ARRÊT DU TRIBUNAL (cinquième chambre)

16 juillet 1998 (1)

«Fonctionnaires — Condamnation pénale — Sanction disciplinaire — Révocation — Motivation — Devoir de sollicitude»

Dans l'affaire T-144/96,

Y, ancien fonctionnaire du Parlement européen, demeurant à Bruxelles, représenté, lors de la procédure écrite, par Me Gérard Collin, avocat au barreau de Bruxelles, et, lors de la procédure orale, par Mes Claude Andries et Jacques Lombart, avocats au barreau de Bruxelles, ayant élu domicile à Luxembourg, auprès de la fiduciaire Myson SARL, 30, rue de Cessange,

partie requérante,

contre

Parlement européen , représenté par M. Hans Krück, membre du service juridique, en qualité d'agent, assisté de Me Hugo Vandenberghe, avocat au barreau de Bruxelles, ayant élu domicile au secrétariat général du Parlement européen, Kirchberg,

partie défenderesse,

ayant pour objet une demande d'annulation de la décision disciplinaire du Parlement du 19 janvier 1996 portant révocation du requérant,

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE

DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (cinquième chambre),

composé de MM. J. Azizi, président, R. García-Valdecasas et M. Jaeger, juges,

greffier: M. H. Jung,

vu la procédure écrite et à la suite de la procédure orale du 15 janvier 1998,

rend le présent

Arrêt

Faits et procédure à l'origine du litige

1.
    Le requérant a été recruté comme fonctionnaire du Parlement européen en décembre 1987. Il a été affecté au service des huissiers à Bruxelles (grade D 3).

2.
    Au moment des faits litigieux, il se trouvait en état d'incapacité de travail depuis le 1er janvier 1993.

3.
    Le 27 juillet 1993, le requérant a été placé en détention préventive à la suite d'une plainte pour attentat à la pudeur et viol sur une mineure de 12 ans.

4.
    Dans le cadre de la procédure pénale, le procureur du roi a, dans son réquisitoire du 16 septembre 1993, considéré que les faits reprochés au requérant étaient de nature à être punis de peines criminelles (compétence de la cour d'assises), mais, constatant «cependant qu'il y aurait lieu de ne prononcer que des peines correctionnelles en raison de circonstances atténuantes résultant de l'absence de condamnation antérieure à une peine criminelle dans le chef de l'inculpé», a requis le renvoi du requérant devant le tribunal correctionnel. Adoptant les motifs du réquisitoire, la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles a décidé, le 24 septembre 1993, de renvoyer le requérant devant le tribunal de première instance de Bruxelles siégeant en matière correctionnelle (ci-après «tribunal de première instance de Bruxelles»).

5.
    Le 6 juin 1994, le tribunal de première instance de Bruxelles a reconnu le requérant coupable:

—    à plusieurs reprises, entre le 18 et le 23 juillet 1993, de viol avec violence sur la personne d'une enfant mineure de plus de 10 ans et de moins de 14 ans avec la circonstance qu'il avait autorité sur la victime ayant été chargé de la garder temporairement;

—    à plusieurs reprises, entre le 18 et le 23 juillet 1993, d'attentat à la pudeur avec violence ou menace sur cette même personne;

—    le 26 juillet 1993, de détention et de port d'une arme réputée prohibée.

6.
    En conséquence, le tribunal de première instance de Bruxelles a condamné le requérant:

—    à un emprisonnement de deux ans assorti d'un sursis pendant trois ans en ce qui concerne la partie de la peine excédant la détention préventive, à condition qu'il se soumette à la tutelle d'un assistant de probation et suive une psychothérapie auprès d'un médecin psychiatre de son choix, aussi longtemps que ce dernier l'estimera nécessaire;

    

—    à une interdiction de l'exercice des droits énumérés à l'article 31, paragraphes 1, 3, 4 et 5, du code pénal durant cinq ans;

—    à payer à la partie civile la somme provisionnelle de 25 000 FB, sur un dommage évalué sous réserve à 250 000 FB.

7.
    Le 7 octobre 1994, l'appel interjeté par le requérant contre ce jugement a été rejeté comme tardif et donc irrecevable par la cour d'appel de Bruxelles.

