CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. GIOVANNI PITRUZZELLA

présentées le 15 décembre 2022 (1)

Affaire C570/21

I.S.,

K.S.

contre

YYY. S.A.

[demande de décision préjudicielle formée par le Sąd Rejonowy dla Warszawy‑Woli w Warszawie (tribunal d’arrondissement de Varsovie-Wola, siégeant à Varsovie, Pologne)]

« Renvoi préjudiciel – Protection des consommateurs – Directive 93/13/CEE – Clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs – Notion de “consommateur” – Contrat à double finalité conclu par une personne exerçant une activité professionnelle ou commerciale et par une autre personne n’exerçant aucune activité professionnelle – Caractère marginal ou non prédominant de la finalité professionnelle ou commerciale dans le contexte global du contrat conclu »






1.        Peut-on qualifier de « consommateur », aux fins de la protection prévue par le droit de l’Union contre les clauses abusives, la personne qui, exerçant une activité commerciale ou professionnelle, a conclu un contrat de prêt avec un autre emprunteur qui n’exerce pas d’activité similaire, lorsque la première a agi pour partie dans le cadre de son activité et pour partie en dehors de celle-ci, alors que, dans le contexte global de ce contrat, le caractère commercial ou professionnel n’est pas prédominant ?

I.      Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

1.      La directive 93/13/CEE

2.        Aux termes de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 93/13/CEE (2) :

« La présente directive a pour objet de rapprocher les dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives aux clauses abusives dans les contrats conclus entre un professionnel et un consommateur. »

3.        L’article 2 de cette directive dispose :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

b)      “consommateur” : toute personne physique qui, dans les contrats relevant de la présente directive, agit à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité professionnelle ;

c)      “professionnel” : toute personne physique ou morale qui, dans les contrats relevant de la présente directive, agit dans le cadre de son activité professionnelle, qu’elle soit publique ou privée. »

2.      La directive 2011/83/UE

4.        Le considérant 17 de la directive 2011/83/UE (3) énonce :

« La définition de consommateur devrait englober les personnes physiques qui agissent à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de leur activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale. Cependant, en cas de contrats à double finalité, lorsque le contrat est conclu à des fins qui n’entrent qu’en partie dans le cadre de l’activité professionnelle de l’intéressé et lorsque la finalité professionnelle est si limitée qu’elle n’est pas prédominante dans le contexte global du contrat, cette personne devrait également être considérée comme un consommateur. »

5.        L’article 2 de cette directive, intitulé « Définitions », dispose :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

1)      “consommateur”, toute personne physique qui, dans les contrats relevant de la présente directive, agit à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale ;

2)      “professionnel”, toute personne physique ou morale, qu’elle soit publique ou privée, qui agit, y compris par l’intermédiaire d’une autre personne agissant en son nom ou pour son compte, aux fins qui entrent dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale en ce qui concerne des contrats relevant de la présente directive ;

[...] »

3.      La directive 2013/11/UE

6.        Le considérant 18 de la directive 2013/11/UE (4) énonce :

« La définition de “consommateur” devrait englober les personnes physiques qui agissent à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de leur activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale. Cependant, si le contrat est conclu à des fins qui n’entrent qu’en partie dans le cadre de l’activité professionnelle de l’intéressé (contrats à double finalité) et si la finalité professionnelle est limitée à tel point qu’elle n’est pas prédominante dans le contexte global de la fourniture, cette personne devrait également être considérée comme un consommateur. »

7.        Sous l’intitulé « Définitions », l’article 4, points a) et b), de cette directive prévoit :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

a)      “consommateur”, toute personne physique qui agit à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale ;

b)      “professionnel”, toute personne physique ou toute personne morale, qu’elle soit publique ou privée, qui agit, y compris par l’intermédiaire d’une personne agissant en son nom ou pour son compte, aux fins qui entrent dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale ;

[...] »

4.      Le règlement (UE) no 524/2013

8.        Le considérant 13 du règlement (UE) no 524/2013 (5) énonce :

« La définition de “consommateur” devrait englober les personnes physiques qui agissent à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de leur activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale. Cependant, si le contrat est conclu à des fins qui n’entrent qu’en partie dans le cadre de l’activité professionnelle de l’intéressé (contrats à double finalité) et si la finalité professionnelle est limitée à tel point qu’elle n’est pas prédominante dans le contexte global de la fourniture, cette personne devrait également être considérée comme un consommateur. »

9.        Sous l’intitulé « Définitions », l’article 4, points a) et b), de ce règlement dispose également :

« Aux fins du présent règlement, on entend par :

a)      “consommateur”, un consommateur au sens de l’article 4, paragraphe 1, point a), de la [directive 2013/11] ;

b)      “professionnel”, un professionnel au sens de l’article 4, paragraphe 1, point b), de la [directive 2013/11] ;

[...] »

B.      Le droit polonais

10.      L’article 221 du Kodeks cywilny (code civil), dans sa version applicable aux faits de l’affaire au principal, définit le « consommateur » comme étant « toute personne physique qui accomplit avec un professionnel un acte juridique qui n’est pas directement lié à son activité professionnelle ».

11.      Aux termes de l’article 3851 du code civil :

« (1)      Les clauses d’un contrat conclu avec un consommateur qui n’ont pas fait l’objet d’une négociation individuelle ne lient pas le consommateur lorsqu’elles définissent les droits et obligations de celui‑ci d’une façon contraire aux bonnes mœurs, en portant manifestement atteinte à ses intérêts (clauses illicites). La présente disposition n’affecte pas les clauses qui définissent les obligations principales des parties, dont le prix ou la rémunération, si elles sont formulées de manière non équivoque.

(2)      Lorsqu’une clause du contrat ne lie pas le consommateur en application du paragraphe 1, les parties restent liées par les autres dispositions du contrat.

(3)      Les clauses d’un contrat conclu avec un consommateur qui n’ont pas fait l’objet d’une négociation individuelle sont des clauses contractuelles sur le contenu desquelles le consommateur n’a pas eu d’influence réelle. Il s’agit en particulier des clauses contractuelles reprises d’un modèle de contrat proposé au consommateur par le cocontractant.

(4)      Il appartient à quiconque allègue qu’une clause a été négociée individuellement d’apporter la preuve de cette allégation. »

II.    Les faits, la procédure au principal et les questions préjudicielles

12.      Le 28 février 2006, I.S. et K.S. ont demandé au représentant légal de la défenderesse au principal un prêt hypothécaire (en francs suisses), pour partie, pour faire face au remboursement de certaines dettes de l’activité commerciale de l’un des époux et, pour partie, pour procéder à l’acquisition d’un bien immobilier.

