ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

12 mai 2021 (*)

« Renvoi préjudiciel – Compétence judiciaire et exécution des décisions en matière civile et commerciale – Règlement (UE) no 1215/2012 – Article 7, point 2 – Compétence en matière délictuelle ou quasi délictuelle – Lieu de matérialisation du dommage – Dommage consistant exclusivement en une perte financière »

Dans l’affaire C–709/19,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas), par décision du 20 septembre 2019, parvenue à la Cour le 25 septembre 2019, dans la procédure

Vereniging van Effectenbezitters

contre

BP plc,

LA COUR (première chambre),

composée de M. J.–C. Bonichot, président de chambre, M. L. Bay Larsen, Mme C. Toader, MM. M. Safjan (rapporteur) et N. Jääskinen, juges,

avocat général : M. M. Campos Sánchez-Bordona,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

–        pour la Vereniging van Effectenbezitters, par Me J. van der Beek, advocaat,

–        pour BP plc, par Mes A. F. J. A. Leijten et J. S. Kortmann, advocaten,

–        pour la Commission européenne, par MM. G. Wils et R. Troosters ainsi que par Mme M. Heller, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 17 décembre 2020,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant la Vereniging van Effectenbezitters (association d’actionnaires, Pays-Bas, ci-après la « VEB »), ayant son siège à La Haye (Pays-Bas), à BP plc, une société exerçant son activité à l’échelle mondiale et ayant son siège statutaire à Londres (Royaume-Uni), au sujet de la responsabilité de cette dernière pour les préjudices subis par les personnes ayant acheté, détenu ou vendu des actions ordinaires de BP par l’intermédiaire, en particulier, d’un compte d’investissement détenu aux Pays-Bas.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3        Les considérants 15 et 16 du règlement no 1215/2012 sont libellés comme suit :

« (15)      Les règles de compétence devraient présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur. Cette compétence devrait toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. S’agissant des personnes morales, le domicile doit être défini de façon autonome de manière à accroître la transparence des règles communes et à éviter les conflits de compétence.

(16)      Le for du domicile du défendeur devrait être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter la bonne administration de la justice. L’existence d’un lien étroit devrait garantir la sécurité juridique et éviter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir. Cet aspect est important, en particulier dans les litiges concernant les obligations non contractuelles résultant d’atteintes à la vie privée et aux droits de la personnalité, notamment la diffamation. »

4        Le chapitre II du règlement no 1215/2012, intitulé « Compétence », contient notamment une section 1, intitulée « Dispositions générales », et une section 2, intitulée « Compétences spéciales ». L’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, qui figure à cette section 1, dispose :

« Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »

5        L’article 7 du règlement no 1215/2012, qui figure à cette section 2, est libellé comme suit :

« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre :

[...]

2)      en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ;

[...] »

 Le droit néerlandais

6        L’article 305a du livre 3 du Burgerlijk Wetboek (code civil), entré en vigueur le 1er juillet 1994 (ci-après le « BW »), dispose :

« 1.      Toute institution ou association jouissant d’une capacité juridique complète peut intenter une action en justice visant à protéger des intérêts similaires d’autres personnes, pour autant qu’elle défende ces intérêts conformément à ses statuts.

[...]

3.      Une action en justice telle que visée au paragraphe 1 ne saurait [...] viser au versement d’une indemnisation en espèces.

[...] »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

7        La VEB est une association dotée de la pleine capacité juridique selon le droit néerlandais, dont l’objet tel qu’il est déterminé par ses statuts est de représenter les intérêts des actionnaires. Elle peut notamment engager des actions collectives en justice, au sens de l’article 305a du livre 3 du BW.

8        BP est une société pétrolière et gazière qui exerce son activité à l’échelle mondiale. Ses actions ordinaires sont cotées aux bourses de Londres et de Francfort (Allemagne). Les American Depository Shares dérivées des actions ordinaires sont cotées à la bourse de New York (États-Unis).

9        Le 20 avril 2010, une explosion s’est produite sur la plate-forme de forage pétrolier Deepwater Horizon, louée par BP et située dans le golfe du Mexique, provoquant des morts et des blessés. Elle a également causé des dommages à l’environnement.