8.
    Le 5 janvier 1995, l'autorité investie du pouvoir de nomination (ci-après «AIPN») a décidé de procéder à l'audition du requérant en vue de l'ouverture d'une procédure disciplinaire, conformément à l'article 87 du statut des fonctionnaires des Communautés européennes (ci-après «statut»). Le requérant a été entendu le 17 janvier 1995. Le secrétaire général du Parlement a saisi, par lettre du 17 février 1995, le conseil de discipline, qui s'est réuni, notamment, le 20 juin 1995.

9.
    Le 28 juillet 1995, le conseil de discipline a émis à l'unanimité l'avis suivant:

«Le Conseil de discipline,

    [...]

—    considère qu'il est établi que la 54e chambre du tribunal de première instance a reconnu M. Y coupable,

    

    [...]

—    considère que ces faits sont très graves et qu'ils portent déjà atteinte à la dignité de la fonction dans le sens de l'article 12 du statut sans qu'ils soient publics,

—    considère qu'il est établi que ces faits et la fonction de M. Y ont été publiés dans des journaux,

—    considère que, même si le fonctionnaire incriminé souffre de problèmes médicaux, ces problèmes n'étaient pas une raison pour le tribunal correctionnel de l'exclure d'une condamnation,

—    considère qu'il a bien pris note des problèmes de santé de M. Y, mais que les pièces du dossier montrent que ces problèmes ne peuvent pas le disculper; à ce propos note que le rapport du Dr Elias du 3 septembre 1993 conclut, entre autres:

    'L'intéressé au moment des faits n'était pas dans un état de démence ni dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale le rendant incapable du contrôle de ses actions.‘,

—    considère que les faits pour lesquels le fonctionnaire incriminé est reconnu coupable par le tribunal de première instance sont parmi les plus graves en vue de la dignité, de l'intégrité et de la moralité et justifient donc la sanction la plus grave,

—    considère que le fonctionnaire incriminé n'a pas intentionnellement dirigé son action contre l'institution et qu'il ne serait donc pas justifié de le priver de tout droit à une pension d'ancienneté,

est d'avis

que les fait commis par M. Y ont porté gravement atteinte à la dignité de sa propre fonction, que ces mêmes faits ont porté atteinte à la dignité de la fonction publique européenne et à la dignité du Parlement européen,

que les faits décrits ci-dessus sont donc à considérer comme un manque aux obligations statutaires, notamment à l'article 12, paragraphe 1, et, pour autant que nécessaire, aussi aux articles 27 et 28 du statut des fonctionnaires,

et pour ces motifs, propose

d'appliquer la sanction de révocation sans suppression du droit à pension d'ancienneté.»

10.
    Le 19 janvier 1996, l'AIPN a pris la décision suivante:

«[...]

—    considérant que les faits reprochés à M. Y constituent une violation extrêmement grave de l'article 12, premier alinéa, du statut [...];

—    considérant que les tribunaux belges ont privé pour cinq ans M. Y de l'exercice des droits énumérés à l'article 31, paragraphes 1, 3, 4 et 5, du code pénal belge, parmi lesquels le droit d'exercer une fonction publique;

—    considérant qu'au terme de la procédure tant pénale que disciplinaire l'intéressé n'a pas pris conscience des devoirs imposés par la société à l'adulte pour assurer la protection de l'enfance et que l'attitude, voir un éventuel consentement de la victime ne sont pas de nature à justifier les faits ou à faire disparaître l'infraction;

—    considérant que les faits reprochés et l'attitude ultérieure de M. Y ne sont pas compatibles avec la qualité de fonctionnaire européen,

    [...]

décide:

Article premier: M. Y est révoqué.

Article 2: M. Y conserve ses droits à pension d'ancienneté.

Article 3: La présente décision prend effet à compter de sa signature.»

11.
    Par lettre du 5 mars 1996, le conseil du requérant a introduit une réclamation contre la décision disciplinaire de révocation dont il avait reçu copie le 5 février 1996.

12.
    Par lettre du 17 juin 1996, le secrétaire général du Parlement a rejeté la réclamation.

Procédure et conclusions des parties

13.
    C'est dans ces circonstances que, par requête déposée au greffe du Tribunal le 16 septembre 1996, le requérant a introduit le présent recours.