13.      Le montant total des sommes demandées s’élevait à 206 120 zlotys polonais (PLN), dont 96 120 PLN seraient affectés au refinancement de certaines dettes de l’un des requérants au principal tandis que 110 000 PLN seraient affectés à des besoins privés de consommation.

14.      Quant à la situation professionnelle des requérants dans l’affaire au principal, I.S. exerçait une activité professionnelle en tant qu’associée d’une société civile. En revanche, K.S. travaillait comme salarié dans une entreprise en qualité de serrurier.

15.      Enfin, le 21 mars 2006, I.S. et K.S., d’une part, et l’établissement de crédit défendeur dans l’affaire au principal, d’autre part, ont conclu un contrat de prêt pour la somme totale de 198 996,73 PLN, indexée sur le cours de change du franc suisse, aux conditions énoncées dans le contrat principal et aux conditions générales du contrat de prêt hypothécaire.

16.      Ce montant devait être remboursé en 300 mensualités de montant égal. Il y a lieu de noter que la première tranche du prêt serait affectée au remboursement d’une somme de 70 000 PLN octroyée aux requérants par l’établissement de crédit sur un compte ouvert au nom de la société de I.S., compte qui serait supprimé immédiatement après remboursement.

17.      Selon les dires de I.S. lors de l’audience du 11 janvier 2021, la défenderesse au principal avait subordonné l’octroi intégral de cette somme à la condition qu’une partie de la somme empruntée soit affectée à l’extinction d’une autre obligation liée à l’activité professionnelle, auprès d’un autre établissement de crédit.

18.      Une autre partie de la première tranche était par ailleurs destinée au paiement de certaines primes d’assurance.

19.      Enfin, la seconde tranche était destinée : à concurrence de 9 720 PLN, au remboursement d’un crédit contracté par la société le 18 avril 2005 ; à concurrence de 7 400 PLN, au remboursement du crédit renouvelable de cette société au créancier emprunteur ; à concurrence de 9 000 PLN, au remboursement d’autres engagements financiers de l’emprunteur sur le compte de l’emprunteur ; enfin, à concurrence de 93 880 PLN, à des dépenses de consommation.

20.      Les emprunteurs ont ensuite assigné la défenderesse au principal devant le juge national afin de faire constater le caractère abusif de certaines clauses du contrat et d’obtenir le remboursement des sommes indûment perçues.

21.      Dans le cadre de l’affaire au principal, l’établissement de crédit a contesté que les requérants puissent être qualifiés de « consommateurs » au sens de l’article 2, point b), de la directive 93/13, dès lors qu’une partie des sommes a été affectée à des besoins liés à l’activité commerciale de l’un des deux requérants au principal.

22.      Dans ces conditions, le Sąd Rejonowy dla Warszawy-Woli w Warszawie (tribunal d’arrondissement de Varsovie-Wola, siégeant à Varsovie, Pologne) a sursis à statuer et a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      L’article 2, sous b), de la [directive 93/13] ainsi que les considérants de celle-ci doivent‑ils être interprétés en ce sens que la directive ne s’oppose pas à la qualification de “consommateur” d’une personne exerçant une activité professionnelle qui a conclu, conjointement avec un emprunteur n’exerçant pas une telle activité, un contrat de crédit indexé sur une devise étrangère, en partie affecté à l’usage professionnel de l’un des emprunteurs et en partie à un usage étranger à son activité professionnelle, et pas seulement lorsque l’usage professionnel est à ce point marginal qu’il ne joue qu’un rôle négligeable dans le contexte global du contrat en question, le caractère prédominant de l’aspect extraprofessionnel étant sans importance ?

2)      En cas de réponse affirmative à la première question, l’article 2, sous b), de la [directive 93/13] ainsi que les considérants de celle-ci doivent-ils être interprétés en ce sens que la notion de “consommateur” figurant dans cette disposition englobe également une personne qui, au moment de la signature du contrat, exerçait une activité professionnelle, alors que l’autre emprunteur n’exerçait absolument pas une telle activité, lorsque tous les deux concluent, par la suite, avec une banque un contrat de crédit indexé sur une devise étrangère, dont le capital a été affecté en partie à une finalité professionnelle de l’un des emprunteurs et en partie à une finalité étrangère à l’activité professionnelle exercée, lorsque l’usage professionnel n’est pas marginal et ne joue pas qu’un rôle négligeable dans le contexte global du contrat de crédit, que l’aspect extraprofessionnel est prédominant et que, sans un usage professionnel du capital du crédit, il n’aurait pas été possible d’accorder le crédit pour une finalité extraprofessionnelle ? »

III. Analyse juridique

A.      Observations liminaires

23.      Les deux questions préjudicielles sont étroitement liées et portent en substance : la première, sur la question de savoir si le critère dégagé dans l’arrêt Gruber (6) est applicable à l’interprétation de l’article 1er de la directive 93/13 ; la seconde, sur les modalités et les conditions dans lesquelles une personne qui souscrit un contrat à double finalité, en partie professionnelle et en partie personnelle, peut être considérée comme un consommateur au sens de la directive 93/13.

24.      Pour procéder à l’analyse juridique, il est utile, à mon avis, de récapituler certains faits essentiels de l’affaire, qui permettent de mieux cerner le cas d’espèce.

25.      Deux conjoints concluent un contrat de prêt pour acheter une maison. L’un d’eux exerce une activité commerciale pour laquelle il a contracté une dette envers un établissement de crédit. Lors de la demande du prêt destiné à l’achat de l’immeuble, l’établissement de crédit pose comme condition de l’octroi du prêt que celui des emprunteurs qui a contracté une dette pour des raisons professionnelles éteigne cette dette. Le montant du prêt accordé couvre, pour environ un tiers, la dette antérieure de l’emprunteur déjà endetté pour des raisons professionnelles et, pour deux tiers, des dépenses liées à l’achat de la maison et à d’autres besoins personnels des deux emprunteurs. Le conjoint de l’emprunteur qui avait, par le passé, contracté la dette pour des raisons professionnelles est étranger à l’activité professionnelle de l’autre conjoint.