10      Au cours de l’année 2015, la VEB a cité BP devant le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam, Pays-Bas) et a introduit une action collective, sur le fondement de l’article 305a du livre 3 du BW, au nom des personnes ayant acheté, détenu ou vendu, du 16 janvier 2007 au 25 juin 2010, des actions ordinaires de BP par l’intermédiaire d’un compte d’investissement détenu aux Pays-Bas ou d’un compte d’investissement d’une banque et/ou d’une entreprise d’investissement établie aux Pays-Bas (ci-après les « actionnaires de BP »).

11      Dans le cadre de cette procédure, la VEB a conclu qu’il plaise au rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam) de juger :

–        que la juridiction néerlandaise dispose d’une compétence internationale pour connaître des demandes d’indemnisation des actionnaires de BP ;

–        que le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam) est territorialement compétent à l’égard de ces demandes ;

–        que le droit néerlandais est applicable aux demandes d’indemnisation ;

–        que BP a fourni à ses actionnaires des informations inexactes, incomplètes et trompeuses concernant, premièrement, ses programmes de sécurité et de maintenance avant la marée noire du 20 avril 2010, et/ou deuxièmement, l’ampleur de cette marée noire, et/ou, troisièmement, le rôle et la responsabilité de BP dans cette marée noire ;

–        que BP a agi illégalement envers les actionnaires de BP ;

–        que l’achat ou la vente d’actions de BP par les actionnaires de celle-ci, en l’absence d’actes illicites de la part de BP, auraient été effectués à un prix du marché plus favorable ou n’auraient pas eu lieu ;

–        qu’il existe un lien entre, d’une part, les actes illicites de BP et les conditions d’achat et de vente qui en ont résulté et, d’autre part, le préjudice subi par les actionnaires de BP sur le cours de l’action entre le 16 janvier 2007 et le 25 juin 2010.

12      BP a contesté la compétence de la juridiction néerlandaise et a fait valoir que celle-ci ne pouvait pas tirer sa compétence internationale du règlement no 1215/2012.

13      Le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam) s’est déclaré incompétent pour connaître des prétentions de la VEB. Le Gerechtshof Amsterdam (cour d’appel d’Amsterdam, Pays-Bas) a confirmé en appel ce jugement d’incompétence. Cette dernière juridiction a considéré qu’il s’agissait en l’espèce d’un préjudice purement financier que les investisseurs prétendent avoir subi aux Pays-Bas à la suite d’événements, à savoir des actes et/ou des omissions de BP, qui ne se sont pas produits aux Pays-Bas. La survenance du dommage sur un compte d’investissement détenu aux Pays-Bas ne serait pas en soi un point de rattachement suffisant pour établir la compétence de la juridiction néerlandaise sur la base de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, d’autres circonstances particulières étant nécessaires à cette fin. Le fait que BP s’adresse à une communauté mondiale d’investisseurs, y compris des investisseurs néerlandais, et le fait que la VEB représente les intérêts d’un grand nombre d’investisseurs, dont la plupart sont domiciliés aux Pays-Bas, ne constitueraient pas de telles circonstances particulières.

14      La VEB a formé un pourvoi en cassation devant la juridiction de renvoi, le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas).

15      Par ce pourvoi, la VEB a fait valoir, notamment, que les circonstances de l’espèce sont comparables à celles des affaires ayant donné lieu aux arrêts du 28 janvier 2015, Kolassa (C–375/13, EU:C:2015:37), et du 12 septembre 2018, Löber (C–304/17, EU:C:2018:701), dans lesquels la Cour aurait jugé que la compétence des juridictions du lieu du domicile du demandeur était justifiée dans la mesure où le domicile du demandeur constituait effectivement le lieu de l’événement causal ou celui de la matérialisation du dommage. La VEB a soutenu que la dévalorisation des certificats était due non pas aux aléas des marchés financiers, mais à la fourniture par BP d’informations incorrectes, incomplètes et trompeuses concernant la marée noire, BP n’ayant ainsi pas respecté ses obligations légales d’information. En conséquence, les actionnaires auraient pris des décisions d’investissement qu’ils n’auraient pas adoptées si les faits avaient été présentés de manière correcte et complète. Dès que l’information exacte a été connue, la valeur de leurs actions aurait baissé, leur causant, de ce fait, un préjudice. Étant donné que les actions ou, du moins, les créances des actionnaires relatives à ces actions auraient été administrées (créditées et débitées) et se seraient trouvées sur un compte d’investissement détenu aux Pays-Bas ou sur un compte d’investissement d’une banque et/ou d’une entreprise d’investissement établie aux Pays-Bas, le préjudice consistant en la dévalorisation des actions à la suite du fait illicite de BP se serait manifestée directement aux Pays-Bas sur ce compte d’investissement. C’est pourquoi la VEB considère que les juridictions néerlandaises sont compétentes pour connaître de ses demandes. Cette compétence des juridictions néerlandaises ne requerrait aucune circonstance particulière ou supplémentaire.