14.
    Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (cinquième chambre) a décidé d'ouvrir la procédure orale sans procéder à des mesures d'instruction préalable.

15.
    Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions du Tribunal lors de l'audience qui s'est déroulée le 15 janvier 1998.

16.
    Le requérant conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

—    annuler la décision disciplinaire de révocation du 19 janvier 1996;

—    condamner le Parlement aux dépens.

17.
    Le défendeur conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

—    déclarer le recours non fondé;

—    statuer sur les dépens conformément aux dispositions du règlement de procédure.

Sur le fond

18.
    A l'appui de son recours, le requérant invoque quatre moyens. Le premier moyen est tiré de la violation de l'obligation de motivation. Le deuxième moyen est pris d'une erreur manifeste d'appréciation. Le troisième moyen est pris de la méconnaissance par l'administration de son devoir de sollicitude. Le quatrième moyen est pris de la violation des droits de la défense.

Sur le moyen pris de la violation de l'obligation de motivation

Arguments des parties

19.
    Le requérant soutient que, tout en se fondant sur la condamnation pénale prononcée par le tribunal de première instance de Bruxelles, l'autorité disciplinaire a omis de tenir compte des circonstances atténuantes retenues à deux stades de la procédure pénale. Le tribunal de première instance de Bruxelles se serait, en effet, fondé sur ces circonstances atténuantes pour, d'une part, correctionnaliser les faits au niveau de la chambre du conseil et, d'autre part, limiter la peine infligée au requérant à deux années d'emprisonnement, assorties d'un sursis probatoire permettant au requérant de poursuivre une activité professionnelle. De même, l'autorité disciplinaire aurait négligé le constat du tribunal de première instance de Bruxelles, fondé sur des avis médicaux, que l'état du requérant justifiait avant tout un traitement médical. Le requérant estime que l'obligation de motivation imposait à l'autorité disciplinaire d'examiner tous les éléments susceptibles de la conduireà adopter la sanction majeure qu'est la révocation.

20.
    Le défendeur soutient que tant le conseil de discipline que l'AIPN ont pris connaissance du seul alinéa du jugement correctionnel du tribunal de première instance de Bruxelles du 6 juin 1994 se rapportant aux circonstances atténuantes et selon lequel, en l'absence de condamnation antérieure du requérant, il y aurait lieu de ne prononcer que des peines correctionnelles. Or, cette absence de condamnation antérieure serait bien connue des autorités disciplinaires. Le défendeur souligne également que l'AIPN a constaté que le tribunal de première instance de Bruxelles avait appliqué la peine la plus clémente possible tout en prenant en considération «la gravité des faits et du trouble qu'ils ont engendré».

Appréciation du Tribunal

21.
    Selon une jurisprudence constante, la motivation d'un acte d'une institution communautaire doit faire apparaître, d'une façon claire et non équivoque, le raisonnement de l'auteur de l'acte incriminé, afin de fournir à l'intéressé les indications nécessaires pour savoir si la décision est bien fondée et de permettre au juge communautaire d'exercer son contrôle sur sa légalité (arrêt de la Cour du 20 février 1997, Commission/Daffix, C-166/95 P, Rec. p. I-983, point 23).

22.
    Il convient de rappeler également que, selon une jurisprudence constante, la question de savoir si la motivation d'un acte satisfait aux exigences de l'article 190 du traité, ou de l'article 25 du statut, doit être appréciée au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte ainsi que de l'ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée (arrêts du Tribunal du 22 octobre 1996, Skibsværftsforeningen e.a./Commission, T-266/94, Rec. p. II-1399, point 230, et de la Cour du 25 juin 1997, Italie/Commission, C-285/94, Rec. p. I-3519, point 48).

23.
    En l'espèce, la motivation fournie tant dans la décision attaquée que dans l'avis de conseil de discipline est manifestement suffisante pour permettre au requérant d'apprécier le bien-fondé de la sanction infligée et l'opportunité d'introduire un recours et pour permettre au juge communautaire d'exercer son contrôle.