26.      Pour répondre aux questions préjudicielles posées par le juge de renvoi, il y a lieu de qualifier, au sens de la directive 93/13, la situation de deux personnes physiques qui ont conclu un contrat en partie à des fins de consommation privée et en partie à des fins qui relèvent de l’activité commerciale ou professionnelle de l’une d’elles, en gardant à l’esprit que la finalité commerciale ou professionnelle du crédit à la consommation est importante dans l’économie globale de ce contrat, bien que non prépondérante. Il y a donc lieu de se demander si ces personnes peuvent être considérées comme des « consommateurs » aux fins de la protection contre les clauses abusives.

27.      À cette fin, deux interprétations sont envisageables à la lumière du cadre normatif et de la jurisprudence de la Cour.

28.      D’une part, celle qui est défendue par les requérants au principal ainsi que par le gouvernement polonais et la Commission, selon laquelle la situation des requérants devrait relever de la notion de « consommateur », eu égard à l’importance limitée et non prédominante de la finalité professionnelle dans le contexte global du contrat de prêt, en application de la conception de la notion de « consommateur » figurant dans la directive 2011/83 et dans des actes ultérieurs (7) en matière de protection du consommateur.

29.      À cette interprétation s’oppose, d’autre part, soutenue uniquement par la défenderesse au principal, celle selon laquelle les conditions d’application de la protection invoquée par les requérants ne seraient pas réunies en l’espèce, dès lors que la finalité commerciale ou professionnelle n’est pas marginale au point de jouer un rôle négligeable dans le contexte global du contrat de prêt, en faisant une application par analogie de l’approche dégagée par la Cour dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Gruber (8), dans laquelle l’interprétation avait pour objet la convention de Bruxelles de 1968 sur la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (9).

30.      Pour cette raison, j’estime utile de procéder à une brève analyse de la notion de « consommateur » en droit de l’Union avant de passer aux propositions de réponses aux questions préjudicielles.

1.      La notion de « consommateur » en droit de l’Union

31.      Partant du constat que les divergences entre les législations des États membres faisaient obstacle à l’intégration économique, les institutions européennes ont adopté, au cours des années 1990, des directives visant au rapprochement des dispositions, afin d’assurer ainsi une protection accrue au consommateur lors de l’acquisition de biens et de services (10).

32.      En droit de l’Union, il n’existe pas, à ce jour, de définition unique du consommateur. En l’absence d’une définition spécifique en droit primaire, la notion de « consommateur » varie de manière plus ou moins importante dans les sources de droit dérivé, selon l’objectif de la mesure concernée.

33.      En droit des contrats de l’Union, la notion de « consommateur » tend à recevoir une définition uniforme, fondée sur la prise en considération de la « faiblesse » du consommateur par rapport à la contrepartie, le professionnel ou l’entreprise, tant en raison des asymétries d’information que du pouvoir de négociation, circonstances qui imposent une protection juridique différente de celle qui est garantie au reste des particuliers.

34.      Les premières interventions sur la relation entre professionnel et consommateur avaient un caractère sectoriel. La directive 93/13 est, au contraire, un acte de portée générale visant tous les contrats conclus entre consommateur et professionnel qui, pour la première fois, met en place une protection substantielle dans la relation contractuelle entre consommateur et professionnel (11). Plus particulièrement, il ressort clairement de la lecture des deuxième, cinquième et sixième considérants de cette directive que l’adoption de celle-ci est une mesure destinée à établir le marché intérieur : les divergences entre les législations des États membres en matière de clauses abusives constituaient, en effet, un obstacle à la libre circulation des marchandises entre les États membres et, partant, à l’intégration économique.

35.      En ce qui concerne la notion de « consommateur », l’article 2, point b), de la directive 93/13 définit le consommateur comme « toute personne physique qui, dans les contrats relevant de la présente directive, agit à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité professionnelle ».

36.      Cette notion doit être lue par opposition à celle de « professionnel », définie à l’article 2, point c), de cette directive comme « toute personne physique ou morale qui, dans les contrats relevant de la présente directive, agit dans le cadre de son activité professionnelle, qu’elle soit publique ou privée ».

37.      Les notions de « consommateur » et de « professionnel » sont définies de manière analogue dans les directives 2011/83 et 2013/11 (12) ainsi que dans le règlement no 524/2013.

38.      Il apparaît, dès lors, que le critère de distinction entre consommateur et professionnel réside dans l’extranéité de la finalité du contrat à l’activité professionnelle du contractant, plutôt que dans la « qualité des contractants » (13).

39.      La qualité de consommateur dépendant du point de savoir si la finalité du contrat relève ou non du cadre professionnel (14), il y a lieu d’observer ensuite que le critère est relatif au contrat concerné.

40.      Le critère retenu par la Cour est objectif. Ainsi que l’a relevé l’avocat général Mischo dans l’affaire Di Pinto, les personnes physiques relevant de la notion de « consommateur » « ne sont pas définies in abstracto, mais selon ce qu’elles font in concreto » (15).

41.      Une perspective subjective dépendant des intentions des contractants étant ainsi exclue, c’est donc une perspective objective qui s’affirme, mais par le prisme de l’effet utile des directives et de la protection qui est nécessaire notamment pour renforcer la confiance des consommateurs dans le marché (16), indispensable à un fonctionnement efficace de celui-ci.

42.      Par conséquent, même le professionnel, même l’avocat spécialisé dans le cadre de contrats de services juridiques (17), ou une personne exerçant la fonction de commerçant peut bénéficier de la protection accordée au consommateur.

43.      On peut donc conclure sur ce point que les sources du droit de l’Union et de la jurisprudence de la Cour évoluent dans le sens d’une protection accrue du consommateur, mais toujours en mettant celle-ci en balance avec d’autres libertés et, en dernière analyse, avec le bon fonctionnement du marché unique, tout en laissant à la notion une flexibilité suffisante pour permettre d’appréhender toutes les situations dans lesquelles des besoins de protection se manifestent objectivement.

44.      L’ensemble de la réglementation repose en effet sur le postulat que les nouveaux modèles de marché placent le consommateur dans une position d’infériorité du fait qu’il n’a pas de véritable pouvoir de négociation et qu’il dispose d’un niveau d’information modeste, ce qui le contraint, en pratique, à adhérer aux conditions posées par le professionnel sans examen critique et, en tout état de cause, sans pouvoir exercer une influence sur le contenu de celles-ci.

2.      La notion de « consommateur » dans les contrats mixtes ou à double finalité

45.      Les contrats mixtes ou à double finalité sont les contrats conclus à des fins qui relèvent pour partie des activités commerciales de la personne et pour partie de fins personnelles.

46.      La Cour a abordé pour la première fois dans l’arrêt Gruber (18) la qualification de la position du contractant dans les contrats à double finalité.

