un État membre (arrêt du 30 septembre 2003, Inspire Art, C‑167/01, EU:C:2003:512, point 97).

46      D’autre part, il ne résulte d’aucune disposition du droit de l’Union que l’origine des actionnaires, personnes physiques ou morales, des sociétés résidant dans l’Union ait une incidence sur le droit de ces sociétés de se prévaloir de la liberté d’établissement, le statut d’une société de l’Union étant fondé, en vertu de l’article 54 TFUE, sur le lieu du siège social et l’ordre juridique auxquels la société est rattachée, et non sur la nationalité de ses actionnaires (arrêt du 1er avril 2014, Felixstowe Dock and Railway Company e.a., C‑80/12, EU:C:2014:200, point 40).

47      Il s’ensuit qu’une société telle que Xella Magyarország, même si elle fait partie d’un groupe de sociétés dont la société faîtière est établie dans un pays tiers, a le droit de se prévaloir de la liberté d’établissement garantie par le traité FUE dès lors qu’elle est rattachée à l’ordre juridique d’un État membre et est donc une société de l’Union.

48      Partant, l’origine des actionnaires de Xella Magyarország ne saurait en aucun cas être invoquée pour dénier à cette société le bénéfice de la liberté d’établissement, et ce d’autant plus qu’il est constant que le propriétaire ultime du groupe dont elle fait partie est un ressortissant irlandais.

49      Ainsi, la première question préjudicielle doit être examinée au regard des seules dispositions du traité FUE en matière de liberté d’établissement.

 Sur la recevabilité de la première question

50      S’agissant de la recevabilité de la première question préjudicielle, dès lors qu’il est conclu au point précédent qu’il convient d’y répondre au regard des seules dispositions du traité FUE en matière de liberté d’établissement, il y a lieu de rappeler que ces dispositions ne sont pas applicables à une situation dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre (arrêt du 7 septembre 2022, Cilevičs e.a., C‑391/20, EU:C:2022:638, point 31 ainsi que jurisprudence citée).

51      À cet égard, tous les éléments caractérisant la situation en cause au principal semblent, à première vue, se cantonner à l’intérieur d’un seul État membre dans la mesure où, d’une part, tant Xella Magyarország, la société acquéreuse, que Janes és Társa, la société acquise, sont des sociétés résidentes de l’État membre concerné et, d’autre part, cette question porte sur la compatibilité avec les dispositions du traité FUE en matière de liberté d’établissement d’une législation nationale permettant à cet État membre d’interdire des investissements dans des sociétés résidentes considérées comme étant des entreprises stratégiques.

52      Toutefois, constitue un élément d’extranéité pertinent aux fins de la réponse à apporter à la première question préjudicielle le fait que la société acquéreuse fait partie d’un groupe de sociétés établies, notamment, dans différents États membres, et ce même si ces sociétés ne semblent jouer aucun rôle direct dans l’acquisition concernée.

53      En effet, la première question que pose la juridiction de renvoi porte expressément sur la compatibilité avec le droit de l’Union de l’article 276, paragraphe 2, sous a), de la Vmtv, disposition que cite cette juridiction et qui est appliquée dans la décision en cause au principal.

54      Or, selon les termes mêmes de cette disposition nationale, la législation nationale en cause au principal s’applique aux sociétés résidentes et aux sociétés enregistrées dans d’autres États membres acquérant une participation dans une entreprise stratégique, pour autant que la personne disposant d’une influence majoritaire dans ces sociétés est une personne physique ou morale originaire d’un pays tiers.

55      Ainsi, dans la décision en cause au principal, ladite disposition nationale a été appliquée au regard du fait que le groupe de sociétés, à savoir le groupe Xella, dont font partie, outre la société acquéreuse, notamment, la société mère de droit allemand et la société « grand-mère » de droit luxembourgeois de celle-ci, est, à son tour, contrôlé par un autre groupe de sociétés, à savoir le groupe Lone Star, dont la société faîtière est enregistrée dans un pays tiers, en l’occurrence aux Bermudes.

56      Par conséquent, la structure de propriété transfrontalière de la société résidente acquéreuse à l’intérieur de l’Union caractérisant la situation en cause au principal est un élément d’extranéité pertinent aux fins de répondre à la première question préjudicielle.

57      Partant, cette question est recevable.

 Sur l’existence d’une restriction à la liberté d’établissement

58      Selon une jurisprudence constante de la Cour, doivent être considérées comme étant des « restrictions à la liberté d’établissement », au sens de l’article 49 TFUE, toutes les mesures qui interdisent, gênent ou rendent moins attrayant l’exercice de cette liberté (arrêt du 27 février 2019, Associação Peço a Palavra e.a., C‑563/17, EU:C:2019:144, point 54 ainsi que jurisprudence citée).