24.
    La décision contient, en effet, un exposé de toutes les circonstances à prendre en considération. Il est ainsi expliqué, dans l'avis du conseil de discipline et dans la décision attaquée du 19 janvier 1996 infligeant la sanction de révocation, que les faits ont été établis par le tribunal de première instance de Bruxelles, que leur gravité est telle qu'ils portent en eux-mêmes gravement atteinte à la dignité de la fonction du requérant, que ces faits et la fonction du requérant ont en outre été publiés dans les journaux et qu'il a été pris note des problèmes médicaux du requérant, mais que ceux-ci, ainsi que l'a jugé le tribunal de première instance de Bruxelles, ne sont pas de nature à le disculper. La gravité des faits dont le requérant s'est rendu coupable est telle que la décision n'appelait pas une motivation plus détaillée pour justifier la sanction infligée.

25.
    S'agissant plus particulièrement du grief tiré de l'absence de toute motivation concernant les circonstances atténuantes, il y a lieu de relever que ces circonstances se résument à une simple absence de condamnation antérieure du requérant à une peine criminelle et qu'elles étaient connues des autorités disciplinaires. Ces circonstances atténuantes n'appelaient, par conséquent, aucune motivation spécifique dans le cadre de la procédure disciplinaire.

26.
    La motivation fournie dans la décision attaquée est également suffisante en ce qui concerne la prise en compte de l'état de santé du requérant. L'avis du conseil de discipline précise en effet, aux quatrième et cinquième considérants, ainsi que l'avait d'ailleurs également estimé le tribunal de première instance de Bruxelles,

que les problèmes médicaux du requérant n'étaient pas de nature à exclure toute condamnation et ne pourraient disculper le requérant.

27.
    Enfin, la décision infligeant la même sanction que celle proposée dans l'avis du conseil de discipline, l'AIPN n'était pas tenue de fournir un surcroît de motivation sur le caractère approprié de la sanction.

28.
    Il résulte de ce qui précède que la motivation fournie dans la décision est amplement suffisante. Le moyen doit, par conséquent, être écarté.

Sur le moyen pris d'une erreur manifeste d'appréciation

Arguments des parties

29.
    Le requérant soutient que, en lui infligeant la sanction majeure de la révocation, alors que le tribunal de première instance de Bruxelles avait reconnu, erga omnes, le droit du requérant de bénéficier de circonstances atténuantes, traduisant ainsi sa confiance en l'avenir du requérant en lui permettant de recouvrer immédiatement sa liberté et de reprendre son activité professionnelle, l'AIPN a commis une erreur manifeste d'appréciation. Il estime que l'autorité disciplinaire a systématiquement recherché l'éviction du requérant pour des raisons d'opportunité, s'est sciemment écartée de l'appréciation raisonnable du tribunal de première instance de Bruxelles et a délibérément opté pour une sanction disproportionnée par rapport aux faits tels qu'ils avaient été jugés.

30.
    Le défendeur fait valoir que le fait que le jugement pénal a retenu des circonstances atténuantes n'implique ni que l'AIPN soit empêchée d'appliquer la sanction disciplinaire retenue, ni que la sanction de révocation soit disproportionnée par rapport aux faits de la cause.

31.
    Le défendeur rappelle que, selon une jurisprudence constante, l'évaluation de la gravité des manquements constatés par le conseil de discipline et le choix de la sanction, qui apparaît au vu de ces manquements comme étant la plus appropriée, relèvent du pouvoir d'appréciation de l'AIPN (arrêt de la Cour du 4 février 1970, Van Eick/Commission, 13/69, Rec. p. 3).

32.
    Le défendeur estime que, eu égard aux faits à la base de la condamnation pénale, le requérant ne remplit plus les conditions exigées quant à l'intégrité et à la moralité et que la condamnation pénale démontre que le requérant a violé de manière grave les obligations lui incombant en vertu des articles 12, 27 et 28 du statut. Dans ces circonstances, la sanction disciplinaire infligée au requérant serait justifiée au regard de la jurisprudence concernant les affaires dans lesquelles la sanction de révocation a été confirmée par le juge communautaire [arrêts de la Cour du 27 mai 1970, X/Commission de contrôle, 12/68, Rec. p. 291 (vol, diffamation), du 5 février 1987, F./Commission, 403/85, Rec. p. 645, (coups et

blessures), du 19 avril 1988, M./Conseil, 175 et 209/86, Rec. p. 1891 (fausses déclarations concernant les allocations familiales), et arrêt du Tribunal du 26 janvier 1995, D/Commission, T-549/93, RecFP p. II-43 (harcèlement sexuel)].