47.      Dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, le requérant invoquait la protection accordée aux consommateurs par les articles 13, 14 et 15 de la convention de Bruxelles, c’est-à-dire la faculté de saisir le juge de l’État membre où l’obligation a été exécutée au lieu de celui de l’État membre dans lequel le défendeur est domicilié.

48.      S’agissant d’un contrat mixte, la Cour était appelée à préciser si le critère déterminant était celui de la finalité privée ou professionnelle du contrat litigieux.

49.      La Cour a jugé que la personne physique ne pouvait être qualifiée de « consommateur » que dans la mesure où « l’usage professionnel est marginal au point d’avoir un rôle négligeable dans le contexte global de l’opération en cause, le fait que l’aspect extraprofessionnel prédomine étant sans incidence à cet égard » (19).

50.      Dans le contexte spécifique de la question de nature procédurale posée à la Cour, pour considérer comme un consommateur, aux fins de la convention de Bruxelles, une personne qui souscrit un contrat à double finalité avec un professionnel, l’arrêt Gruber utilise donc un critère que l’on pourrait qualifier de « critère du caractère marginal ».

51.      La directive 93/13 ne régit pas expressément la notion de « consommateur » dans le cas des contrats à double finalité.

52.      Le considérant 17 de la directive 2011/83 énonce, en revanche, que, « [...] en cas de contrats à double finalité, lorsque le contrat est conclu à des fins qui n’entrent qu’en partie dans le cadre de l’activité professionnelle de l’intéressé et lorsque la finalité professionnelle est si limitée qu’elle n’est pas prédominante dans le contexte global du contrat, cette personne devrait également être considérée comme un consommateur ».

53.      Des expressions analogues sont utilisées au considérant 18 de la directive 2013/11 ainsi qu’au considérant 13 du règlement no 524/2013.

54.      La disposition en question consacre donc ce que l’on pourrait appeler le critère du « caractère non prédominant ». En conséquence, même une personne qui agit en partie dans le cadre de son activité professionnelle pourrait être qualifiée de « consommateur » dans la mesure où, bien que non négligeable, la finalité commerciale ou professionnelle pourrait être considérée comme non prédominante dans le contexte global du contrat.

B.      Les questions préjudicielles

1.      La première question préjudicielle

55.      Par sa première question préjudicielle, le juge de renvoi demande à quelles conditions un emprunteur dont le contrat de prêt a été conclu pour partie à des fins commerciales ou professionnelles et pour partie à des fins privées de consommation, conjointement avec un autre emprunteur agissant exclusivement à des fins privées de consommation, pourrait relever de la notion de « consommateur » figurant à l’article 2, point b), de la directive 93/13 et, en substance, s’il faut donner la préférence, en cas de contrats à double finalité, à la conception dégagée par la Cour dans l’arrêt Gruber ou à celle qui ressort des considérants de la directive 2011/83 et des actes législatifs ultérieurs (20).

56.      Ainsi que je l’ai rappelé aux points précédents des présentes conclusions, l’analyse des sources et de la jurisprudence fait apparaître deux interprétations possibles, qui peuvent se résumer par le critère du « caractère marginal » et le critère du « caractère non prédominant » de la finalité commerciale ou professionnelle par rapport à la finalité de consommation privée.

57.      Les aspects à examiner pour orienter le choix vers l’une ou l’autre interprétation concernent, pour la première question préjudicielle : la différence de ratio legis entre les sources (procédurales) auxquelles se réfère la Cour dans l’arrêt Gruber et la directive 93/13 ainsi que les actes législatifs ultérieurs (21) en matière de protection du consommateur (sur le fond) et la portée de leur interprétation ; la situation matérielle des personnes qui concluent le contrat de consommation et les finalités réelles de cette conclusion, pour garantir l’effet utile de cette directive qui, notamment en matière de clauses abusives, serait gravement compromis par une interprétation trop restrictive, ainsi que le  lien étroit entre les objectifs de la directive 93/13 et ceux des actes ultérieurs.

58.      Quant à la ratio legis différente des sources interprétées dans l’arrêt Gruber et de la directive 93/13, cette dernière vise essentiellement à rétablir l’équilibre dans la relation contractuelle entre consommateur et professionnel, en restaurant la symétrie dans leurs relations (22).

59.      L’idée sur laquelle repose le système de protection mis en place par la directive 93/13 est, en effet, comme il a été dit précédemment, que le consommateur se trouve dans une situation d’infériorité à l’égard du professionnel en ce qui concerne tant le pouvoir de négociation que le niveau d’information, situation qui le conduit à adhérer aux conditions rédigées préalablement par ce professionnel sans pouvoir exercer une influence sur le contenu de celles-ci (23).

60.      Eu égard à cette situation d’infériorité, l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 prévoit que les clauses abusives ne lient pas les consommateurs. Il s’agit d’une disposition impérative (24) qui tend à substituer à l’équilibre formel que le contrat établit entre les droits et les obligations des cocontractants un équilibre réel de nature à restaurer l’égalité entre ces derniers (25). La Cour a itérativement jugé que l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 doit être considéré comme une norme équivalente aux règles nationales qui occupent, au sein de l’ordre juridique interne, le rang de normes d’ordre public (26). En outre, il y a lieu de considérer que cette qualification, ainsi que l’a rappelé la Commission dans ses observations (27), s’étend à toutes les dispositions de la directive 93/13 qui sont indispensables à la réalisation de l’objectif poursuivi par cet article 6 (28).

61.      Le caractère impératif des dispositions contenues dans la directive 93/13 et les exigences particulières de protection du consommateur qui leur sont liées conduisent, dès lors, à privilégier une interprétation large de la notion de « consommateur » afin d’assurer l’effet utile de cette directive.

62.      Les dispositions de l’article 14 de la convention de Bruxelles et, ensuite, celles du règlement (CE) no 44/2001 (29), ainsi que du règlement (UE) no 1215/12 (30), visent quant à elles à protéger le consommateur sur le plan procédural, en dérogeant à la règle générale du for du défendeur, selon laquelle les personnes domiciliées dans un État membre sont attraites devant le juge du for de cet État membre. Ces dispositions n’ont pas introduit une protection générale des consommateurs, mais ont seulement désigné les cas de contrats de consommation qui sont soumis à une protection spéciale en vertu des règles de compétence. La Cour a en effet souligné dans l’arrêt Gruber que « l’absence de multiplication des chefs de compétence juridictionnelle à propos d’un même rapport juridique constitue l’un des objectifs essentiels de la convention de Bruxelles » (31).