16      En défense, BP a entre autres soutenu que, dans l’arrêt du 28 janvier 2015, Kolassa (C–375/13, EU:C:2015:37), le simple fait que le dommage se soit produit directement sur un compte bancaire en Autriche n’était pas suffisant pour admettre la compétence des juridictions autrichiennes. Elle a exposé que la solution retenue dans cet arrêt était fondée sur des circonstances qui, prises dans leur ensemble, permettaient de reconnaître la compétence des juridictions du lieu de domicile du requérant. Un préjudice purement financier qui se matérialise directement sur le compte bancaire du demandeur ne saurait, à lui seul, être qualifié de point de rattachement pertinent, au titre de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, même en l’absence de risque que la partie lésée manipule a posteriori le lieu de matérialisation du dommage en choisissant d’ouvrir un compte bancaire dans l’État de son choix. En l’absence de circonstances supplémentaires, la juridiction du lieu où le compte bancaire est détenu ne serait donc pas compétente. Selon BP, ses arguments sont applicables indépendamment du caractère collectif ou individuel de la procédure qui est engagée.

17      Selon la juridiction de renvoi, les faits en cause dans les arrêts du 28 janvier 2015, Kolassa (C–375/13, EU:C:2015:37), et du 12 septembre 2018, Löber (C–304/17, EU:C:2018:701), et ceux du litige pendant devant elle sont similaires en ce que, dans ces trois affaires, des investisseurs ont subi un préjudice purement financière qui est survenue directement sur un compte bancaire ou sur un compte d’investissement, ce préjudice étant le résultat d’une baisse de la valeur des titres détenus sur ce compte bancaire ou sur ce compte d’investissement comme actifs.

18      En revanche, ces faits différeraient en ce que le préjudice financier en cause au principal aurait été causé par la divulgation d’informations incorrectes, incomplètes et trompeuses par BP, au moyen de communiqués de presse, de rapports publiés sur son site Internet, de comptes annuels et de rapports annuels ainsi que de déclarations faites publiquement par les dirigeants et non pas, comme dans les deux premières affaires, par la divulgation de telles informations sur le territoire d’un État membre déterminé. Aussi, dans l’affaire au principal, la juridiction de renvoi estime que BP, lorsqu’elle a fourni ces informations, ne s’est pas adressée séparément ou particulièrement aux investisseurs néerlandais. Il ressortirait des faits tels qu’ils ont été constatés par le Gerechtshof Amsterdam (cour d’appel d’Amsterdam) que l’affaire au principal porte non pas sur la vente et l’achat de produits financiers sur le marché secondaire néerlandais, mais sur l’achat d’actions ordinaires de BP, qui seraient cotées à la bourse de Londres ou de Francfort, par l’intermédiaire d’un compte d’investissement détenu aux Pays-Bas ou d’un compte d’investissement ouvert par une banque et/ou une entreprise d’investissement établie aux Pays-Bas.

19      Selon la juridiction de renvoi, les arrêts du 28 janvier 2015, Kolassa (C‑375/13, EU:C:2015:37), et du 12 septembre 2018, Löber (C–304/17, EU:C:2018:701), diffèrent également de manière importante de la présente affaire en ce que cette dernière concerne une action collective, pouvant de ce fait engendrer des problèmes supplémentaires de localisation du lieu où le dommage est survenu. Dans la mesure où une telle action viserait à protéger des intérêts similaires, il serait fait abstraction des circonstances individuelles des parties lésées. Les spécificités des transactions individuelles n’étant pas abordées dans l’action collective, la question serait de savoir si et, dans l’affirmative, comment des circonstances spécifiques supplémentaires devraient, le cas échéant, être établies.

20      Cette juridiction expose que, à supposer que la juridiction néerlandaise saisie soit compétente dans le cadre d’une action collective au titre de l’article 305a du livre 3 du BW pour connaître des demandes de la VEB et qu’elle juge que BP a agi de manière illégale à l’égard des actionnaires de celle-ci, ces derniers pourraient, sur cette base, engager individuellement une nouvelle procédure visant au versement d’une indemnisation en espèces. Dans ce cas, il importerait de savoir si de telles actions peuvent être intentées devant la juridiction compétente pour statuer sur l’action collective. Cette question pourrait se poser si le domicile de l’actionnaire de BP ou la localisation aux Pays-Bas de son compte bancaire et/ou de son compte d’investissement se situe en dehors du ressort de la juridiction saisie. Par ailleurs, se poserait la question de savoir quels sont le ou les facteurs qui déterminent la compétence territoriale interne. 