59      Or, la législation nationale concernée telle qu’appliquée dans la décision en cause au principal, dans la mesure où elle permet aux autorités d’un État membre d’interdire à une société de l’Union, pour des motifs de sécurité et d’ordre public, d’acquérir une participation dans une société résidente « stratégique » lui permettant d’exercer une influence certaine sur la gestion et le contrôle de cette dernière société constitue, manifestement, une restriction à la liberté d’établissement de cette société de l’Union, en l’occurrence, une restriction particulièrement sérieuse.

 Sur l’éventuelle justification de la restriction à la liberté d’établissement

60      Il ressort d’une jurisprudence constante de la Cour qu’une restriction à une liberté fondamentale garantie par le traité FUE ne peut être admise qu’à la condition que la mesure nationale concernée réponde à une raison impérieuse d’intérêt général, qu’elle soit propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (arrêt du 3 février 2021, Fussl Modestraße Mayr, C‑555/19, EU:C:2021:89, point 52 et jurisprudence citée).

61      S’agissant de l’existence d’une raison impérieuse d’intérêt général susceptible de justifier la restriction à la liberté d’établissement que comporte la législation nationale en cause au principal, il ressort de la décision de renvoi que cette législation, en ce qu’elle permet d’interdire, notamment, l’acquisition de la propriété de sociétés résidentes stratégiques si cette acquisition porte atteinte ou risque de porter atteinte à un intérêt de l’État, vise, notamment, à assurer la sécurité et la continuité d’approvisionnement « en ce qui concerne les besoins sociaux fondamentaux », conformément, notamment, à l’article 52, paragraphe 1, TFUE.

62      En l’occurrence, ainsi qu’il ressort de la décision en cause au principal, telle que résumée dans la décision de renvoi, est en cause l’intérêt spécifique de l’État visant à assurer la sécurité et la continuité d’approvisionnement du secteur de la construction, en particulier au niveau local, pour ce qui concerne certaines matières premières de base, à savoir le gravier, le sable et l’argile, résultant d’une activité d’extraction minière sur le territoire national.

63      À cet égard, l’article 52, paragraphe 1, TFUE prévoit qu’une restriction à la liberté d’établissement peut être justifiée par des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique.

64      Il est de jurisprudence constante que des motifs de nature purement économique liés à la promotion de l’économie nationale ou au bon fonctionnement de celle-ci ne sauraient servir de justification à une entrave à l’une des libertés fondamentales garanties par les traités (arrêt du 27 février 2019, Associação Peço a Palavra e.a., C‑563/17, EU:C:2019:144, point 70 ainsi que jurisprudence citée).

65      En revanche, la Cour a admis que des motifs d’ordre économique poursuivant un objectif d’intérêt général ou la garantie d’un service d’intérêt général sont susceptibles de constituer une raison impérieuse d’intérêt général pouvant justifier une entrave à l’une des libertés fondamentales garanties par les traités (voir, en ce sens, arrêts du 22 octobre 2013, Essent e.a., C‑105/12 à C‑107/12, EU:C:2013:677, point 53, et du 27 février 2019, Associação Peço a Palavra e.a., C‑563/17, EU:C:2019:144, point 72 ainsi que jurisprudence citée).

66      Il ressort toutefois de la jurisprudence de la Cour que, si, pour l’essentiel, les États membres restent libres de déterminer, conformément à leurs besoins nationaux, les exigences de l’ordre public et de la sécurité publique, il n’en reste pas moins que, dans le contexte de l’Union, et notamment en tant que dérogation à une liberté fondamentale garantie par le traité FUE, ces motifs doivent être entendus strictement, de sorte que leur portée ne saurait être déterminée unilatéralement par chacun des États membres sans contrôle des institutions de l’Union. Ainsi, l’ordre public et la sécurité publique ne peuvent être invoqués qu’en cas de menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société. Ces motifs ne sauraient, en outre, être détournés de leur fonction propre pour servir, en fait, à des fins purement économiques (voir, en ce sens, arrêt du 14 mars 2000, Église de scientologie, C‑54/99, EU:C:2000:124, point 17 et jurisprudence citée).

67      S’agissant spécifiquement d’un objectif lié à la sécurité d’approvisionnement, la Cour a jugé qu’un tel objectif ne saurait être invoqué qu’en cas de menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société (arrêt du 8 novembre 2012, Commission/Grèce, C‑244/11, EU:C:2012:694, point 67 et jurisprudence citée).