33.
    Le défendeur relève encore que la sanction infligée au requérant est identique à celle proposée par le conseil de discipline.

Appréciation du Tribunal

34.
    Selon une jurisprudence constante, dès lors que la réalité des faits retenus à charge d'un fonctionnaire est établie, le choix de la sanction adéquate appartient à l'AIPN et le Tribunal ne saurait substituer son appréciation à celle de l'AIPN sauf en cas d'erreur manifeste ou de détournement de pouvoir (arrêt de la Cour du 29 janvier 1985, F./Commission, 228/83, Rec. p. 275, point 34; arrêts du Tribunal du 5 février 1987, F./Commission, cité au point 32 ci-dessus, point 18, et du 17 octobre 1991, de Compte/Parlement, T-26/89, Rec. p. II-781, points 220). Il convient de rappeler également que, les articles 86 à 89 du statut ne prévoyant pas de rapports fixes entre les sanctions disciplinaires y indiquées et les différentes sortes de manquements et ne précisant pas dans quelle mesure l'existence de circonstances aggravantes ou atténuantes intervient dans le choix de la sanction, la détermination de la sanction à infliger doit être fondée sur une évaluation globale par l'AIPN de tous les faits concrets et circonstances propres à chaque cas individuel (arrêt du Tribunal du 7 mars 1996, Williams/Cour des comptes, T-146/94, RecFP p. II-329, points 107 à 108). Enfin, il a été jugé, en particulier (arrêt du Tribunal du 15 mai 1997, N/Commission, T-273/94, RecFP p. II-289, point 125), qu'une décision infligeant une sanction de révocation implique nécessairement des considérations délicates de la part de l'institution, compte tenu des conséquences sérieuses qui en découlent. Selon cette jurisprudence, l'institution dispose à cet égard d'un large pouvoir d'appréciation et le contrôle juridictionnel se limite à une vérification de l'exactitude matérielle des faits retenus, de l'absence d'erreur manifeste dans l'appréciation des faits et de l'absence de détournement de pouvoir.

35.
    En l'espèce, le Tribunal constate, tout d'abord, que les faits reprochés au requérant sont établis par un arrêt ayant force de chose jugée.

36.
    Le Tribunal estime, ensuite, que, eu égard à la gravité extrême des infractions commises par le requérant, l'on ne saurait considérer la sanction infligée par l'AIPN comme étant manifestement disproportionnée.

37.
    S'agissant du prétendu défaut de prise en compte par l'AIPN de circonstances atténuantes reconnues par la juridiction pénale belge, le Tribunal relève que la simple absence de condamnation pénale antérieure du requérant, à supposer qu'elle puisse être tenue pour une circonstance atténuante dans le cadre de la procédure disciplinaire, n'est, en tout état de cause, pas de nature à effacer la

réalité des faits reprochés au requérant, ni même à en atténuer la gravité de façon à rendre la sanction de révocation disproportionnée.

38.
    En outre, l'on ne saurait suivre le requérant lorsqu'il affirme que l'AIPN était liée par l'admission, par la juridiction pénale belge, de ces circonstances atténuantes. Les procédures pénale et disciplinaire sont indépendantes l'une de l'autre et poursuivent chacune une finalité différente, de sorte que, notamment, l'AIPN ne saurait être tenue par la pondération des différentes circonstances aggravantes ou atténuantes opérée par le juge pénal. Il y a d'ailleurs lieu de relever qu'une sanction disciplinaire peut être infligée en l'absence de toute condamnation pénale.

39.
    Il s'ensuit que le moyen doit être rejeté.

Sur le moyen pris de la violation du devoir de sollicitude

Arguments des parties

40.
    Le requérant reproche à l'autorité disciplinaire de n'avoir pas tenu compte de son état de santé.

41.
    Le requérant rappelle d'abord que, antérieurement aux faits litigieux, le service médical de l'institution l'avait reconnu inapte au travail et placé en congé de maladie depuis le 1er janvier 1993.