21      Dans ces conditions, le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      a)      Convient-il d’interpréter l’article 7, initio, et point 2, du règlement no 1215/2012 en ce sens que la survenance directe d’un préjudice purement financier sur un compte d’investissement aux Pays-Bas ou sur un compte d’investissement d’une banque et/ou d’une entreprise d’investissement établie aux Pays-Bas, préjudice qui résulte de décisions d’investissement prises à la suite de renseignements généralement disponibles au niveau mondial mais inexacts, incomplets et trompeurs provenant d’une société internationale cotée en bourse, offre un point de rattachement suffisant pour établir la compétence internationale de la juridiction néerlandaise au titre du lieu de la survenance du préjudice (Erfolgsort) ?

b)      Dans la négative, des circonstances supplémentaires sont-elles exigées pour établir la compétence de la juridiction néerlandaise et quelles sont ces circonstances ? Les circonstances supplémentaires suivantes, à savoir le fait que BP s’adresse à une communauté mondiale d’investisseurs, y compris des investisseurs néerlandais et que la VEB représente les intérêts d’un grand nombre d’investisseurs, dont la plupart sont domiciliés aux Pays-Bas, le fait que le règlement que BP a conclu avec d’autres actionnaires aux États-Unis d’Amérique n’a pas été proposé aux investisseurs dont la VEB représente les intérêts, et qu’aucune autre procédure similaire n’est menée en Europe, enfin, le fait que, parmi les actionnaires pour lesquels la VEB intervient, se trouvent également des consommateurs et que le règlement no 1215/2012 prévoit une protection juridique spéciale pour les consommateurs, sont-elles suffisantes pour établir la compétence de la juridiction néerlandaise ?

2)      La réponse à la première question est-elle différente si la demande est introduite au titre de l’article 305a du livre 3 du BW par une association ayant pour objet de représenter, en vertu de son droit propre, les intérêts collectifs d’investisseurs ayant subi un dommage tel que visé à la première question, ce qui implique notamment que les domiciles desdits investisseurs ne sont pas déterminés, pas plus que les circonstances particulières des opérations individuelles d’achat ou des décisions individuelles de ne pas vendre des actions qui étaient détenues ?

3)      Si la juridiction néerlandaise est compétente, sur la base de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, pour connaître de la demande au titre de l’article 305a du livre 3 du BW, cette juridiction est-elle alors également territorialement compétente sur le plan international et interne, sur la base de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, pour connaître de toutes les actions en indemnisation individuelles introduites ensuite par les investisseurs ayant subi un dommage tel que visé dans la première question ?

4)      Si la juridiction néerlandaise visée dans la troisième question est territorialement compétente sur le plan international mais non sur le plan interne pour connaître de toutes les actions en indemnisation individuelles introduites par des investisseurs ayant subi un dommage tel que visé à la première question, la compétence territoriale interne est-elle alors déterminée sur la base du domicile de l’investisseur lésé, du lieu d’établissement de la banque dans laquelle cet investisseur détient son compte en banque personnel, du lieu d’établissement de la banque dans laquelle le compte d’investissement est détenu, ou encore sur la base d’un autre point de rattachement ? »

 Sur les questions préjudicielles

 Sur les première et deuxième questions

22      Par ses première et deuxième questions, qu’il convient d’examiner de manière conjointe, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que la survenance directe, sur un compte d’investissement, d’un préjudice purement financier résultant de décisions d’investissement prises à la suite d’informations aisément accessibles sur le plan mondial, mais inexactes, incomplètes ou trompeuses provenant d’une société internationale cotée en bourse permet, dans certaines circonstances, de retenir, au titre de la matérialisation du dommage, la compétence internationale d’une juridiction de l’État membre dans lequel est établie la banque ou l’entreprise d’investissement sur le registre de laquelle le compte est inscrit, lorsque ladite société n’était pas soumise à des obligations légales de publicité dans cet État membre.