63.      L’arrêt Gruber concernait, dès lors, l’interprétation des règles de compétence en matière de contrats conclus avec les consommateurs, qui introduisent une exception à la règle générale selon laquelle la compétence appartient aux juridictions de l’État du domicile du défendeur. Nous nous trouvons donc sur un terrain différent de la protection des droits matériels du consommateur : le terrain sur lequel se situe l’arrêt Gruber est celui du droit procédural. Et, comme l’a relevé à juste titre la Commission (32), l’interprétation restrictive que cet arrêt donne de la notion de « consommateur » a été dictée par le fait que cette disposition déroge à la règle de compétence de principe (33). S’agissant d’une dérogation, elle ne peut s’interpréter que restrictivement (34).

64.      La ratio legis des dispositions des règlements no 44/2001 et no 1215/12 intègre, en effet, d’autres considérations que la protection de la partie faible, afin de concilier la protection du consommateur avec d’autres intérêts également dignes d’être protégés, à savoir la prévisibilité des solutions et la sécurité juridique (35), pour éviter que les parties choisissent le for de manière discrétionnaire au détriment de la sécurité dans les échanges commerciaux internationaux (36). En effet, dans le système du règlement no 1215/12, le déséquilibre des forces de négociation dans la relation entre professionnel et consommateur ne suffit pas à justifier la dérogation aux règles générales de compétence ; il faut aussi que le consommateur ait conclu certains types de contrat.

65.      Il découle du caractère impératif des dispositions de la directive 93/13 et de la nécessité subséquente d’assurer au consommateur une protection particulière en cas de clauses abusives que la situation matérielle des parties au contrat de consommation et les finalités effectives de sa conclusion doivent être examinées attentivement.

66.      En effet, afin de ne pas priver la directive 93/13 de tout effet utile, il faut adopter une interprétation la plus large possible de la notion de « consommateur » dans les contrats à double finalité, pour éviter que le professionnel puisse aisément se soustraire à l’application des dispositions impératives sur les clauses abusives en imposant ces clauses du seul fait que la demande de financement est aussi motivée parallèlement par des finalités commerciales ou professionnelles (37).

67.      L’affaire qui nous occupe est, en effet, exemplaire de ce genre de risque : il ressort du dossier que les demandeurs du financement avaient pour finalité nettement prédominante (sinon exclusive) l’achat d’un immeuble pour leur famille, qu’un seul de ces deux demandeurs exerçait une activité professionnelle, que l’établissement de crédit a subordonné l’octroi du financement pour les finalités personnelles susmentionnées à l’extinction d’une dette antérieure, de nature professionnelle, de l’un des demandeurs et que le montant destiné à éteindre cette dette professionnelle représentait environ un tiers du montant total du financement.

68.      Comme le gouvernement polonais l’a soutenu à juste titre, « [l]a directive 93/13 a été adoptée précisément dans le but de protéger les consommateurs contre ce type de comportement, c’est-à-dire l’imposition de clauses sur lesquelles ils n’ont pas d’influence et qui, par conséquent, portent atteinte à leurs droits et intérêts. Un consommateur ne peut donc pas être dépourvu de la protection de la directive 93/13 du seul fait qu’un professionnel lui a imposé, dans un contrat conclu à des fins non professionnelles, une clause faisant référence à son activité professionnelle » (38).

69.      Enfin, sur ce point, ainsi que l’ont relevé les requérants au principal (39), l’adhésion à l’interprétation donnée par la Cour dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Gruber impliquerait que c’est à la personne qui se prévaut de la qualité de consommateur qu’il incombe d’établir les faits qui étayent cette circonstance (40), alors que, dans le système de la directive 93/13, le juge national est tenu d’apprécier d’office la qualité de consommateur de la personne qui invoque la protection contre les clauses abusives (41).

70.      Passant à l’analyse des objectifs du régime prévu par la directive 93/13, on ne saurait manquer de constater leur lien étroit avec ceux des directives ultérieures (42), ce qui plaide pour une interprétation uniforme et extensive de la notion de « consommateur ».

71.      En effet, en matière de protection dans le cadre des contrats conclus avec les professionnels, la directive 2011/83 poursuit le même objectif que la directive 93/13 (43) et la notion de « consommateur » figurant à l’article 2 de chacune de ces directives est quasiment identique. Ces considérations quant à la notion de « consommateur » valent également pour la directive 2013/11 et le règlement no 524/2013.

72.      Le lien des actes susmentionnés avec la directive 93/13 est d’autant plus évident que la directive 2011/83 a modifié la directive 93/13 en y insérant l’article 8 bis. Ce n’est pas un hasard si ces deux directives peuvent s’appliquer simultanément au même contrat (44). Le législateur de l’Union a récemment renforcé le lien entre ces deux directives en adoptant la directive (UE) 2019/2161 (45), modifiant la directive 93/13 ainsi que la directive 2011/83 en ce qui concerne une meilleure application et une modernisation des règles protectrices des consommateurs.

73.      Je partage donc les observations de la Commission selon lesquelles « une interprétation systématique de la notion de “consommateur” plaide en faveur d’une compréhension horizontale de cette notion au sens de la [directive 93/13] et d’autres actes relevant du droit de la consommation de l’[Union], à savoir la [directive 2011/83], la [directive 2013/11] et le [règlement no 524/2013]. Les explications contenues dans les considérants de ces instruments devraient trouver à s’appliquer sur le fondement de la [directive 93/13], car ces actes sont liés à [cette] directive sur le plan fonctionnel et ont été adoptés dans le but de protéger le consommateur en tant que partie la plus faible au contrat conclu avec le vendeur » (46).

74.      Les observations qui précèdent quant aux relations entre la directive 93/13 et la directive 2011/83 (et les actes ultérieurs) permettent, à mon avis, d’écarter les considérations exposées par la partie défenderesse à l’encontre d’une interprétation extensive de la notion de « consommateur », conforme à celle figurant dans les considérants des directives 2011/83 et des actes ultérieurs. Ces observations se concentrent, en particulier, sur les champs d’application différents des directives 93/13 et 2011/83 et sur la circonstance que, la directive 2011/83 étant postérieure aux faits de l’affaire au principal, la notion de « consommateur » en cas de contrat à double finalité contenue dans cette directive ne serait pas applicable en l’espèce.