42.
    Le requérant relève ensuite que le tribunal de première instance de Bruxelles a manifestement tenu compte de son état de santé en prononçant une peine d'emprisonnement limitée et assortie d'un sursis soumis à la seule condition d'un accompagnement médical.

43.
    Le requérant constate que, en revanche, l'autorité disciplinaire s'est référée aux seuls documents médicaux de 1993, mais ne s'est pas enquise de son état de santé au moment de l'adoption de la décision de révocation le 19 janvier 1996, ni de son évolution depuis 1994, pas plus que de son amendement et de ses facultés de reclassement.

44.
    Le requérant rappelle que, lors de chaque comparution devant l'autorité disciplinaire, lui-même et son conseil avaient demandé qu'une nouvelle expertise médicale vienne éclairer la décision à adopter. En refusant de recourir à unenouvelle expertise médicale, le conseil de discipline aurait négligé de jouer son rôle consistant à donner un avis éclairé permettant à l'AIPN de prendre une décision juste. L'autorité disciplinaire aurait manqué à son devoir de sollicitude.

45.
    Le défendeur fait valoir qu'il a été tenu compte de l'état de santé du requérant ainsi que de ses droits et intérêts, mais rappelle que les exigences du devoir de sollicitude ne sauraient empêcher l'AIPN d'adopter les mesures qu'elle estime

nécessaires dans l'intérêt du service (arrêt de la Cour du 16 décembre 1987, Delauche/Commission, 111/86, Rec. p. 5345, point 26).

46.
    Le défendeur souligne, en particulier, que l'AIPN a constaté que, même si le requérant souffrait de problèmes médicaux, ceux-ci n'étaient pas une raison suffisante pour le tribunal de première instance de Bruxelles, pour l'exclure d'une condamnation.

47.
    Enfin, le défendeur fait observer que le requérant n'indique pas de quelle manière une nouvelle expertise médicale pourrait modifier la gravité des faits et le jugement définitif du tribunal de première instance de Bruxelles.

Appréciation du Tribunal

48.
    Selon une jurisprudence constante, le devoir de sollicitude de l'administration à l'égard de ses agents reflète l'équilibre des droits et des obligations réciproques que le statut a créés dans les relations entre l'autorité publique et les agents du service public. Ce devoir implique notamment que, lorsqu'elle statue à propos de la situation d'un fonctionnaire, l'autorité prenne en considération l'ensemble des éléments qui sont susceptibles de déterminer sa décision et que, ce faisant, elle tienne compte non seulement de l'intérêt du service, mais aussi de l'intérêt du fonctionnaire concerné. La protection des droits et intérêts des fonctionnaires doit toujours trouver sa limite dans le respect des normes en vigueur (arrêt du Tribunal du 16 mars 1993, Blackman/Parlement, T-33/89 et T-74/89, Rec. p. II-249, point 96).

49.
    Il y a lieu de relever que, tant les considérations du tribunal de première instance de Bruxelles, lequel avait largement tenu compte de l'état de santé du requérant, que les expertises psychologiques et neuro-psychiatriques ont été versées au dossier et étaient donc à la disposition de l'autorité disciplinaire. De même, la question de l'état de santé du requérant a été abordée lors de ses différentes auditions. Le conseil de discipline a toutefois dû expressément constater, dans son avis, que, «même si le requérant souffre de problèmes médicaux, ces problèmes n'étaient pas une raison pour le tribunal correctionnel de l'exclure d'une condamnation» et «qu'il a bien pris note des problèmes de santé de M. Y., mais que les pièces du dossier montrent que ces problèmes ne peuvent pas le disculper».