23      À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que, dans la mesure où, conformément au considérant 34 du règlement no 1215/2012, celui-ci abroge et remplace le règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1), lequel a lui-même remplacé la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention, l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de ces derniers instruments juridiques vaut également pour le règlement no 1215/2012 lorsque ces dispositions peuvent être qualifiées d’« équivalentes ». Or, tel est le cas de l’article 5, point 3, de cette convention, telle que modifiée, et du règlement no 44/2001, d’une part, ainsi que de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, d’autre part (arrêt du 9 juillet 2020, Verein für Konsumenteninformation, C–343/19, EU:C:2020:534, point 22).

24      Il convient également de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, la règle de compétence spéciale prévue à l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprétée de manière autonome et stricte (voir, en ce sens, arrêt du 12 septembre 2018, Löber, C–304/17, EU:C:2018:701, point 17 et jurisprudence citée).

25      En effet, la compétence prévue à l’article 4 du règlement no 1215/2012, à savoir celle des juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur a son domicile, constitue la règle générale. Ce n’est que par dérogation à cette règle générale que ce règlement prévoit des règles de compétence spéciale et exclusive dans des cas limitativement énumérés dans lesquels le défendeur peut ou doit, selon le cas, être attrait devant une juridiction d’un autre État membre (voir, en ce sens, arrêt du 12 septembre 2018, Löber, C–304/17, EU:C:2018:701, point 18 et jurisprudence citée).

26      Néanmoins, ainsi qu’il a été itérativement jugé par la Cour, la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit », au sens de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, vise à la fois le lieu de la matérialisation du dommage et celui de l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage, de telle sorte que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal de l’un ou de l’autre de ces deux lieux (arrêt du 9 juillet 2020, Verein für Konsumenteninformation, C–343/19, EU:C:2020:534, point 23 et jurisprudence citée).

27      Cette notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit », figurant à l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, ne saurait toutefois être interprétée de façon extensive au point d’englober tout lieu où peuvent être ressenties les conséquences préjudiciables d’un fait ayant causé un dommage effectivement survenu dans un autre lieu (arrêt du 12 septembre 2018, Löber, C–304/17, EU:C:2018:701, point 23 et jurisprudence citée).

28      La Cour a également précisé que ladite notion ne vise pas le lieu du domicile du demandeur où serait localisé le centre de son patrimoine au seul motif qu’il y aurait subi un préjudice financier résultant de la perte d’éléments de son patrimoine intervenue et subie dans un autre État membre (arrêts du 10 juin 2004, Kronhofer, C–168/02, EU:C:2004:364, point 21, ainsi que du 16 juin 2016, Universal Music International Holding, C–12/15, EU:C:2016:449, point 35).

29      Alors que le seul fait que des conséquences financières affectent le demandeur ne saurait justifier l’attribution de compétence aux juridictions du domicile de ce dernier, une telle attribution de compétence est justifiée dans la mesure où ledit domicile constitue effectivement le lieu de l’événement causal ou celui de la matérialisation du dommage (voir, en ce sens, arrêt du 12 septembre 2018, Löber, C–304/17, EU:C:2018:701, points 24 et 25 ainsi que jurisprudence citée).

30      En l’occurrence, le litige au principal porte sur l’identification du lieu de la matérialisation du dommage.

31      Il ressort de la jurisprudence de la Cour que ce lieu est celui où le dommage allégué se manifeste concrètement (arrêt du 12 septembre 2018, Löber, C–304/17, EU:C:2018:701, point 27 et jurisprudence citée).

32      À cet égard, la Cour a déjà relevé qu’il n’est pas exclu que les juridictions du domicile du demandeur soient compétentes, au titre de la matérialisation du dommage, pour connaître d’une action visant à engager la responsabilité de l’émetteur d’un certificat du fait du prospectus afférent à celui-ci ainsi que de la violation d’autres obligations d’information incombant à cet émetteur, notamment lorsque le dommage allégué se réalise directement sur un compte bancaire du demandeur auprès d’une banque établie dans le ressort de ces juridictions (arrêt du 12 septembre 2018, Löber, C–304/17, EU:C:2018:701, point 28 et jurisprudence citée).