75.      S’agissant des champs d’application différents des directives 93/13 et 2011/83, je relève seulement, en complément des développements qui précèdent, que la définition des contrats à double finalité figure non pas dans la réglementation détaillée, mais dans les considérants, dont la portée est notoirement de donner des indications d’interprétation, sans avoir d’effet contraignant.

76.      Quant aux considérations relatives au droit applicable ratione temporis, il ne s’agit pas d’appliquer les règles de directives postérieures à une situation préexistante, mais simplement d’adopter une interprétation fondée sur une approche téléologique, qui était déjà préférable au moment où seule était en vigueur la directive 93/13 et qui a été explicitée par le législateur de l’Union dans les mesures adoptées par la suite.

77.      J’observe à cet égard, reprenant les considérations de l’avocat général Cruz Villalón, qu’il ressort des travaux préparatoires (47) de la directive 2011/83 que le considérant 17 est issu d’un compromis dans les négociations entre les institutions européennes sur l’opportunité d’interpréter la notion de « consommateur » dans les contrats à double finalité en fonction du seuil du « critère de la finalité prédominante » (48). Les travaux préparatoires de la directive 2011/83 confirment également que la portée du considérant 17 ne peut pas être considérée comme liée spécifiquement à la seule directive 2011/83.

78.      À la lumière des considérations qui précèdent, je suis d’avis qu’il y a lieu de retenir une interprétation qui tienne compte de l’effet utile de la directive 2011/83, du système dans lequel celle-ci s’inscrit et du rôle qu’elle joue et, par conséquent, d’opter pour l’interprétation plus extensive de la notion de « consommateur » pour qualifier une personne qui conclut un contrat à double finalité, telle que l’interprétation figurant aux considérants susmentionnés de la directive 2011/83, de la directive 2013/11 et du règlement no 524/2013.

2.      La seconde question préjudicielle

79.      Par sa seconde question préjudicielle, si je la comprends bien, car sa formulation n’est pas limpide (49), le juge de renvoi demande en substance à la Cour de préciser les critères qui lui permettraient d’établir que la finalité professionnelle pour laquelle l’un des emprunteurs a conclu le contrat de crédit n’était pas prédominante et n’avait qu’un caractère limité. Il existe un certain chevauchement entre les deux questions préjudicielles, dans la mesure où certains des éléments qui conduisent à faire prévaloir l’interprétation proposée précédemment pour la notion de « consommateur » dans les contrats à double finalité jouent en même temps le rôle de critères pour déterminer le caractère prédominant ou non de la finalité personnelle sur la finalité professionnelle dans la demande de financement.

80.      En tout état de cause, déterminer si le cas d’espèce relève de la notion de « consommateur » telle qu’elle a été dégagée aux points précédents des présentes conclusions incombe au juge national, qui est appelé à « vérifier [...] si l’emprunteur peut être qualifié de “consommateur” au sens de ladite directive », même si ce dernier n’a pas invoqué cette qualité (50).

81.      En ce sens, le juge national est tenu d’opérer une analyse qualitative et quantitative de tous les éléments utiles pour statuer sur le cas d’espèce et apprécier toutes les circonstances de l’espèce, en accordant une attention particulière à la nature du bien ou du service faisant l’objet du contrat considéré, susceptibles de démontrer à quelle fin ce bien ou ce service est acquis (51).

82.      Cela étant, comme le suggère la juridiction de renvoi, quelques circonstances particulières relevées en l’espèce peuvent jouer le rôle de critères généraux permettant de déterminer s’il est satisfait à la condition du caractère « non prédominant » de la finalité professionnelle sur la finalité personnelle dans le cas d’un contrat à double finalité.

83.      Le fait que, tout en agissant dans le cadre d’un contrat mixte, l’emprunteur a conclu le contrat de prêt avec un autre contractant qui agissait exclusivement à des fins de consommation privée est pertinent et peut également jouer le rôle de critère pour déterminer, dans le contexte global du contrat, le caractère « prédominant » ou non de la finalité professionnelle.

84.      La concurrence partielle de la finalité professionnelle ne saurait, en effet, faire perdre à l’emprunteur « simple » consommateur son propre statut. Par ailleurs, il ressort du dossier que, en raison des modalités de rédaction et de conclusion de l’acte, le contrat de prêt conclu par les emprunteurs était indivisible. La non‑reconnaissance du statut de consommateur à l’un des deux requérants en raison de la finalité professionnelle concurrente poursuivie par l’un des deux aurait pour effet de priver également de la protection l’emprunteur simple consommateur. Il était loisible à l’établissement de crédit de proposer aux emprunteurs deux contrats distincts de manière à éviter un chevauchement des finalités.

85.      Tout aussi pertinente est indiscutablement (52) la circonstance que la banque défenderesse aurait subordonné l’octroi du crédit à l’extinction (au moyen d’une partie de la somme demandée) d’une autre obligation contractée dans le cadre de son activité commerciale. Cette circonstance peut jouer le rôle de critère de détermination du caractère « non prédominant » de la finalité professionnelle dès lors que, dans le cadre de la négociation concrète, la finalité professionnelle ne serait présente que parce qu’elle est « imposée » par le professionnel (53).

86.      Est certainement pertinent aussi l’aspect quantitatif, c’est-à-dire le rapport entre la partie de la somme accordée pour les finalités professionnelles et celle qui est accordée pour des finalités à caractère personnel. En l’espèce, le rapport qui était de 1 à 3, conjointement avec les autres éléments, s’ils sont avérés, me paraît susceptible de faire pencher la balance vers un caractère « non prédominant » de la finalité professionnelle.

3.      Sur la limitation dans le temps des effets de l’arrêt de la Cour

87.      Enfin, la défenderesse dans l’affaire au principal demande de limiter les effets de l’arrêt dans le cas où l’interprétation restrictive de la notion de « consommateur » figurant à l’article 2, point b), de la directive 93/13 ne serait pas retenue.

88.      À cette fin, j’observe que « ce n’est qu’à titre tout à fait exceptionnel que la Cour peut, par application d’un principe général de sécurité juridique inhérent à l’ordre juridique de l’Union, être amenée à limiter la possibilité pour tout intéressé d’invoquer une disposition qu’elle a interprétée en vue de mettre en cause des relations juridiques établies de bonne foi. Pour qu’une telle limitation puisse être décidée, il est nécessaire que deux critères essentiels soient réunis, à savoir la bonne foi des milieux intéressés et le risque de troubles graves » (54).

89.      La défenderesse dans l’affaire au principal ne fournit toutefois pas d’indications précises et détaillées pour démontrer que ces deux conditions sont réunies. Elle se borne en effet à signaler de manière générale des circonstances qui ne sont pas de nature à établir lesdites conditions.