68      Dans le cas d’entreprises exerçant des activités et fournissant des services publics dans les secteurs du pétrole, des télécommunications et de l’énergie, la Cour a jugé que l’objectif de garantir la sécurité de l’approvisionnement de tels produits ou la fourniture de tels services, en cas de crise, sur le territoire de l’État membre concerné peut constituer une raison de sécurité publique et, partant, justifier éventuellement une entrave à une liberté fondamentale (voir, en ce sens, arrêt du 8 novembre 2012, Commission/Grèce, C‑244/11, EU:C:2012:694, point 65 et jurisprudence citée).

69      Or, il ne saurait être considéré que l’objectif en cause au principal, en ce qu’il vise à assurer la sécurité d’approvisionnement en faveur du secteur de la construction, en particulier au niveau local, pour ce qui concerne certaines matières premières de base, à savoir le gravier, le sable et l’argile, résultant d’une activité d’extraction minière, relève, à l’instar de l’objectif lié à la sécurité d’approvisionnement des secteurs du pétrole, des télécommunications et de l’énergie, d’un « intérêt fondamental de la société », au sens de la jurisprudence rappelée aux points 66 et 67 du présent arrêt, de telle sorte qu’il n’y a pas lieu de faire application de la jurisprudence rappelée au point 68 du présent arrêt à cet objectif.

70      Force est en outre de constater que, en l’occurrence, ledit objectif est invoqué pour justifier une restriction à la liberté d’établissement qui, ainsi qu’il est indiqué au point 59 du présent arrêt, doit être considérée comme étant de nature particulièrement sérieuse, la décision en cause au principal excluant l’exercice de cette liberté fondamentale par une société de l’Union.

71      Par ailleurs, il n’apparaît pas, au regard du dossier dont dispose la Cour et sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, que, s’agissant de l’approvisionnement en matières premières de base au profit du secteur de la construction locale, l’acquisition interdite par la décision en cause au principal soit effectivement de nature à engendrer une « menace réelle et suffisamment grave », au sens de la jurisprudence rappelée aux points 66 et 67 du présent arrêt.

72      À cet égard, il apparaît, en effet, être constant, d’une part, que, avant cette acquisition, la société acquéreuse achetait déjà environ 90 % de la production des matières premières de base concernées de la mine de la société acquise pour transformer celles-ci dans son usine se trouvant à proximité de cette mine et que les 10 % restants de cette production étaient achetés par des entreprises locales du secteur de la construction.

73      D’autre part, il est notoire que ces matières premières de base ayant, par leur nature, une valeur marchande relativement faible par rapport, surtout, à leur coût de transport, le risque d’exportation d’une partie significative de la production de ladite mine plutôt que la vente desdites matières premières de base sur le marché local apparaît peu probable, voire exclu en pratique.

74      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question que les dispositions du traité FUE en matière de liberté d’établissement doivent être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à un mécanisme de filtrage des investissements étrangers prévu par la législation d’un État membre qui permet d’interdire l’acquisition de la propriété d’une société résidente considérée comme étant stratégique par une autre société résidente faisant partie d’un groupe de sociétés établies dans plusieurs États membres, dans laquelle une entreprise d’un pays tiers dispose d’une influence déterminante, au motif que cette acquisition porte atteinte ou risque de porter atteinte à l’intérêt de l’État consistant à garantir la sécurité de l’approvisionnement au profit du secteur de la construction, en particulier au niveau local, en ce qui concerne des matières premières de base, telles que le gravier, le sable et l’argile.

 Sur la seconde question

75      La juridiction de renvoi n’ayant posé sa seconde question qu’en cas de réponse affirmative à la première question et cette dernière ayant reçu une réponse négative, il n’y a pas lieu de répondre à la seconde question.

 Sur les dépens

76      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit :

Les dispositions du traité FUE en matière de liberté d’établissement

doivent être interprétées en ce sens que :

elles s’opposent à un mécanisme de filtrage des investissements étrangers prévu par la législation d’un État membre qui permet d’interdire l’acquisition de la propriété d’une société résidente considérée comme étant stratégique par une autre société résidente faisant partie d’un groupe de sociétés établies dans plusieurs États membres, dans laquelle une entreprise d’un pays tiers dispose d’une influence déterminante, au motif que cette acquisition porte atteinte ou risque de porter atteinte à l’intérêt de l’État consistant à garantir la sécurité de l’approvisionnement au profit du secteur de la construction, en particulier au niveau local, en ce qui concerne des matières premières de base, telles que le gravier, le sable et l’argile.

Signatures


*      Langue de procédure : le hongrois.