33      En effet, le lieu de la matérialisation du dommage ainsi identifié répond à l’objectif du règlement no 1215/2012 visant à renforcer la protection juridique des personnes établies dans l’Union, en permettant à la fois au demandeur d’identifier facilement la juridiction qu’il peut saisir et au défendeur de prévoir raisonnablement celle devant laquelle il peut être attrait, étant donné que l’émetteur d’un certificat qui ne remplit pas ses obligations légales relatives au prospectus doit, lorsqu’il décide de faire notifier le prospectus relatif à ce certificat dans d’autres États membres, s’attendre à ce que des opérateurs insuffisamment informés, domiciliés dans ces États membres, investissent dans ce certificat et subissent le dommage (voir, en ce sens, arrêts du 28 janvier 2015, Kolassa, C‑375/13, EU:C:2015:37, point 56, et du 12 septembre 2018, Löber, C‑304/17, EU:C:2018:701, point 35).

34      Il convient d’observer que cet objectif de prévisibilité n’est pas assuré de la même manière lorsque, dans l’État membre où se situe le compte d’investissement ayant servi à l’achat des titres cotés en bourse dans un autre État, l’émetteur de ces titres n’est pas soumis à des obligations légales de publicité. En effet, ainsi que l’a souligné M. l’avocat général au point 29 de ses conclusions, les critères relatifs au domicile et à la localisation des comptes des actionnaires ne permettent pas à la société émettrice d’anticiper la détermination de la compétence internationale des juridictions devant lesquelles elle pourrait être attraite, ce qui serait contraire à l’objectif, visé au considérant 16 du règlement no 1215/2012, consistant à éviter, afin de garantir le principe de sécurité juridique, la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir.

35      Il s’ensuit que, dans le cas d’une société cotée en bourse, telle que celle en cause au principal, seule la compétence des juridictions des États membres dans lesquels cette société a satisfait, aux fins de sa cotation en bourse, aux obligations légales de publicité peut être établie au titre de la matérialisation du dommage. C’est en effet uniquement dans ces États membres qu’une telle société peut raisonnablement prévoir l’existence d’un marché d’investissement et l’engagement de sa responsabilité.

36      S’agissant, enfin, du point de savoir dans quelle mesure le caractère collectif d’une action telle que celle introduite au principal permet de faire abstraction du domicile des investisseurs, il y a lieu de constater qu’il ressort des considérations qui précèdent que celui-ci n’est pas, à lui seul, décisif pour déterminer le lieu où le fait dommageable s’est produit, en application de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012.

37      Au vu de ce qui précède, il convient de répondre aux première et deuxième questions que l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que la survenance directe, sur un compte d’investissement, d’un préjudice purement financier résultant de décisions d’investissement prises à la suite d’informations aisément accessibles sur le plan mondial, mais inexactes, incomplètes ou trompeuses provenant d’une société internationale cotée en bourse ne permet pas de retenir, au titre de la matérialisation du dommage, la compétence internationale d’une juridiction de l’État membre dans lequel est établie la banque ou l’entreprise d’investissement sur le registre de laquelle le compte est inscrit, lorsque ladite société n’était pas soumise à des obligations légales de publicité dans cet État membre.

 Sur les troisième et quatrième questions

38      Par ses troisième et quatrième questions, la juridiction de renvoi demande, en substance, si, dans le cas où elle est compétente pour connaître de l’action collective introduite au principal, sur le fondement de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, elle serait également compétente pour connaître d’actions en réparation introduites ultérieurement, de manière individuelle, par les investisseurs.

39      Il y a néanmoins lieu de relever qu’il ressort de la décision de renvoi que le litige au principal ne porte pas sur de telles actions en réparation individuelles. Il s’ensuit que ces questions revêtent, à ce stade, un caractère hypothétique et que le besoin inhérent de la réponse à celles-ci pour la solution de ce litige n’est pas avéré. Dans ces conditions, dès lors que la fonction confiée à la Cour est de contribuer à l’administration de la justice dans les États membres et non pas de formuler des opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques, lesdites questions sont irrecevables (voir, par analogie, arrêt du 26 novembre 2020, Sögård Fastigheter, C‑787/18, EU:C:2020:964, points 76, 80 et 81).

 Sur les dépens

40      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :

L’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que la survenance directe, sur un compte d’investissement, d’un préjudice purement financier résultant de décisions d’investissement prises à la suite d’informations aisément accessibles sur le plan mondial, mais inexactes, incomplètes ou trompeuses provenant d’une société internationale cotée en bourse ne permet pas de retenir, au titre de la matérialisation du dommage, la compétence internationale d’une juridiction de l’État membre dans lequel est établie la banque ou l’entreprise d’investissement sur le registre de laquelle le compte est inscrit, lorsque ladite société n’était pas soumise à des obligations légales de publicité dans cet État membre.

Signatures


*      Langue de procédure : le néerlandais.