90.      Pour cette raison, j’estime que la demande doit être rejetée.

IV.    Conclusion

91.      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le Sąd Rejonowy dla Warszawy-Woli w Warszawie (tribunal d’arrondissement de Varsovie-Wola, siégeant à Varsovie, Pologne) de la manière suivante :

1)      L’article 2, point b), de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, ainsi que les considérants de celle-ci,

doivent être interprétés en ce sens que :

ils ne s’opposent pas à ce que soit qualifiée de « consommateur » une personne exerçant une activité professionnelle qui a conclu, conjointement avec un emprunteur n’exerçant pas une telle activité, un contrat de crédit indexé sur une devise étrangère, destiné en partie à l’usage professionnel de l’un des emprunteurs et en partie à un usage étranger à son activité professionnelle, et cela non seulement lorsque l’usage professionnel est à ce point marginal qu’il ne joue qu’un rôle négligeable dans le contexte global de ce contrat. Compte tenu, en effet, des critères d’interprétation offerts par le considérant 17 de la directive 2011/83/UE du Parlement européen et du Conseil, du 25 octobre 2011, relative aux droits des consommateurs, modifiant la [directive 93/13] et la directive 1999/44/CE du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 85/577/CEE du Conseil et la directive 97/7/CE du Parlement européen et du Conseil, il suffit, dans le cas des contrats à double finalité, que l’objectif professionnel soit à ce point limité qu’il ne soit pas prédominant dans le contexte global du contrat.

2)      L’article 2, point b), de la directive 93/13 ainsi que les considérants de celle‑ci

doivent être interprétés en ce sens que :

la question de savoir si la finalité commerciale ou professionnelle est prédominante dans le contexte global du contrat doit être tranchée par le juge national, qui doit procéder à une appréciation globale de toutes les circonstances de l’espèce. À cette fin, dans le cas d’une demande de prêt formée auprès d’un établissement de crédit, le juge national pourra prendre en compte, pour son évaluation, les critères suivants : le rapport entre la somme accordée pour des finalités professionnelles et celle accordée pour des finalités à caractère personnel ; le fait que le prêt a été demandé conjointement par une personne qui n’exerce aucune activité professionnelle ou commerciale et est étrangère à l’activité commerciale de l’autre demandeur, et, le cas échéant, le fait que l’établissement de crédit a subordonné l’octroi du prêt destiné à des fins privées à l’extinction concomitante d’une dette contractée à des fins professionnelles par l’un des deux demandeurs.


1      Langue originale : l’italien.


2      Directive du Conseil du 5 avril 1993 concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs (JO 1993, L 95, p. 29).


3      Directive du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011 relative aux droits des consommateurs, modifiant la [directive 93/13] et la directive 1999/44/CE du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 85/577/CEE du Conseil et la directive 97/7/CE du Parlement européen et du Conseil (JO 2011, L 304, p. 64).


4      Directive du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2013 relative au règlement extrajudiciaire des litiges de consommation et modifiant le règlement (CE) no 2006/2004 et la directive 2009/22/CE (directive relative au RELC) (JO 2013, L 165, p. 63).


5      Règlement du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2013 relatif au règlement en ligne des litiges de consommation et modifiant le règlement (CE) no 2006/2004 et la directive 2009/22/CE (règlement relatif au RLLC) (JO 2013, L 165, p. 1).


6      Arrêt du 20 janvier 2005 (C‑464/01, ci-après l’« arrêt Gruber », EU:C:2005:32).


7      Notamment dans la directive 2013/11 et dans le règlement no 524/2013.


8      Note sans pertinence dans la version en langue française des présentes conclusions.


9      JO 1998, C 27, p. 1, ci-après la « convention de Bruxelles ».


10      Cassano, G., Dona, M., et Torino, R., Il diritto dei consumatori, Giuffré, Milan, 2021, p. 14.


11      Caringella, F., « Il lungo viaggio verso la tutela del consumatore quale contraente per definizione debole », in Caringella, F., De Marzo, G., I contratti dei consumatori, Turin, 2007, p. 1 à 51.


12      Note sans pertinence dans la version en langue française des présentes conclusions.


13      Arrêts du 30 mai 2013, Asbeek Brusse et de Man Garabito (C‑488/11, EU:C:2013:341, point 30) ; du 15 janvier 2015, Šiba (C‑537/13, EU:C:2015:14, point 21), et du 3 septembre 2015, Costea (C‑110/14, EU:C:2015:538, point 17).


14      Arrêt du 30 mai 2013, Asbeek Brusse et de Man Garabito (C‑488/11, EU:C:2013:341, point 30).


15      Conclusions de l’avocat général Mischo dans l’affaire Di Pinto (C‑361/89, non publiées, EU:C:1990:462, point 19).


16      Le droit contractuel de l’Union se concentre en outre sur l’objectif de renforcer la confiance des consommateurs dans le marché unique, ce qui est confirmé par le fait que les réglementations sectorielles en la matière ont été adoptées en majeure partie sur la base juridique qui concerne l’établissement du marché intérieur (base juridique devenue article 114 TFUE). Dans ce cadre, le consommateur est considéré comme un agent économique moyennement rationnel, dont les intérêts doivent être protégés non seulement dans l’intérêt, mais aussi au moyen du bon fonctionnement du marché, raison d’être de la protection du consommateur en droit de l’Union. Voir Mengozzi, P., Il principio personalista nel diritto dell’Unione europea, Padoue, 2010, en particulier p. 60 à 98.


17      Arrêts du 15 janvier 2015, Šiba (C‑537/13, EU:C:2015:14, points 23 et 24), ainsi que du 3 septembre 2015, Costea (C‑110/14, EU:C:2015:538, point 24).


18      Note sans pertinence dans la version en langue française des présentes conclusions.


19      Arrêt Gruber, point 54. La Cour a confirmé cette position plus récemment dans les arrêts du 25 janvier 2018, Schrems (C‑498/16, EU:C:2018:37, point 32), et du 14 février 2019, Milivojević (C‑630/17, EU:C:2019:123, point 91).


20      Notamment de la directive 2013/11 et du règlement no 524/2013.


21      Notamment dans la directive 2013/11 et dans le règlement no 524/2013.


22      Arrêts du 30 mai 2013, Asbeek Brusse et de Man Garabito (C‑488/11, EU:C:2013:341, point 31) ; du 15 janvier 2015, Šiba (C‑537/13, EU:C:2015:14, point 22), et du 3 septembre 2015, Costea (C‑110/14, EU:C:2015:538, point 19).