50.
    Il appert ainsi que l'AIPN a, conformément à son devoir de sollicitude, tenu compte de l'état de santé du requérant et que c'est à bon droit qu'elle a estimé qu'elle ne pouvait écarter la nécessité d'imposer la sanction de révocation. L'AIPN ne saurait être tenue de s'abstenir de toute mesure disciplinaire du seul fait que l'état de santé de l'intéressé aurait été ou pourrait être affecté. Si l'on conçoit, certes, que le devoir de sollicitude puisse éventuellement, dans certaines circonstances, conduire l'AIPN à réduire, voire à supprimer, la sanction envisagée, la prise en compte des intérêts du fonctionnaire, dont son état de santé, ne saurait

en revanche aller jusqu'à priver celle-ci de la possibilité d'infliger une sanction, même la sanction majeure de révocation, dans un cas comme celui de l'espèce où les faits sont d'une gravité exceptionnelle et ne peuvent être attribués exclusivement, ni même principalement, à l'état de santé du fonctionnaire concerné.

51.
    Par ailleurs, force est de constater que l'éventuelle possibilité d'amélioration de l'état de santé psychologique et médical du requérant, à la supposer établie, ne saurait minimiser la gravité des faits commis, ni l'atteinte portée à la dignité de la fonction publique communautaire.

52.
    Dans ces conditions, le Tribunal estime que le défendeur a suffisamment tenu compte des intérêts du fonctionnaire, en particulier de son état de santé, dans l'appréciation globale qu'il a portée sur la gravité des faits à l'origine de la décision attaquée.

53.
    Il s'ensuit que le moyen tiré d'une violation du devoir de sollicitude n'est pas fondé.

Sur le moyen pris de la violation des droits de la défense

Arguments des parties

54.
    Le requérant soutient que, en se référant, dans le quatrième considérant de la décision du 19 janvier 1996, à son «attitude ultérieure», sans cependant en préciser les éléments négatifs, la décision disciplinaire viole ses droits de la défense et ne respecte pas l'obligation de motivation. En statuant ainsi par voie de considérations générales non étayées par des faits précis, l'AIPN aurait privé le requérant tant de la possibilité d'apporter la preuve contraire que d'exercer ses droits de la défense.

55.
    Le défendeur soutient que le considérant incriminé doit être lu dans son contexte et qu'il ne constitue pas un reproche autonome, distinct des autres griefs retenus à l'encontre du requérant, mais plutôt une constatation des faits qui ont conduit l'AIPN à ne pas prendre en considération des circonstances atténuantes autres que celles admises par le tribunal de première instance de Bruxelles. Cette constatation faisant partie de la motivation de la décision, n'exigerait pas, à son tour, d'être motivée.

Appréciation du Tribunal

56.
    Ainsi que le souligne à juste titre le défendeur, l'expression «attitude ultérieure», figurant au quatrième considérant de la décision de révocation du 19 janvier 1996, doit être rapprochée du considérant précédent dans lequel il est constaté que, «au terme de la procédure tant pénale que disciplinaire, l'intéressé n'a pas pris conscience des devoirs imposés par la société à l'adulte pour assurer la protection de l'enfance et que l'attitude, voire un éventuel consentement de la victime ne sont pas de nature à justifier les faits ou à faire disparaître l'infraction». Il est clair que

l'expression «attitude ultérieure» se réfère à la circonstance que, durant les procédures pénale et disciplinaire, le requérant n'a pas pris conscience de la gravité des infractions qu'il avait commises.

57.
    Replacée dans son contexte, l'expression «attitude ultérieure» est parfaitement compréhensible et est formulée de manière suffisamment précise pour permettre au requérant d'exercer ses droits de la défense. La décision est également motivée à suffisance de droit sur ce point.

58.
    Il s'ensuit que le moyen n'est pas fondé.

59.
    Il résulte de tout ce qui précède que le recours doit être rejeté dans son ensemble.

Sur les dépens

60.
    Aux termes de l'article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens s'il est conclu en ce sens. Toutefois, en vertu de l'article 88 du même règlement, dans les litiges entre les Communautés et leurs agents, les frais exposés par les institutions restent à la charge de celles-ci. Le requérant ayant succombé en ses moyens et le Parlement ayant conclu à ce que le Tribunal statue sur les dépens comme de droit, chacune des parties supportera ses propres dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (cinquième chambre)

déclare et arrête:

1)    Le recours est rejeté.

2)    Chacune des parties supportera ses propres dépens.

Azizi
García-Valdecasas
Jaeger

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 16 juillet 1998.

Le greffier

Le président

H. Jung

J. Azizi


1: Langue de procédure: le français.