23      Arrêts du 30 mai 2013, Asbeek Brusse et de Man Garabito (C‑488/11, EU:C:2013:341, point 31) ; du 15 janvier 2015, Šiba (C‑537/13, EU:C:2015:14, point 22), et du 3 septembre 2015, Costea (C‑110/14, EU:C:2015:538, point 19).


24      Voir arrêts du 26 octobre 2006, Mostaza Claro (C‑168/05, EU:C:2006:675, point 36) ; du 6 octobre 2009, Asturcom Telecomunicaciones (C‑40/08, EU:C:2009:615, point 30) ; du 9 novembre 2010, VB Pénzügyi Lízing (C‑137/08, EU:C:2010:659, point 47) ; du 15 mars 2012, Pereničová et Perenič (C‑453/10, EU:C:2012:144, point 28) ; du 14 juin 2012, Banco Español de Crédito (C‑618/10, EU:C:2012:349, point 40) ; du 17 juillet 2014, Sánchez Morcillo et Abril García (C‑169/14, EU:C:2014:2099, point 23), et du 3 septembre 2015, Costea (C‑110/14, EU:C:2015:538, point 19).


25      Arrêt du 3 septembre 2015, Costea (C‑110/14, EU:C:2015:538, point 19).


26      Voir arrêt du 6 octobre 2009, Asturcom Telecomunicaciones (C‑40/08, EU:C:2009:615, point 52) ; ordonnance du 16 novembre 2010, Pohotovosť (C‑76/10, EU:C:2010:685, point 50), et arrêt du 21 décembre 2016, Gutiérrez Naranjo e.a. (C‑154/15, C‑307/15 et C‑308/15, EU:C:2016:980, point 54).


27      Observations de la Commission, point 29.


28      Arrêt du 30 mai 2013, Asbeek Brusse et de Man Garabito (C‑488/11, EU:C:2013:341, point 44).


29      Règlement du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1).


30      Règlement du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (refonte) (JO 2012, L 351, p. 1).


31      Points 43 et 44.


32      Observations de la Commission, point 23.


33      Arrêt Gruber, point 43.


34      Voir arrêts du 21 juin 1978, Bertrand (150/77, EU:C:1978:137, points 17 et 18) ; du 19 janvier 1993, Shearson Lehman Hutton (C‑89/91, EU:C:1993:15, points 14 à 16) ; du 3 juillet 1997, Benincasa (C‑269/95, EU:C:1997:337, point 13) ; du 19 février 2002, Besix (C‑256/00, EU:C:2002:99, points 26 et 27 ainsi que jurisprudence citée) ; Gruber (points 43 et 44) ; du 28 janvier 2015, Kolassa (C‑375/13, EU:C:2015:37, point 23) ; du 25 janvier 2018, Schrems (C‑498/16, EU:C:2018:37, point 37), et du 14 février 2019, Milivojević (C‑630/17, EU:C:2019:123, point 21).


35      « L’interprétation consistant à dénier la qualité de consommateur, au sens de l’article 13, premier alinéa, de la convention de Bruxelles, dès lors que l’usage du bien ou du service poursuit un but qui présente un rapport non négligeable avec l’activité professionnelle de la personne concernée est également la plus conforme aux exigences de sécurité juridique ainsi que de prévisibilité de la juridiction compétente dans le chef du futur défendeur, lesquelles constituent le fondement de cette convention. » Voir arrêt Gruber, point 45.


36      En ce sens, voir aussi observations du gouvernement polonais, point 27, p. 9.


37      En ce sens, voir observations du gouvernement polonais, point 30.


38      Observations du gouvernement polonais, point 30.


39      Observations des parties requérantes, p. 7.


40      Arrêt Gruber, point 46.


41      Voir dispositif de l’arrêt du 4 juin 2015, Faber (C‑497/13, EU:C:2015:357).


42      Voir conclusions de l’avocat général Cruz Villalón dans l’affaire Costea (C‑110/14, EU:C:2015:271, point 44).


43      Voir ordonnance du 15 avril 2021, MiGame (C‑594/20, EU:C:2021:309, point 28).


44      À la condition qu’il s’agisse d’un contrat qui relève du champ d’application de la directive 2011/83.


45      Directive du Parlement européen et du Conseil du 27 novembre 2019 modifiant la [directive 93/13] et les directives 98/6/CE, 2005/29/CE et [2011/83] du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne une meilleure application et une modernisation des règles de l’Union en matière de protection des consommateurs (JO 2019, L 328, p. 7).


46      Observations de la Commission, point 22.


47      Document 10481/11 du Conseil, du 20 mai 2011, p. 3, et document du Conseil 11218/11, du 8 juin 2011, p. 5.


48      Le Parlement européen a présenté un amendement qui proposait expressément de modifier la définition de la notion de « consommateur » pour l’étendre à « toute personne physique qui, dans les contrats faisant l’objet de la présente directive, agit à des fins qui, pour l’essentiel, n’entrent pas dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale » (mise en italique par mes soins). Au cours des négociations qui ont suivi, le Parlement a accepté de maintenir la définition du terme « consommateur » et supprimé l’expression « pour l’essentiel », à la condition que, au considérant destiné à clarifier la définition de la notion de « consommateur », à l’origine basée sur l’arrêt Gruber, le mot « marginale » soit remplacé par le mot « prédominante ». Voir conclusions de l’avocat général Cruz Villalón dans l’affaire Costea (C‑110/14, EU:C:2015:271, point 42).


49      Dans le même sens, voir observations de la Commission, point 32.


50      Voir arrêt du 3 septembre 2015, Costea (C‑110/14, EU:C:2015:538, point 22).


51      Voir arrêt du 3 septembre 2015, Costea (C‑110/14, EU:C:2015:538, point 23).


52      Voir aussi observations du gouvernement polonais, point 29.


53      Voir observations de la Commission, point 35, aux termes duquel « [l]a pertinence de l’intention d’une personne donnée dans le contexte d’une opération concrète pour ce qui est de déterminer si cette personne peut être considérée comme étant un consommateur découle aussi du raisonnement retenu par la Cour dans l’arrêt [du 4 octobre 2018, Kamenova (C‑105/17, EU:C:2018:808, point 38)] ».


54      Arrêt du 11 novembre 2020, DenizBank (C‑287/19, EU:C:2020:897, point 108 et jurisprudence citée).